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C’est à la fois la grande histoire et l’intimité volontiers tragique des destins individuels qui seront évoqués par Claire Chazal dans ce nouveau numéro de « Au bonheur des livres », en accueillant Andreï Makine et Jean-Claude Grumberg, deux auteurs passionnants... et deux fortes personnalités !Le premier est né (en 1957) dans ce qui était alors l’URSS, s’est installé ensuite en France et en a adopté la langue pour ses nombreux romans, a obtenu le prix Goncourt puis est entré à l’Académie française : il publie aujourd’hui un nouveau livre, « Prisonnier du rêve écarlate » (Ed. Grasset). C’est un peu l’histoire de son pays d'origine que raconte ainsi l’écrivain, dans cette vaste fresque où l’on suit l’itinéraire d’un jeune communiste français qui part pour Moscou en 1939, et reviendra à Paris trente ans plus tard, après avoir vécu le stalinisme de l’intérieur, pour retrouver à sa grande surprise une forme d’hypocrisie occidentale.Si ce destin est fictif, celui que raconte Jean-Claude Grumberg dans « Quand la terre était plate » (Ed. du Seuil) est en revanche bien réel : c’est celui de sa mère, Suzanne, et à travers elle le parcours de nombreux Juifs d’Europe centrale et de l’Est qui ont subi les chaos terribles du XXe siècle, et dont le point d’arrivée fut parfois Paris, où est né l’auteur (en 1939), qui n’aura de cesse dans son œuvre de revenir - au théâtre, au cinéma ou dans ses livres - sur l’histoire de sa famille, avec un humour et une fantaisie formidables, souvent teintés de désespoir.Deux regards d’artistes authentiques sur la façon qu’a l’Histoire d’infléchir les destins, en faisant naître parfois des vocations d’écrivain. Année de Production :

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Transcription
00:00Retrouvez Au Bonheur des Livres avec le Centre National du Livre.
00:05– Générique de fin –
00:23– Bienvenue dans l'émission littéraire de Public Sénat.
00:26Je suis ravie de vous retrouver pour un nouveau numéro d'Au Bonheur des Livres.
00:29Vous le savez, chaque semaine, nous voulons donner envie à nos téléspectateurs
00:33tout simplement de lire et puis aussi de découvrir, de mieux connaître leurs auteurs.
00:37Alors avec nous dans cette émission, deux grands auteurs, deux auteurs importants
00:42qui consacrent une partie de leur œuvre, ou presque toute leur œuvre d'ailleurs,
00:46à parler de l'histoire du monde et des grands totalitarismes.
00:50Le nazisme d'un côté, le stalinisme de l'autre.
00:53C'est Jean-Claude Grimbert et l'académicien André Mackine.
00:56Merci beaucoup à tous les deux d'être venus dans notre émission.
00:59On est ravis de vous rassembler et de parler de vos livres.
01:01Jean-Claude Grimbert, vous publiez « Quand la terre était plate » au Seuil,
01:05où vous repartez sur les traces cette fois de votre mère,
01:08à qui vous rendez d'ailleurs un hommage très tendre et très joli et très touchant.
01:15André Mackine, vous nous emmenez alors aux confins de la Russie orientale,
01:19dans « Prisonnier du rêve écarlate » chez Grincé, un livre beau, romanesque,
01:24dur aussi, dont le héros, très attachant, va découvrir d'abord la barbarie soviétique,
01:30l'absurdité, la violence, mais aussi, un peu plus tard, l'hypocrisie occidentale.
01:36Jean-Claude Grimbert, vous êtes dramaturge, scénariste, écrivain.
01:40On rappelle que votre père et vos grands-parents ont été enlevés,
01:44raflés sous vos yeux en 1942, sont morts en déportation.
01:47Et vous avez inlassablement raconté ce passé sous différentes formes,
01:52et notamment, brillamment, au théâtre, dans cette pièce si connue, « L'Atelier publié ».
01:58Le livre a été publié en 1979 et vous avez obtenu un Molière en 1999, je le rappelle.
02:03Vous avez reçu le Grand Prix de l'Académie française pour l'ensemble de votre œuvre,
02:08et l'un de vos romans, « La plus précieuse des marchandises », je le rappelle aussi,
02:12vient de donner lieu à un très joli film illustré,
02:15un film animé, grâce au réalisateur et dessinateur Michel-Hazanavicius.
02:20Voici donc « Quand la terre était plate ».
02:22Peut-être d'abord un mot sur le titre, Jean-Claude Grimbert, qu'est-ce que ça veut dire ?
