• il y a 6 mois
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Michel De Jaeghere, historien et fondateur et directeur du Figaro Histoire, répond aux questions de Dimitri Pavlenko. Ensemble, ils reviennent sur les commémorations du Débarquement et s'interrogent sur la place du D-Day dans la mémoire collective.
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Transcription
00:00Il est 7h12 sur Europe 1, Dimitri Pavlenko, vous recevez ce matin le directeur du Figaro Histoire, Michel de Gégère.
00:07Bonjour Michel de Gégère, bienvenue sur Europe 1.
00:10Que reste-t-il encore à dire 80 ans après le débarquement de Normandie dans un numéro spécial du Figaro Histoire consacré au jour le plus long ?
00:18Michel de Gégère, vous vous interrogez sur la place aujourd'hui du D-Day dans notre mémoire alors que les derniers vétérans auront bientôt tous disparu.
00:27Comment cet événement est aujourd'hui forcément instrumentalisé alors que deux guerres sont en cours en Ukraine et à Gaza ?
00:33Est-ce qu'on fait encore la guerre aujourd'hui comme en 1944 ? Est-ce que ce qui était acceptable hier l'est encore ?
00:39Toutes ces questions on va se les poser ensemble. Je voudrais d'abord vous demander ce que vous avez vu hier lors notamment de la cérémonie internationale
00:45qui a fait suite à d'importantes reconstitutions du débarquement. On a vu des soldats descendre les pieds dans l'eau jusqu'à la plage en début de journée notamment.
00:55J'ai trouvé que dans l'ensemble c'était assez beau et assez digne. Il y avait un petit côté festival de Cannes sur les ruines, dans l'arrivée des dirigeants sur un tapis rouge
01:03et les grandes embrassades des grandes semondes. Un petit côté carnaval avec les reconstitueurs qui se baladent en uniforme devant des retraités avec des petits drapeaux.
01:14Mais dans l'ensemble j'ai trouvé que le discours d'Emmanuel Macron était de bonne qualité et que l'ensemble de la reconstitution avait de l'allure.
01:21Mais quelle place ce débarquement de Normandie ? Parce qu'il y eut d'autres débarquements quand même pendant la seconde guerre mondiale
01:28mais celui-ci occulte tous les autres. C'est un peu l'arbre qui cache la forêt de la guerre.
01:32Quelle place le D-Day occupe-t-il selon vous dans la mémoire nationale ? Pourquoi cet événement nous fascine-t-il autant ?
01:38C'est la plus grande opération militaire peut-être de tous les temps dans la plus grande des guerres que l'Europe ait connue.
01:47En même temps c'est le début de la libération de notre territoire après une occupation particulièrement cruelle donc c'est tout à fait normal qu'il occupe une place immense.
01:57Maintenant c'est vrai que ce qui nous guette c'est peut-être un peu une hypertrophie de la mémoire.
02:02C'est-à-dire que l'histoire de la deuxième guerre mondiale nous habite d'une façon normale et légitime mais on finit par tout analyser
02:10comme si toute situation nouvelle devait être une reproduction de la deuxième guerre mondiale.
02:16Vous voyez par exemple il y a cette espèce de syndrome de Munich où dès qu'on est devant une crise internationale
02:22il y a l'angoisse de tout le monde de ne pas reproduire les erreurs de Munich.
02:27L'idée que toute guerre est un grand affrontement du bien et du mal, le nazisme ayant incarné le mal absolu.
02:33On a l'impression que tous nos adversaires sont destinés à être assimilés, à se passer avec le bien, nous, face au mal les autres.
02:42Rappelez-vous la guerre du Golfe, Saddam Hussein c'était Hitler, ensuite nous avons eu Milosevic qui était Hitler, puis nous avons eu Assad qui était Hitler,
02:52maintenant nous avons Poutine qui est Hitler et demain nous aurons peut-être si la Chine envahit Taïwan on nous dira que Xi Jinping est Hitler.
02:59Je pense que la deuxième guerre mondiale écrase un petit peu tout raisonnement et nous fait perdre peut-être de vue que la politique internationale
03:07c'est le choc violent d'intérêts nationaux et pas forcément un combat eschatologique du bien contre le mal
03:15et qu'on devrait réfléchir à d'autres épisodes de l'histoire, par exemple l'engrenage qui a mené à la guerre de 1914-1918,
03:23le grand suicide européen par le jeu des alliances, c'est un autre exemple historique qui mérite d'être médité et qu'on ne médite jamais,
03:29est un peu écrasé par cette domination de la deuxième guerre mondiale.
03:34Alors vous rappelez dans ce beau texte qui paraît, dans le Figaro Histoire...
03:38C'est le Figaro hors série, c'est un cousin du Figaro Histoire.
03:41Oui, le genre le plus long, il est très facile à identifier.
03:45Vous rappelez ce que disaient Jean Monnet et Jacques Delors, l'Europe c'est la paix, l'Europe c'était la mise hors la loi de la guerre,
03:51c'est au cœur du projet européen, il y avait cette idée que l'Europe s'interposerait dans les tensions qui naîtraient peut-être toujours entre la France et l'Allemagne.
03:59Or j'ai eu cette impression, très personnelle, peut-être que ce n'est pas du tout celle des auditeurs,
04:04que les reconstitutions dans les eaux de la Manche et sur les sables normands hier avaient des petits airs de répétition générale,
04:09comme s'il y avait une sorte d'intention pédagogique de rappeler les gestes de la guerre,
04:14après que le président a tout de même parlé Emmanuel Macron mercredi de l'esprit de sacrifice,
04:20ce sont des mots extrêmement forts Michel de Geger, là on fait peut-être le passage d'entre l'histoire à la mémoire,
04:26la mémoire étant un peu cette instrumentalisation de l'histoire au service du présent.
