"Je suis toujours une anomalie mais maintenant j'ai appris à vivre avec ça", assure l'écrivaine Faïza Guène

  • la semaine dernière
La romancière, scénariste et réalisatrice Faïza Guène est l'invitée du 7h50 pour son nouveau roman "Kiffe kiffe hier" aux éditions Fayard.
Transcript
00:00Bonjour Faye Zagen, écrivaine, vous publiez aujourd'hui en cette rentrée littéraire
00:04votre nouveau roman « Kiff Kiff » hier chez Fayard, 20 ans après l'énorme succès
00:09de « Kiff Kiff » demain, deux décennies plus tard, donc c'est le retour de votre
00:13héroïne Doria, qu'on avait quittée adolescente, pleine d'humour et d'espoir dans sa cité
00:18de Livry-Gargan, et que l'on retrouve aujourd'hui à 35 ans, mère de famille, au chômage, sur
00:23le point de divorcer, mais heureusement toujours avec le même humour décapant, on va y revenir.
00:28Vous avez écrit plusieurs livres entre temps, mais elle vous avait manqué Doria ?
00:32Oui, et à vrai dire c'est sa légèreté qui m'avait manqué, c'est pour ça que
00:36j'ai décidé de convoquer à nouveau ce personnage, elle m'avait manqué.
00:40Pour retrouver ce ton, cette écriture aussi, de 2004.
00:43Oui, dans quelque chose de plus léger, et puis son humour en fait, la manière d'aborder
00:49les sujets qui sont abordés dans le roman, j'avais besoin d'elle pour les aborder
00:52comme ça.
00:53Oui, parce qu'en deux décennies il s'en est passé des choses dans sa cité, mais
00:56pas seulement, des choses sur lesquelles il fallait absolument que Doria revienne,
01:00fasse le bilan.
01:01Dans sa cité, surtout dans son pays, j'ai envie de dire.
01:03Oui, absolument, pour faire ce bilan, parce que 20 ans c'est quand même un cycle, et
01:06pour moi aussi en tant qu'autrice, donc je trouve que c'était une manière de revenir
01:11sur ces dernières années, ça m'a permis de le faire en fait, je pense que je n'aurais
01:16pas réussi sans cette dérision et cette distance.
01:19Oui, alors disons-le, il fallait faire le bilan de 20 ans, de montée de l'extrême
01:23droite, entre temps il y a eu les émeutes, il y a eu les attentats, la radicalisation
01:26des discours, tout cela, Doria avait quelque chose à dire, et vous à travers elle ?
01:31Oui, absolument, et puis aussi la montée du racisme, de l'islamophobie, ça continue,
01:36c'est encore plus violent qu'avant, et puis sur la question du féminisme par exemple,
01:40parce qu'on a beaucoup dit de Kif Kif Demain que c'était un livre sur la banlieue, et
01:44j'ai toujours trouvé ça assez injuste, donc c'est aussi une manière de réhabiliter
01:49ce personnage et de le présenter autrement aussi.
01:54Il y a des conversations que nous devons absolument avoir ensemble pour continuer, sinon ce sera
01:58Kif Kif hier, fini demain, le réveil a été brutal, France 98 appartient à un lointain
02:05passé, Zizou président projeté en faisceau lumineux sur l'arc de Triomphe, quelquefois
02:10je crois l'avoir rêvé, j'en suis au moins à la dixième vidéo de clients noirs
02:14qu'on empêche d'entrer dans un restaurant pour dîner.
02:16Elle a sacrément perdu de son innocence et de ses espoirs, Doria aussi ?
02:21Je pense que ça a toujours été un personnage lucide, c'est-à-dire même en 2004 quand
02:25je l'ai écrit à l'époque, j'avais 17 ans, je pense qu'elle avait déjà une forme
02:28de lucidité, et qu'elle l'a toujours, mais justement l'espoir c'est quelque chose
02:34qui demeure, malgré tout ce que vous venez de lire, un passage, tout ce que je dis et
02:40tout ce que je raconte dans le roman, si je l'ai convoqué, si j'ai eu envie d'écrire
02:44cette suite, c'est parce que c'est la seule qui pouvait me permettre de garder de l'espoir,
02:48c'est vraiment important pour moi.
02:49Et donc, de la légèreté, on le disait, dans la forme, on retrouve votre ton, votre
02:53écriture, cet humour noir aussi très incisif, cette plume très directe, on passe parfois
02:57du coq à l'âne, ça va très vite, les sujets traités sont lourds, mais toujours
03:01vous le disiez, vous y tenez avec cette légèreté.