02:27– C'est une des anecdotes que ma mère aimait raconter,
02:31et que, par extraordinaire, j'ai écoutée, et dont je me suis souvenu.
02:38C'est qu'une sorte d'instituteur
02:43dans la maternelle pour les enfants,
02:50pas pour les enfants, parce qu'il ne s'agissait que des garçons,
02:53les filles n'allaient pas dans cette école,
02:56et où ils apprenaient les rudiments de la Torah.
03:01Et ce melamed avait raconté, avait dit que la terre était comme une assiette
03:10posée dans le ciel sur des couverts croisés.
03:14C'est peut-être pour ça que j'ai écrit ce livre, pour raconter ça.
03:20– D'accord, et ça nous relie à votre mère,
03:24ou en tout cas à l'enfance, à votre enfance, mais surtout à votre mère.
03:28Je précise que vous aviez d'ailleurs fait de cette mère un personnage de l'atelier,
03:31je ne sais pas si on se souvient, mais que vous avez beaucoup parlé de votre père,
03:35et que l'on comprend que vous savez finalement assez peu de choses d'elle,
03:40peu de témoignages, peu de choses.
03:41– Je ne sais rien sur mon père, et je sais peu de choses sur ma mère,
03:47avec cette différence, c'est que j'ai vécu avec elle,
03:50qu'en fin de compte, est-ce qu'on connaît sa mère
03:56parce qu'elle raconte ou parce qu'on sait d'elle,
04:02ou simplement le fait d'être près de sa mère pendant… voilà.
04:07– Alors il y a eu deux années pendant la guerre,
04:12où mon frère et moi, nous n'étions pas avec elle,
04:15et elle ne savait pas où on était, et nous on ne savait pas ce qui lui arrivait.
04:19– Vous êtes réfugié, accueilli dans un… – À Moissac.
04:22– À Moissac, il y a un camp d'enfants, et vous allez revenir après et la retrouver là.
04:27Jean-Claude Grimbert, vous vous apercevez,
04:29alors bien sûr André Mackine, chacun peut intervenir à tout instant sur le livre de l'autre,
04:33il y a un dialogue évidemment qui peut tout à fait s'instaurer.
04:36Et vous vous apercevez, Jean-Claude Grimbert,
04:38qu'au fond, votre mère ne savait pas lire avant qu'elle ait 40 ans, finalement.
04:43Et vous voulez rechercher pourquoi cette mère
04:46n'avait pas appris à lire dans son jeune âge.
04:49– Quand j'étais jeune, ça ne me frappait pas du tout.
04:53Je sais qu'elle, elle vivait ça dans la…
04:56J'ai compris.
04:58En fait, j'ai vécu mon enfance une fois que je suis devenu vieux.
05:04– Vous avez revécu cette enfance.
05:06– Et je lui ai donné du sens à partir du moment où, étant écrivain,
05:12je devais donner du sens aux choses que je racontais.
05:16– Alors cette femme, elle s'appelle Suzanne,
05:18elle est née en 1907, de parents ukrainiens.
05:21– Non, ils n'étaient pas ukrainiens.
05:23– Oui, enfin non, voilà.
05:25– C'est ça qui est très compliqué.
05:27– On ne va pas le dire à André.
05:29– C'est des endroits où…
05:31– C'est des endroits où on ne sait pas où on était.
05:33– Il y avait l'Ukraine, peut-être,
05:35mais ça s'appelait la Galicie.
05:37– Oui, la Galicie.
05:39– Et c'était une partie de l'Autriche-Hongrie.
05:41L'Autriche-Hongrie était bienveillante avec les Juifs,
05:43jusqu'à un certain point,
05:45et Brody, la ville dans laquelle…
05:47– Elle est née ?
05:49– Non.
05:51– Ah non.
05:53– Elle, elle est née à Paris.
05:55– Ah oui. Non, ses parents, bien sûr.
05:57– Ses parents qui sont nés à Brody,
05:59et c'est…
06:02C'est là où tout se complique
06:04et où on voit que la terre était vraiment plate.
06:08On les renvoie
06:10au moment de la guerre 14,
06:12on les met dans un camp en France,
06:14puis,
06:16durant la guerre,
06:18on envoie
06:20la mère
06:22et les trois enfants
06:24à Brody,
06:26alors que les trois enfants sont nés à Paris,
06:28et on garde
06:30le père, qui est ailleurs,
06:32dans ce camp où on fabrique des uniformes,
06:34j'imagine,
06:36parce que je sais très peu de choses
06:38sur ces camps.
