TVL vous propose de retrouver les chroniques littéraires réalisées par Olivier Maulin pour TVL en 2023-2024. C’est en 2006 qu’Olivier Maulin a publié son premier roman et a commencé à écrire pour la presse. Il est aujourd’hui le critique littéraire de Valeurs actuelles. Pour TVL, il a tenu à nous faire découvrir des auteurs oubliés ou des livres passionnants mais passés de mode ou d’actualité. Sur le ton de la conversation, Olivier Maulin nous présente sa bibliothèque idéale.
Pour compléter cette émission, TVL vous invite à découvrir l’entretien qu’Olivier Maulin vient d’accorder à la chaîne pour évoquer son recueil de chroniques d’exploration de la société française : "La République des copains". L’écrivain porte un regard incisif et caustique sur les années politiques allant de 2012 à 2016. En parcourant cette période de plus de "dix ans d’âge", le lecteur est stupéfait par la très grande actualité des thèmes évoqués et la très grande résonance avec les événements de 2024. Olivier Maulin passe en revue des personnalités politiques de première importance comme Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon et François Hollande, deux hommes politiques brocardés avec talent. L’écrivain insiste aussi sur des thèmes de débats actuels comme l’islamisme, les atteintes à la liberté d’expression ou la République des copains. L’ouvrage cache aussi une véritable et vibrante profession de foi avec la dénonciation du capitalisme absolu "qui détruit tout et déroule sous nos yeux le cauchemar américain mondialisé".
Pour compléter cette émission, TVL vous invite à découvrir l’entretien qu’Olivier Maulin vient d’accorder à la chaîne pour évoquer son recueil de chroniques d’exploration de la société française : "La République des copains". L’écrivain porte un regard incisif et caustique sur les années politiques allant de 2012 à 2016. En parcourant cette période de plus de "dix ans d’âge", le lecteur est stupéfait par la très grande actualité des thèmes évoqués et la très grande résonance avec les événements de 2024. Olivier Maulin passe en revue des personnalités politiques de première importance comme Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon et François Hollande, deux hommes politiques brocardés avec talent. L’écrivain insiste aussi sur des thèmes de débats actuels comme l’islamisme, les atteintes à la liberté d’expression ou la République des copains. L’ouvrage cache aussi une véritable et vibrante profession de foi avec la dénonciation du capitalisme absolu "qui détruit tout et déroule sous nos yeux le cauchemar américain mondialisé".
Category
🗞
NewsTranscription
00:00:00Générique
00:00:23C'est l'un des écrivains les plus mystérieux qui soit.
00:00:27On ne connaît avec certitude ni sa date de naissance, ni son lieu de naissance, ni sa
00:00:31nationalité, ni même sa véritable identité.
00:00:34Il se faisait appeler Otto Feig, né à Schwebus, en Allemagne, le 23 février 1882, mais aussi
00:00:43Traven Torsvann, né à Chicago le 5 mars 1890, voire Al Kroves, le nom sous lequel
00:00:50il s'est marié au Texas.
00:00:52Quelques jours après sa mort, le 26 mars 1969, à Mexico, on apprenait par sa femme
00:00:59que celui qui signait ses livres B, Traven, avait été ce révolutionnaire connu en Allemagne
00:01:05sous le nom de Rhett Maruth, membre de la République des conseils de Bavière de 1918-1919,
00:01:12qui réussit à s'évader avant son procès et fut longtemps recherché pour haute trahison.
00:01:17Voici qui explique un peu mieux le labyrinthe de ces pseudonymes.
00:01:21B.
00:01:22Traven était un fugitif.
00:01:24Durant 4 ans et demi, il commence par errer sous divers noms dans toute l'Europe, tirant
00:01:31de cette expérience la matière d'un superbe premier roman, Le vaisseau des morts, publié
00:01:37en 1926, qui connaît un succès immédiat en Allemagne.
00:01:42Deux ans auparavant, le 17 avril 1924, il réussissait à embarquer sur un cargo à
00:01:48destination du Mexique.
00:01:50Il débarque sans le sou, travaille dans la cueillette du coton et dans le forage des
00:01:54puits de pétrole à Tampico, donne un temps dans l'arboriculture près d'Acapulco,
00:02:00avant de se marier et de s'installer à Mexico en 1957.
00:02:04L'installation dans ce pays et la découverte de la condition des Indiens du Chiapas va
00:02:10dès lors devenir la matière première de ses romans.
00:02:12Si ses premiers livres sont écrits en allemand, B.
00:02:16Traven écrira bientôt en anglais, puis en espagnol à partir des années 40.
00:02:22Son livre le plus connu, Le trésor de la Sierra Madre, a été adapté au cinéma en
00:02:271948 par John Huston.
00:02:28En 1929, il publie Rosa Blanca, un roman qui se déroule au nord de l'état de Veracruz
00:02:37dans les années 1920.
00:02:38Rosa Blanca est le nom d'une petite hacienda, une exploitation agricole, où vivent une
00:02:44soixantaine de familles indiennes.
00:02:46Ils cultivent la terre, vivent pauvrement mais librement, selon les usages ancestraux,
00:02:52nous dit B.
00:02:53Traven.
00:02:54Tout autour de cette hacienda, les terres regorgeant de pétrole ont été progressivement
00:02:59rachetées par une compagnie américaine, la Condor Oil Company, qui entend désormais
00:03:06acquérir la Rosa Blanca pour y forer des puits.
00:03:09Problème, les Indiens se considérant comme les gardiens de la terre de leurs ancêtres
00:03:14n'entendent vendre à aucun prix, en dépit de la somme extraordinaire que leur propose
00:03:20la compagnie.
00:03:21Incapable de comprendre cet attachement irrationnel à leur terre, qu'elle met sur le compte
00:03:27de l'ignorance, la compagnie fera tout pour les séduire et leur forcer la main.
00:03:32Rosa Blanca est un roman tout sauf manichéen.
00:03:37Mister Collins, le président de la Condor Oil Company, n'est pas exactement un salaud.
00:03:41Il est persuadé que tirer ces paysans de leur mode de vie primitif et leur permettre
00:03:47d'accéder au progrès, envoyer les enfants à l'école et leur permettre de vivre selon
00:03:51les règles de l'hygiène moderne par exemple, il est persuadé que ce sera pour eux une
00:03:55véritable libération et un bienfait.
00:03:57Mais lorsque la hacienda finit par être vendue, c'est bien sûr la désillusion.
