Tax Wars - La guerre des impôts

  • le mois dernier
Dans les pas d'experts militant pour la taxation des profits des multinationales, ce documentaire
explore façon "Star Wars" les enjeux planétaires du combat pour la justice fiscale qui gagne du terrain,
de l’Union européenne à la Zambie en passant par l'Inde et le Chili.
Ce n'est pas un parti révolutionnaire qui le proclame, mais le Fonds monétaire international :
les multinationales priveraient chaque année les États de près de 600 milliards de dollars
d'impôts légitimes en profitant de l'absence d'une régulation mondiale.

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00:00Pour faire face au réchauffement climatique et aux catastrophes qu'il engendre, à l'insécurité
00:15alimentaire, aux pandémies, à l'accroissement des inégalités, les gouvernements du monde
00:23entier ont désespérément besoin d'argent.
00:27Mais où le trouver ? Alors que les États croulent sous les dettes, les multinationales
00:35n'ont jamais été aussi riches.
00:37La plupart d'entre elles sont en effet passées maîtres dans l'art d'échapper aux impôts
00:46grâce à d'habiles montages fiscaux.
00:53Face à ces multinationales plus puissantes que de nombreux pays, la société civile organise
01:01la résistance.
01:02À la pointe de ce combat, choisis parmi les meilleurs experts internationaux, des chevaliers
01:09de la justice fiscale se battent pour faire disparaître ces pratiques déloyales d'optimisation
01:14fiscale.
01:15Des économistes, des juristes, mais aussi d'anciens responsables politiques, ils incarnent
01:28un nouvel espoir.
01:29Ils ont déjà réussi à faire tomber une partie des incroyables privilèges fiscaux
01:34dont jouissent aujourd'hui les multinationales.
01:36Une première victoire dans une guerre aussi ancienne que nos civilisations, la guerre
01:43des impôts.
01:44En quelques
02:14décennies, les multinationales ont pris le contrôle de l'économie mondiale.
02:18Elles ont bâti leur puissance en s'appuyant sur les paradis fiscaux, privant les autres
02:24états de ressources fiscales indispensables.
02:26Un vent de révolte balaie la planète.
02:30Plus rien ne justifie la toute-puissance des multinationales et la manipulation de
02:35leurs comptes.
02:36Comme dans la guerre des étoiles, l'histoire que nous allons vous raconter parle de justice,
02:42du combat d'un groupe de chevaliers contre les forces obscures de la mondialisation.
02:46Ensemble, ils ont formé la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale
02:55des entreprises, dont le sigle en anglais est ICRICT.
02:59Cette commission pour la justice fiscale réunit des économistes de haut vol, comme le prix
03:04Nobel d'économie Joseph Stiglitz, Thomas Piketty, l'auteur du best-seller mondial
03:09Le Capital au XXIe siècle, ou encore Jayati Ghosh, spécialiste des questions de développement.
03:15Leur objectif est très clair, obtenir que les multinationales payent enfin leurs impôts,
03:22comme tout le monde.
03:25Les gouvernements du monde entier ont désespérément besoin de financement, et l'augmentation
03:31des bénéfices des entreprises indique où se trouve l'argent.
03:34L'argent est dans la poche des grandes entreprises, les multinationales.
03:39On a un système qui est devenu profondément biaisé aux bénéfices des multinationales,
03:45ce qui est catastrophique pour notre contrat social.
03:48Tout comme un citoyen accepte de payer des impôts, les grandes entreprises, les multinationales
03:56aussi doivent accepter de payer des impôts.
03:58Les multinationales génèrent près de la moitié des échanges commerciaux dans le
04:08monde.
04:09Comment est-il possible qu'elles ne paient quasiment pas d'impôts sur les bénéfices ?
04:28La première étape de notre voyage dans la galaxie de l'évasion fiscale nous emmène
04:32en France, dans la ville de Belfort.
04:34Eva Jolie est l'un des membres fondateurs de la commission.
04:42Elle est née en Norvège, mais c'est en France qu'elle a fait l'essentiel de sa carrière.
04:48Elle a été juge d'instruction avant d'être élue deux fois au Parlement européen.
04:53Elle est aujourd'hui avocate.
04:55Elle a fait de la lutte contre l'évasion fiscale sa priorité.
04:59Là, je suis en route pour Belfort, ça concerne la façon dont les multinationales minimisent
05:11leur base imposable depuis des décennies dans le monde.
05:16Il s'agit de l'ancienne entreprise Alstom, qui a été très importante en France.
05:23Le TGV dans lequel nous sommes est une production Alstom, mais c'est aussi des turbines qui
05:30sont importantes dans les centrales d'énergie nucléaire.
05:33Et cette technologie de pointe française a été cédée dans des conditions très discutables
05:40à General Electric en 2014.
05:43Depuis le rachat d'Alstom Energy par l'entreprise américaine General Electric, les bénéfices
05:51se sont évaporés.
05:53Eva Joly a été contactée par les syndicats de l'entreprise.
05:56A leurs côtés, elle accuse General Electric de faire de l'évasion fiscale au détriment
06:02des salariés.
06:03Jusqu'à 2015, nous avions des centaines de millions de bénéfices et les salariés
06:12touchaient une prime de participation qui pouvait représenter un à deux mois de salaire.
06:17Avec l'évasion fiscale et le déficit artificiel, c'est une rémunération que les salariés
06:22ne touchent plus.
06:23Donc ça, c'est un impact direct dans le pouvoir d'achat des salariés.
06:27Les syndicats découvrent que General Electric a transféré les bénéfices d'Alstom Energy
06:34hors de France dans plusieurs paradis fiscaux.
06:37Des montages très classiques utilisés par toutes les multinationales.
06:41Pour commencer, la commercialisation des produits a été délocalisée en Suisse.
06:48Tous les bénéfices réalisés en France sont désormais comptabilisés en Suisse.
06:53Comment ?
06:54Grâce à une première technique d'optimisation fiscale sur ce qu'on appelle les prix de
06:58transfert.
