Les dernières couches formalisant une peinture artistique

  • le mois dernier
Conférence donnée par Laurence Tardy sur les planches d'Etienne Trouvers, membres du Centre Français de la Couleur, lors de la journée inaugurale du GDR-CNRS APPAMAT le 18 juin 2024, Villeurbanne. Journée consacrée pour partie au travail de la dernière main de l’artiste, c’est-à-dire les réglages par glacis, frottis et vernis qui créent l’espace et l’atmosphère du tableau. L’extrème fragilité des équilibres peut se percevoir ; exemple : dans une image fixe, le point blanc, luisant de l’oeil, produit l’étincelle de vie. Avec cette conscience, ce 'trois-fois-rien et ce je-ne-sais-quoi' fondent l’expressivité et le sens de l’oeuvre pour le regardeur. A cette occasion, un appel est lancé pour des outils numériques de mise en évidence de ces propriétés.

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00:00Bonjour, dans le cadre de ce rassemblement APAMAT, nous parlons dans le cadre de l'inspiration,
00:09c'est-à-dire nature, art et histoire, et nous allons parler des dernières couches
00:14formalisant une peinture artistique.
00:17Étienne Trouvert, en tant qu'artiste visuel et peintre, a conçu toutes les visuelles,
00:26les photos, et a fait cette présentation, et moi je suis le son en tant qu'historienne
00:34de l'art.
00:35Pour parler justement de la stratification théorique pour une peinture à l'huile,
00:41s'entend la peinture à l'huile surtout pratiquée entre le XVIIe siècle et le milieu
00:46du XIXe siècle, nous avons fait une analogie avec la stratification d'une pâtisserie
00:54où les couches peuvent être très individualisées ou parfois se pénétrer les unes les autres,
01:01et comme nous parlons des dernières couches, nous parlerons surtout des couches allant
01:06de 7 à 12, le reste étant le support et la préparation pour la couche picturale qui
01:14elle va devenir assez solide dans le temps.
01:19Par contre, vous voyez qu'il y a des écritures blanches, ce sont les vernis légers, les
01:24vernis à retoucher, et ces vernis sont des couches transparentes, parfois légèrement
01:31colorées, parfois légèrement blanches, et le glacis participe de ces couches transparentes.
01:39Les autres, ce sont des peintures où les pigments sont plus nombreux et où il va y
01:46avoir naturellement un apport coloré plus fort.
01:51Ces couches de 7 à 12 sont les couches les plus vulnérables à chaque intervention car
01:58les solvants vont les dissoudre assez rapidement et peuvent continuer aussi à travailler après
02:08ces interventions, et ces interventions provoquent des enlèvements irrémédiables.
02:17Nous avons pris comme exemple le tableau de la jeune orpheline au cimetière de Gênes-de-la-Croix
02:24qui est une peinture à l'huile, vernis, sur toile, et dont l'atmosphère où vous
02:31le ressentez est une atmosphère dans laquelle le vernis lance, le climat légèrement jaune
02:40est important et le cadre doré y participe.
02:45Cette jeune fille est donc toute seule et elle implore le ciel, elle implore Dieu parce
02:55qu'elle est totalement isolée.
02:57Nous avons fait un essai, c'est-à-dire que l'on va vous faire une démonstration
03:04comment les rehauts de lumière ajoutent à la vie, à la compréhension finalement du
03:12sens du tableau, et c'est un mystère que ces blancs rajoutent.
03:17Donc sur le côté gauche vous avez le visage de la jeune fille auquel ont été enlevés
03:24les lumières que l'on va vous montrer, ça n'a pas été fait, c'est un jeu de
03:30démonstration.
03:31Les rehauts vont donc petit à petit changer l'apparence de l'œil et participer à
03:39la vie au sens même de l'œuvre.
03:42La petite touche blanche première en bas est le reflet de lumière sur la larme, le
03:49deuxième est beaucoup plus fin dans le coin de l'œil mais il participe de cette lumière
03:55due à l'humidité de l'œil, et le troisième rehaut est beaucoup plus fort, beaucoup plus
04:02épais et il va participer à la fois à la vie mais aussi, vous le remarquez, à donner
04:09le volume de l'œil.
04:11Et donc ces trois éléments, si on les enlève, s'il y en a absence, l'œil est beaucoup
04:18plus plat, il est sans vie, et donc toutes ces petites touches qui sont les touches finales
04:29dans un travail sont extrêmement importantes mais surtout très fragiles.