00:04:03La terre est saccagée par les chenilles des camions, couverte de dériques, les familles
00:04:08sont séparées, les paysans transformés en salariés corvéables et délocalisables
00:04:14qui finiront du reste par rejoindre le prolétariat des villes quand les puits tariront.
00:04:19La grande libération se termine par un grand déracinement dans la misère.
00:04:25C'est donc une magnifique parabole du progrès et de la liberté à l'ère du capitalisme
00:04:30triomphant que nous propose B.
00:04:33Traven.
00:04:34Un capitalisme qui, au nom de la liberté, tue la liberté.
00:04:37Celle que les hommes ont mis des siècles à bâtir, la sage liberté faite d'équilibre
00:04:42et de mesure et non d'appétit insatiable et de démesure.
00:04:45Une leçon d'autant plus captivante qu'elle émane d'un véritable socialiste, mais
00:04:51d'un socialiste que l'idéologie progrès n'a pas encore aveuglé.
00:04:55Les années 20 sont un âge d'or pour le roman d'aventure français.
00:05:03Après la grande saignée de 14-18, on rêve aux horizons lointains.
00:05:08Les écrivains veulent renouveler les codes, en finir avec le côté édifiant de l'aventure
00:05:14d'avant-guerre et même avec son aspect utile.
00:05:18On ne part plus pour s'enrichir ou explorer des terres vierges, ou plutôt si, mais ce
00:05:24n'est qu'un prétexte.
00:05:25On part avant tout pour partir, pour fuir une société qui a tombé le masque dans les
00:05:31tranchées.
00:05:32L'histoire littéraire a retenu Blaise Sandras, Pierre Macorlan, Joseph Kessel ou André Malraux.
00:05:38Elle en a oublié d'autres, notamment Louis Chadourne, né en 1890 et mort en 1925.
00:05:46Lui aussi a connu l'expérience de la guerre.
00:05:48Enseveli plusieurs heures dans une tranchée, il en sort avec un déséquilibre nerveux,
00:05:53une psychonevrose émotionnelle, diront les médecins.
00:05:55Le reste de sa courte vie, il sera sujet à des épisodes dépressifs, à des crises de
00:06:01nihilisme.
00:06:02Au lendemain de la guerre, il devient le secrétaire de Jean Galmaud, qui l'accompagne dans une
00:06:06de ses expéditions en Amérique du Sud.
00:06:08C'est de cette expérience qu'il s'inspirera pour écrire deux excellents romans, Terre
00:06:12de Canaan en 1921 et Le Poteau Noir un an plus tard.
00:06:17Drôle de personnage ce Galmaud, c'est l'homme moderne par excellence, toujours dans l'action,
00:06:23ne connaissant aucune limite et certainement pas celle dictée par la morale.
00:06:26Parti de rien, il a fait fortune en cherchant de l'or en Guyane, il a créé un empire
00:06:30commercial avant d'être élu député de Cayenne et de finalement tomber dans une affaire
00:06:35de spéculation liée au commerce du rhum.
00:06:39Son odeur de soufre fascine.
00:06:40Avant de mourir, en 1928, il a laissé un roman étrange et baroque, Un mort parmi nous.
00:06:47C'est son histoire que racontera Sandrars dans son roman intitulé Rome.
00:06:51Et c'est de lui dont il est également question dans Terre de Canaan sous le nom de Jérôme
00:06:56Carvesse.
00:06:57Ce Jérôme Carvesse rencontre son ami d'enfance, Jean Louberac, qui est au bout du rouleau,
00:07:03volé par un oncle indélicat qui gérait ses biens sous tutelle.
00:07:07Carvesse l'amène avec lui au Venezuela où il compte faire fortune dans l'or.
00:07:11Les deux hommes se retrouvent dans une petite société d'expatriés, avec ses esclaves,
00:07:17ses ratés et ses puissants, parmi lesquels le descendant du conquistador espagnol Juan
00:07:23Aguirre, celui-là même qui écrivit à Charles Quint pour lui jurer de le trahir jusqu'à
00:07:27la mort.
00:07:28Carvesse se fait attribuer un placé dans la forêt tropicale et monte une expédition
00:07:34d'une trentaine de personnes.
00:07:36Mais la force illimitée, éternelle et menaçante de la forêt, ce lieu d'avant la pensée
00:07:42dont les descriptions sont magnifiques, s'oppose au rêve d'Eldorado et l'expédition finira
00:07:49en cauchemar.
00:07:50Peu importe les morts et les échecs, il faut crever une idée comme un cheval, puis en
00:07:56enfourcher une autre sans pitié, clame un Carvesse galmot exalté qui a fait de l'aventure
00:08:03une folle mystique.
00:08:05C'est au lendemain de la libération que Robert Giraud s'installe à Paris.
00:08:12Né dans le Limousin en 1921, il a rejoint le maquis durant l'occupation, a été arrêté
00:08:18en juin 1944 par la milice, emprisonné et torturé à la prison du petit séminaire
00:08:23de Limoges.
00:08:24La libération de la ville deux mois plus tard le sauve probablement du peloton.
00:08:29Il abandonne alors ses études de droit et devient rédacteur en chef d'un petit journal
00:08:34issu de la Résistance, qu'il suit quand celui-ci s'installe à Paris.
00:08:37Mais le journal disparaît au bout de quelques mois et Giraud se retrouve à la rue.
00:08:41Il exerce un tas de métiers, commis en maçonnerie, manutentionnaire au hall, brocanteur, bouquiniste,
00:08:48voleur de chats même.
00:08:49Mais l'occupation principale de Giraud, quand il n'est pas au bistrot avec ses copains,
00:08:52c'est de vagabonder dans les bas-fonds de Paris.
00:08:55En ce début des années 1950, il ne faut pas être grand clair pour comprendre que
00:08:59les jours de ce Paris populaire sont comptés.
00:09:02De nombreux écrivains s'intéressent alors à ce petit peuple, à ses codes, à sa mythologie,
00:09:07à sa langue ô combien fleurie et imaginative.
00:09:10Jean-Paul Kléber, lui-même clochard, publie en 1952 son magnifique Paris insolite.
00:09:16Jacques Yonet le suit avec sa rue des Maléfices deux ans plus tard.
00:09:20Bref, tout le monde se met à écrire sur le Paris populaire, sauf celui qui le connaît
00:09:25le mieux.
