Chères lectrices, chers lecteurs,
Voici la captation de la rencontre d'Anne-Sophie Stefanini, enregistrée le jeudi 5 septembre 2024. Cet échange est animé par la romancière et amie de l'autrice, Hemley Boum.
Vous souhaitant de belles lectures,
L'écume
La Quatrième :
"Constance a 17 ans lorsqu’elle découvre Yaoundé et rencontre Jean-Martial. Elle tombe amoureuse de sa façon unique de marcher à travers la ville, de l’emmener danser dans des cafés révolutionnaires et de lui confier l’histoire du Cameroun, son Indépendance, ses luttes. Il lui raconte aussi comment l’université s’est embrasée quelques années avant leur rencontre, qu’une professeure qu’il admirait a disparu. Constance écoute et tout s’inscrit dans sa mémoire : la voix de cet homme, l’histoire de cette femme.
Les années passent, Constance et Jean-Martial se séparent. Constance ne revient plus au Cameroun mais ce qu’elle y a appris, ce qu’elle y a laissé continue de la hanter : qui était cette femme ? Pourquoi Jean-Martial lui a-t-il livré son histoire ? Constance cherche des réponses, se heurte au passé et fait face à la disparition de son premier amour et de la jeune fille qu’elle était.
Une femme a disparu est une lettre d’amour et une enquête où les vérités sont mouvantes, où des absents réapparaissent, où la mémoire se recompose sans cesse."
Voici la captation de la rencontre d'Anne-Sophie Stefanini, enregistrée le jeudi 5 septembre 2024. Cet échange est animé par la romancière et amie de l'autrice, Hemley Boum.
Vous souhaitant de belles lectures,
L'écume
La Quatrième :
"Constance a 17 ans lorsqu’elle découvre Yaoundé et rencontre Jean-Martial. Elle tombe amoureuse de sa façon unique de marcher à travers la ville, de l’emmener danser dans des cafés révolutionnaires et de lui confier l’histoire du Cameroun, son Indépendance, ses luttes. Il lui raconte aussi comment l’université s’est embrasée quelques années avant leur rencontre, qu’une professeure qu’il admirait a disparu. Constance écoute et tout s’inscrit dans sa mémoire : la voix de cet homme, l’histoire de cette femme.
Les années passent, Constance et Jean-Martial se séparent. Constance ne revient plus au Cameroun mais ce qu’elle y a appris, ce qu’elle y a laissé continue de la hanter : qui était cette femme ? Pourquoi Jean-Martial lui a-t-il livré son histoire ? Constance cherche des réponses, se heurte au passé et fait face à la disparition de son premier amour et de la jeune fille qu’elle était.
Une femme a disparu est une lettre d’amour et une enquête où les vérités sont mouvantes, où des absents réapparaissent, où la mémoire se recompose sans cesse."
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00:00Bonsoir, bonsoir à tous. Je suis ravie d'être là et dans la mesure où il était toute question de présenter notre complicité et notre amitié,
00:15je suis ravie que tant de visages amis à toutes les deux se soient déplacés ici ce soir et du coup je suis extrêmement émue de présenter les livres de Anne-Sophie, d'une femme indisparue.
00:30Alors je commence par l'histoire. Constance, elle est très sérieuse, j'ai vu quand même un peu comme ça.
00:46Constance, 17 ans, jeune Parisienne, se retrouve à Yaoundé dans le cadre d'un échange scolaire. Elle n'est jamais sortie de chez elle, elle n'est jamais sortie de Paris, c'est une toute jeune femme.
01:03Elle arrive à Yaoundé et elle rencontre Jean Martial immédiatement, qui vient la chercher à l'aéroport. Constance est une jeune femme en quête d'éblouissement, je pense.
01:19Attendant que sa vie commence, attendant que quelque chose de merveilleux lui arrive. Et puis elle arrive dans cette ville, elle rencontre Jean Martial et s'amorce une belle histoire, une aventure qui va durer une vie.
01:33Je vais commencer par la question la plus simple et la plus classique, celle que tout le monde t'a sans doute posée. Quel est ce rapport au Cameroun ? Qui est Constance à 17 ans ? Est-ce que c'est Anne-Sophie ?
01:49Je vois que c'est Anne-Sophie, ça me met très à l'aise. Constance à 17 ans. Sans jouer forcément avec ceci est la fiction, ceci est la vie. Si tu interroges celle qui découvre le Cameroun pour la première fois, c'est évidemment moi.
02:09J'ai 16-17 ans, c'est davantage à mes parents qu'il faut me poser la question, est-ce qu'eux se souviennent de ma demande et de l'âge que j'avais ? Et en effet, cette jeune fille qui découvre Yaoundé pour la première fois, elle ressemble à toutes les jeunes de son âge, c'est-à-dire qu'elle n'a jamais encore rien vécu de grandiose.
02:34Elle ne connaît pas de premier amour, elle a des quêtes qui pour l'instant sont mal définies en elle, elle a des absolus qui sont mal définis en elle, des engagements, des désirs énormes et de grands idéaux, mais sans contour.
02:52Ça, c'était moi. Et Constance me ressemble à ce titre-là. Moi, j'ai eu la chance d'avoir une professeure d'histoire qui a changé ma vie au lycée et qui m'a proposé à cet âge-là, parce qu'elle travaillait pour une association camerounaise dans un petit village au sud de Yaoundé, que mes amis camerounais connaissent peut-être, ceux qui sont là ce soir, Bicop, au sud de Balmaïau.
03:18Et après l'arrivée à Yaoundé, qui déjà est tellement forte, je vais à Bicop travailler pendant deux mois. Quand je dis travailler, en réalité, c'est ouvrir grand les yeux et avoir le sentiment presque inexplicable, d'où la difficulté à le raconter.
03:41Et c'est peut-être pour ça que toute l'œuvre tourne autour de la question de le définir, d'un moment capital dans ma vie que ça va germer, que ça va donner des livres, des engagements, un contour à mes années d'études.
03:58Et après cet éblouissement, il y a les discussions avec les amis camerounais qui sont à ce moment-là à l'université. Il y a la rencontre avec l'histoire camerounaise, parce qu'ils me parlent à la fois des conditions de l'indépendance, de la guerre au Maquis, et puis des villes mortes en 91.
04:16Quand j'arrive à Yaoundé, c'est en 97. Moi, j'ignore tout, tout ça, mais je sais que grâce à eux, j'ai une sorte de grande rencontre avec l'histoire camerounaise, avec l'histoire de Sotemi, avec les grands auteurs des littératures africaines. Et je ne sais pas encore ce que je vais en faire, mais je sais que ça va tout changer. J'ai bien répondu ?
04:40Je pose la question de la discipline, parce que pour ceux qui nous connaissent, ils connaissent notre amitié et notre lien indéfectible. Mais la première fois qu'on se rencontre réellement, Emelie et moi, on est déjà romancières toutes les deux. Et grâce à Emelie, après ce voyage initiatique de ces 17 ans, je vais continuer à aller au Cameroun pendant 5-6 ans, toujours dans le cadre de l'association, puis ensuite pour continuer à travailler sur la littérature et sur l'histoire.