03:04Oui, je crois même que c'est une forme de miracle qu'on continue à pouvoir parler
03:10de nous, collectivement, en tant que nation, et puis de chacun d'entre nous, c'est
03:15un miracle qu'on puisse continuer à avoir de l'espoir et en rire.
03:18C'est-à-dire que, pour son cas en tout cas, pour ce personnage, quand je parle de
03:22l'islamophobie, du racisme, ce qu'on vit en fait en France aujourd'hui, qu'on continue
03:26à pouvoir rire et à pouvoir, je dis souvent, nous sommes miraculeux.
03:30Alors, il y a un extrait assez drôle à propos de l'islamophobie et de la montée du racisme.
03:35Donc, elle parle de son compagnon, enfin de son ex-compagnon qui s'est converti à l'islam.
03:39Je tiens à préciser que je n'ai rien à voir avec la conversion de Steve, c'était
03:43l'année antérieure à notre rencontre, pas la peine de me ficher S, sa décision
03:47résulte d'une longue réflexion personnelle, elle est même née d'un fort et inexplicable
03:52désir d'être arabe, il y a vraiment des gens qui cherchent la mierda.
03:55Derrière la formule et derrière cet humour, il y a quand même cette amertume tout au
04:01long du livre chez Doria.
04:02En fait, il y a un constat juste honnête, enfin ce passage c'est évident que ça veut
04:08juste dire, pas facile d'être un arabe en France aujourd'hui, et personne ne peut
04:11me contredire je crois.
04:13Mais vraiment, j'avais envie d'aborder ces sujets-là avec cet humour, aussi pour
04:19dire, voilà, je le répète, mais on continue de rire de nous, tous ensemble, de soi et
04:26ça c'est...
04:27Et même des sujets très sensibles, même des sujets qui fâchent, il y a un passage
04:31très marquant où Doria raconte comment des islamistes radicaux ont remplacé ces
04:3620 dernières années les médiateurs, les grands frères dans les quartiers, vous dites
04:41la place étant restée vacante, d'autres groupes d'influence se sont organisés, pas
04:45de t-shirts cette fois, mais des camises blancs, des Air Max, des longues barbes, eux aussi
04:49étaient des grands frères qui allaient à leur tour parler aux jeunes, même méthode,
04:52différents discours, et puis ces mêmes jeunes, ces mêmes fils dont les cervelles étaient
04:55en plein lavage, ont commencé à remettre complètement en question l'éducation religieuse
04:59de leurs parents.
05:00Vous le racontez du point de vue des parents musulmans qui se sont vus remettre en cause
05:05leur pratique religieuse par les enfants, ça c'est un point de vue assez rare qu'on
05:08lit peu, qu'on voit peu.
05:10Parce qu'on ne donne pas la parole aux gens qui sont concernés par les problèmes qui
05:13sont abordés, et c'est constamment le cas pour plein de sujets différents, et là d'ailleurs
05:18ce passage, au milieu de tout ça, il y a aussi avant ces grands frères-là, c'est
05:24aussi pour raconter le cynisme des politiques locales, par exemple, qui se sont servies
05:28de ces gens, et puis qui les ont abandonnés, je parle surtout de l'abandon de ces populations,
05:34de leur stigmatisation permanente, et moi j'avais envie aussi de récupérer de la même
05:38manière le point de vue et la voix, et de le raconter par notre prisme.
05:42Il y a des choses qui n'ont pas changé quand même en 20 ans pour Doria, et notamment cette
05:47rancœur, je ne sais pas si le mot est peut-être un peu fort, à l'égard de l'école.
05:50En tout cas c'est un traumatisme qui n'est pas refermé, qu'elle avait en tant qu'élève,
05:54et que maintenant en tant que maman, elle projette sur son fils, elle arrive en retard
05:57à l'école.
05:58Je pense qu'on est nombreux à l'avoir ! Mais alors pour le coup, elle ne vous ressemble
06:02pas tellement, parce qu'on a souvent dit que c'était votre alter-ego fictionnel,
06:05que vous, vous étiez l'excellente élève, qui devez beaucoup à vos professeurs, c'est
06:09la grosse différence l'école !
06:10Moi j'ai adoré l'école, malgré les conditions dans lesquelles j'ai été élève, parce
06:14que c'était dans un quartier difficile, avec pas beaucoup de moyens, etc, mais vraiment
06:18j'ai rencontré des professeurs extraordinaires, et je les aime de tout mon cœur.
06:21Donc on n'a pas du tout, et d'ailleurs c'est pas du tout mon alter-ego, on l'a dit beaucoup,
06:25mais absolument pas.