06:40– En tout cas, c'est là que l'on comprend,
06:42puisque vous évoquez, au fond, deux guerres,
06:44la guerre de 14, puis la guerre de 40,
06:46et c'est à ce moment-là
06:48qu'elle n'a pas le temps
06:50d'apprendre à lire.
06:52– Elle ne va pas à l'école,
06:54et elle va faire
06:56la guerre 14
06:58dans l'un de ces camps
07:00pour
07:02les étrangers
07:04espions
07:06en possibilité
07:08d'espionnage,
07:10donc, elle a 7 ans,
07:14les autres enfants
07:16ont 5,
07:18voilà,
07:20et
07:22ils vont traverser l'Europe,
07:24donc, il y a la guerre,
07:27ils vont se retrouver
07:29à Brody, Brody qui est
07:31une grande ville juive,
07:33et surtout la ville
07:35par laquelle
07:37les Juifs partent de Russie,
07:39– Traversent,
07:41– Et c'est comme Calais,
07:43c'est rempli de gens
07:45qui veulent partir…
07:47– En exil, et qui veulent se réfugier
07:49ailleurs, oui.
07:51Alors, c'est très émouvant que vous évoquiez
07:53cette guerre de 14, parce que bien sûr,
07:55on a toujours évoqué la guerre de 40,
07:57puisque c'est là qu'il y a cette souffrance
07:59définitive
08:01et indépassable,
08:03mais en 14, on le comprend,
08:05il y a aussi quelque chose de très douloureux,
08:07et puis après, c'est ce que vous avez dit
08:09au début de l'émission,
08:11vous, avec votre frère, vous n'êtes pas là
08:13pendant la guerre de 40, et elle est toute seule,
08:15c'est une femme, au fond, dont on sent
08:17qu'elle aura été vraiment dans une grande solitude.
08:19– Oui,
08:21et qui,
08:23à partir du moment où elle nous retrouve,
08:25n'a qu'un but.
08:27– Vous nourrir, travailler.
08:29– Voilà, nous nourrir, qu'on n'ait jamais
08:31le même repas de jour de suite,
08:33qu'on ait tout ce qu'il faut,
08:35elle se met entièrement
08:37à notre service,
08:39elle trouve
08:41un travail à côté
08:43de la maison,
08:45rue de Chabrol,
08:47et elle va
08:49être
08:52notre
08:56mère nourricière,
08:58celle qui nous habille,
09:00et mon frère,
09:02qui est un personnage important,
09:04– Oui, parce qu'il a un peu plus de témoignages,
09:06– Il est plus grand,
09:08lui, il vit la peur
09:10que moi, je ne vis pas,
09:12voilà,
09:14et
09:16il accepte
09:18d'être responsable,
09:20et moi, j'échappe à la responsabilité
09:22pour ma vie entière,
09:24je laisse ça à ma mère d'un côté,
09:26à mon frère de l'autre.
09:28– C'est vrai que vous signalez que vous l'entendez pleurer
09:30parfois derrière la cloison,
09:32et que vous n'allez pas la consoler,
09:34et que cette femme
09:36se sent évidemment à bout de force.
09:38– Et je n'y pensais pas
09:40à l'époque,
09:42c'est-à-dire que c'est maintenant que je regrette
09:44de ne pas avoir eu
09:46la présence d'esprit
09:48d'aller lui parler,
09:50d'abord ça aurait été plus simple pour écrire,
09:52mais je ne pensais pas que j'allais écrire.
09:54– Et puis on n'a pas,
09:56quand on est enfant, on n'a pas forcément,
09:58on n'ose pas se parler,
10:00est-ce qu'il y a aussi comme ça pour vous,
10:02André Makine, des souvenirs,
10:04l'enfance, c'est aujourd'hui pour vous,
10:06c'est-à-dire vous vous souvenez de choses aujourd'hui,
10:08vous la revivez avec vos parents ?
10:10– Ce qui est vrai avec Jean-Claude Rembert,
10:12c'est le dialogue qui s'instaure
10:14entre le vieil homme qu'il est maintenant
10:16et l'enfant, et parfois l'enfant
10:18lui apprend des choses,
10:20parfois il apprend à l'enfant
10:22qui était incapable
10:24justement de ses sentiments adultes,
10:26il apprend peut-être
10:28l'affectivité que nous, nous pouvons ressentir.