06:59Prenons une pièce de rechange pour turbines réalisée à Belfort avec un coût de fabrication
07:06de 100 euros.
07:07Avant la délocalisation en Suisse, le site de Belfort vendait cette pièce au client
07:13final pour 400 euros, et réalisait donc un bénéfice de 300 euros.
07:20Désormais, la même pièce de rechange est vendue par Belfort au prix de 110 euros à
07:26la filiale suisse de General Electric, qui la revend ensuite 400 euros au client final.
07:32Résultat, l'usine de Belfort fait un gain de 10 euros seulement, tandis que General
07:39Electric réalise en Suisse un bénéfice de 290 euros.
07:43La même usine a produit la même pièce de rechange, mais désormais la quasi-totalité
07:49des bénéfices sont logés en Suisse, où ils ne sont pratiquement pas taxés.
07:53Et donc, tous les profits sont localisés en Suisse alors qu'il n'y a aucune substance
07:59économique en Suisse.
08:00Il n'y a pas d'usine, il n'y a pas d'ouvriers, il n'y a personne qui travaille sur le sujet.
08:03Deuxième astuce révélée par les syndicats, General Electric a logé en Suisse les bras
08:09brevets dont a besoin l'usine de Belfort.
08:12Désormais, à chaque fois que l'usine de Belfort produit une turbine, elle doit verser
08:17une redevance à l'entité détentrice des brevets en Suisse.
08:21Et enfin, troisième tour de passe-passe, Belfort doit désormais payer le droit d'utiliser
08:27la marque General Electric, enregistrée dans le petit état du Delaware, le paradis fiscal
08:32des Etats-Unis.
08:34Il est maintenant temps de dire stop à tout ça.
08:37Donc face à l'immobilisme de Bercy, contre la lutte en l'évasion fiscale, les syndicats
08:44ont choisi de saisir la justice pour faire respecter des règles.
08:47On voit qu'en réalité, le groupe a un déficit complètement artificiel.
08:54Le plus choquant, c'est qu'on fait payer des redevances à Belfort pour des brevets
09:01qui sont tombés dans le domaine public.
09:04C'est n'importe quoi.
09:06Si on ne truque pas les comptes, Belfort est à l'équilibre.
09:10Une plainte pour blanchiment de fraude fiscale a été déposée.
09:16Le site de General Electric a été perquisitionné par le Parquet national financier.
09:21General Electric n'est malheureusement pas un cas isolé.
09:26Toutes les grandes entreprises utilisent ce type de montage.
09:29Aucun État n'est épargné.
09:53À l'échelle de la planète, les pertes de recettes sont colossales.
09:58Près de 600 milliards de dollars, selon le Fonds monétaire international.
10:03On a reconstitué une sorte de système fiscal privilégié, enfin fait de privilèges,
10:10qui n'est pas sans rappeler les privilèges fiscaux qui pouvaient exister dans l'Ancien Régime,
10:17en France ou dans d'autres pays européens à la fin du 18e siècle,
10:22où vous aviez en gros, c'était l'aristocratie et le clergé
10:26qui échappaient légalement à l'impôt.
10:28Thomas Piketty est français, professeur à l'École d'économie de Paris.
10:34Les travaux de ce spécialiste des inégalités de revenus et de patrimoine
10:37ont inspiré toute une génération d'économistes.
10:40Donc on est censé être dans un monde très différent,
10:44mais de facto, on a un système fiscal où ces acteurs économiques,
10:49les publiciants, parviennent à échapper à l'impôt de droits communs,
10:52ce qui est évidemment catastrophique pour notre contrat social en général.
10:58En fait, c'est une énorme arnaque à l'échelle mondiale et nationale.
11:02Mais si suffisamment de gens comprennent que c'est une arnaque, on pourra changer les choses.
11:06Jayati Ghosh est indienne.
11:08Elle enseigne l'économie en Inde et aux États-Unis.
11:11Elle est régulièrement consultée par l'ONU sur les questions fiscales.
11:15À l'heure actuelle, c'est fait de manière si technocratique, jargonnante et compliquée
11:22que les gens se disent « on n'y comprend rien, on ne peut pas s'en occuper ».
11:26Et donc, on laisse ça aux experts.
11:29Pour y voir plus clair, un retour en arrière s'impose.
11:32Revenons au début du XXe siècle, aux origines du système fiscal mondial.
11:38Le système actuel de taxation des multinationales a été mis en place il y a près de 100 ans.
11:45Les capitalistes construisaient des choses dans leur pays, avec la main-d'œuvre de ce pays.
11:51Ensuite, ils vendaient les produits sur ce marché,
11:53ou alors ils les mettaient sur des bateaux pour les vendre ailleurs.
11:57Le constructeur automobile américain Ford produit à la chaîne ses modèles T
12:02qu'il exporte en pièces détachées par bateaux entiers.
12:05Les voitures sont ensuite assemblées en Europe.
12:08La mondialisation de l'économie fait ses premiers pas, tout comme les multinationales.
12:14Elles sont alors pour l'essentiel américaine ou européenne
12:17et se plaignent que les bénéfices réalisés à l'étranger puissent être taxés plusieurs fois.
12:22« Taxer les multinationales, c'est une question compliquée.
12:26Est-ce qu'on taxe dans le pays du siège social ?
12:29Est-ce qu'on taxe dans le pays de consommation, là où les consommateurs sont situés ?
12:34Est-ce qu'on taxe dans le pays où la production a lieu ? »
12:38Gabriel Zuckmann est français.
12:40Il est directeur de l'Observatoire européen de la fiscalité,
12:43dont les travaux ont révélé l'ampleur de l'évasion fiscale des multinationales.
12:47« Dans les années 1920, la Société des Nations, qui est l'ancêtre de l'ONU,
12:51commissionne quatre économistes pour qu'ils écrivent un rapport
12:54sur quelle est la meilleure façon de taxer les sociétés multinationales
12:58pour éviter les risques de double taxation. »
13:03C'est à Genève, au siège de la Société des Nations,
13:06que les envoyés des pays les plus riches s'entendent
13:08pour mettre sur pied le premier système fiscal international.
