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Elle est redoutée, souvent discréditée. Ce que la colère dit des rapports de force dans notre société, et pourquoi elle est une émotion vitale, par la philosophe Sophie Galabru.

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Transcription
00:00J'ai mis beaucoup de temps à me mettre en colère et à assumer cette émotion.
00:04Je pense que ça m'a pris des années et quand j'ai commencé à comprendre que j'avais cette émotion en moi
00:11et qu'elle n'était pas si inintéressante ou si délétère mais qu'elle pouvait au contraire être un moteur
00:16pour lutter contre des frustrations, parfois de la tristesse, des questionnements,
00:23que c'était un moteur vital, une énergie créatrice,
00:26alors je me suis dit qu'il fallait absolument enquêter sur la colère en général, celle des autres,
00:32et montrer ce potentiel énergique.
00:35Pourquoi cette émotion tout de même noble et indispensable est ainsi discréditée, méprisée, rejetée ?
00:42Elle l'est aussi bien dans la philosophie, dans les religions,
00:47mais aussi finalement dans notre espace médiatique et social.
00:51Elle cause beaucoup d'embarras quand on la voit affichée dans toute sa pureté
00:55et parfois son agressivité à la télévision, dans la rue ou dans une scène intime.
01:01Un ami qui se mettrait en colère fait immédiatement peur, mais mal à l'aise.
01:05Je me suis demandé pourquoi.
01:06Et c'est vrai que j'ai mené l'enquête aux racines de la philosophie occidentale,
01:10dans le rationalisme porté par Socrate, Platon ou encore les stoïciens.
01:15Et pour eux en effet, la colère est une émotion qui peut avoir parfois sa place
01:21mais qui doit être très solidement tenue, éclairée et cadrée par la raison.
01:27Voir chez les stoïciens, et tout de même pour Sénèque notamment,
01:30une émotion assez hideuse, effrayante et qui doit tout simplement être neutralisée.
01:35Je pense qu'il y a là un discrédit jeté sur le corps.
01:39Et ça c'est un parti pris idéologique en philosophie,
01:42qui considère que tout ce qui vient de la chair ne pense pas.
01:46Et puis il peut y avoir un a priori également genré et social.
01:53C'est-à-dire que chez les Grecs, y compris chez Socrate ou Platon,
01:58ceux qui se mettent en colère, surtout s'ils viennent du peuple,
02:02donc d'une classe sociale plutôt ignorante menée par ses appétits ou ses désirs,
02:07n'est pas une colère très intelligente, éclairée ou saine.
02:10Alors que la colère d'un sage ou d'un guerrier est un peu plus valorisée.
02:16Je pense qu'il y a là un discrédit de nature sociale,
02:20genrée, que j'ai voulu déconstruire et démêler dans le livre.
02:24– Est-ce que finalement le problème, c'est pas que les dominants, quelque part,
02:29qui utilisent leur cerveau peut-être plus que leur corps,
02:32ont peur d'être confrontés aux dominés qui se mettraient en colère
02:35et qui du coup, avec la force physique, les mettraient en danger ?
02:40– C'est une question intéressante.
02:41Je pense qu'en effet, on ne veut pas voir que le corps pense quand il réagit.
02:46C'est-à-dire qu'une expression verbale ou physique de colère
02:51est tout de même l'expression d'une compréhension.
02:56C'est-à-dire que le peuple qui se met en colère,
02:59des gens en lutte qui se mettent en colère en criant dans une manifestation
03:03et parfois en brutalisant le paysage urbain,
03:09parfois des gens qui ont pourtant compris quelque chose,
03:12compris une injustice, qui la vivent dans leur corps tous les jours,
03:16qui ne la supportent plus, qui se sentent opprimés
03:18et qui l'expriment par ces gestes.
03:20Peut-être qu'en effet, l'élite comprend très bien tout cela
03:23mais a peur de ces manifestations physiques de rage, de colère.
03:29Et donc jette le discrédit sur ces manifestations gestuelles, physiques,
03:35de la part de ceux qui luttent.
03:37C'est tout à fait possible.
03:38Mais peut-être que tout simplement, ils ne ressentent pas dans leur corps
03:42l'oppression, la frustration et le désespoir quotidiennement.