04:34Alors avec un filtre qui a accentué les contrastes d'ombre et de lumière, vous remarquez que
04:42cette troisième petite touche blanche dans l'œil est celle qui est extrêmement importante
04:49et le contraste entre la partie ombre et la partie lumière vont permettre de donner la
04:57forme, ce qu'on appelle le dessin de la forme spatiale, particularité de la peinture
05:03occidentale qui avec des jeux d'ombre et de lumière va accentuer, marquer ici presque
05:12le squelette enrobé de la peau humaine.
05:16Vous remarquerez le front avec son ombre et ensuite la porte de lumière qui va prendre
05:25le bord du front et aller jusqu'à la pommette et ensuite vous avez l'éclat de lumière
05:32dans l'oreille aussi qui est extrêmement important.
05:35Quand vous regardez maintenant à nouveau ce visage, vous pouvez noter à quel point
05:44ces petites touches de lumière sont importantes, dont particulièrement les petits traits blancs
05:50sur le nez et sur la narine qui vont participer à son relief et puis vous voyez qu'il y
05:57a l'ombre du front et puis tout d'un coup la lumière et là nous sommes dans des glacis
06:04et vous voyez particulièrement le glacis qui va prendre le haut du front et tourner
06:09tout autour de la mâchoire et ce glacis quand vous observez il est légèrement vert, couleur
06:17complémentaire du rose de l'incarnation et qui va exalter les teintes rouges et en
06:24même temps faire ressortir les lèvres, la pommette et vous voyez par contre que l'ombre
06:31est aussi avec des glacis verts sur le cou et donc ces matières, le glacis est proche
06:41du vernis, c'est une coloration très riche en vernis, en vernis très liquide qui se
06:51manipule avec beaucoup de délicatesse et qui est bien sûr extrêmement fragile.
06:57Vous avez peut-être vu dans la stratification que le vernis définitif se met au bout d'un
07:06temps, c'est parce qu'il faut attendre que toute cette matière de couleurs superposées
07:13avec des concentrations plus ou moins importantes de vernis, d'huile ou d'essence de térébenthine
07:21qui leur donne des fluidités différentes puissent devenir cohérentes à travers le
07:27temps.
07:28Et donc la construction spatiale est véritablement faite par les vernis et glacis dans ces périodes
07:36de peinture à l'huile et vous avez comme utilisation soit des vernis incolores qui
07:43vont s'oxyder plus ou moins dans le temps, vous avez des vernis ombrés qui ont des colorations
07:50naturelles, vous avez ici l'exemple de la résine mastique de l'île de Skios maintenant
07:59en grec, et puis vous avez aussi des vernis qui étaient utilisés avec des cuissons
08:07pour pouvoir déjà être pré-oxydés, presque colorés de façon plus forte.
08:15Ici le vernis participe de la diffusion de la lumière dans le ciel, les glacis vont
08:25permettre des nuances et vont permettre aussi d'intégrer la figure au paysage et ça
08:31c'est extrêmement important, la structure spatiale est construite par ces principes
08:41de touches extrêmement fines qui vont créer un climat, un climat coloré qui unifie.
08:51C'est pour ça que cette construction spatiale, très souvent délicate, est détruite dès
09:00que l'on intervient d'une façon ou d'une autre sur une œuvre.
09:04Ici on vous a mis la confrontation de la jeune orpheline au cimetière avec le tableau récemment
09:13des vernis des scènes des massacres de Skios.