13:13En 1928, une série de conventions est signée
13:16qui donne aux filiales des multinationales un statut fiscal autonome.
13:20Elles sont considérées comme n'ayant aucun lien avec leur maison mère.
13:24Pour les multinationales, c'est le début du jackpot fiscal.
13:28Elles peuvent désormais manipuler leur comptabilité
13:31pour faire apparaître leurs bénéfices où bon leur semble.
13:34Autrement dit, là où ils ne sont pas ou presque pas taxés.
13:39« On a réussi à éviter ces doubles impositions, ces triples impositions.
13:43On a tellement bien réussi qu'en fait, dans beaucoup de cas aujourd'hui,
13:47il y a plutôt une non-imposition, imposition zéro.
13:50Parce que ce que les multinationales ont fait,
13:52c'est qu'elles ont délocalisé de façon artificielle leurs bénéfices
13:56dans des territoires où la fiscalité est faible ou nulle. »
13:59Les rares multinationales de l'époque sont d'autant plus incitées
14:03à délocaliser leurs bénéfices qu'avec la Seconde Guerre mondiale,
14:07les impôts vont fortement augmenter.
14:09Aux Etats-Unis, le taux d'imposition dépasse alors 50% pour les entreprises
14:14et pour les particuliers les plus riches, c'est encore plus.
14:18« Aux Etats-Unis, en moyenne, de 1930 à 1980,
14:21le taux supérieur de l'impôt sur le revenu appliqué sur les plus revenus atteint 81%.
14:25Non seulement ça n'a pas tué le capitalisme étatsunien, on s'en serait rendu compte,
14:30mais c'était même la période de prospérité maximale des Etats-Unis.
14:33Pourquoi ? Parce qu'en fait,
14:34la clé de la prospérité, c'est d'abord l'éducation.
14:38En l'occurrence, les Etats-Unis avaient une avance éducative considérable,
14:4180-90% d'une classe d'âge qui allait dans l'enseignement secondaire long
14:46dès les années 50, à un moment, on était à 20-30% en France, en Allemagne, au Japon.
14:51Et donc, cette très forte progressivité fiscale observée au milieu du XXe siècle,
14:57non seulement elle n'a pas tué la croissance,
14:59mais au contraire, elle a accompagné ce processus de l'impôt sur le revenu.
15:03Elle a accompagné ce processus de construction de l'État social
15:06qui voit la demande de la justice fiscale.
15:11L'élection de Ronald Reagan en 1980 va remettre radicalement en cause
15:15le pacte fiscal et social d'après-guerre.
15:19Le gouvernement n'est pas la solution à notre problème.
15:22Le gouvernement est le problème.
15:29Pour le président américain, il faut tailler dans les dépenses de l'État
15:33et réduire les impôts pour faire décoller l'économie.
15:42C'est le point de départ d'une course mondiale au moins disant fiscale.
15:46Les États vont se livrer à une concurrence acharnée
15:49pour attirer les investissements des entreprises.
15:52Résultat, en 40 ans, le taux moyen d'imposition des bénéfices a été divisé par deux.
15:59Mais en fait, c'est un jeu à somme nulle.
16:02Si je baisse mes impôts, mon voisin baisse les siens.
16:05Qui est le gagnant ? Les entreprises.
16:07Qui est le perdant ?
16:09Les gens ordinaires qui doivent payer davantage d'impôts
16:12parce que les entreprises ne paient pas leur juste part.
16:17Joseph Stiglitz est américain.
16:19Prix Nobel d'économie, c'est l'un des membres fondateurs de la commission.
16:24Pour lui, la concurrence fiscale est l'aspect le plus toxique de la mondialisation.
16:29Et bien sûr, si nous n'avons pas d'argent public, la société ne peut pas fonctionner.
16:39Après la France, deuxième étape de notre voyage, le Chili.
16:44Un pays qui, pendant des décennies, a fait la guerre aux impôts.
16:49Dans les années 70, avant même l'élection de Reagan ou de Thatcher,
16:53une poignée d'économistes convainquent le dictateur Augusto Pinochet
16:57de privatiser la plupart des services publics.
17:00On les appelle les Chicago Boys.
17:03Ils ont été formés à l'université de Chicago par Milton Friedman,
17:07un économiste à l'origine d'une thérapie de choc inscrite dans le marbre de la constitution chilienne.
17:14Au Chili, nous avons été le laboratoire des politiques néolibérales,
17:18dans lesquelles tout est privatisé.
17:20L'éducation, la santé et même la protection sociale.
17:25Magdalena Sepulveda est chilienne.
17:28Elle est avocate et a été rapporteure des Nations Unies sur l'extrême pauvreté et les droits de l'homme.
17:36Nous avons encore la constitution qui a été rédigée sous le régime de Pinochet.
17:42Et la constitution dit que c'est d'abord le secteur privé qui doit assurer l'éducation,
17:47la santé, la protection sociale ou l'eau courante, par exemple.
17:52Et ce n'est que s'ils ne peuvent pas, ou ne veulent pas le faire,
17:55que les services publics prennent le relais.
17:58Et c'est extrêmement néfaste, comme vous pouvez l'imaginer.
18:02Fin 2019, une hausse de quelques centimes du prix du ticket de métro enflamme le pays.
18:08Les Chiliens laissent exploser leur colère face aux inégalités.
18:12Les 1% les plus riches accaparent un quart des revenus du pays.
18:16Devant l'ampleur des manifestations, l'armée est envoyée dans la rue.
18:22En octobre 2019, la population, fatiguée par plus de 30 ans de politiques néolibérales,
18:30a exigé la garantie de ses droits économiques, sociaux et culturels.
18:34Les demandes portent sur la santé, sur l'éducation et sur les retraites.