00:09:26Romère Giraud a ses habitudes au bar Tabat de l'Institut, rue de Seine.
00:09:29Bistrot également fréquenté par les frères Prévert, Douaneau, Sandrard, mais aussi Blondin
00:09:33et Vidali, quand ils ne sont pas au barbec voisin.
00:09:36Albert Fraisse, le patron du café, décide de donner de l'argent à Monsieur Bob,
00:09:40comme on l'appelle, et de l'envoyer en province quelques mois pour qu'il se mette
00:09:44enfin au travail.
00:09:45Il en reviendra avec Le vin des rues, publié en 1955, une chronique de la rue et des bistrots,
00:09:53de la misère et des petits métiers.
00:09:55Suivra dix ans plus tard La petite gamberge, réédité il y a quelques années par le
00:09:59dilettante.
00:10:00C'est l'histoire d'une bande de traînes savates.
00:10:02Bouboule, un ancien altérophile de foire, encore capable à 50 ans de soulever une chaise
00:10:07par le dos si avec ses dents.
00:10:09Le Manchot, qui affirme avoir perdu son bras en 14 alors que c'est une armoire qui le
00:10:14lui a broyé lors d'un cambriolage raté.
00:10:17La Douleur, qui possède un petit camion transport en tout genre qui rend bien des services.
00:10:22Roger Person-Frock, ancien des bataillons d'Afrique, au corps couvert de tatouages.
00:10:27Pierrot Latenai, enfin le plus jeune de la bande, recruté par hasard à sa sortie de
00:10:33maison de correction.
00:10:34Une fine équipe.
00:10:35Des voleurs de lapins, comme disent les caïds, pour désigner les crocheteurs de leur espèce.
00:10:41Lorsqu'au lendemain d'un cambriolage d'une villa au bord de la Marne, Roger se fait arrêter
00:10:46par la police Place de la Bastille, ses complices vont se mettre à gamberger.
00:10:52Quand ils étaient balancés, suivis, traqués, ils décident d'éviter de se retrouver pendant
00:10:57un temps dans le bistrot où ils ont leurs habitudes et disparaissent dans les méandres
00:11:01de la ville.
00:11:02Un polard, si on veut.
00:11:04En tout cas un polard selon Giraud, c'est-à-dire un polard écrit avec ce mélange étonnant
00:11:09de langue classique et d'argot.
00:11:11Un polard surtout dont le personnage principal est ce petit peuple de la capitale qui survit
00:11:17entre la mouffe et la rambute, les fordéals, les bifins, les trimars et les vagabonds
00:11:21venus hiverner dans la capitale avant de repartir sur les routes au printemps.
00:11:26Les accordéonistes proposant leur crin-crin de café en café contre une pièce de monnaie,
00:11:32les clochards et les mandigots, les prostituées du trottoir et celles des bordels clandestins
00:11:37de la rue Quacquempois.
00:11:38Toute une faune nocturne qui fascinait l'écrivain et dont il a su tirer dans la lignée d'un
00:11:45Charles-Louis Philippe ou d'un Pierre Macorlan toute la rue de poésie.
00:11:48Il existe une émission de télévision tournée en 1971 sur la série Noire de Gallimard
00:11:58qui traîne sur internet.
00:11:59On y voit Albert Simonin jouant au billard et affirmant que le gangster français est
00:12:04un gourmet.
00:12:05On y voit cette tête à claques de Jean-Patrick Manchette qui fait de la provocation idiote.
00:12:08Et, assis au bar, un type timide, à lunettes, qui peine à s'exprimer et bafouille, Pierre
00:12:15Signac.
00:12:16Un auteur bien oublié aujourd'hui, qui n'a, à vrai dire, jamais été vraiment
00:12:20reconnu.
00:12:21Pendant une quarantaine de romans et cinq recueils de nouvelles, il a pourtant su créer
00:12:25un univers unique et détonnant à mi-chemin entre réalisme et surréalisme, pessimisme
00:12:30angoissé et gags énormes volontiers rablaisiens.
00:12:33Pas de gangsters à Borsalino buvant du whisky, ni de vamps blondes à fume-cigarette chez
00:12:40Signac.
00:12:41Mais des petits bourgeois bedonnants, des commerçants hautains, des restaurateurs râleurs,
00:12:46des employés divers qui montent des machinations épouvantables et ne reculent devant rien
00:12:51pour sauvegarder l'ordre social ou satisfaire leurs penchants tordus.
00:12:55Son terrain de chasse favori est le monde clos de la petite ville de province dont il
00:13:01décrypte avec une froideur effrayante le mécanisme social et qu'il réussit à rendre
00:13:07inquiétante sous des dehors de banalités.
00:13:09Né en 1928 d'une mère couturière et d'un père bottier, Signac connaît mille métiers,
00:13:15mille misères.
00:13:16Secrétaire d'un marchand d'amulettes, assistant d'un généalogiste, figurant de
00:13:20cinéma, manœuvre dans une briquetterie, garçon de course, caissier aux abattoirs
00:13:24de la ville, être ouvrier spécialisé chez Citroën.
00:13:27En 1958, il publie son premier roman, Illégitime défense, aux éditions de l'Arabesque,
00:13:33et débute sa carrière d'écrivain professionnel.
00:13:35Dix ans plus tard, il passe dans la série noire avec les Morphaloux, adapté, ou devrait-on
00:13:40dire massacré par Henri Verneuil pour le cinéma, en 1984 avec Belmondo dans le rôle
00:13:46du sergent Ogagneur.
00:13:47Le roman est un succès, suivi deux ans plus tard par Les montants l'air sont là, l'histoire
00:13:52de Gusti Lafeignasse, un sireur de chaussures des Champs-Elysées qui rêve de braquer
00:13:57le coffre-fort le mieux gardé au monde.
00:13:59Le personnage de Gusti lui donne-t-il l'idée de se pencher sur les marginaux ? Toujours
00:14:04est-il qu'en 1971, Signac crée deux personnages qu'il déclinera en six épisodes, Luge
00:14:11M.
00:14:12Ferman et la Clauduque, deux clochards ignobles et grotesques en rupture de banc, absolument
00:14:18incapables de s'adapter à toute forme de vie sociale, qui luttent dans un monde hostile
00:14:24dont ils se foutent par ailleurs et traversent la France dans tous les sens sous les colibets
00:14:28des honnêtes gens.