09:17Vous voyez que l'ambiance colorée qui unifie le tableau a été déstructurée sur le détail
09:27bas à droite du tableau de Skios et vous avez un effet dégradé et vous vous rendez
09:34compte que les blancs qui ont été atténués, vous voyez tout à l'heure vous receviez
09:43la blouse blanche de façon très forte mais maintenant vous comprenez qu'elle est intégrée,
09:49unifiée au tableau alors que dans le massacre de Skios vous avez maintenant les blancs qui
09:57sont révélés en tant que blancs et le blanc est trop fort et Loticien disait que si les
10:05peintres n'utilisaient pas le blanc, s'il n'y avait pas de blanc, il y aurait beaucoup
10:11de meilleurs tableaux. Le blanc est naturellement la couleur qui est forte et peut provoquer
10:20des changements de plans. Ici, la carnation de la jeune fille, la jeune orpheline au cimetière
10:28est une carnation unie. En bas, vous remarquez que les femmes et particulièrement la femme
10:35morte, la peau est comme écartée par des blancs beaucoup trop forts ainsi que le dos
10:43du petit garçon. Là, vous avez un détail beaucoup plus grand. Vous remarquez que ce
10:49détail n'est pas photographié de face mais en biais. Procédé qu'utilisent les artistes,
10:57ils regardent souvent leur tableau de biais, parfois à l'aide de miroirs, de façon à
11:03voir si la construction des volumes est cohérente. Et là, vous remarquez que la construction
11:11spatiale a été chamboulée et que les blancs donnent une impression d'être beaucoup trop
11:22défoncés. Cela est particulièrement visible par exemple sur la jambe de l'homme mourant. Vous
11:30voyez que la ligne blanche sur la cuisse est trop visible et au lieu de donner le volume de la
11:39cuisse, elle va presque la couper en deux et les blancs des vêtements sont beaucoup trop éclatants.
11:46Je vous ai fait remarquer le petit garçon et là, vous pouvez vous rendre compte du problème de
11:55l'enlèvement de ces dernières couches qui donnent toute la saveur à un tableau. Ce sont
12:04ce qu'on appelle les retouches de la dernière main. Ici, nous parlons de frottis. Le glacis
12:11est transparent. Le frottis, c'est déjà une matière beaucoup plus opaque, beaucoup plus dense
12:17en couleur. Et vous voyez à quel point déjà sur la chevelure de l'enfant, la perte de certains
12:25frottis d'ailleurs clairs, enlève le volume de la chevelure et donc le volume de la tête. Et ce
12:33d'autant plus que vous constatez que le dos est beaucoup trop clair et donc il s'intègre moins au
12:41corps de l'enfant. De même, la jambe de l'enfant n'est plus posée sur les tissus. Cet enfant,
12:49à sa mère qui vient de mourir, est détaché du sein maternel. Et là, la jambe de l'enfant
12:58après restauration flotte. Certains peintres, quand ils ont vu ce détail, ont dit « on dirait
13:06un chien qui pisse ». Ils ont parfois des expressions très fortes mais qui donnent en
13:12image l'impression donnée par la peinture. Et là, vous voyez aussi dans la partie basse,
13:20combien de détails dans le vêtement ont disparu de façon irrémédiable. Plus personne à part
13:28Delacroix ne peut travailler ainsi ces glacis, ces frottis, ces petites retouches qui sont la
13:38vie du tableau. L'ensemble vu en noir et blanc enlève la séduction de la couleur et par cette
13:48séduction de la couleur, on oublie parfois que la construction d'un tableau est faite aussi par
13:56ses valeurs, c'est-à-dire le dosage de lumière et d'ombre. Le tableau avant restauration est sur
14:06la gauche et quand vous le comparez, ne serait-ce que le ciel. Vous voyez l'horizon. L'horizon est
14:14fondu avec le ciel parce que cet horizon est un horizon de mer. Nous sommes sur l'île de Chios.
14:20De l'autre côté, l'horizon est très linéaire, un peu plus comme on peut le voir par exemple
14:29d'une montagne. On oublie qu'on est dans un climat marin. Vous remarquez aussi que la présence
14:36du fond de la falaise est beaucoup plus forte d'un côté que de l'autre et donc le paysage
14:45est rabattu vers nous. Dans le tableau avant restauration, le ciel semble tomber sur les
14:57habitants en souffrance. Dans l'autre, c'est comme un rideau. La profondeur a disparu ce qui
15:05fait que le groupe humain n'est plus intégré au paysage, il est emmené comme détaché,
15:11comme détouré, qui est une façon de travailler à l'heure actuelle. Alors, il existe des filtres
15:20qui permettent là aussi de mettre en évidence la différence des dessins. Vous notez que je vous
15:31ai parlé du ciel. Tout à l'heure, vous pouviez le voir comme plus intégré entre nuages et aspects
15:40bleus du ciel en une unité. Après restauration, le bleu est trop présent, il n'est plus dans la
15:48même valeur, le bleu du ciel et les nuages ne sont plus sur le même plan. Ensuite, vous remarquez
15:56que la présence du paysage aussi est très différente et au lieu que le groupe humain soit
16:03uni par un dessin de lignes qui se suivent, la restauration a détouré les personnages,
16:11les a mis en individualité trop forte. Alors, une question se pose, c'est comment mettre en
16:18évidence les différences dues au temps, au changement des tableaux aussi après restauration ?