18:43Au Chili comme ailleurs, le désengagement de l'État a eu un impact dévastateur sur les services publics,
18:49détruisant le lien social et alimentant les extrémismes.
18:55Sans impôts, il n'y a pas de société.
18:57La question de l'impôt, c'est vraiment la question philosophique, démocratique, principale.
19:03Sans impôts, c'est le chacun pour soi, c'est l'absence de lien social, l'absence de société.
19:10Tous les pays qui ont réussi à se développer, à devenir riches,
19:15c'est des pays qui ont réussi à construire des systèmes fiscaux
19:19avec des taux de prêvement obligatoires élevés, avec des ambitions élevées en matière de redistribution.
19:25Tax Wars, la guerre des impôts, c'est un affrontement entre deux visions du monde.
19:31La première affirme que les impôts freinent le développement économique.
19:35La seconde, qu'ils en sont le moteur.
19:41Ce qui est sûr, c'est que les multinationales vont connaître un essor fulgurant
19:45à partir de la fin des années 1980 et la mondialisation de l'économie.
19:50En 40 ans, leur nombre passe de quelques milliers seulement à plus de 120 000.
19:57Elles réalisent des milliers de milliards de dollars de bénéfices chaque année
20:01et la plupart ne paient quasiment pas d'impôts.
20:06En 2008, une crise financière d'une violence inouïe va finir par sortir les États de leur torpeur.
20:13La crise financière
20:36L'économie mondiale bascule dans la crise la plus sévère depuis le krach de 1929.
20:42Avec le choc de la crise financière mondiale, de nombreux mythes ont été brisés.
20:46Les gens se sont mis en colère et ont commencé à remettre en question les bases de l'économie mondiale
20:52et quels intérêts elles servaient.
20:55Et cette colère est devenue une pression politique.
20:58Et donc on a eu David Cameron, Royaume-Uni, qui était un membre de la droite conservatrice.
21:04Et Nicolas Sarkozy, en France.
21:19Ils ont été forcés, pour des raisons politiques, à commencer à parler de la nécessité d'augmenter les impôts.
21:24Et c'est comme ça que ça a commencé, par une série de gouvernements conservateurs
21:28subissant une pression politique pour augmenter leurs recettes.
21:33Les États se tournent vers l'OCDE, une organisation qui réunit les pays les plus riches de la planète.
21:38Pascal Saint-Amand est alors responsable du département sur la concurrence fiscale de l'OCDE.
21:43Pendant dix ans, il va piloter les négociations contre les pratiques d'évasion fiscale des multinationales.
21:49Quand la crise est intervenue, les chefs d'État et de gouvernement du G20,
21:53qui se sont réunis pour la première fois le 15 novembre 2008, ont dit
21:56« La taxation des multinationales a besoin d'une réforme.
21:59Les règles internationales ont été élaborées dans les années 1920.
22:03Et donc elles ne sont plus adaptées.
22:05Et il a fallu la crise financière internationale pour que l'ensemble des pays se réunissent.
22:10C'est ce qu'on a fait.
22:12C'est ce qu'on a fait.
22:14Et il a fallu la crise financière internationale pour que l'ensemble des pays se réveillent et disent
22:19« Il faut changer les règles. Il faut mettre fin aux paradis fiscaux. »
22:26Renforcer la transparence fiscale, prévenir les montages les plus agressifs,
22:30les intentions de l'OCDE sont louables, mais elles manquent cruellement d'ambition.
22:36Pour plusieurs ONG engagées contre l'évasion fiscale, cet immobilisme est inacceptable.
22:41Elles ont alors l'idée de créer une commission d'experts de stature mondiale
22:45qui pourrait porter leurs idées.
22:47C'est ainsi que va naître l'ICRICT, la Commission pour la justice fiscale.
22:51C'est le point de départ d'un nouvel espoir.
22:54En 2013, nous savions que l'OCDE mettait en place ce projet
22:59censé réformer la fiscalité internationale des entreprises.
23:02Ce qui nous inquiétait, c'est que ça se passait à l'OCDE,
23:06qui de fait est un club de pays riches.
23:09Ça signifie que les discussions allaient être dominées par les intérêts des pays riches.
23:14Et donc, on s'est réunis parce qu'on avait besoin de mettre en place
23:18une surveillance de leur activité et de développer une critique de l'OCDE.
23:23Et la réunion se passait dans un des pires endroits de la ville.
23:27On était 15 personnes dans une petite cave.
23:3015 militants en sueur dans une cave contre l'ensemble du G20 et de l'OCDE.
23:35On n'était pas sur un pied d'égalité.
23:38Donc, on avait besoin de personnalités de renommée mondiale
23:41pour formuler des idées alternatives.
23:44Deux ans seront nécessaires pour identifier et réunir des chevaliers
23:48capables d'engager le combat face à l'OCDE.
23:52En 2015, la Commission pour la justice fiscale, l'ICRICT, est née.
23:56Joseph Stiglitz et Jayati Ghosh en assurent aujourd'hui la présidence.
24:01Mon rêve serait que les multinationales ne soient pas en mesure
24:05d'imposer au gouvernement leurs façons de faire
24:08avec tous les dommages que ça peut causer aux économies.
24:12Mon rêve est d'imposer à l'OCDE
24:15et aux multinationales d'imposer leurs façons de faire
24:20Mon rêve est en fait très simple,
24:23que chaque entreprise paie sa juste part d'impôts.
24:26C'est un des principes de base de la justice sociale.
24:32Les idées sont des armes,
24:34et la Commission pour la justice fiscale n'en manque pas.
24:37Pour elle, rien ne sert de réformer un système à bout de souffle.
24:41Elle propose donc tout simplement de le révolutionner.
24:45Plutôt que d'essayer vainement de taxer les multinationales dans chaque pays,
24:49pourquoi ne pas taxer la totalité de leurs bénéfices réalisés dans le monde ?
24:53C'est ce qu'on appelle la taxation unitaire.
24:58L'idée de la taxation unitaire est très simple.