05:08Et puis pendant 20 ans, je ne vais plus aller au Cameroun. Je vais y retourner après avoir écrit un précédent texte, Cet inconnu, grâce à Emelie qui m'invite pour un festival littéraire. Et la première rencontre qu'on fait ensemble est à Douala, dans le cadre de ce festival. Et c'est une rencontre qui va tout changer parce qu'elle va me reconnecter avec le Cameroun, que je n'avais pas oublié, mais où je n'étais plus retournée depuis des années. Et elle va m'offrir une très grande amitié littéraire et au-delà.
05:34Et pendant toute la rencontre, je ne connais pas encore Emelie, je n'arrête pas de lui dire, je suis indisciplinée, je ne vais pas répondre à tes questions. Donc là, je trouve que je suis beaucoup plus disciplinée qu'il y a 4 ans, je grandis.
05:44Je ne m'attends pas du tout à être obéie au doigt et à l'oeil, c'est complètement dommage. Mais j'aurai ma vengeance parce que tôt ou tard, tu devras bien faire la médiation pour un de mes livres.
06:00Et alors oui, c'est un moment charnière, c'est un moment charnière pour toi, ces 17 ans, cette découverte du Cameroun tellement inattendue. En fait, c'est inimaginable dans le sens premier du terme, c'est-à-dire que tu arrives dans un environnement, un lieu, tu rencontres des gens très loin de ce que tu étais.
06:22Et Constance aussi arrive à Yaoudé, mais Constance a immédiatement un guide. Le guide, c'est Jean Martial. Elle le rencontre pour la première fois, c'est une de ces jeunes femmes, on l'imagine parce que tu l'as décrit très peu, tu dis comment elle était habillée, mais on imagine une forme de peur de l'inconnu, mais en même temps de désir intense de rencontrer l'autre.
06:46C'est une forme d'attente comme ça. Et elle rencontre cet homme et il va l'introduire dans Yaoudé. Il va lui montrer son Yaoudé et à partir de là, il va être son guide pour la ville, pour l'histoire du Cameroun et pour Biemassi.
07:02Il va s'en suivre une belle histoire d'amour, un échange profond sur une histoire comme une première histoire où on pense qu'elle définira la vie entière. Ils y pensent, ils en sont persuadés.
07:20Le Cameroun est un pays étrange et parfois violent. Il lui raconte cette violence en même temps qu'il lui raconte son amour. Pendant cinq ans, elle y retourne tous les étés. Pendant cinq ans, ils brodent leur histoire, l'histoire qu'ils vivront peut-être. Ils en sont persuadés à ce moment-là. Pendant cinq ans, ils s'aiment à distance.
07:41Il faut que je réagisse à ça.
07:44À partir de questions fermées comme ça.
07:46D'accord, d'accord. En même temps, comme j'ai le devoir de désobéissance, est-ce que je ne vais pas t'emmener ailleurs ?
07:51Oui, Constance, elle a un guide, Jean Martial, qui l'attend à l'aéroport dès son arrivée. Donc tout d'un coup, d'une certaine manière, le Cameroun tout entier s'incarne dans ce jeune homme qui est étudiant à l'université de Yaoudé.
08:08Et de la même manière que j'ai eu le sentiment que le Cameroun allait changer ma vie, que cette rencontre, ce voyage initial allait tout bouleverser.
08:18Constance, quand elle rencontre Jean Martial, elle le suit. C'est la nuit, l'arrivée de nuit. Vous la connaissez à Yaoudé.
08:25Ils prennent un taxi collectif. Ils s'arrêtent dans de nombreux quartiers.
08:31Puis ils descendent aux portes de Biémassi, dans ce quartier populaire de Yaoudé.
08:35Et elle continue à pied et lui, la guide.
08:38Et elle ne le voit que de dos, avancé.
08:41Et elle sait, en le regardant avancer, en le regardant faire des courses, acheter des cigarettes, des beignets, du poisson pour sa famille.
08:49Elle sait, en l'entendant, juste sa voix, lui décrire cette ville, décrire les quartiers, les monuments, l'histoire.
08:56Commencer à lui dire, tu sais, là, il s'est passé quelque chose d'important.
09:00Et puis à ce carrefour, il y a eu autre chose de crucial dans l'histoire de cette ville et l'histoire de ce quartier, l'histoire de ses habitants.
09:07Elle sait, rien qu'à sa voix, rien qu'à sa manière de marcher, qu'elle est en train de tomber amoureuse de lui.
09:14Et ils font, tu l'as dit, ce que font deux jeunes gens, parce qu'il n'y a pas un si grand écartage.
09:19L'étudiant est à la fin du lycée, mais il est déjà beaucoup plus assuré.
09:25Et elle va s'appuyer sur son savoir, sa connaissance et son assurance.
09:32Et ils font donc ce que font deux amoureux.
09:36Ils se confient leurs promesses d'avenir, d'amour et d'absolu.
09:41Et puis ils se racontent dans tout ce qu'il y a de plus important pour eux.
09:44Et chez Jean Martial, ce qu'il y a de plus important pour lui, c'est ce qui s'est passé quelques années auparavant à l'université de Yaoundé au moment des villes mortes.
09:54On est en 1991, à ce moment-là pour lui, pour Jean Martial.
09:58Il vient d'entrer à l'université de Yaoundé.
10:01Il étudie le français.
10:03Et le Cameroun connaît un mouvement de protestation populaire massif qui démarre à Douala.
10:10Et qui réclame plus de liberté, plus de démocratie, un multipartisme.
10:15Et les étudiants dans le pays s'emparent de ces mouvements de protestation.
10:20Et c'est à l'université que les mouvements de protestation sont les plus importants.
10:24Il y a ce qu'on a appelé le parlement à Yaoundé, un collectif d'étudiants qui réclame.
10:30Ils ont des revendications très simples.
10:33C'est plus de logements pour les étudiants, de meilleures bourses, de meilleures conditions d'études,
10:39des amphithéâtres qui ne sont pas surpopulés.
10:42Et Jean Martial, sa famille a été parmi les combattants du Cameroun indépendant.
10:49Donc il est l'héritier aussi des mouvements d'opposition, des mouvements politiques,
10:54depuis l'UPC jusque dans les années 90.
10:57Mais il est tout jeune étudiant.
10:59Et ce qui va le marquer, c'est évidemment la violence de la répression.
11:02Parce que l'État réprime très violemment, notamment à l'université de Yaoundé mais ailleurs,
11:08les mouvements d'opposition.
11:11Il y a eu des arrestations d'étudiants, de professeurs, il y a des disparitions, il y a des exécutions.