00:14:29Avec ces deux héros, l'œuvre de Signac entre dans la farce carnavalesque et l'auteur
00:14:36lâche totalement la bride à son imagination.
00:14:38Objet littéraire non identifié, la série Luge M.
00:14:42Ferman fait un peu tâche à la sérieuse série noire, Signac la quittera bientôt
00:14:46pour se lancer dans le polar fantastique chez Néo, puis chez Rivage.
00:14:51En 1981, il publie Femme Blaffarde, l'un de ses chefs-d'œuvre.
00:14:55Le roman met en scène un tueur en série dans une petite ville de l'ouest de la France.
00:15:00Une succession de rapports de cause à effet rythment la vie des habitants dans lesquels
00:15:05le tueur se fond dans une logique implacable.
00:15:09Ses crimes bientôt deviennent le baromètre de la bonne santé de la ville.
00:15:13Quand il ne tue pas, c'est que la mécanique bien huilée du quotidien se grippe et que
00:15:18la ville et son commerce vont mal.
00:15:21Aussi, lorsque le tueur finit par être neutralisé par la police, les notables prennent-ils le
00:15:28relais.
00:15:29Malgré un grand prix de littérature policière en 1981, cette année précisément où il
00:15:33publie Femme Blaffarde, l'écrivain qui vivait reclus avec ses chats, ne répondait
00:15:37pas aux journalistes et ne s'engageait dans aucune cause, n'a jamais obtenu la reconnaissance
00:15:42de son travail.
00:15:43Le 13 mars de la même année, il meurt dans son HLM d'Auberge-en-Ville dans les Yvelines.
00:15:48Près d'un mois plus tard, des voisins alertés par l'odeur alertent les pompiers qui pénètrent
00:15:54chez lui le 11 avril et le trouvent décomposé.
00:15:58Rédacteur en chef du journal collaborationniste Je suis partout, condamné à mort pour intelligence
00:16:08avec l'ennemi effusé le 6 février 1945, Robert Braziac est un fantôme qui hante les
00:16:15lettres françaises.
00:16:16La haine qu'il suscite est toujours aussi farouche, empêchant toute lecture sereine
00:16:23de son œuvre.
00:16:25Admirez ses livres, faites de vous un salaud.
00:16:28On parvient chez un Louis Ferdinand Céline à distinguer l'homme et l'œuvre, le
00:16:34premier étant unanimement condamné et le second unanimement loué.
00:16:38Mais rien de tel chez Braziac, dont les lecteurs rasent les murs avec un air coupable.
00:16:45Décider d'en parler malgré tout ne relève pourtant d'aucun désir de provocation,
00:16:52mais du sentiment que l'écrivain a payé assez cher ses prises de position, que celles-ci
00:16:58ont eu lieu il y a bien longtemps et qu'il est aujourd'hui temps de redécouvrir un
00:17:03immense romancier.
00:17:04C'était le sens de Cette nuance de gris, un bel essai écrit par François Jonquière
00:17:10il y a quelques années, dans lequel cet avocat prenait intelligemment la défense
00:17:14de l'écrivain avant d'en appeler au pardon.
00:17:17Il y a bien sûr Notre avant-guerre, ses mémoires rédigées à 30 ans sur le modèle de notre
00:17:24jeunesse de Péguy, où Braziac évoque avec nostalgie ses souvenirs de la rue Dulme, ses
00:17:30amitiés, la vie littéraire et intellectuelle française, son engagement dans l'action
00:17:36française et sa découverte du fascisme pour lequel il prendra fait et cause après le
00:17:406 février 1934.
00:17:42Paru en 1939, le livre sera complété par le journal d'un homme occupé, interrompu
00:17:49par le peloton d'exécution et publié en 1955.
00:17:54Mais auparavant, Braziac avait écrit trois romans, Le voleur d'étincelles en 1932,
00:18:02L'enfant de la nuit en 1934 et Le marchand d'oiseaux en 1936.
00:18:08Trois romans magnifiques, dans lesquels se faisait sentir l'influence réaliste du
00:18:13roman populiste des années 30, mais un réalisme transfiguré par la fantaisie, parfois même
00:18:20par l'étrange, et que hante le fatalisme social.
00:18:24L'enfant de la nuit met en scène un certain Robert B, le narrateur, un jeune architecte
00:18:32d'intérieur, habitant le quartier de Vaugirard, un vieux quartier ouvrier et noble, nous dit
00:18:38Braziac, qui ressemble à la province.
00:18:40Pour tromper sa solitude, il va consulter une cartomancienne, Madame Pluche, plus pour
00:18:46y observer la clientèle qui tire réconfort de ses séances divinatoires que pour connaître
00:18:51son avenir.
00:18:52Celle-ci va le mettre en rapport avec des personnages du quartier, M.
00:18:57Olivier, le bibliothécaire, le cordonnier poète juste contre-moulin qui regrette la
00:19:02belle ouvrage d'antan, fustige la mauvaise qualité des produits de l'âge industriel
00:19:07et rappelle le socialiste conservateur anglais William Morris.
00:19:10Parmi ces personnages, il y a aussi un petit joueur d'échec muet et surtout la petite
00:19:17Anne, l'héroïne du roman.
00:19:19Recueillie par Mme Pluche, issue d'un milieu misérable, elle est sans grâce, une douce
00:19:26petite fille, sans beauté, sans intelligence, peut-être comme il y en a tant, écrit Braziac.
00:19:31Le narrateur la prend en pitié et la sort dans Paris.
00:19:34Mais bientôt, l'adolescente rencontre Pauline Garouste, qui a une mauvaise influence sur
00:19:39elle, si bien que la bande d'amis décide de monter un stratagème pour l'éloigner.
00:19:44Hélas, comme le dit Horace, cité par Braziac, chercher le bonheur d'un être humain en
00:19:52dehors de sa destinée est voué à l'échec.
00:19:55Par la sensibilité à la condition féminine de son époque, par la douceur franciscaine
00:20:02avec laquelle il décrit les petites gens, pour reprendre l'expression de Maurice Bardech,
00:20:07ce roman triste et envoûtant adapte la tragédie au temps démocratique, une aventure a priori
00:20:14banale que la singularité des êtres finit par rendre grandiose.
00:20:18Il y a dix ans, paraissait un livre de Frédéric Andreux qui évoquait avec tendresse la vie
00:20:28de l'écrivain égyptien de langue française, Albert Kosseri.