10:30La scène terrible,
10:32vous savez, où Jean-Claude monte l'escalier,
10:34il voit une dame,
10:36dit-il, une dame, et c'est sa mère,
10:38et la dame l'étouffe,
10:40il ne comprend pas pourquoi cette dame m'étouffe,
10:42pourquoi elle me prend dans ses bras,
10:44enfin il devine qu'il s'agit tout simplement
10:46de sa mère, de ce maman qu'il n'a jamais
10:48vue ni connue.
10:50– C'est un détail très touchant,
10:52très touchant, Jean-Claude Rembert,
10:54cette scène de retrouvaille
10:56avec votre mère.
10:58– Et moi, j'étais parti
11:00pendant mai 68
11:02avec mon épouse
11:04et une nièce,
11:06une petite nièce,
11:08qui avait 3-4 ans.
11:10Donc on n'a pas pu revenir
11:12au bout des 8 jours
11:14qu'on devait passer en vacances,
11:16et on est revenus à la fin mai,
11:18au début juin, donc on était restés
11:20un mois et demi.
11:22– Oui.
11:24– Et quand on est revenus,
11:26la môme
11:28s'est cachée derrière nous,
11:30c'est-à-dire qu'elle a joué la scène,
11:32elle a vu sa mère à la porte,
11:36elle ne la reconnaissait pas,
11:38elle s'est cachée derrière nous,
11:40et on lui disait
11:42mais c'est maman, mais c'est maman,
11:44et c'est là où j'ai vu
11:46qu'en fait,
11:48ce que je pensais être
11:50de vagues souvenirs,
11:52se précisait, s'incarnait,
11:54c'est-à-dire qu'un môme
11:56de cet âge-là qui ne voit pas sa mère
11:58pendant un mois, nous c'était pendant
12:00deux ans, voilà.
12:02– Bien sûr, et ce qui est terrible,
12:04évidemment, c'est que vous expliquez
12:06qu'elle n'a pas d'argent,
12:08et qu'elle ne peut même pas toucher
12:10de pension parce que son mari,
12:12Zachary, a disparu, et qu'on ne sait pas
12:14s'il est mort à ce moment-là,
12:16et qu'elle ne peut pas prouver qu'il est mort.
12:18– Et qu'ensuite, quand on déclare,
12:20quand on reconnaît
12:22sa disparition,
12:26il n'est pas français,
12:28donc nous,
12:30on devient pupille de la nation,
12:32c'est-à-dire on entre dans une sorte de truc ridicule,
12:34on est pupille de la nation,
12:36et lui, on dit que s'il avait été
12:38de nationalité française,
12:40il aurait droit à la mention
12:42mort pour la France,
12:44et donc,
12:46Suzanne aurait droit à une pension,
12:48mais comme il n'était pas français,
12:50bien que Suzanne soit née à Paris,
12:52Jean-Claude et Maxime soient nés à Paris,
12:54on ne leur donnera rien.
12:56– C'est l'absurdité,
12:58c'est kafkaïa ou stalinien,
13:00André Maquin, et ça se passe en France,
13:02mais c'est tout de même révoltant.
13:04– Même sous Staline, quand même,
13:06les héros étaient glorifiés,
13:08ce n'est pas du tout l'excuse
13:10pour ce régime-là, n'est-ce pas ?
13:12– Alors vous, André Maquin,
13:14je précise que vous êtes né en Sibérie,
13:16on ne peut dire que ça,
13:18parce qu'on a eu un petit débat
13:20sur l'Ukraine,
13:22mais là, oui, elle n'a pas changé de nom,
13:24et vous avez gagné Paris en 1987,
13:26vous avez écrit très vite en français,
13:28bien sûr,
13:30vous aviez d'ailleurs appris le français
13:32en Russie,
13:34en Union soviétique.
13:36– Ma grand-mère était française,
13:38je n'ai aucun mérite.
13:40– Oui, mais enfin quand même,
13:42et vous allez entrer à l'Académie française en 2016,
13:44vous allez d'ailleurs le prix Goncourt en 2015
13:46pour le testament français, je le rappelle.
13:48Alors voici donc, prisonnier du rêve
13:50et carlate,
13:52vous allez retracer un destin,
13:54une vie de 50 ans,
13:56d'un jeune héros,
13:58qui s'appelle Lucien Baer,
14:00qui idéalise le régime soviétique,
14:02si on peut dire, nous sommes en 1939,
14:04et lui,
14:06il voit ça comme un idéal,
14:08et il va y partir.