11:16Et parmi les histoires qu'il raconte à Constance, parce que cette histoire le hante,
11:22il y a l'histoire d'une femme professeure d'histoire à l'université de Yaoundé
11:27qui a disparu un soir de mai 91 et que tout le monde cherche.
11:33Donc au moment où Constance le rencontre, on est en 97-98, l'histoire est toute récente.
11:38Et elle, Constance, elle va retourner à Paris, elle va devenir elle-même professeure d'histoire
11:47et elle ne va jamais oublier d'abord ce premier amour
11:52et puis son histoire la plus secrète, la plus précieuse, l'histoire de cette femme.
11:58On oublie un peu ce qu'étaient les années 90, pas que pour l'Afrique, aussi pour le reste du monde.
12:06Le mur venait de tomber, il restait ceci, un vent de démocratie soufflait sur le monde.
12:11Toute l'Afrique parlait d'emparter du parti unique à quelque chose de plus ouvert politiquement.
12:17Aucun monde, la révendication n'était ni plus ni moins que la chute du gouvernement.
12:21Donc ça a été un moment extrêmement violent à l'échelle de ce pays.
12:25Et Constance arrive, elle l'entend, elle s'en empare
12:30et Jean Marseille, qui était là dans le mouvement étudiant, lui raconte ce qu'il a vécu.
12:36Et il raconte ça tout à fait meulé, parce que pour lui c'est presque la même histoire qui continue.
12:41Il raconte ça tout à fait meulé avec les histoires des indépendances, les premiers héros tués
12:46et tout ce qui a été la trajectoire de ce pays.
12:49Et il lui fait découvrir des auteurs dans une glaciaire rouge où il y a des livres de la révolution.
12:58Il l'amène dans un maquis où se réunissent les combattants.
13:04En fait, il lui fait parcourir comme ça l'histoire de ce pays et aussi ce qu'il en a vécu.
13:11Ce que ça a été pour lui et pour sa famille sur plusieurs générations.
13:15Elle entend cette histoire de femme qui a disparu, mais par une espèce de...
13:22peut-être une petite jalousie, peut-être quelque chose sur une autre femme dont son amour repart.
13:27C'est pas l'histoire qui la marque tout de suite.
13:30Cette histoire-là reviendra la hanter quand ils se seront quittés et qu'elle sera revenue à Paris.
13:36Alors oui, je pense qu'il y a évidemment un trouble que j'ai voulu instaurer.
13:41Pourquoi lorsque Jean-Martial parle de cette disparue, de cette femme fascinante, Constance à 17 ans ne s'en saisit pas plus.
13:52Il y a certainement quelque chose qui signifie à mon héroïne qu'il y a là un grand danger et un grand trouble.
14:02Quelque chose qu'elle n'est pas à même de comprendre.
14:05Chez elle, elle va certainement l'interpréter comme une défiance, une forme de jalousie.
14:10Son amour lui parle d'une femme qui le fascine.
14:14C'est l'explication la plus immédiate de la façon dont elle reçoit cette histoire pour ne rien en faire.
14:21Moi je crois aussi qu'elle n'a que 17 ans et qu'elle est traversée par tous les visages, tous les drames, toutes les beautés qui sont autour d'elle.
14:35Et que rien ne peut vraiment rester à ce moment-là en elle.
14:42Quand je dis traversée, c'est qu'elle reçoit et elle laisse filer comme ce qu'on fait souvent dans la vie quand on n'est pas capable de saisir l'importance,
14:52quand on n'est pas capable de bien regarder.
14:55Et ça rejoint évidemment mon expérience, c'est que les premières fois, les premiers voyages, les premières histoires racontées,
15:03je les reçois, elles me fascinent, je les conserve dans un coin de ma mémoire comme Constance,
15:09mais je ne suis pas capable de mettre des mots, ni de saisir toute la force symbolique ou même ce qu'on attend de moi lorsqu'on me raconte ça.
15:19Et je pense qu'on n'attend rien en plus, il faut être très clair.
15:23En revanche, des années plus tard, cette héroïne, elle n'a plus 20 ans, elle en a 40,
15:33elle est devenue professeure d'histoire à Paris, elle n'est pas allée vivre ni enseigner à Yaoudé,
15:40donc les histoires qui lui ont été racontées, les vies qui lui ont été confiées sont toujours en elle,
15:48mais il y a le prisme du souvenir, du temps passé et de la façon dont sa mémoire s'est emparée de ces histoires pour les déformer,
15:59et pour les inscrire, et pour les relire des années plus tard.
16:03Et ça je crois que c'est aussi un questionnement sur notre capacité à raconter, c'est un questionnement sur la littérature,
16:10et la certitude pour Constance que lorsqu'elle reçoit ces choses, ces choses qui vont la définir,
16:23en fait peut-être qu'elle a mal vu, mal écouté et mal compris, et donc que toute son existence après sera basée sur un mensonge.
16:32Et si elle revient des années plus tard, 20 ans après Okamon, c'est évidemment avec l'idée de retrouver son premier amour,
16:39de retrouver l'histoire de cette femme disparue, mais de se confronter à cette question angoissante et si belle,
16:49en tout cas pour moi, ma même chaque jour, est-ce que je suis sûre d'avoir vécu ce que j'ai vécu ?
16:54Est-ce que je suis certaine d'avoir bien compris ?
16:57Et est-ce que je n'ai pas appuyé toute ma réflexion, mes pensées, mes plus belles histoires, mes histoires d'amour à mes histoires littéraires,
17:06sur une incompréhension, sur un malentendu ?
17:10Oui, c'est là que la littérature prend tout son sens, en fait.
17:16Parce que Constance, revenue à Paris, écrit. Pendant 20 ans, elle n'est pas repartie à Yaoundé.
17:23Elle a parlé du Cameroun, elle s'est renseignée sur le Cameroun, elle enseigne le Cameroun, une partie de sa vie.
17:29Sa vie à Paris est presque fantomatique, en tout cas par entrée.
17:34Elle est là, elle vit, elle aime, elle a un enfant, mais tout la ramène vers ce pays-là.
17:41Toute son énergie, son attention est portée vers ce pays dans lequel elle ne part pas, elle n'y va plus pendant 20 ans.
17:49En revanche, elle écrit. Et quand elle décide d'écrire, elle écrit sur cet inconnu.
17:56Et elle écrit, au fond, ce qu'elle a entendu, ce qu'elle a compris, ce que son imaginaire a pu construire autour de cette femme.
18:03Et c'est cette femme, c'est la littérature qui la ramène au Cameroun.
18:08Et ce n'est pas un hasard, elle y va, conduite par ce livre, et elle s'attend finalement à retrouver ses 17 ans.
18:18Oui, en fait, elle prend l'histoire de Jean Martial, que Jean Martial lui avait confiée à 17 ans, comme prétexte pour revenir.
18:30Mais un beau prétexte, pas du genre un prétexte comme en trouvent les enfants ou quand on est de mauvaise foi.