03:45Et donc, ils ne peuvent pas comprendre ce que vivent ces corps.
03:49Ils ne peuvent simplement que théoriser
03:51et du point de vue de la raison qui réfléchit, théorise, conceptualise,
03:56on peut très bien se contenter de parler, de débattre
03:59plutôt que de s'énerver dans une rue.
04:01Ils n'ont pas tort mais quand on vit la frustration et la souffrance,
04:04on n'a pas le temps de se poser pour étudier, lire, verbaliser,
04:08articuler, réfléchir, on n'a pas le temps ni la patience
04:11et le désespoir peut conduire à mener des actions physiques.
04:16– Après, vous parlez de colère mais la colère peut aussi dériver en violence.
04:20C'est peut-être aussi pour cela que la colère fait peur.
04:23– Je pense que la colère fait peur quand elle vient de la part des catégories dominées
04:28parce que la colère est une arme de lutte.
04:31C'est quelque chose de très banal qu'on a vu dans des luttes
04:34comme pour l'émancipation, les droits civiques,
04:38contre la ségrégation raciale, le droit des femmes.
04:41La colère est une émotion, un affect, une arme politique
04:45pour renverser un rapport de force, pour dire non,
04:47pour résister, pour ne pas se contenter de subir en silence.
04:52Et donc c'est une arme qui fait peur à ceux et à celles
04:55qui bénéficient de privilèges, bénéficient d'un ordre dominant
05:01qui leur convient, voire qui les enrichit, les nourrit.
05:04C'est une arme qui fait peur à ces gens-là.
05:07Et donc, tout naturellement, ils cherchent à jeter le discrédit sur cette émotion
05:16pour dire qu'elle est irrationnelle, irréfléchie,
05:18que les gens qui sont en colère vont forcément dérailler
05:22et ne comprennent pas les intérêts de la nation, du bien commun.
05:25Et ça, je pense que ce sont des stratégies de discrédit
05:28complètement illégitimes et injustifiées contre lesquelles il faut lutter.
05:31Et je dis que oui, il faut savoir entendre le premier palier qui est la colère.
05:35La colère est, et ça on le dit aussi en neurobiologie,
05:39une expression qui vise à réguler les rapports sociaux.
05:43Quand on se met en colère, on manifeste à l'autre qu'il va trop loin,
05:47qu'il abuse une situation ou de son pouvoir
05:50et on cherche à remettre de la distance, à réguler les rapports.
05:53La colère est un régulateur dans les relations intimes et sociales.
05:58Il faut absolument savoir l'entendre, le recevoir, en faire quelque chose
06:02pour éviter que le désespoir ne mène alors à des paliers plus violents
06:07qui seront nuisibles à tous et à toutes.
06:10– Mais vous n'avez pas l'impression aujourd'hui, en France en tout cas,
06:12qu'en permanence, les gens expriment une colère tous les jours
06:16et qu'en fait, quand on est extérieur à cette colère,
06:20quand on la constate et qu'on la vit, c'est pesant.
06:24– Oui, effectivement, je pense que les gens sont de plus en plus,
06:29pas simplement en colère, mais dans la peur, dans la frustration,
06:33dans une forme de tristesse aussi.
06:35Et que la colère est parfois un moyen de ne pas s'effondrer complètement et de lutter.
06:40Il y a différents types de colère qui sont en train de se jouer en ce moment.
06:43C'est très compliqué d'avoir un discours visant à les lisser,
06:47à les prendre d'un même tenant.
06:49Mais il faut prendre conscience que certaines personnes
06:52essayent de lutter contre leur tristesse et leur désespoir.
06:56Je pense par exemple à beaucoup de Gilets jaunes,
06:57dont maintenant on a des documents, des archives et des témoignages,
07:00qui étaient des gens qui cherchaient à lutter contre cette tristesse,
07:04cette précarité, cette frustration, et qui cherchaient à renouer du lien,
07:09des liens solidaires, des liens de joie sur les ronds-points,
07:12et qui utilisaient la colère comme une arme non pas de destruction et de chaos,
07:18mais de lutte, de revendication articulée, de joie.
07:22Et à ce moment-là, on peut comprendre qu'ils utilisent ce médium, ce vecteur,
07:27plutôt que le silence, l'inertie, la passivité.

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