16:29En 1963-65, un tableau de Georges Delatour, c'était l'époque de la redécouverte de Georges Delatour,
16:37a été restauré et ils ont fait disparaître par usure les frottis sombres. Et vous remarquez que
16:47dans le tableau, l'enfant Jésus adoré par les bergers est comme une graine de lumière à
16:53l'intérieur d'une main et que l'ombre environnante englobe les personnages. Et vous voyez complètement
17:04sur la droite une image d'un différentiel entre l'état au-dessus et l'état en dessous. Vous voyez
17:13que l'ombre portée, ce qui était une des particularités de la peinture occidentale,
17:19l'observation des jeux de l'ombre et de la lumière pour construire la mise en plan, la mise en espace
17:27et traduire la présence de l'air entre les éléments. Vous voyez que dans la partie basse,
17:34cette structure de l'ombre portée a été effacée. Donc, il nous faudrait trouver des moyens pour
17:45mettre en évidence de façon plus précise et mieux caractériser ce qui se passe entre deux états,
17:53que ce soit l'usure du temps ou l'usure des interventions sur les œuvres. Le nettoyage de
18:03la voûte de la chapelle Sixtine avec le travail de Michel-Ange a aussi été quelque chose d'extrêmement
18:13fort dans la modification de la perception de l'œuvre. Ils ont enlevé le noir de fumée en
18:21pensant que c'était peut-être les chandelles qui l'avaient mis, mais ce noir de fumée est utilisé
18:26pour fabriquer l'encre de Chine. Donc, Michel-Ange, on le sait, a travaillé un peu en secret à une
18:35reprise de son travail. Regardez le couple d'Adam et Ève qui est sur le côté droit. Vous voyez que
18:44l'ange qui les fait sortir du paradis a un bras très puissant en haut, beaucoup moins en bas. Par
18:56la lumière, Adam projette une ombre sur Ève avec un éclat de lumière sur le visage, dernier éclat
19:05qui reste. En bas, ils sont séparés, ils ne sont plus unis par cette ombre projetée et l'ombre de
19:12leur corps et de leurs jambes n'est plus du tout dessinée au sol. Ils sont moins intégrés au
19:18paysage et maintenant une lumière aussi les sépare, une lumière plate alors qu'elle participait au
19:27lueur du ciel. Il y a eu des essais de mise en évidence par Étienne Trouvert de ces manques
19:35qui se sont faits entre l'état avant, l'état après restauration et un essai de mise en évidence
19:44du différentiel. Et là, vous remarquez que le dessin de l'oreille a disparu, son volume n'est
19:53plus, ils ont enlevé des lumières mais ils ont surtout enlevé complètement l'ombre à l'intérieur
20:00de l'oreille. Le visage d'Adam est très expressif avec une douleur forte en bas, il devient un visage
20:09ombre et lumière beaucoup trop marqué et surtout la lumière de son œil, c'est-à-dire la vie,
20:18a disparu. Et vous remarquez que le différentiel note aussi ces manques. Et puis enfin sur des
20:27parties que les gens regardent moins, vous voyez aussi une perte de dessin extrêmement importante.
20:34Vous avez des glands avec des feuilles de chêne et vous remarquez que les glands perdent de leur
20:41volume, que les feuilles de chêne n'ont plus leur nervure et que le dessin qui les met en
20:48évidence, qui les met en relief a disparu lui aussi. Et c'est pour ça que nous avons lancé
20:57notre appel du 18 juin, puisque nous sommes réunis ce jour-là, pour demander que des
21:07scientifiques se penchent sur les mutations esthétiques qui sont opérées sur les peintures
21:15car elles deviennent exponentielles et puis il est intéressant de pouvoir comprendre ce qui
21:24existait, ce qui est enlevé, et de faire une troisième image. C'est ça qui est important de
21:31la différence, de façon à pouvoir étudier ce qui a été transformé et travailler à la restitution
21:40de la forme, du dessin, de la valeur et des couleurs en une des hypothèses de restauration
21:50numérique. Et ces restaurations plus ou moins virtuelles permettraient de mieux
21:56comprendre les œuvres. Je vous remercie de votre attention.

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