18:38C'est-à-dire qu'elle se dit, finalement, ce qu'il me reste de cette histoire et de mes 17 ans, c'est l'histoire de cette femme disparue.
18:45Parce que j'ai senti que mon grand amour m'a confié un secret, un trésor presque, et qu'à l'époque, je n'en étais pas digne.
18:56Mais que je vais réunir au Cameroun, digne de cette histoire et que peut-être je le retrouverai et je serai mieux à même de me présenter face à lui.
19:06Et peut-être que je serai digne de ce pays et de toute cette histoire.
19:10Donc elle fait ce que tu as dit, elle raconte de façon romanesque l'histoire de cette disparue, de cette professeure d'histoire, elle imagine son arrestation.
19:20Ce qu'on pense de cette disparue, c'est qu'elle a été arrêtée par les services de Paul Biya, qu'elle a été tenue au secret,
19:29et qu'il y a eu soit un assassinat, soit une disparition dans les prisons d'État.
19:34Ou alors qu'elle a été libérée dans le plus grand anonymat. En tout cas, il y a un mystère.
19:39Et Constance va écrire ce mystère en l'incarnant par à la fois tous ceux qui l'ont connu, un journaliste, aussi du Messager,
19:47qui écrivait sur les villes mortes et qui est inspiré de cette figure de grand journaliste camerounais, Pius Djamé.
19:53Donc elle va construire un roman. Et lorsqu'elle se rend au Cameroun, elle est forte de ce roman et elle se dit finalement,
20:00enfin je vais pouvoir voir ce pays, voir cette histoire, retrouver mon premier amour.
20:10De façon très naïve, comme si elle pensait que les choses l'attendaient, que les choses étaient figées,
20:15et que les choses, d'une certaine manière, et les êtres, n'espéraient que ces retrouvailles.
20:21Et quand elle arrive à Yaoundé et à Douala, elle se rend compte non seulement que le pays a profondément changé,
20:29que cette disparue est toujours disparue, et que son premier amour ne donne plus de nouvelles et qu'elle ne le retrouve pas.
20:35Non seulement elle rencontre l'absence, elle rencontre le silence, mais elle rencontre aussi des êtres qui vivent au Cameroun,
20:45qui sont de jeunes étudiants, de jeunes journalistes, des écrivains, qui vivent à Yaoundé, à Douala,
20:52qui prennent un bref corps tous les jours l'histoire de ce pays, et qui vont lui dire, on a lu ton livre,
20:58mais il est fondé sur une forme de mensonge, en tout cas d'inachèvement, il est inachevé.
21:04Tu as raconté l'histoire d'une disparue, mais tu n'as rien dit, parce que le roman s'arrête au seuil de cette disparition,
21:11tu n'as rien dit véritablement de cette disparition, tu n'as pas dit la vérité, tu n'as pas été cherché jusqu'au bout,
21:19donc tu dois le faire. Donc elle se rend compte qu'il y a l'absence, le silence, mais en plus une injonction à faire davantage,
21:30et ça la bouleverse, et ce livre est né exactement de cette injonction-là, j'avais écrit « Cet inconnu » qui parlait de cette disparue,
21:39je vais, grâce à Emily, au Cameroun, et un jeune homme qui lit mon livre de façon très gentille me dit,
21:48j'ai beaucoup aimé, mais tu nous dois plus, tu dois plus à ce pays, tu dois davantage à cette femme disparue, tu dois écrire.
21:56Et ta première impulsion dans la réalité et dans le roman, c'est d'avoir répondu à ce jeune homme, j'ai terminé moi mon travail d'écrivain,
22:06après tout, en tant que lecteur, si tu as envie de creuser, si tu as envie de faire l'enquête, l'histoire t'appartient.
22:12Vas-y, faisons ce que tu veux, si tu éprouves le désir de chercher cette femme, fais-le.
22:17C'est ce que tu réponds dans la réalité, j'ai bien témoigné, mais c'est aussi ce qui revient dans le roman.
22:23Et finalement, c'était pas la quête première, la quête première c'était la quête d'un amour.
22:29Ce regard premier à ce retour à Yaoundé, à Douala puis à Yaoundé, d'ailleurs il y a une forme d'impatience à revenir à Biémassi, à revenir à Yaoundé.
22:38Il y a le regard comme si Constance retombait en 17 ans, comme si tout d'un coup c'était encore la jeune femme qu'elle était au moment où elle arrive.
22:46Elle regarde les chemins, elle les reconnaît, quelque chose en elle recommence à avoir 17 ans et s'attend à ce que Jean Martial surgisse dans n'importe quel lieu.
22:56Elle attend partout, elle voit tout le monde en espérant que c'est lui, un ancien ami, quelque chose qui va la reconnecter et qui va dire qu'elle avait raison.
23:04Mais ça se passe pas comme ça, on la renvoie sur une autre histoire, on dit en fait cette femme, il faut que tu ailles au bout de l'histoire.
23:12Et oui, ça la bouleverse, c'est le moment où le lecteur s'en part du livre et dit ce n'est pas suffisant,
23:22il y a quelque chose qui ne va pas au bout de ce que, en tant qu'écrivain, romancière, tu as écrit, comme une espèce d'accusation, d'insincérité.
23:34Ça arrive tout le temps que les lecteurs disent mais en fait vous auriez dû dire ça et pourquoi ?
23:41Ils ont tout un univers que les livres créent en eux et qui parfois ne sont sans grand rapport avec l'auteur.
23:47Mais là, le jeune homme, il met les pieds dans le plan et la quête de cette femme, d'ailleurs quand elle lui dit cherche-la, il la cherche.
23:57Ce n'est pas Constance qui la cherche, c'est lui. Mais Constance, tout de suite, à ce moment-là seulement, après 20 ans, réécrit un journal.
24:08Oui, il lui donne l'ordre de chercher, ce qui nous arrive à toutes et à tous, quand on écrit, on rencontre des lecteurs qui soit ont des interprétations différentes de ce qu'on a fait,
24:20soit voient des choses qu'on n'avait pas vues, ou alors nous disent ah, j'aurais beaucoup aimé que ça soit beaucoup plus développé,
24:27peut-être que ce sera le sujet de votre prochain libraire.
24:30J'ai un ami qui m'a dit par exemple tu pourrais écrire maintenant le livre de Jean Martial.
24:35J'ai eu la même réflexion que des années pour ce livre-là, je lui ai dit peut-être que tu peux le faire, maintenant le livre t'appartient,
24:47c'est-à-dire une réaction un peu d'auteur qui a terminé, qui confie son texte, et de fait c'est ce qu'on fait.