14:10Déjà, comment on peut imaginer
14:12qu'en 1939, quand on est un jeune français,
14:14on peut idéaliser le régime soviétique,
14:16parce qu'on est communiste,
14:18parce qu'on est dans ce…
14:20– Non, au départ, il n'était pas communiste,
14:22il est entré au parti, mais imaginez-vous,
14:24vous êtes une jeune femme en 1939,
14:26et on vous dit, vous êtes une jeune ouvrière,
14:28vous êtes juste une ouvrière,
14:30et on vous dit, mais cher Claire,
14:32il y a un pays quelque part dans ce monde
14:34où il n'y a pas de chômage,
14:36où le plein emploi existe,
14:38où la médecine est gratuite,
14:40où l'éducation est gratuite,
14:42vous devenez folle de joie en disant,
14:44mais il faut absolument que j'y aille
14:46et que je vois sur place,
14:48mais avant, si vous voulez, avant cette aventure,
14:50il a quand même étudié le marxisme.
14:52– Oui, oui, c'est ça que je disais,
14:54les communistes.
14:56– C'est une aventure existentielle,
14:58et le marxisme, pour lui,
15:00c'est quand même une libération totale,
15:02c'est la démystification du monde.
15:04Les dominants lui disent,
15:06oui, c'est la guerre 14-18…
15:08– Et puis l'égalité, oui.
15:10– Il dit, non, non, c'est pas une guerre,
15:12c'est les intérêts financiers.
15:14On lui dit, voilà, il y a le patron,
15:16et vous, les travailleurs,
15:18vous dites, mais non, il y a l'exploitation.
15:20– Alors, oui, il va partir au cours d'un voyage
15:22avec sa compagne, d'ailleurs de l'époque,
15:24où les choses se précipitent,
15:26et il est pris dans une espèce,
15:28j'allais dire, d'engrenage absurde,
15:30et il subit la violence,
15:32l'aveuglement,
15:34et encore une fois,
15:36l'absurdité de ce régime,
15:38et il résiste,
15:40parce qu'il est costaud aussi.
15:42– Oui, ce que vous évoquez, Claire,
15:44c'est cette partie existentielle,
15:46c'est vrai qu'elle a vécu des choses extrêmement dures,
15:48elle est venue en jaune,
15:50croyant, en jaune, naïf.
15:52– Mais justement, nous avons parlé
15:54de son éducation marxiste,
15:56Marx nous apprend à voir les choses
15:58derrière le décor, et il était marxiste,
16:00il a dit, écoutez, tout n'est pas aussi beau,
16:02il y a une part de vérité,
16:04justement, nous avons parlé,
16:06l'absence de chômage, les travailleurs sont glorifiés,
16:08comme c'est beau,
16:10mais il commence à avoir des failles
16:12dans ce régime, il vient presque
16:14en détective,
16:16et il y a cette perception
16:18extrêmement perspicace
16:20de découvrir l'envers du décor.
16:22L'envers du décor l'amène
16:24au mois d'août 1939,
16:26c'est-à-dire le pacte germano-soviétique,
16:28et pour un communiste,
16:30c'est un désastre total,
16:32ça le tétanise,
16:34il se dit, qu'est-ce que je dois faire ?
16:36Et il manque son train, donc il rate son train.
16:38– Je dis bien, il y a un engrenage terrible, d'ailleurs.
16:40– Il y a un engrenage qui le jette au goulag.
16:42– Qui le jette au goulag, et c'est évidemment
16:44ce que vous décrivez, on imagine, André Makine,
16:46que c'est des choses que vous savez en vous-même,
16:48tout ce qui se passait dans ce…
16:50– Je les ai rencontrés, ces gens-là,
16:52parce que vous savez, vous parlez de Lucien Baer,
16:54il n'est pas unique du tout.
16:56– Non.
16:58– Jacques Rossy, votre compatriote,
17:00il a fait ça, il a écrit le manuel du goulag,
17:02il a passé même 20 ans au goulag,
17:04plus que Lucien Baer.
17:06Il était aussi naïvement communiste au départ.
17:10– Alors, ce héros, je le disais,
17:12il a une grande force,
17:14et il va être sauvé,
17:16je passe évidemment, parce que c'est un livre foisonnant
17:18et très romanesque,
17:20et évidemment, cette figure de ce jeune héros
17:22est tout à fait attachante, c'est ça que je le disais,
17:24et il va se sauver d'une certaine façon
17:26de cet enfer,
17:28d'un enfer absolu,
17:30en rencontrant une jeune femme
17:32dont on ne sait pas très bien quel âge elle a.