25:01Une multinationale se comporte comme une seule société.
25:04Elle ne dit pas il y a Google Inde,
25:06complètement différente de Google Pays-Bas ou de Google Irlande.
25:10Tout ça, c'est Google.
25:12Donc on devrait taxer l'ensemble comme une seule société.
25:15Facebook, par exemple, réalise en Inde 25% de son chiffre d'affaires, je crois,
25:19mais 2% de ses bénéfices.
25:21Alors on lui dit, vous faites ce chiffre d'affaires, vous avez tant de salariés,
25:25donc on va vous demander tel pourcentage de vos bénéfices mondiaux.
25:29Dès sa création en 2015,
25:31la Commission se bat pour généraliser ce système de taxation unitaire à l'échelle mondiale.
25:37Face aux multinationales,
25:39elle doit convaincre les dirigeants du monde de la nécessité d'une réforme fiscale.
25:44Et pour cela, elle doit d'abord mobiliser les citoyens.
26:03Nouvelle étape de notre voyage dans l'univers de l'évasion fiscale.
26:07L'Inde est un pays particulièrement apprécié des multinationales.
26:11Les géants du numérique, comme Apple, y réalisent des gains astronomiques.
26:16Mais sans surprise, ils n'y paient quasiment pas d'impôts.
26:23Jayati Ghosh sillonne le pays pour dénoncer les ravages de l'évasion fiscale
26:27et partager les idées de la Commission.
26:31Nous pensons qu'il est très important de mettre l'économie à la portée de tout le monde.
26:35Les politiques économiques sont trop importantes
26:38pour être laissées aux seuls responsables politiques ou aux technocrates.
26:45Merci, je suis contente d'être ici.
26:48Nous devons faire en sorte que le gouvernement
26:50ne soit pas uniquement à l'écoute de ses amis et des grandes entreprises.
26:55Il doit répondre à la population, aux besoins des jeunes, aux besoins des gens ordinaires,
27:00aux demandes de la jeunesse qui affirme avoir le droit à l'emploi.
27:04Le gouvernement n'a pas la volonté politique nécessaire,
27:06nous devons le forcer à avoir cette volonté politique.
27:09Je vous remercie.
27:17Les gouvernements ne se transforment pas en bons élèves
27:20parce qu'ils ont soudainement vu la lumière et décidé d'être sympathiques.
27:24Les gouvernements font bien les choses lorsqu'ils y sont contraints,
27:27lorsque la pression de l'opinion publique les pousse à changer.
27:31La délocalisation des bénéfices est un phénomène important dans de nombreux secteurs,
27:35mais il est extrêmement développé dans les entreprises du numérique
27:38parce qu'elles peuvent fournir leurs services sans avoir de présence physique.
27:42Elles n'ont pas besoin de bureaux sur place.
27:45Vous pouvez proposer du streaming, des logiciels,
27:48toutes sortes de divertissements sous forme numérique.
27:52Et donc, qui va vous taxer ?
27:54Il y a une solution très simple.
27:56Amazon, Google, toutes les multinationales se comportent comme une seule entreprise.
28:00Traitons-les comme une seule entreprise.
28:02C'est quelque chose qui est simple et facile
28:05et qui fera une différence fondamentale
28:07contre tous les impôts qui se volatilisent.
28:16L'État indien consacre à peine 2% de son budget
28:20au dépenses de santé.
28:22C'est l'un des budgets les plus faibles au monde.
28:24Pour ceux qui n'ont pas les moyens d'aller dans le privé,
28:27il faut souvent faire la queue plusieurs jours pour consulter un simple médecin.
28:31Les conséquences de ce système à deux vitesses sont dramatiques.
28:35L'espérance de vie des intouchables est de 15 ans inférieures
28:38à celle des castes les plus élevées.
28:42Les inégalités sont toujours néfastes, quel que soit le pays.
28:45Elles ne peuvent pas être éliminées.
28:47Les inégalités sont toujours néfastes, quel que soit le pays.
28:50Elles créent des sociétés injustes où il ne fait pas bon vivre.
28:53Mais le problème dans les pays en développement,
28:56c'est que les pauvres sont vraiment très pauvres.
28:59Et c'est grave, parce qu'il faut quand même un minimum de choses pour survivre.
29:03Si bien que le moindre accident de la vie
29:06ou la moindre baisse de revenus
29:08peut faire la différence entre la vie et la mort.
29:12Lorsque la Commission pour la justice fiscale voit le jour,
29:15l'espoir d'une réforme de la fiscalité internationale
29:18reste une perspective lointaine.
29:20Mais tout va changer
29:22avec la multiplication des scandales d'évasion fiscale
29:25de la décennie 2010.
29:35Premier scandale avec les LuxLeaks.
29:38Des journalistes révèlent que plus de 340 multinationales
29:41ont passé des accords secrets avec le Luxembourg
29:44pour réduire massivement leurs impôts.
29:47Les gens voyaient que les hommes politiques
29:50et leurs amis dans les milieux d'affaires faisaient d'énormes profits
29:53et ne payaient pas leur juste part d'impôts.
29:56Et donc les LuxLeaks et les Panama Papers
29:59ont permis au public de comprendre ce qui n'allait pas
30:02et qui ne payait pas ses impôts.
30:06Les révélations médiatiques s'enchaînent.
30:09LuxLeaks, OffshoreLeaks, SwissLeaks,
30:12Pandora Papers, Panama Papers,
30:15toutes ces enquêtes confirment que l'évasion fiscale
30:18atteint des proportions inouïes.
30:21Au printemps 2019, porté par la multiplication des scandales,
30:24l'espoir d'une réforme de la fiscalité des multinationales
30:27se concrétise pour la première fois.
30:30Réunis à Strasbourg, les parlementaires européens
30:33ont voté un ambitieux rapport sur l'évasion fiscale.
30:36C'est un très bon rapport qui reprend aussi
30:39les acquis de LuxLeaks et Panama Papers.