00:20:32Au milieu de l'ouvrage, l'auteur était soudain pris d'un vertige face au vide abyssal
00:20:39que constituaient les journées du sujet dont il avait entrepris d'écrire la biographie.
00:20:44Né en 1913 dans une famille orthodoxe d'Egypte, Kosseri s'était installé à Paris en 1945,
00:20:53à l'hôtel La Louisiane, au croisement de la rue de Seine et de la rue de Bussy,
00:20:57qu'il n'avait plus quitté durant plus de soixante ans et dans lequel il est mort
00:21:01en 2008 à l'âge de 95 ans.
00:21:04L'écrivain se réveillait tous les jours vers midi, arpentait le quartier de Saint-Germain-des-Prés
00:21:12et finissait par s'installer dans une brasserie pour manger des œufs brouillés et boire
00:21:16du café brûlant.
00:21:17S'il faisait beau, il poussait jusqu'au jardin du Luxembourg où il s'asseyait sur
00:21:22une chaise qu'il plaçait à l'écart des autres pour ne pas être importuné.
00:21:26Quand il y avait une forte affluence, et notamment les jours d'été, il râlait et regrettait
00:21:32le temps où les chaises étaient payantes.
00:21:34Parfois, il passait ses après-midi à regarder couler la Seine, avant de rentrer dans sa
00:21:39chambre d'hôtel écrire une phrase ou deux.
00:21:42L'événement notable de sa vie est le passage de la chambre 58 à la chambre 77, déménagement
00:21:50imposé par la direction de l'hôtel pour nécessiter de travaux.
00:21:55Il ne possédait rien qui ne rentra dans une valise, mais nourrissait une passion pour
00:21:59les chaussettes qu'il consommait en grande quantité, les jetant après une utilisation
00:22:04unique.
00:22:05Des lecteurs anonymes avaient pris l'habitude de lui en déposer à la réception.
00:22:09Albert Caussery avait érigé le dénuement et la paresse en art de vivre, telle une réponse
00:22:18au monde qu'il voyait ce monde comme une sinistre farce.
00:22:22Ses livres, sept romans et un recueil de nouvelles se passent tous dans l'Egypte de son enfance
00:22:28et sont une ode aux déclassés, aux mendiants, aux clochards, aux infirmes et aux prostituées,
00:22:34tout un petit peuple des rues qui paresse et a trouvé le meilleur moyen de saboter
00:22:38l'ordre social en s'en moquant.
00:22:41On ne se révolte jamais chez Caussery, c'est idiot, on finit en prison et on s'y ennuie.
00:22:48« Aucune violence ne viendra à bout de ce monde bouffon » explique l'aristocrate
00:22:53de la cloche Heïkal, héros sublime de la violence et la dérision, héros qui collent
00:22:59partout des affiches louant de manière dérisoire le tyran qui les gouverne.
00:23:03En 1948, Caussery publiait Les fainéants dans la vallée fertile, l'histoire de trois
00:23:10frères passant leur temps à dormir.
00:23:13Les histoires qu'il se raconte, pour se faire peur mais sans trop y croire, évoquent
00:23:18certains pays où les hommes se lèvent à 4 heures du matin pour aller œuvrer dans
00:23:22les mines.
00:23:23L'aîné, qui n'a pas quitté son lit depuis 7 ans, est néanmoins conscient des
00:23:29dangers de l'avenir.
00:23:31« Je connais mieux que toi les hommes » dit-il à son cadet.
00:23:33« Ils ne tarderont pas longtemps, te dis-je, à gâcher cette vallée fertile et à la transformer
00:23:40en un enfer.
00:23:42C'est ce qu'ils appellent le progrès.
00:23:43Tu n'as jamais entendu ce mot-là ? Eh bien, quand un homme te parle de progrès,
00:23:49sache qu'il veut t'asservir.
00:23:50»
00:23:51Le scandale finit par toucher cette honnête famille quand le plus jeune des frères développe
00:23:56l'idée folle précisément d'aller travailler en ville, provoquant l'émoi et la colère
00:24:02du père.
00:24:03« Fils ingrat, je t'ai nourri et habillé pendant des années et voilà tes remerciements
00:24:08! »
00:24:10L'art de la fainéantise est porté dans ce livre à son niveau le plus pur, débarrassé
00:24:16de toute mauvaise conscience et de toute culpabilité.
00:24:19C'est le seul livre avec Oblomoff qui fasse bailler sans que l'on s'y ennuie.
00:24:25Quand on l'a achevé, on dort comme on n'a jamais dormi.
00:24:29Il a été le saint le plus populaire du Moyen-Âge dans tout le nord de l'Europe.
00:24:38Son culte est attesté en Norvège, en Suède et au Danemark, mais aussi dans la cité
00:24:43russe de Novgorod dès la fin du XIe siècle, en Islande ou dans les îles britanniques
00:24:49où il était célébré dans plusieurs textes liturgiques à partir de la même époque.
00:24:53« La vie d'Olaf Haraldsson, dit Olaf le Gros, né en 995 et mort en 1030, saint patron
00:25:02de la Norvège, a donné lieu à une légende hagiographique, mais aussi à des récits
00:25:07historiques, parmi lesquels celui de Snorri Sturluson, histoire du roi Olaf le Saint,
00:25:14qui a été superbement traduit du vieil islandais par le plus grand spécialiste français
00:25:19de la Scandinavie ancienne et médiévale, François-Xavier Dillman.
00:25:24Snorri Sturluson, né en 1179 et mort en 1241, est l'auteur de l'Eda, le recueil
00:25:33de mythologie nordique le plus complet parvenu jusqu'à nous, également traduit par le
00:25:38professeur Dillman.
00:25:39Cet aristocrate islandais, né à Vam, dans l'ouest de l'Islande, a été éduqué
00:25:46dans un des principaux centres intellectuels du pays et devint vers 1215 un personnage
00:25:53politique de premier plan, doublé d'un poète excellent dans l'art skaldique, cette
00:25:58poésie virtuose et complexe qui était tenue en haute estime dans l'ensemble du monde
00:26:03norrois.
00:26:04En 1918, il fut invité à la cour de Norvège où il passa deux ans.
00:26:11Il en profita pour sillonner le pays et s'instruire plus avant sur son histoire.
00:26:17Mais ce séjour le plaça en porte-à-faux vis-à-vis de son propre pays, sur lequel
00:26:23la couronne norvégienne tentait d'étendre son autorité.