17:34D'ailleurs, elle est au fin fond de la Russie orientale,
17:36elle s'appelle Daria,
17:38et là, j'ai envie de dire, André Makine,
17:40que c'est presque les plus belles,
17:42enfin, pour moi, mais c'est peut-être très personnel,
17:44c'est les plus belles pages du livre,
17:46parce qu'on est dans un autre monde,
17:48dans une forme de fraternité,
17:50dans quelque chose de non-violent,
17:52la nature aussi est très présente,
17:54même si c'est rude.
17:56– Vous avez bien fait de l'évoquer,
17:58parce que vous savez, on peut se concentrer
18:00sur Lucien Bayer en disant, sur ce personnage masculin,
18:02mais à la limite, pour moi,
18:04l'héroïne principale, c'est Daria,
18:06c'est un amour oblatif,
18:08c'est un amour qui souffre.
18:10Imaginez cette femme qui rencontre un étranger,
18:12mais un étranger très mal vu,
18:14qui sort du goulag,
18:16et l'accueille.
18:18Quel courage il faut avoir pour une femme qui n'a rien.
18:20C'est une femme qui n'a rien
18:22et qui lui donne tout.
18:24C'est ça un peu le secret de cet amour oblatif.
18:26– Ce qui est évidemment intéressant dans le livre,
18:28c'est après son retour en France,
18:30puisque ce jeune qui a déjà vécu,
18:32de Lucien Bayer,
18:34il va revenir à Paris.
18:36– Trente ans après.
18:38– Longtemps après.
18:40Il n'a pas l'impression de hasard.
18:42Il va être, j'allais dire,
18:44introduit dans une jeunesse
18:46journalistique, intellectuelle, parisienne.
18:50Et c'est là qu'il s'aperçoit,
18:52avec sa propre culture marxiste,
18:54son idéal au fond,
18:56et ce qu'il a vécu surtout,
18:58que ce n'est pas génial.
19:00Qu'il y a beaucoup d'hypocrisie,
19:02qu'il y a beaucoup de…
19:04– C'est une société qui l'attire
19:06au début par sa légèreté, justement.
19:08– Oui.
19:10– Il vient des années 30 en France,
19:12quand les rues en France,
19:14à Paris, étaient encore remplies
19:16de gueules cassées.
19:18On oublie un peu d'où il vient.
19:20Et tout à coup, il se retrouve en 68,
19:22en mai 68, pratiquement.
19:24Il voit une toute autre société
19:26qui n'a que faire de ce passé,
19:28qui se construit son propre
19:30univers paradisiaque.
19:32Il vient de ce paradis,
19:34entre guillemets, soviétique,
19:36le paradis des gens
19:38complètement déliés,
19:40vivant dans une aisance
19:42matérielle qu'il n'a jamais connue.
19:44Et au début, il est attiré.
19:46– Oui. Vraiment, la vie est plus facile.
19:48– Grâce justement à son regard perspicace,
19:50à son expérience soviétique,
19:52lire derrière le décor,
19:54voir derrière le décor,
19:56il voit toute l'imposture de cet univers.
19:58– Une forme d'hypocrisie.
20:00Est-ce que Jean-Claude Grimbert,
20:02vous avez vécu, j'allais dire,
20:04cette période-là, mai 68 ?
20:06Est-ce que vous en avez...
20:08– Pour moi, c'était avant.
20:10C'est-à-dire qu'on était des...
20:12Il y avait beaucoup
20:14de jeunes communistes
20:16ou de vieux communistes.
20:18Mais en tant
20:20qu'enfant déporté,
20:22j'ai visité
20:24Prague, par exemple,
20:26enfant,
20:28et on chantait
20:30dans les rues et on criait
20:32Staline, Staline, Staline,
20:34et je voyais la gueule
20:36des gens
20:38qui nous regardaient
20:40passer, et j'ai demandé
20:42à un moniteur,
20:44mais pourquoi ils font tous la gueule ?
20:46Ils sont au paradis, là.
20:48Il a dit, c'est des kulaks.
20:50– Ça, c'était d'anciens
20:52paysans qui avaient un peu de terre.
20:54– Voilà, on leur a tout pris, disait-il.
20:56C'était des gens de Prague.
20:58Et donc on a crié
21:00à bas les kulaks.
21:02Mais...
21:06J'ai même dit
21:08dans un tramway à un copain
21:10et si Staline,
21:12c'était un pourri
21:14comme les autres.
21:16Il m'a dit, mais t'es fou, t'es dingue.