30:42Pour la première fois,
30:45nous critiquons les états membres de l'Union
30:48qui ne jouent pas le jeu
30:51et qui ont une politique de défiscalisation agressive.
30:54Le texte prévoit la mise en place
30:57d'une taxation unitaire des multinationales
31:00au sein de l'Union européenne.
31:03Il témoigne de la volonté des parlementaires européens
31:06de mettre fin au laisser-faire.
31:24Le texte est adopté à une très large majorité.
31:28Une menace pour les paradis fiscaux européens
31:31comme le Luxembourg et l'Irlande,
31:34déjà dans le viseur depuis plusieurs années
31:37de la commissaire à la concurrence Margaret Vestager.
31:40En 2016, elle s'est attaquée au montage d'Apple en Irlande.
31:43La commissaire fait valoir que les avantages fiscaux
31:46exorbitants dont a bénéficié l'entreprise
31:49constituent une aide de l'État irlandais
31:52et sont donc contraires aux règles de la concurrence.
31:55La commission européenne a adopté aujourd'hui
31:58une décision selon laquelle
32:01les avantages fiscaux d'Apple en Irlande sont illégaux.
32:04Ils en font remonter les bénéfices
32:07vers la succursale irlandaise
32:10puis vers le prétendu siège social de l'entreprise.
32:13Ce siège social n'était soumis
32:16à aucun impôt en Irlande ou ailleurs
32:19parce que ce prétendu siège social
32:22n'existait que sur le papier.
32:25Cela était possible en vertu de la loi irlandaise
32:28qui jusqu'en 2013 autorisait l'existence
32:31de sociétés sans domicile fiscal.
32:36Une société sans domicile fiscal
32:39qui encaisserait des bénéfices du monde entier
32:42mais ne paierait d'impôt nulle part,
32:45les multinationales en rêvaient, l'Irlande l'a fait.
32:48Apple a compris l'énorme potentiel
32:51de ces structures fantômes.
32:54Elle a donc créé plusieurs filiales selon ce modèle.
32:57ASE, AOE et AOI sont domiciliées
33:00à la fois en Irlande et au Bermude.
33:03Bref, dans un endroit au milieu de l'Atlantique
33:06qui n'existe pas et où on ne paie pas d'impôt.
33:09Apple fait remonter l'essentiel
33:12des bénéfices générés en dehors des États-Unis
33:15dans les comptes de ces sociétés fantômes.
33:18ASE et AOE font ensuite remonter
33:21la quasi-totalité de leurs bénéfices mondiaux vers AOI.
33:24Cette construction permet à Apple
33:27de ne pratiquement plus payer d'impôt en dehors des États-Unis.
33:30C'est ainsi qu'en 2011, les bénéfices regroupés dans AOI
33:33n'ont été imposés qu'à 0,05 %,
33:36une absence presque totale d'imposition
33:39qui choque aussi bien en Europe qu'aux États-Unis.
33:42Au Sénat américain, Tim Cook,
33:45le patron d'Apple, entouré de ses lieutenants,
33:48est convoqué devant une commission d'enquête.
34:15...
34:18...
34:21...
34:24...
34:27...
34:30...
34:33...
34:36...
34:39...
34:42...
34:45...
34:48...
34:51En Europe, Margaret Vestager a réclamé
34:54aux géants américains 13 milliards d'euros
34:57pour concurrence déloyale.
35:00Les 13 milliards d'euros que nous avons demandé à Apple
35:03de rembourser à l'État irlandais correspondaient,
35:06de notre point de vue, aux impôts qu'ils n'avaient pas payés.
35:10Mais Apple et l'Irlande contestent la décision
35:13devant la justice européenne qui, en 2020,
35:16annule la condamnation.
35:19Pour Margaret Vestager, c'est la douche froide.
35:24Le réveil est également brutal pour Eva Jolie.
35:27Le rapport sur l'évasion fiscale voté par près de 90 %
35:30des députés a fini sur une voie de garage.
35:33Torpillée par la commission européenne
35:36par l'ancien premier ministre du Luxembourg,
35:39Jean-Claude Juncker.
35:42C'est avec stupéfaction que j'ai appris
35:45que la commission baissait les bras.
35:48Je sais bien qu'au sein de cette commission,
35:51il y avait de la résistance.
35:54Mais je sais aussi qu'ils n'ont pas vraiment essayé.
35:57Et c'est ça qui n'est pas pardonnable.
36:01À l'OCDE, les négociations sur la réforme
36:04de la fiscalité des multinationales patinent.
36:07Faute de progrès, certains États décident
36:10de taxer unilatéralement les géants du numérique.
36:13Et c'est Paris qui ouvre le bal
36:16en votant en 2019 une taxe de 3 %
36:19sur leur chiffre d'affaires en France.
36:22De nombreux pays européens ont dit
36:25« Les géants américains du numérique
36:28nous volent nos recettes fiscales.
36:31Il faut qu'on les taxe. »
36:34Les États-Unis ont répondu en disant
36:37« Si vous les taxez, on va taxer votre vin. »
36:40Et c'est devenu un combat à l'ancienne.
36:58Nous appliquerons, quoi qu'il arrive,
37:01une taxation aux géants du digital en 2020
37:04parce que c'est une question de justice.
37:07Et je veux dire à nos amis américains
37:10que nous ne serons pas les seuls à le faire.
37:13Les entreprises, les grandes entreprises américaines
37:16notamment, ont dit « Ces mesures unilatérales,
37:19ce n'est pas bon, ça va nous coûter
37:22beaucoup plus cher qu'un accord multilatéral. »
37:25À la fin de la décennie 2010,
37:28les tensions autour de la taxation
37:31des multinationales grimpent d'un cran.
37:34Même les multinationales commencent
37:37à souhaiter une réforme.
37:40L'heure est venue de réinventer
37:43la fiscalité mondiale.
37:56En 2020, les négociations sur la fiscalité
37:59des multinationales s'accélèrent.