00:26:26A son retour en Islande, Snorri Sturluson fut entraîné dans un tourbillon d'intrigues
00:26:33et finit assassiné par les sbires du roi de Norvège la nuit du 23 septembre 1241.
00:26:40Paradoxe tragique, c'est le plus éminent historien de la royauté norvégienne que
00:26:47fit assassiner le roi de Norvège.
00:26:50En plus de l'Eda, Snorri Sturluson avait en effet rédigé dans les années 1230 une
00:26:55formidable histoire des rois de Norvège, depuis les origines mythiques de la dynastie
00:27:01jusqu'à la bataille de Ré en 1177.
00:27:05Intitulée Heimstringla, l'Orbe du Monde, cet imposant recueil de sagas repose sur une
00:27:13vaste érudition.
00:27:14L'auteur a étudié des manuscrits relatifs à l'histoire des pays nordiques, dont certains
00:27:19ont disparu, ainsi que des vitae à visées hagiographiques et des sagas en langues vernaculaires
00:27:26consacrées aux grands vikings des temps anciens.
00:27:29Mais il a également très vraisemblablement recueilli, lors de son séjour en Norvège,
00:27:36des récits transmis oralement depuis des générations sur tel ou tel roi, tel ou tel
00:27:40événement, des principaux règnes, telles ou telles coutumes ancestrales, selon les
00:27:45mots du traducteur.
00:27:46Cette histoire des rois de Norvège se divise en trois parties.
00:27:52La première, des origines mythiques de la dynastie à la bataille de Svold en l'an
00:27:571000, relate principalement les grands raids vikings des IXe et Xe siècle et l'installation
00:28:03des hommes du Nord dans différentes régions de la Grande Bretagne et de l'Empire franc.
00:28:07Notons à ce propos que ce terme de viking, parfois affublé d'une connotation ethnique
00:28:14qu'il n'a pas, désigne les pirates scandinaves, norvégiens, suédois et danois,
00:28:19qui entre les IXe et XIe siècles organisèrent des expéditions navales pour aller ravager
00:28:24les pays européens et faire du butin.
00:28:26Ils attaquaient les côtes, mais aussi l'intérieur des pays, en remontant les fleuves avec leurs
00:28:32navires qu'ils étaient capables de porter d'un cours d'eau à l'autre.
00:28:37Aux alentours de l'an 1000, ils étaient l'un des fléaux de Dieu dénoncés par
00:28:42l'éclair.
00:28:43La deuxième partie de l'histoire des rois de Norvège est l'histoire du roi Olaf le
00:28:48Saint.
00:28:49La troisième va du règne du roi Magnus, fils d'Olaf, à 1177.
00:28:55Les deux premiers tomes ont été traduits par le professeur Dillman, le troisième est
00:29:00en cours de traduction.
00:29:02C'est l'avis du roi Olaf dont nous parlerons la semaine prochaine.
00:29:12Snorri Sturluson a écrit une formidable histoire des rois de Norvège.
00:29:17Une saga à couper le souffle dont le premier tome a été traduit en 2000 par François-Xavier
00:29:23Dillman et le deuxième en 2022, celle consacrée au règne d'Olaf qui couvre à peine quatre
00:29:31décennies de l'enfance du roi à l'ambassade adressée à son fils Magnus, réfugié en
00:29:38Russie quatre ans après sa mort.
00:29:42L'auteur a largement puisé dans l'œuvre des scaldes qui entouraient le roi, témoin
00:29:48direct de ces faits d'armes qu'il célébrait dans des vers récités ensuite devant lui.
00:29:53Snorri Sturluson voit dans cette circonstance un gage de véracité.
00:29:59Un scalde pouvait être tenté de grossir les exploits du roi, mais ne pouvait pas les
00:30:05inventer au risque de lui faire injure.
00:30:08« Louer les princes des vertus qu'ils n'ont pas, c'est leur dire impunément
00:30:14des injures », écrira du reste un jour La Rochefoucauld.
00:30:19L'auteur s'interdit tout jugement intempestif et s'efface derrière son récit, écrit
00:30:26le professeur Dillman, avant de rapprocher l'historien islandais de Thucydide qui,
00:30:32dans son Histoire de la guerre du Peloponnèse, laisse lui aussi le lecteur libre de se faire
00:30:38lui-même une opinion sur les points de vue en présence, sur les causes défendues par
00:30:44chacun des deux camps.
00:30:45Il faut noter également l'art de la composition et de la mise en scène dont fait preuve le
00:30:53scalde.
00:30:54Au-delà de la qualité historique de l'ouvrage et des informations étonnantes qu'il nous
00:31:00livre sur ces temps lointains, et les notes du traducteur sont de ce point de vue une
00:31:05mine d'or, l'Histoire du roi Olaf le Saint est un chef-d'œuvre littéraire
00:31:10de premier plan qui, malgré les nombreuses digressions, ne perd jamais de vue le récit
00:31:15principal, le fait monter en intensité dramatique, de crime en crime et de vengeance en vengeance,
00:31:23jusqu'au retour d'exil du roi Olaf et au soulèvement final qui signera la mort
00:31:30du roi et la naissance du saint.
00:31:32Dans cette Norvège du XIe siècle, où les guerriers s'appellent Thorfinn, fendeur
00:31:40de crâne, ou Erik à la hache sanglante, les oppositions se règlent à coups de haches
00:31:45de guerre, d'épées ou de javelots que l'on se jette en se croisant d'un navire
00:31:51à l'autre.
00:31:52C'est donc une histoire violente qui nous est contée, et qui commence d'ailleurs
00:31:56par les expéditions vikings auxquelles participera le jeune Olaf dès l'âge de douze ans,
00:32:02avant de rentrer en Norvège, d'y déposer les nombreux rois-telets en place, de combattre
00:32:09les barons insoumis, d'unifier le pays et de continuer l'œuvre missionnaire de
00:32:15son prédécesseur Olaf Tryggvason, en imposant par la force le christianisme aux derniers
00:32:21fidèles de l'ancienne religion, faisant mutiler, pendre ou décapiter les païens
00:32:28récalcitrants.
00:32:29Mais le roi d'Angleterre et de Danemark, Knut le Grand, fit bientôt valoir ses prétentions
00:32:37sur le trône de Norvège.