04:29Oui, alors tout ce que le président de la République a dit sur l'esprit de sacrifice,
04:34surtout il parlait devant les troupes du 1er RPIMA et sur la transmission, si vous voulez, de l'exemple héroïque des soldats impliqués dans le débarquement
04:44à nos forces aujourd'hui qui peuvent être impliqués dans des conflits, tout ça est légitime.
04:50Maintenant il y avait un côté Kermesse héroïque, un côté guerre fraîche et joyeuse dans cette reconstitution,
04:57parce qu'on sait que le débarquement a débouché sur la libération de la France,
05:01mais enfin le président l'a rappelé d'ailleurs, ça a été à un prix très cruel,
05:05la bataille de Normandie, les bombardements alliés sur la Normandie, c'est entre 20 et 35 000 morts,
05:12c'est-à-dire que c'est Gaza en plus.
05:15Plus tous les morts civils avant le débarquement même.
05:19Oui, l'ensemble des morts civiles par bombardements alliés, on les estime aujourd'hui entre 60 et 70 000.
05:24Donc il faut quand même se rappeler que la guerre c'est quelque chose de cruel et de tragique,
05:31et pas seulement quelque chose d'héroïque.
05:33Alors vous dites aussi, j'ai trouvé ça très intéressant, que le débarquement,
05:37il y a cette image, l'héroïsme qui est mis en avant, l'espèce de déluge matériel aussi qu'a été le débarquement,
05:45l'immense succès logistique que ça a représenté,
05:49mais c'est aussi une manière de faire la guerre qui est tout sauf conforme
05:53à la conception traditionnelle que nous avons de la guerre,
05:56et d'ailleurs vous faites le parallèle avec l'Ukraine,
05:57vous dites la manière dont les alliés aujourd'hui, les occidentaux, soutiennent militairement l'Ukraine,
06:02on est à l'opposé totalement de ce qu'a été le débarquement.
06:06Il y a deux choses, c'est bien que la guerre moderne a un peu pulvérisé les catégories de la guerre juste,
06:14puisque si vous voulez, la pensée occidentale a développé une théorie de la guerre juste,
06:19comme quoi la guerre était légitime quant aux intérêts vitaux d'un pays,
06:22ses ressortissants, son territoire était menacé,
06:26et les chances de succès pour qu'une guerre soit légitime devaient être raisonnables,
06:33et la proportion entre les pertes et les destructions que l'on allait faire,
06:38et le gain qu'on allait en tirer devait être acceptable.
06:42C'est évident que la guerre moderne, avec les bombardements de masse, a pulvérisé toutes ces catégories,
06:49et ce qui fait que d'ailleurs, la question pour le débarquement s'est posée.
06:54Est-ce que ça valait le coup ?
06:55Un certain nombre de...
06:57Par exemple, Churchill, contrairement à ce que l'on raconte,
06:59n'était pas du tout emballé par le débarquement de Normandie.
07:02Lui, il aurait été beaucoup plus pour une poursuite de la campagne d'Italie,
07:06vous savez que les français, l'armée d'Afrique et les alliés étaient à Rome,
07:10il y avait un projet de débarquement en Dalmatie qui aurait permis
07:13une percée pour aller sur Vienne et sur Berlin directement,
07:18mais c'est Staline qui a insisté pour que le débarquement se fasse le plus à l'ouest possible,
07:22de telle manière que ses troupes soient soulagées,
07:25et puissent avancer le plus possible en Europe, et arriver à Berlin les premiers.
07:29Ce qui fait que paradoxalement, ce débarquement qui pour nous est le symbole de la libération de la France,
07:33est aussi...
07:34Une opération tellement évidente !
07:35Une opération évidente, est aussi l'opération qui a permis l'occupation de l'Europe de l'Est
07:38pendant un certain nombre de décennies.
07:42Donc si vous voulez, quand le Président de la République dit
07:44qu'il faut garder la leçon du débarquement,
07:47Poutine aujourd'hui trahit l'esprit du débarquement,
07:50le débarquement c'est le débarquement d'une armée alliée qui est alliée à Staline,
07:54qui lui-même a envahi la Pologne, a envahi la Finlande, a envahi les Pays-Bas,
07:58a affamé l'Ukraine, a installé un régime totalitaire, un régime de terreur,
08:02et on s'est alliés avec lui parce que c'était nécessaire pour vaincre Hitler.
08:05Donc si vous voulez, cette espèce de réduction à un combat du bien et du mal
08:09me paraît aplanir la complexité des choses.
08:11Alors, elle est peut-être nécessaire dans un travail de mémoire
08:15pour exalter l'héroïsme, pour exalter la liberté,
08:17le problème c'est lorsque l'on plaque cette simplification
08:20sur l'analyse des situations contemporaines, des situations actuelles,
08:23et qu'on veut s'inspirer d'une histoire exagérément simplifiée
08:26pour régler les problèmes complexes de l'heure.
08:27Voilà, et bien pour restituer toute la complexité de cet événement,
08:31je vous invite à lire le numéro hors-série du Figaro Histoire
08:34sur le jour le plus long.
08:35Merci d'être venu au micro d'Europe 1, Michel de Geyser.
08:38Merci beaucoup à vous.
08:39Merci à vous, bonne journée.

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