24:57Sauf que je trouvais que c'était aussi un motif littéraire intéressant de se dire, et si ce qu'on écrit s'incarnait dans la réalité,
25:07et que pour le lecteur, les personnages dont on parlait, en particulier celle d'Yves Favré, puisque c'est une femme dont on se dit qu'elle a existé,
25:16donc évidemment elle vit, elle respire peut-être ailleurs, mais tout d'un coup ce qui était un roman, le lecteur se dit je vais la trouver,
25:25je vais la chercher, je vais raconter sa vraie histoire, je vais aller au bout. Je trouvais qu'il y avait une forme de motif littéraire intéressant
25:34qui permettait de travailler sur nos inspirations, nos quêtes, la différence entre la fiction et la réalité, et puis un jeu avec le lecteur.
25:44Donc Constance, oui, elle n'a jamais réécrit à cet amour, certainement par enrugueuil, comme elle ne l'est jamais retournée au Cameroun,
25:54certainement aussi par enrugueuil, et elle écrit à Jean Martial en lui disant tu n'es pas là, je pensais te trouver dans une de ses rencontres littéraires,
26:07à la place j'ai rencontré ce jeune homme qui te ressemble tant. Et l'autre motif que je voulais explorer c'était la question du temps qui passe
26:15et des histoires qui nous arrivent à des intervalles réguliers et qui nous donnent le sentiment de vivre le même, la même.
26:24Je voulais travailler sur la question de la répétition et quand Constance Hulali retourne des années après au Cameroun,
26:33tout d'un coup ressurgissent ces dix-sept ans, et évidemment elle se prend en jeu de retrouver Billy Massey, de rencontrer ce jeune homme
26:42et de penser qu'elle peut tomber amoureuse de lui parce qu'il ressemble à Jean Martial, et donc comme si elle avait une deuxième chance de mieux comprendre
26:49et ce pays et cette histoire et de devenir la personne qu'elle aurait dû devenir à dix-sept ans. Mais le pays et les gens lui montrent que les choses sont différentes
26:58et qu'il n'y a pas de double en fait, il n'y a pas de deuxième chance, il n'y a pas de répétition, il y a d'autres quêtes, d'autres chemins.
27:06Et ce que nous lui demandent Terence qui est ce jeune homme journaliste qui va chercher cette disparue mieux qu'elle l'a fait, c'est d'être quelqu'un d'autre.
27:14Et en fait, elle marche dans leurs pas. A partir du moment où elle arrive à Yandé, jusqu'au moment où elle repart la première fois,
27:23elle marche dans leurs pas à Jean Martial, dans leur histoire. Elle traverse leur histoire jusqu'à ce que Terence lui dise
27:33ce qui intéresse ce pays, ce qui intéresse notre histoire, c'est moins ton histoire d'amour que ce qui est arrivé à cette femme.
27:40Parce que cette femme ressemble à des dizaines d'autres femmes, des tas de gens disparus, des tas de mensonges ont été présentés comme des vérités.
27:48En fait, il y a une violence que tu ne peux pas te contenter d'effleurer. Ou tu traites la question, ou alors, oui, il y a une forme de...
28:00Oui, j'ai dit en sincérité, c'est presque de sa peau qu'il l'accuse. Et elle lui dit ok, cherche. Donc chacun part dans sa quête finalement à ce moment-là.
28:10Parce qu'à ce moment-là commence l'appel à Jean Martial. Le livre, et je vais en parler, mais d'autres en ont parlé déjà, de l'extrême élégance de l'esthétique,
28:24de l'esthétique et de la façon dont le livre est construit, et de la façon dont l'auteur Anne-Sophie présente les personnages et présente tout.
28:39Et on est en totale immersion, je l'ai rarement vue à ce point, en totale immersion dans Constance, dans ses pensées, dans ses regrets, dans ses questions,
28:50dans ce qu'elle est, dans la jeune femme qu'elle était. On est en immersion totale. Il y a quelques dialogues, et c'est sans importance les dialogues dans ce livre,
29:01parce qu'à chaque dialogue on est renvoyé à l'intérieur de Constance. C'est-à-dire que quand les gens parlent, ce qui est important c'est ce que Constance entend.
29:10Mais tout le temps. Donc on a sans arrêt en tant que lecteur l'accompagnement de sa voix et ce désir qu'elle a d'écrire elle-même cette histoire et de tracer cette route.
29:23Sauf à deux moments clés dans le livre, quand Terrence retrouve Sarah et lui dit je l'ai retrouvée. Je vais un peu spoiler mais c'est pas grave.
29:37Je n'éprouve aucun regret à spoiler parce que c'est pas une série Netflix. Il s'agit pas d'un dénouement de série. C'est toute une histoire, un vrai livre.
29:49Et peu importe si vous savez qui retrouve qui, si le tueur c'est le moustachu, reste l'aventure littéraire.
30:03Et donc il lui écrit pour lui dire je l'ai retrouvée. Elle est repartie à Paris, elle revient et à ce moment-là il lui raconte sa tête.
30:11Et pour la première fois, il y en aura une autre dans le livre, mais pour la première fois Constance est silencieuse.
30:18Elle est silencieuse pour nos lecteurs. On ne l'entend pas. On entend Terrence raconter cette tête-là.
30:26Je vais te faire lire un extrait.
30:41Pendant que tu cherches l'extrait, ce qui est arrivé à Constance c'est ce qui nous arrive quand on écrit des romans et qu'on pense s'inspirer d'une histoire vraie.
30:59Moi, quand j'ai écrit C'est inconnu, je savais qu'on m'avait parlé de l'histoire d'une femme, professeur Ayande, qui avait disparu au moment des villes mortes aux alentours de la fin mai 1991.
31:11Mais quand je me saisis de cette histoire, d'abord je ne la retrouve pas dans toutes mes recherches.
31:16Je retrouve la trace d'étudiants disparus, je retrouve la trace d'étudiants assassinés ou déportés dans des prisons d'État, en particulier dans le nord Cameroun, mais pas la trace de cette femme professeure.
31:28Donc je me sens autorisée, comme Constance se sent autorisée, à écrire sur elle et à mettre des mots de romancière, à imaginer sa disparition, à imaginer son engagement.
31:42Et ce qui arrive à Constance lorsque Terrence, le jeune journaliste, qui lui a lu cette histoire comme un roman, mais qui l'a lu en sachant qu'une femme avait disparu,
31:53il lui dit qu'il faut la retrouver, et Constance a un mouvement presque de recul, parce qu'il lui dit « retrouve-la » comme si cette personne existait vraiment,
32:06mais Constance s'est dit « j'écris un roman, finalement cette femme disparue, c'est mon personnage ».
32:12Bien sûr qu'il y a pu y avoir une femme disparue, mais tu ne la retrouveras pas, tu ne peux pas la retrouver, puisqu'elle n'est que dans mes pages.
32:20Et ce qui explique ce que tu disais, on n'entend plus Constance, on n'entend plus la romancière, on n'entend plus celle qui est écrite,
32:30et c'est la voix du lecteur qui a lu le livre comme un monde réel juste, parce que de fait le roman est un miroir à ce monde réel juste où des hommes et des femmes disparaissent.