00:32:38Il se fit élire roi par les assemblées de paysans libres, et confia le gouvernement
00:32:43du pays à son neveu, le duc Eirikson, héritier de la puissante dynastie des ducs de l'Ade.
00:32:51En parallèle, de nombreux aristocrates, lassés de son gouvernement tyrannique, se soulevèrent,
00:32:57obligeant le roi Olaf à s'exiler à la cour du roi Jaroslav en Russie.
00:33:03La mort du duc Eirikson, quelques mois plus tard, changea la donne.
00:33:08Olaf revint en Suède, à la tête d'une armée, d'où il passa dans le trône de
00:33:13Lague, où l'attendait une vaste coalition qui l'écrasa à Stieglstadt.
00:33:19Mais à peine mort, voici que le tyran se mit à guérir l'un de ses ennemis par une
00:33:27goutte de son sang, avant de rendre la vue à un aveugle.
00:33:31Son corps fut transporté vers Nidaros, sa capitale, inhumé dans un banc de sable.
00:33:38Douze mois et cinq nuits plus tard, ses reliques furent exhumées.
00:33:45Ses ongles, sa barbe et ses cheveux avaient continué de pousser.
00:33:51Le roi avait les joues rouges, comme s'il venait de s'endormir.
00:33:55Olaf fut déclaré saint.
00:33:58Dans le banc de sable où il avait été inhumé, jaillira bientôt une source.
00:34:04Elle existe toujours et donne, paraît-il, une excellente eau minérale.
00:34:09Sur ces bonnes paroles, je vous souhaite un bel été et vous donne rendez-vous à
00:34:16la rentrée.
00:34:17Né en 1884 dans le New Jersey et mort en 1943 en Floride, Abraham Merritt est intimement
00:34:29lié à The American Weekly, le célèbre magazine abdominaire américain au tirage colossal
00:34:36qui fut successivement le supplément dominical de plusieurs journaux.
00:34:39Ce magazine s'était fait une spécialité de raconter des faits divers épouvantables
00:34:46et de publier des photos de femmes pas spécialement laides à regarder et pas non plus vêtues
00:34:51avec démesure.
00:34:53Merritt fut journaliste pendant 30 ans, publiant en parallèle une dizaine de recueils de nouvelles
00:35:00et autant de romans.
00:35:01Au début des années 1920, il était surtout connu pour ses romans à la limite de la science-fiction
00:35:08et de l'ethnologie fantastique, dans une veine proche de celle de Lovecraft, lequel
00:35:12admettra du reste que Merritt l'avait beaucoup influencé.
00:35:15Dès Les êtres de l'abîme, un recueil de nouvelles paru en 1918, Merritt inventait
00:35:21des mondes souterrains, peuplés de créatures télépathes et transparentes, semblables
00:35:27à de gros escargots vouant un culte à un dieu disparu.
00:35:30Plus tard, il explorera les mythologies amérindiennes, celtiques et germanoscandinaves, faisant ressurgir
00:35:38du fond des âges des mondes perdus, où des créatures légendaires se dressent contre
00:35:43les hommes et où se joue finalement l'ancestrale bataille du bien et du mal.
00:35:48Mais vers le milieu des années 1920, l'écrivain abandonne la science-fiction pour se lancer
00:35:55dans le fantastique pur.
00:35:57En 1926, il publie une nouvelle sombre et féérique, La femme du bois, considérée
00:36:04comme culte par les amateurs de l'écrivain américain, et rééditée en 2022 par les
00:36:08éditions de l'Arbre Vengeur.
00:36:11Elle se passe en France, dans les Vosges, et met en scène Mackay, un as de la grande
00:36:16guerre qui vient se reposer de ses péripéties héroïques dans une auberge au bord d'un
00:36:22lac.
00:36:23Sur la berge d'en face, un bûcheron et ses deux fils vouent une haine ancestrale
00:36:27à la forêt qu'ils déciment à coups de hache.
00:36:31Les arbres réclameront bientôt l'aide de l'aviateur par le biais d'apparitions
00:36:36sylvestres dans la brume.
00:36:37Abraham Merit se lance ensuite dans une trilogie new-yorkaise tournant autour de la flamme
00:36:44maléfique de la magie noire et qui brûle toujours, toujours vivante, toujours puissante,
00:36:50selon ses propres mots.
00:36:52Ce seront 7 pas vers Satan en 1927, Brûle, sorcière brûle en 1932, et rampe, ombre,
00:37:00rampe en 1934, après quoi il cessera d'écrire jusqu'à sa mort en 1943.
00:37:06Médecin neurologue, spécialiste des maladies mentales et expert en psychopathologie auprès
00:37:14des deux principaux hôpitaux de New York, le docteur Lowell est un homme rationnel doublé
00:37:19d'un scientifique compétent.
00:37:21Il est de service une nuit lorsque vers une heure du matin, quatre hommes débarquent
00:37:25à l'hôpital.
00:37:26L'un d'eux est Julian Ricory, chef notoire de la Pègre.
00:37:30Ces deux hommes de main en soutiennent un troisième par les épaules, lequel semble
00:37:34groggy, le corps mou, la tête pendant sur la poitrine.
00:37:38Le médecin l'ausculte et le malaise s'installe.
00:37:41Les yeux étaient grand ouverts, il n'était ni mort ni inconscient, mais son visage portait
00:37:48la plus extraordinaire expression de terreur jamais vue.
00:37:52Ainsi débute Brûle, sorcière Brûle, qui est un véritable petit bijou de la littérature
00:37:58fantastique librement adaptée au cinéma en 1936 par Todd Browning sous le nom de The
00:38:04Devil Doll.
00:38:05Le roman fait immédiatement plonger le lecteur dans un cauchemar qui ira crescendo et dont
00:38:11il ne sortira qu'à la toute dernière page.
00:38:14Le patient ayant fini par succomber à son mal mystérieux au cours de la nuit, le médecin,
00:38:20craignant une épidémie inconnue, rédige une note qu'il fait passer aux hôpitaux
00:38:24de la ville.
00:38:25Il découvre alors que plusieurs morts suspectes présentant les mêmes symptômes ont eu lieu
00:38:30au cours des jours précédents.
00:38:32Aidé par le gangster, qui va bientôt lui aussi être touché, il se lance dans une
00:38:37enquête et réussit à établir un lien entre les victimes.
00:38:41Elles ont toutes été en contact avec des enfants à qui elles ont acheté une poupée
00:38:47fabriquée par une femme tenant boutique au cœur de la ville.