38:02La Commission y voit une opportunité
38:05pour faire avancer ses propositions.
38:08Après la taxation unitaire,
38:11il défend une deuxième idée,
38:14une idée aussi simple qu'efficace,
38:17la création d'un impôt minimum mondial.
38:20C'est-à-dire que les multinationales
38:24ne peuvent plus
38:27enregistrer des milliards de bénéfices
38:30aux Bermudes taxés à 0%.
38:33Tous les taux d'imposition ne sont pas acceptables.
38:360% pour les profits aux Bermudes,
38:39non, c'est trop faible.
38:42Les pays membres de l'OCDE défendent
38:45la création d'un impôt minimum mondial
38:48sur les bénéfices aux Bermudes.
38:51Les pays membres de l'OCDE
38:54défendent la création d'un impôt minimum mondial
38:57sur les bénéfices des multinationales.
39:00Reste à s'accorder sur un taux d'imposition
39:03qui permette de dégager un accord le plus large possible.
39:06Pour rallier les plus réticents,
39:09la France propose un taux particulièrement modeste.
39:12S'agissant du taux,
39:15nous proposons comme point de référence 12,5%.
39:18Les membres de la Commission affûtent leurs arguments
39:21à destination de l'OCDE.
39:24On va leur fournir des éléments pour négocier.
39:27Donc si on doit négocier, il faut viser le plus haut possible
39:30parce qu'ils finiront par adopter un niveau bien plus bas.
39:33Nous pensons qu'un taux minimum d'environ 25% est raisonnable.
39:36C'est le principe du marchandage.
39:39Si on dit 15, on aura 12.
39:42Et ça voudrait dire que les multinationales
39:45sont les entreprises nationales qui paient un taux beaucoup plus élevé.
39:48Ce n'est pas notre boulot
39:51d'expliquer que l'Irlande est la nouvelle norme.
39:54C'est absurde.
39:57Donc on dit 25. C'est une position de marchandage.
40:00Pour la première fois, c'est vrai,
40:03là en mars, avril 2021,
40:06on a entendu au plus haut niveau l'exécutif américain,
40:09donc Janet Yellen, la secrétaire au Trésor américain,
40:12dire qu'on n'accepte plus la concurrence fiscale.
40:15On va changer les règles du jeu.
40:28Ce soutien de la première puissance économique mondiale
40:31va donner un puissant coup d'accélérateur
40:34aux discussions au sein de l'OCDE.
40:37Après neuf ans de négociations,
40:40l'accord historique est validé par 136 pays.
40:43Les plus grandes puissances économiques le présentent
40:46lors du G20 de Rome en 2021.
40:49Il aura fallu un siècle pour remettre en cause
40:52le système mis en place dans les années 1920.
40:55Le chemin parcouru depuis le début des négociations
40:58est spectaculaire.
41:01L'accord repose sur deux piliers.
41:04Le premier reprend l'idée d'une taxation unitaire
41:08et le second, le principe d'un impôt minimum global.
41:11Pour la Commission et ses alliés,
41:14c'est une éclatante victoire de leurs idées.
41:17Quand vous teniez ce discours,
41:20ne serait-ce encore qu'en 2016, en 2017,
41:23tout le monde vous répondait
41:26« Mais c'est absurde, jamais il n'y aura un accord
41:29où vous aurez l'Irlande, les Bermudes, les États-Unis,
41:32la Chine, l'Inde,
41:35ils n'accepteront pas d'avoir un taux minimum. »
41:38C'est une vue de l'esprit.
41:41Il y a encore cinq ans,
41:44on était quelques-uns dans nos réunions
41:47à défendre cette idée, à dire qu'il faut écrire des rapports,
41:50à les expliquer aux journalistes,
41:53mais personne d'autre n'y croyait, ou presque.
41:56En 2015, personne n'imaginait
41:59qu'un taux d'imposition minimum verrait le jour.
42:02Je suis très fière que cette faille existe
42:05et qu'elle se soit ouverte.
42:08Des propositions qui jusqu'ici étaient considérées comme marginales,
42:11défendues par une bande de gauchistes,
42:14des doux rêveurs, sont désormais largement partagées.
42:17Comme par exemple,
42:20l'idée qu'on puisse taxer chaque multinational
42:23comme une seule entité.
42:26La taxation unitaire, c'est le premier volet de l'accord.
42:29Cette mesure revient à abolir les frontières,
42:32puisqu'elle va taxer l'ensemble des bénéfices
42:35générés par toutes les filiales d'une multinationale.
42:38Malheureusement, l'accord ne concerne pour l'instant
42:41qu'une centaine d'entreprises, les plus grosses et les plus rentables.
42:44Autre déception pour la Commission,
42:47seule une fraction des profits des multinationales,
42:50disons le sommet de leurs profits, est visée par la nouvelle taxe.
42:53Une fois ratifiée, elle devrait néanmoins générer
42:57qui seront redistribuées pour l'essentiel
43:00sur la base des ventes des multinationales dans chaque pays.
43:03Deuxième volet de l'accord,
43:06l'impôt minimum mondial.
43:09L'Union européenne a décidé de l'appliquer dès 2024.
43:12Désormais, les bénéfices des multinationales européennes
43:15seront taxés au taux minimum de 15 %
43:18quel que soit le pays dans lequel ils sont déclarés.
43:21Une multinationale française dont les bénéfices localisés
43:25aux Bermudes sont taxés à 0 %,
43:28devra verser les 15 % manquants au Trésor français.
43:31Autrement dit, les multinationales n'auront plus beaucoup d'intérêt
43:34à délocaliser artificiellement leurs profits
43:37dans des paradis fiscaux.
43:40C'est un changement conceptuel, philosophique, important.
43:43C'est un changement qui va avoir
43:46des traductions budgétaires, fiscales notables.
43:49Le CDE estime que ça ne va pas
43:53cette taxation minimale va rapporter de l'ordre de 200 milliards de dollars
43:56de recettes fiscales supplémentaires au niveau mondial.