21:18– Ah oui, vous avez eu
21:20quand même vaguement...
21:22– J'ai senti
21:24que ça marchait pas, leur truc.
21:26Mais tous mes copains,
21:28c'est-à-dire qu'entre nous,
21:30on était face
21:32à la bourgeoisie,
21:34aux gens qui
21:36niaient aussi notre histoire.
21:38Et donc, on était
21:40communistes.
21:42Et puis quand j'étais face aux communistes,
21:44je voyais bien, par exemple,
21:46j'ai fait une réunion de cellules,
21:48j'ai vu que ça marchait pas du tout.
21:50Qu'ils étaient...
21:52Et puis,
21:54beaucoup de gens qui arrivaient
21:56de Pologne, beaucoup de Juifs
21:58qui arrivaient après-guerre de Pologne et tout,
22:00nous racontaient
22:02ce qui se passait.
22:04En passant la frontière,
22:06un communiste
22:08qui
22:10fuyait la police
22:12polonaise,
22:14passe la frontière
22:16et demande d'avoir une chemise
22:18propre.
22:20Hop, on l'envoie au goulag.
22:22Alors, j'ai dit,
22:24c'était l'oncle de mon épouse,
22:26je lui ai dit,
22:28sachant ça,
22:30comment tu pouvais continuer
22:32à être communiste ?
22:34Il a dit, le but
22:36était plus grand que tout ça.
22:38C'est-à-dire, ils avaient besoin de croire.
22:40Et maintenant, on est dans un monde
22:42où on sait que...
22:44Il n'y a pas de projet.
22:46Il n'y a pas de...
22:48Il n'y a pas d'espoir.
22:50Il n'y a plus d'espoir.
22:52Quel serait l'avenir aujourd'hui ?
22:54Qu'est-ce qu'on pourrait proposer à nos enfants ?
22:56Être de bons petits consommateurs,
22:58avoir un nouveau portable, une nouvelle voiture,
23:00un voyage, un peu de divertissement ?
23:02Tout ce qui est dû aujourd'hui à cela.
23:04Est-ce qu'il ne faut pas déjà lui dire, à cet enfant,
23:06il faut se souvenir,
23:08ne pas oublier ce qui s'est passé
23:10avec le nazisme
23:12et ce qui s'est passé avec le stalinisme ?
23:14Ne jamais oublier.
23:16Moi, je me souviens
23:18des vieux juifs communistes
23:20qui, après le XXe congrès,
23:22se jetaient par la fenêtre,
23:24avaient des crises d'asthme,
23:26avaient des trucs au coeur et tout.
23:28Leur vie...
23:30Leur vie était brisée.
23:32Leur vie était...
23:34Ils étaient massacrés.
23:36Et puis, il y a eu, après,
23:38ce qu'on a appelé les trotskistes.
23:40Et ces trotskistes,
23:42une fois déniaisés,
23:44vont devenir maoïstes
23:46et puis, après, cubains.
23:48C'est-à-dire qu'il leur fallait quelque chose.
23:50Maintenant, le fait qu'il n'y ait plus rien...
23:52C'est-à-dire qu'en fin de compte,
23:54le communisme, c'était une horreur.
23:56Le nazisme, c'était une horreur.
23:58Et peut-être que ce qu'on est en train de vivre
24:00est une horreur aussi.
24:02Et ça, en lisant...
24:04Voilà, justement,
24:06des gens qui ont vécu
24:08dans les deux endroits,
24:10qui ont vécu dans leur chair,
24:12ils ont des choses à nous dire.
24:14C'est ça, le truc.
24:16– C'est pour ça que vous avez l'un et l'autre des choses à nous dire.
24:18– C'est...
24:20Mais, c'est des choses...
24:22Il y a la fameuse phrase
24:24de Sartre, paraît-il,
24:26il ne faut pas...
24:28– Désespérer et bien en cours.
24:30– On est désespérés.
24:32On n'est pas habillés en cours,
24:34mais on est désespérés.
24:36– Et on a pu s'apercevoir de quelques erreurs
24:38commises par Sartre à l'époque.
24:40On est revenus aussi, peut-être...
24:42– Qui est allé en Urs, aussi.
24:44– Qui s'est émerveillé.
24:46– Et qui n'a pas vu, alors que d'autres avaient vu.
24:48Comme Aron, qui avait vu aussi le nazisme,
24:50alors que d'autres n'avaient pas vu.
24:52– André Gide.
24:54– André Gide, bien sûr, qui revient d'Urs
24:56et qui raconte, bien sûr.