06:26C'est un peu facile de dire ça ! Il y a un autre fil rouge dans le roman, vous l'avez
06:30un peu dit, le sort des femmes, sa mère, sa tante, à Doria, abandonnée par leur mari,
06:36Doria elle-même, qui n'est pas heureuse avec son Steve, et sa belle famille jurassienne,
06:40ça donne des scènes de choc culturel très drôles ! En matière de féminisme, est-ce
06:46que les espoirs de Doria, et donc peut-être aussi les vôtres, se sont évaporés en 20
06:51ans ?
06:52Non, pas du tout.
06:54Seulement, je crois qu'elle a pris conscience de ce dans quoi elle était embarquée en
07:02tant que femme.
07:03Alors qu'il y a 20 ans, on vivait des choses qu'on n'avait même pas, je veux dire, conscientisées.
07:08Donc la différence aujourd'hui, c'est que d'ailleurs elle explore des choses qu'elle
07:11a expérimentées il y a 20 ans, et que je raconte dans le premier roman, par un prisme
07:16justement antisexiste, qui rend les choses un peu plus délicates.
07:20Avec le recul, 20 ans plus tard, comment vous avez vécu et comment vous analysez aujourd'hui
07:25le succès du premier bouquin en 2004 ? Je le rappelle, 400 000 exemplaires vendus, traduit
07:30en 26 langues, alors que je crois au début il avait été imprimé à 1 500 exemplaires.
07:34Il y a de quoi changer une vie, vous aviez 19 ans, je crois.
07:38Comment vous l'analysez avec 20 ans de recul ?
07:41Je crois qu'il y avait quelque chose peut-être de fédérateur.
07:45C'est toujours difficile d'analyser son propre succès, mais à la fois, je pense
07:52qu'il y a beaucoup de gens qui ont lu et aimé le roman pour de mauvaises raisons.
07:55Ah oui ?
07:56Oui, je pense.
07:57Mais moi ça me va, c'est pas grave, c'est comme ça.
07:59C'est-à-dire quelles mauvaises raisons ?
08:00On a fait de moi la représentante de beaucoup trop de monde.
08:06La fille de Cité qui écrit des livres ?
08:08Oui, et puis en fait, ça racontait aussi comment la France de l'époque avait des
08:11difficultés à regarder une fille arabe qui écrit.
08:14J'espère que ça a changé aujourd'hui.
08:15Maintenant, je ne suis plus une jeune fille, je suis une dame, j'ai 39 ans.
08:19C'était une anomalie aux yeux de certains ?
08:21Absolument, c'est un mot qui me va bien.
08:23Je suis toujours une anomalie, mais maintenant j'ai appris à vivre avec ça.
08:27Je suis plutôt fière d'être une anomalie.
08:29Et cette étiquette, vous en avez souffert après, pour vos livres suivants ?
08:34Oui, ça a été difficile parce que je n'ai pas l'impression que mon rapport à l'écriture,
08:38que mon amour de ça, ça n'a pas changé pour moi.
08:41Ça, c'est toujours la même chose.
08:42C'est la perception de moi et de ce que j'incarne, de ce que je représente, qui
08:45était compliquée à gérer pour une fille de 19 ans.
08:48Moi, j'avais simplement envie d'écrire des histoires.
08:50Et puis, j'ai dû expliquer ce que c'était la viancité, ce que c'était être un arabe,
08:53être un musulman.
08:54Et enfin, c'était beaucoup de responsabilité, mais ça racontait surtout, si je peux me
08:58permettre, et ce n'est pas vous personnellement que je mets en cause, mais votre
09:01perception de ce que je suis, ce que je représente.
09:04Donc, ça, ça met du temps à intégrer ça, à comprendre.
09:09Il y a la passion de l'écriture, de romans, mais aussi de scénarios.
09:14Ça, je crois que dans votre jeunesse, c'était même avant l'écriture de romans.
09:18Vous avez co-écrit la série, la mini-série Oussekine, sorti en 2022 sur la mort de Malik
09:23Oussekine. Il y en aura d'autres ?
09:24Il y a d'autres projets de scénarios ?
09:25Oui, il y en a d'autres.
09:27Vous voulez nous en dire un peu plus ?
09:28Pas encore, non.
09:30Je garde le mystère pour la prochaine fois.
09:31Bon, pour l'instant, il y a ce roman, Kif Kif, hier, qui est en librairie.
09:34Aujourd'hui, c'est chez Fayard.
09:37Merci beaucoup, Fayza Ghani.
09:38Merci infiniment de m'avoir reçu.

Recommandée