32:46Et le miroir est Constance, c'est-à-dire que quand Terrence fait sa recherche à Yaoundé, à Biemassi, bar après bar, café après café, dans la rue, partout,
32:57les femmes lui répondent « mais qu'est-ce que tu nous fatigues pour être polis ? »
33:01On est en retard ?
33:04Non pas du tout, en fait je faisais un petit signal à Laurence en disant « prends des photos parce que j'ai envie de garder une trace de celle-là ».
33:11Alors si tu m'inquiètes pas, prends tes photos stupides, mon meilleur profil.
33:22Et en fait il rencontre plein de femmes, plein de drames, plein d'histoires, et elle lui dit « mais qu'est-ce que tu nous racontes avec ton histoire de perte d'il y a 40 ans ?
33:33Tu veux qu'on te raconte ce qui s'est passé hier, avant-hier encore dans tel commissariat ? Est-ce que tu connais ce pays ?
33:39Il est journaliste, il écrit des faits divers, donc il n'est pas un journaliste politique ou une grande figure.
33:46Non, il écrit des petites histoires de tous les jours qui arrivent au Kamboné-Lamda, il essaye de trouver un sens.
33:52Et il applique sa méthode pour retrouver Sarah, et il la retrouve, et je vais te laisser lire un petit bout de ses retrouvailles.
34:03Je commence à « je m'en souvenais » ?
34:18« Je m'en souvenais ».
34:21Si vous voulez savoir de quoi on se souvient, je vous lirai.
34:24On ne saurait pas de quoi elle se souvient, mais c'est pas grave.
34:27Et là c'est Terence qui parle, c'est ça ?
34:30« En lisant ton roman, j'avais fait une sorte de portrait robot de cette femme et j'aurais voulu te questionner sans cesse pour savoir si le portrait était fidèle ou si j'avais pris trop de liberté.
34:41Mais tu n'écris presque rien sur son physique, ses habitudes, c'est comme si tu ne la voyais pas.
34:47Est-elle grande ? Est-ce qu'elle porte des pantalons ? Ou préfère-t-elle les robes ? Est-ce qu'elle fume ?
34:52Est-ce qu'elle se balade d'un pas lent dans les rues ? Où court-elle sur des jambes immenses ?
34:57Est-ce qu'elle parle d'une voix forte, grave ? Est-ce qu'elle chante ?
35:01J'inventais à partir de tes indices. Je complétais le portrait, mais ça ne servait à rien.
35:06Habillée, m'assis, les femmes me tournaient le dos, retournaient à leurs tâches, elles m'oubliaient, moi et mon histoire de femme disparue.
35:15Où m'a-t-elle vue la première fois ?
35:19Est-ce qu'elle était là, au café, dans la rue, sur le parking, derrière moi, ou à la table voisine, et que je ne la voyais pas ?
35:28Est-ce qu'elle m'a entendu poser mes questions maladroites ? Est-ce que c'est une vieille amie qui est venue la prévenir ?
35:34Quelqu'un te cherche ? Il pose des questions ? Il aimerait te rencontrer ?
35:38Est-ce qu'elle a ri en se forçant à ne pas intervenir tout de suite ?
35:42Est-ce qu'elle a eu envie de me faire asseoir devant elle et de me poser la même question que toutes les femmes, avec ce regard qui toi aussi te glacera ?
35:51Qu'est-ce que tu cherches vraiment ? Qu'est-ce que tu veux savoir ?
35:55Je n'ai pas eu à la chercher au milieu d'une foule, d'une assemblée, dans l'arrière-salle d'un restaurant, dans la cour d'une maison remplie d'autres femmes comme je l'avais imaginé.
36:05Elle se tenait seule à la réception du journal. Elle m'attendait. C'est elle qui s'est avancée vers moi, et c'est moi qui tremblais.
36:14Ne laisse pas une vieille femme debout comme un poteau. C'est la première chose qu'elle m'a dite.
36:22C'est le moment où l'histoire échappe, où le roman échappe à la romancière, où l'histoire échappe à l'écrivain, parce que le réel reprend sa force.
36:36Et à ce moment-là, effectivement, dans ce récit que Terrence fait de sa rencontre avec Sarah, Constance n'est pas obsédante comme elle a pu l'être dans le reste des interactions.
36:50Et puis il y a cette interaction-là, ce récit-là, et la deuxième fois où Constance est complètement silencieuse, c'est lorsqu'elle rencontre Sarah et qu'elle a cette discussion.
37:00Et enfin, Sarah lui raconte sa version des faits. Et c'est vertigineux, le roman qui accouche du roman et qui rencontre la vérité qui vient la contredire.
37:13Et Sarah lui dit « je vais t'achever », parce qu'il n'y a aucune sympathie pour cette personne qui a pris sa vie et l'a transformée et en a fait un roman.
37:23Cette personne qui a fait de sa vie à elle le roman de sa vie. Et elle trouve qu'il y a une forme d'injustice.
37:30Et se pose la question de la légitimité, parce que Sarah raconte une toute autre histoire, une histoire extrêmement violente, déstabilisante, que Constance n'avait pas envisagée une seconde.
37:40En fait, en quelques mots, elle vient littéralement détruire tout ce qui était Constance. Je n'en dirai pas davantage.
37:47Elle vient littéralement détruire tout ce qui était Constance, tout ce sur quoi elle a construit le souvenir de ses 17 ans. Ce dont elle se souvient de ses 17 ans et de son amour et tout.
38:02Alors quelle est la vérité ? Quelle est la légitimité ? Cette femme en face d'elle, torturée, vieille, c'est son histoire. Est-ce que c'est sa vérité ? Et qu'en fait la romancière, qu'en fait la femme ?
38:16Et j'ai écrit ces pages qui constituent pour moi, je laisse aux lecteurs décider, mais pour moi le cœur du livre, le cœur bâton du livre.
38:27Entre le face-à-face, entre celle qui a écrit, qui a romancé, qui s'est inspirée avec toutes les bonnes intentions, les meilleures intentions du monde, de l'histoire de cette disparue.
38:39Et celle qui est son sujet, qui est cette disparue et qui va lui raconter une histoire différente. Et je l'ai écrit, là aussi ça renvoie à l'écriture, je l'ai écrit en espérant ce face-à-face un jour entre moi,
38:52c'est-à-dire la romancière, pas Constance, moi, et cette femme qui m'aura obsédée et qui continue à m'obséder et que je continue d'une certaine manière à chercher,
39:03tout en étant écartelée, en me disant, ça n'est qu'un personnage, c'est une somme de mes personnages, c'est une somme d'histoires, elle représente peut-être toutes les disparues du Cameroun.
39:14Mais un jour, j'espère qu'elle aura cette violence et qu'elle viendra me contredire et me ramener à une autre histoire, à une autre vérité.
39:23Ce que je voulais aussi dans le roman, avec ce face-à-face, avec ce tournant où Sarah, la disparue, dit à Constance, tu as mal raconté, tu t'es servi de mon histoire, je vais t'achever.