43:59200 milliards de dollars,
44:02cette estimation est basée sur un taux d'imposition mondial de 15 %,
44:05loin des 25 % proposés par la Commission.
44:11Nous défendions un taux de 25 %.
44:14Ils ont choisi 15 %.
44:17Le risque, c'est que ce minimum ne devienne le maximum.
44:21Même si 15 %, c'est mieux que 0 %,
44:24il ne peut s'agir que d'une première étape.
44:27Quand une infirmière ou un médecin
44:30qui travaille la nuit dans un hôpital,
44:33en risquant sa vie dans un service Covid,
44:36est imposée pour ce travail à 20 %,
44:3930 %, et dans certains pays à 40 %,
44:42et qu'on demande aux plus grandes entreprises de la planète
44:45de ne payer que 15 %, c'est totalement injustifiable.
44:51L'accord de 2021 ménage les multinationales.
44:54Il laisse aussi de côté les pays en développement
44:57qui sont les grands oubliés de la réforme.
45:00Pour la Commission, c'est une situation intolérable.
45:12Ces négociations ont été lancées par l'OCDE,
45:15le Club des Pays Développés.
45:18Les pays en développement ont été autorisés
45:21à rentrer dans la salle de réunion,
45:24mais pas à s'asseoir à la table des négociations.
45:27Et donc, on est coincés dans cette situation
45:30où le seul véritable lieu de négociation
45:33est sous le contrôle de l'OCDE.
45:36Les pays riches continuent d'occuper la meilleure table
45:39où ils s'arrangent entre eux,
45:42pendant que les autres se contentent
45:45de s'occuper de la table des négociations
45:48dans un cadre inclusif.
45:51Inclusif, c'est un mot un peu passe-partout,
45:54mais 158 pays membres sur un pied d'égalité,
45:57avec un vrai respect des uns des autres,
46:00c'est quelque chose qui a changé la dynamique
46:03de la coopération fiscale.
46:06Le processus a été très mal géré
46:09par le secrétariat de l'OCDE, de manière très injuste.
46:12Parfois, les discussions généraient des tonnes de rapports.
46:15Les documents sortaient sans annonce préalable.
46:18Vous pouviez avoir un rapport de 800 pages
46:21et quelques jours seulement, ou même une seule journée,
46:24pour le lire. C'est insuffisant.
46:27Ce processus n'était vraiment pas le bon.
46:30Pour moi, ce n'était pas un processus inclusif,
46:33malgré son nom.
46:36Irène Owondji Odida est originaire d'Ouganda.
46:39Elle connaît depuis des années
46:42le pillage des ressources du continent africain.
46:45Depuis une quinzaine d'années environ,
46:48il est apparu clairement que les impôts et la fiscalité
46:51semblent être ce qui distingue les pays
46:54qui peuvent se développer de ceux qui ne le peuvent pas.
46:57Le problème, c'est que l'accord OCDE
47:00ne générera que très peu de recettes supplémentaires
47:03pour les pays du Sud.
47:06Toutes les études réalisées montrent
47:09que l'essentiel des bénéfices, je dirais 90 ou 85 %,
47:12vont aux pays développés.
47:15Et nous, les pays en développement,
47:18on a très peu.
47:21José Antonio Ocampo est Colombien.
47:24Économiste et membre fondateur de la Commission,
47:27il a été ministre de l'économie de la Colombie.
47:30De nombreux gouvernements de pays développés
47:33accordent beaucoup d'importance
47:36à ce que veulent les multinationales et les plus riches.
47:39Des attentes se sont donc exprimées
47:42pour que l'ONU devienne le lieu
47:45où sont élaborées les règles fiscales et financières mondiales.
47:48Le Nigeria a présenté une résolution
47:51au nom des pays africains
47:54demandant que ce soit l'ONU qui s'occupe
47:57de négocier une convention fiscale internationale.
48:00Avec l'opposition de plusieurs pays membres de l'OCDE,
48:03la résolution a été adoptée.
48:10C'est donc aux Nations unies
48:13que pourraient se poursuivre les débats
48:16sur la taxation des multinationales.
48:19Une victoire importante pour les pays en développement.
48:22Mais elle restera symbolique
48:25si les Nations unies ne se dotent pas des moyens nécessaires
48:28C'est aussi une victoire pour les membres de la Commission
48:31déterminées à poursuivre le combat en faveur de la justice fiscale.
48:34Avec une nouvelle priorité,
48:37faire en sorte que les très grandes fortunes,
48:40elles aussi, paient leur juste part.
48:44Aujourd'hui, les inégalités
48:47atteignent des niveaux incroyables.
48:50Les 1% les plus riches ont vu leur revenu triple.
48:53Concrètement, ce qu'on a fait pour les multinationales,
48:56il faut qu'on arrive à le faire pour les très grandes fortunes mondiales
48:59qui arrivent à complètement éviter l'impôt sur le revenu.
49:02Jeff Bezos, un certain nombre d'années,
49:05payait zéro impôt sur le revenu,
49:08même à un moment a reçu un chèque du trésor américain
49:11pour toucher des allocations familiales
49:14qui normalement sont réservées aux classes moyennes
49:17parce qu'il avait zéro revenu fiscal.
49:20Je sens qu'il y a une vraie prise de conscience du grand public
49:23et je suis très optimiste sur le fait que cette prise de conscience
49:26va se traduire en action.
49:30Je veux insister sur un message optimiste.
49:33Ce combat, non seulement il peut être gagné, mais il a été gagné historiquement.
49:36Il y a une marche vers l'égalité depuis la fin du XVIIIe siècle,
49:39qui continue au XIXe siècle, au XXe siècle
49:42et qui, je pense, va continuer au XXIe siècle.
49:45En pratique, ça passe souvent par des moments de crise,
49:48par des très fortes mobilisations.
49:51On a toutes les raisons de penser que ça va continuer dans cette direction.
50:21Sous-titrage Société Radio-Canada
50:51...
51:21...

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