24:58Est-ce que vous partagez donc ce pessimisme aussi
25:00de Jean-Claude Grunberg, André Mathieu ?
25:02– Quand même, je pense qu'on peut parvenir, un jour,
25:04non pas à une société paradisiaque,
25:06ça n'existe pas,
25:08mais à une communion fraternelle.
25:10À la fin de mon livre, je décris cette situation
25:12que j'ai connue personnellement.
25:14– Oui, parce qu'il repart, votre héros,
25:16il revient, il repart à jour autre.
25:18– Ce qu'il a toujours cherché.
25:20À la limite, à la fin, il retrouve ce rêve
25:22qui n'est plus écarlate, voyez-vous,
25:24mais qui est un véritable rêve humain
25:26de communion fraternelle
25:28dans un dépouillement matériel total.
25:30Mais voyez-vous,
25:32il y a, et cet amour oblatif,
25:34cet amour qui s'offre d'une femme à un homme...
25:36– Oui, qu'il va retrouver.
25:38– Oui, qu'il a attendu, d'ailleurs.
25:40Et on a le sentiment, mais est-ce qu'il y a
25:42comme une nostalgie chez vous, de cette Russie-là ?
25:44Est-ce que cette nature, ce lointain,
25:46est-ce que ça vous trotte encore dans la tête ?
25:48– Le problème, c'est que ça continue,
25:50enfin le problème, le bonheur,
25:52ça continue à exister quelque part, voyez-vous,
25:54dans les cœurs des hommes,
25:56et ce n'est pas du tout sous la bannière communiste,
25:58pas du tout, mais sous la bannière
26:00de la recherche chez autrui
26:02de quelque chose qui nous manque,
26:04voyez-vous.
26:06– Est-ce qu'on va trouver,
26:08oui, mais est-ce qu'on le trouve en France,
26:10cette possibilité ?
26:12– On peut le trouver partout, oui, c'est un rêve planétaire.
26:14– Jean-Claude Grimberg, cette France...
26:16– On doit constater que le monde,
26:20notre terre, qui n'est plus plate,
26:24est menacée,
26:26et que je pense qu'à terme,
26:30il va y avoir l'obligation
26:34de se réunir
26:36et de penser ensemble des solutions.
26:38– On l'espère.
26:40– C'est lent, voilà,
26:42mais, et je pense que cette fraternité existe,
26:46aussi, sans ces appareils,
26:50c'est-à-dire qu'on n'est pas obligé
26:52d'avoir une carte de la partie
26:54pour être fraternel.
26:56Après, chacun va trouver,
26:58mais il faut reconnaître
27:00que les perspectives immédiates,
27:04ce qu'on entend des États-Unis,
27:08ce qu'on entend du Moyen-Orient,
27:10ce qu'on constate avec...
27:12– Au Chine et ailleurs, oui.
27:14– Voilà.
27:16– Jean-Claude Grimberg, c'est quand la terre était plate,
27:18et vous, André Maquin,
27:20prisonnier du rêve écarlate
27:22de beaux livres, très importants,
27:24bien sûr, qui nous rappellent aussi
27:26d'où nous venons tous.
27:28La possibilité de lecture, bien sûr.
27:30Le savoir des victimes de Laurent Joly,
27:32ou comment on a écrit
27:34l'histoire de Vichy et du génocide des Juifs
27:36de 1945 à nos jours,
27:38chez Grasset,
27:40c'est un essai très important.
27:42Et puis, Une sortie honorable d'Éric Vuillard,
27:44qui sort en poche,
27:46c'est un livre tout à fait passionnant
27:48chez Actes Sud,
27:50il a eu le pré-concours,
27:52et il réinvente le roman historique.
27:54Ici, c'est sur la décolonisation française,
27:56et puis, signalons,
27:58dans un tout autre genre,
28:00elle observe la vie politique aussi, c'est Lola Laffont,
28:02il n'a jamais été trop tard,
28:04là, il s'agit de chronique
28:06qu'elle avait écrite pour le journal Libération,
28:08et elle mêle l'intime
28:10et le politique.
28:12Merci à tous les deux d'être venus nous voir,
28:14ça nous a fait très plaisir de vous recevoir.
28:16Vous pouvez regarder à nouveau
28:18cette émission, Au bonheur des livres,
28:20sur la plateforme de Public Sénat,
28:22publicsenat.fr.
28:24On se retrouve très vite pour un nouveau numéro
28:26de notre émission littéraire.
28:28À très vite.

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