39:37Ce que je voulais aussi, c'est qu'en balayant l'imagination de la romancière, elle balaye aussi des années d'innocence, des années de mensonges et les premières années de l'héroïne au Cameroun.
39:53Parce que ce que va raconter, et on ne se plaignera pas, Sarah à Constance, c'est non seulement son histoire, sa disparition, son engagement politique, comment elle a payé le prix fort de cet engagement politique,
40:07mais c'est aussi l'histoire d'une trahison, l'histoire d'une dénonciation et Constance comme Jean-Marcel auront un rôle, malgré eux ou à cause d'eux, dans cette disparition.
40:19Et là, tout d'un coup, Constance grandit.
40:27C'est donc un roman d'initiation.
40:30Il y a quelque chose, peut-être pas un roman d'initiation classique, mais il y a quelque chose dans les chemins de vie et les chemins d'écriture.
40:42Il aura fallu qu'elle se confronte à ces fantômes-là, il aura fallu qu'un personnage de roman vienne lui donner la réplique, lui construire le réel d'une façon différente.
40:52Il aura fallu que ces 17 ans lui soient racontés d'un autre point de vue, ces 17 ans qui lui appartenaient tellement, cette femme tellement secrète.
41:01D'ailleurs, je me suis demandé pourquoi elle est si secrète.
41:04Après tout, tu as 17 ans, tu tombes amoureuse, tu as envie que la terre entière te sache, tu racontes aux copines.
41:10Et elle, elle garde cette histoire de façon secrète et précieuse.
41:15Personne ne sait presque, à aucun moment, quiconque, y compris les amis qu'elle racontera, elle choisit de raconter des bouts d'histoire à chaque fois.
41:24Mais personne n'a la version globale de ce qu'a vécu Constance et qui est tellement précieux pour elle.
41:31Sauf que Sarah lui dit, dans mon histoire, dans l'histoire de ce pays, dans l'histoire de ce que nous sommes, ces 17 ans, on s'en fiche.
41:39Elle lui dit ça froidement, tellement de gens ont souffert.
41:44Le réel est tellement dur que toi, quand tu viens te balader dans nos vies, il y a quelque chose d'extrêmement violent.
41:54Je vois où tu veux aller.
41:56Et en fait, après, parce que Constance, on la sent extrêmement incidérée, elle a besoin de temps.
42:05Mais la femme qui sort de là, ce n'est plus la même femme.
42:09Oui, moi, je crois profondément que nos personnages, nos quêtes et les histoires qu'on se raconte nous font grandir et nous font devenir des personnes différentes et nous amènent vers des chemins différents.
42:23Je crois que les romans qu'on écrit, nos fictions, s'incarnent toujours d'une manière ou d'une autre dans la vie et viennent rencontrer la vie.
42:32On sait là, par exemple, dans ce livre-là, il y a une histoire qu'Emily m'a confiée quand j'étais au Cameroun, quand on était ensemble au Cameroun.
42:39Une histoire très précieuse d'une femme qui s'appelait Mercedes, Mercé, espagnole, qui était venue s'installer à Douala.
42:46Et Emily me raconte parce que cette femme l'a marquée, son histoire tragique.
42:51Cette femme, c'était une figure des femmes de Douala, espagnoles, mariées à un Camerounais.
42:58Et elle a choisi de se suicider et elle est enterrée dans le village d'Emily.
43:07Et quand Emily me raconte cette histoire, on est en chemin, en route et je sais que cette histoire va me troubler profondément.
43:19D'une certaine manière, c'est aussi une des disparues de ce livre, qui est une suite de disparitions et de fantômes, qui vient interroger toujours la vie.
43:28Donc je fais ce que je fais en romancière, je note l'histoire de cette femme et je l'intègre dans le roman, avec la complicité de mon personnage et de mon amie si chère.
43:42Et puis, très récemment, une personne qui nous est aussi très chère et qui est là ce soir, nous dit, tout d'abord à toi, puis ensuite nous dit,
43:52que cette fameuse Mercé, Mercedes, elle l'a très bien connue, qu'elle faisait la meilleure paella de Douala.
43:58Et d'une certaine manière, se pose aussi la question de la légitimité, parce que je l'ai peut-être raconté d'une manière différente que la Mercedes qui vivait.
44:08Et je crois que ce roman, c'est aussi ce questionnement sur notre manière d'écrire, notre manière de nous saisir des histoires,
44:16la façon dont la vie nous revient toujours de façon belle ou violente, nous forge, nous mène vers d'autres vies, vers d'autres destins.
44:26Et Constance, voilà, je l'ai dit, Constance devient une autre personne parce qu'elle est confrontée à ce passé et que ce passé ne lui fait pas de cadeau,
44:38c'est pas un passé tendre, la façon dont il se présente. En fait, elle trouve un tas de choses qu'elle ne cherchait pas et elle ne trouve pas Jean Martial.
44:49Et ce qu'elle apprend aussi, c'est qu'on n'est jamais caché à tout le monde. Les gens qui se perdent ne sont pas perdus pour tout le monde.
44:58Quand Sarah veut être retrouvée, elle est retrouvée. Il y a quelque chose aussi, c'est pas un roman initiatif, non, c'est une histoire de vie qui va se construire petit à petit
45:11et qui va s'ouvrir finalement, qui va s'ouvrir sur d'autres pas que simplement marcher sur les pas de cette histoire, de ce regret, de cette inachevée.
45:22D'autres choses vont se construire à partir de là. Voilà.
45:28Merci.
45:42Si vous avez des questions.
45:46Oui.
45:48Est-ce qu'on passe ?
45:50C'est nécessaire ?
45:52Pas forcément. Il faut parler un peu fort comme ça on peut voir la vidéo.
45:54J'ai l'air d'avoir deux, si on m'entend.
45:56Si.
45:59Oui.
46:09Merci, merci beaucoup, merci pour cet échange. Je n'aurais pas dû prendre la parole parce que je n'ai pas encore lu le livre.
46:17C'est pas grave.
46:19Mais l'échange, ça me fait, je ne peux pas passer à côté parce que quand j'ai lu le résumé, d'abord j'ai vu que c'était Yaoundé.
46:29Après, pendant que vous parliez, vous avez parlé de Bicoc, après vous avez parlé de Biématie, ça c'est moi.
46:36Je vis à Biématie à Yaoundé et j'ai grandi à Yaoundé et j'étais à Bicoc il y a à peine trois semaines
46:43où j'ai rencontré cette ville justement où on a envie de raconter des choses et du coup je me sens interpellée.
46:50Donc je voulais vous remercier pour ce livre que je prendrais le plaisir de lire, vraiment.
46:55Et également cette histoire de la crise de 92, moi je suis cinéaste, j'ai fait un film dessus parce que je suis rentrée de mes études en 92
47:06quand il y avait cette crise-là et j'arrive en Guadeloupe que j'appelle la mythique université de Yaoundé.
47:13Et mon petit frère, je l'ai sauvé, je l'ai sorti de là en pleine crise.
47:18Alors quand je vois que vous avez fait une introspection, vous êtes rentrée dans une immersion dans cette période-là,
47:25vraiment je suis vraiment vraiment touchée.
47:28Et l'autre chose aussi qui m'interpelle c'est cette marche.
47:32À Yaoundé on ne marche pas beaucoup parce qu'il y a des collines.
47:35Mais moi j'aime marcher à Yaoundé et j'aime marcher le soir, vous avez parlé de bar,
47:40c'est des histoires incroyables qu'on retrouve lorsqu'on marche le soir ou alors le dimanche matin.
47:46Vous trouvez il y a des choses incroyables et je pense que là je suis contente que vous fassiez ressortir ça,
47:51peut-être que ça va encourager enfin les gens de comprendre la richesse de cette ville lorsqu'on prend la peine de la découvrir.
48:00Merci.
48:03Merci infiniment, j'aurais hâte que vous me disiez si votre Yaoundé, vous vous êtes retrouvés dans ce livre.
48:11Ce qui est sûr, je ne sais pas si on l'a dit, je ne crois pas, c'est que c'est aussi très évidemment une longue lettre,
48:19alors ça fait un peu cliché, un peu caricature et on ne sait jamais très bien sortir des poncifs quand on est amoureuse,
48:26mais c'est une longue lettre d'amour à cette ville et en particulier à ce quartier, à son histoire, à ses combattants de chaque jour
48:34ou ses combattants d'une cause, que c'est aussi, on insiste beaucoup sur la nuit de Yaoundé quand les journalistes posent des questions
48:43et là aussi je dis que c'est difficile de ne pas tomber dans le cliché de la nuit, des bruits, des odeurs, de la musique,
48:51de l'électricité, de la lumière orangée, des lampadaires au sodium, mais il y a quelque chose d'unique dans ce lieu.
49:00L'université, pour moi, on y est retourné il y a quelques mois et j'ai été profondément émue parce que c'est le cœur de la ville,
49:09le cœur battant aussi de la ville, c'est un immense campus, on sait les choses terribles qui s'y sont passées, un peu effacées,
49:17mais toujours là, il y a des gens qui font vivre cette mémoire-là de ces luttes, donc voilà. Merci.
49:25Je voudrais juste dire un truc, vite fait, c'est que franchement, ceux qui connaissent Douala, sachent que Yaoundé c'est la deuxième ville du pays.
49:38Donc voilà.
49:42Non, ce n'est pas la dernière, voilà.
49:47Et ce que je voulais dire aussi, c'est le plaisir immense, je ne l'ai pas souligné parce que c'était pas mon rôle, je l'ai déjà dit mille fois,
49:58on a beaucoup parlé de ce livre, le plaisir immense pour moi de reconnaître ma ville, mon pays, toutes les rues, c'est tellement rare,
50:08à chaque fois qu'on parle de Biématie, je connais les endroits, je les ai habités, j'y suis passée, nous y sommes passés toutes les deux,
50:16donc il y a une vraie histoire qui est aussi la façon dont on traverse les villes et la façon dont on habite les villes et tout d'un coup de les voir exister en littérature.
50:30Alors moi, je n'ai pas encore lu, j'écoute Anne-Sophie Stéphanie, j'ai entendu sur RFI hier aussi.
50:40Ce qui me séduit beaucoup déjà dans ce que j'entends, c'est que même si les questions ont beaucoup d'altérité, le mot n'a pas été prononcé je crois,
50:51il n'y a pas du tout d'histoire d'assignation d'auditeurs, même si les questions d'une jeune fille qui vient d'un autre monde et qui se parachute dans une autre réalité, etc.
51:04Et ça je trouve que déjà il y a un vent de liberté, on est enfin dans autre chose.
51:10Et on est surtout dans des questionnements qui ont à voir je crois avec l'écriture et la fabrication du roman,
51:18et comment on est traversé chacun par des espèces de work in progress de roman, qu'est-ce qu'on en fait, qu'est-ce qu'on en fait pas,
51:26on est chacun en fait détenteur de boîtes noires qui peuvent advenir, qui peuvent s'écrire ou pas.
51:34Et c'est ça que j'entends, c'est de l'écriture en mouvement, ça donne envie d'écrire.
51:42Merci pour ce que tu dis, je crois que déjà comme c'était inconnu, je m'étais beaucoup posé la question de ma place d'auteur
52:02qui allait écrire sur le Cameroun, sur Yamondé et sur cette histoire, et je m'étais beaucoup posé la question de ma légitimité.
52:12Et c'est une question qui nous traverse tout le temps, sur laquelle on démarre en permanence, de la juste place et du juste regard.
52:22Et surtout ne pas mentir, ne pas occuper une autre place, mais d'être la plus juste par rapport à un regard et une position.
52:34Et je me suis sentie à l'aise parce que j'incarnais Constance qui me ressemblait et qui parcourait ce monde,
52:44et pareil pour cet inconnu, j'avais trouvé une manière d'être à la bonne place pour écrire.
52:50C'est-à-dire d'avoir conscience quand même de ce que je pouvais faire et ne pas faire, mais de placer ça sous le signe de la littérature.
53:01En revanche, et ça c'est une question passionnante, je sais qu'Emily, on va l'aborder dans d'autres débats qu'on aura ensemble à venir,
53:11notamment quand on sera au Cameroun ensemble ou au Côte d'Ivoire, la réception est toujours intéressante pour nous,
53:20parce que quand on me parle de cet inconnu ou de ce livre-là, c'est assez fréquent qu'on utilise des mots comme l'africaine, le goût pour l'Afrique ou l'Afrique ambigüe,
53:35et ça nous fait toujours réagir, mais pour moi c'est un rappel constant que j'ai une place, j'ai un regard,
53:43et que je dois être juste dans le roman pour me libérer de ça, mais pour en tenir compte aussi.
53:50Je ne peux même pas réagir de ça.
53:53On a rendez-vous toutes les deux pour un grand débat en mai à Abidjan.
54:05C'est vrai que la question de l'assignation, a priori il n'y a aucune raison pour qu'elle se pose au roman, mais ce roman-là est construit précisément,
54:18ce roman-là la pose sans arrêt, les personnages la posent à cette jeune femme qui vient rechercher son amour,
54:28en fait elle se heurte au réel de ce pays et elle s'y heurte assez durement.
54:33Donc ce n'est pas neutre, au fond ce n'est pas l'Afrique qui est ambigüe ou le Cameroun,
54:39c'est le personnage qui porte une grande ambiguïté en elle et qui va petit à petit trouver le réel,
54:47ce pays, ces gens, cette histoire qui est là, qui est posée et qui finalement ne dépend pas du regard qu'elle pose sur elle.
55:08Merci, vous pouvez encore une dernière.
55:17Merci.