00:38:51Bien sûr, nous n'en dirons pas plus.
00:38:53Notons simplement que toute la force du livre tient au personnage du médecin, dont la foi
00:38:58en la raison et en la science va progressivement vaciller à mesure que la terrible vérité
00:39:04s'imposera.
00:39:05Les frères George et Whedon Grossmith n'ont certainement pas réalisé l'ampleur de
00:39:14leur génie quand ils ont écrit Le journal d'un homme sans importance, un journal imaginaire
00:39:20ayant donné vie à rien moins qu'un type humain, en l'occurrence le petit bourgeois
00:39:25anglais de la fin de l'époque victorienne.
00:39:26Entré dans le catalogue de l'âge d'homme en 2007, le roman a été réédité en 2019
00:39:32par les éditions Noir sur Blanc.
00:39:34George Grossmith était pianiste et compositeur de chansons de music hall.
00:39:39Son frère Whedon était dessinateur, acteur et auteur de vaudeville.
00:39:42En 1888, il publiait en feuilleton dans une revue satirique The diary of a nobody, repris
00:39:50en volume 4 ans plus tard avec des illustrations réalisées par Whedon.
00:39:53Si le livre ne rencontra pas immédiatement le succès, il sera sans cesse réédité
00:39:59et deviendra culte au fil du temps, admiré aussi bien de George Orwell que d'Evelyn
00:40:04Waugh qui le tenait pour le livre le plus drôle du monde.
00:40:07Drôle, ce journal l'est assurément, qui raconte la vie mesquine et sans intérêt
00:40:13de Charles Pouter, un employé modèle de la City, habitant avec sa femme Caroline dans
00:40:19une petite maison coquette de Holloway dans la banlieue de Londres.
00:40:22Il passe la plupart de ses soirées en compagnie de ses amis, Mr Cummings et Mr Going.
00:40:28Il est très fier de ses blagues, il se scandalise de la conduite de son fils Lupin, un bohème
00:40:34qui adopte une conduite excentrique, au point de porter un pantalon rayé le dimanche au
00:40:39lieu du frac traditionnel, et fréquente des acteurs de théâtre amateurs aux idées avancées.
00:40:44Respectueux de la hiérarchie et de sa propre position sociale, Pouter est obsequieux avec
00:40:51les puissants, méprisant avec ses inférieurs.
00:40:54Invité à une soirée dansante par le Lord Mayor de Londres, un signe honneur, il est
00:40:59humilié d'être salué familièrement par son quincailler.
00:41:02Pudique, d'une scrupuleuse honnêteté, son idéal de gentleman est constamment battu
00:41:09en brèche par les humiliations sociales qu'il subit, et par la bêtise étriquée qu'il
00:41:14enferme dans ses certitudes, et en fait un objet de moquerie universelle.
00:41:17Si l'on rit avec Pouter, et parfois contre lui, on est aussi touché par le personnage.
00:41:25Comme l'écrit son traducteur Gérard Joulier dans sa belle préface, ce petit employé
00:41:31sans qualité est avant tout un innocent, c'est-à-dire au sens propre quelqu'un
00:41:35de non nuisible, qui n'envisage les rapports humains que dans une forme susceptible d'en
00:41:41atténuer la violence.
00:41:42Son souci des apparences, ses principes corsetés, ne sont à ce titre que le pendant, on allait
00:41:50dire le prix à payer, d'une harmonie sociale à laquelle Pouter contribue largement.
00:41:55Ce journal a fait rire aux éclats le XXe siècle, on le lit pourtant aujourd'hui avec
00:42:01une pointe de nostalgie.
00:42:03A force de s'être moqué de ces petits bourgeois qui prenaient la civilisation au sérieux,
00:42:08il se pourrait en effet que l'on soit arrivé à se libérer de toutes ces contraintes
00:42:13formelles qui pesaient sur la vie en société, pour donner naissance à un monde du chacun
00:42:17pour soi et de la barbarie individualiste.
00:42:20Un monde où l'on peut désormais se dévêtir dans les parcs au premier rayon de soleil
00:42:25et faire hurler sa musique sans souci des autres.
00:42:27Le balancier des manières est passé de la politesse un peu ridicule de Mister Pouter
00:42:33à un sans gêne braillard, et il n'est pas certain que nous y ayons beaucoup gagné.
00:42:38Il y a les écrivains qui écrivent pour les enfants et ceux qui écrivent sur les enfants.
00:42:47Léon Frappier appartient à la seconde catégorie, lui qui leur a consacré une œuvre aujourd'hui
00:42:55largement oubliée.
00:42:56On le compare parfois à Charles Dickens, il s'inscrit clairement dans la lignée
00:43:01de Zola.
00:43:03En 1904, il écrit un roman réaliste et touchant qui lui vaudra gloire et reconnaissance, deuxième
00:43:10prix Goncourt de l'histoire, La Maternelle.
00:43:14Le roman raconte l'histoire de Rose, une orpheline de 23 ans, pauvre mais lettrée,
00:43:19qui, face à l'urgence de trouver du travail, accepte un poste de femme de service dans
00:43:24une école maternelle de la rue des Platriers, à Paris, dans le quartier populaire de Ménilmontant.
00:43:30Le soir, pour échapper à sa solitude et à son déclassement, elle consigne dans ses
00:43:36carnets tout ce qu'elle voit, et c'est par ses yeux que l'on pénètre dans la réalité
00:43:41sociale d'une école de 200 élèves répartie dans trois classes, et plus généralement
00:43:47d'un quartier pauvre de Paris vers 1900.
00:43:50La littérature se penche rarement sur les petits-enfants et la première réussite du
00:43:56livre réside dans la minutieuse observation de ces comportements qui obéissent à des
00:44:01règles mystérieuses et oubliées des adultes.
00:44:04Certaines descriptions de ces brimborions sont touchantes, particulièrement celles des
00:44:10disgraciés à la lourde hérédité, et on ne peut qu'être ému par la condition lamentable
00:44:16de la plupart de ces gosses qui ne connaissent ni la joie, ni le confort, ni parfois même
00:44:21l'amour parental.
00:44:23On l'a dit, le roman est d'une veine réaliste, voire naturaliste, avec la hantise
00:44:30de la dégénérescence propre à ce courant esthétique qui, parfois, force un peu le
00:44:35trait.
00:44:36Plus encore que l'aspect littéraire, c'est donc le caractère documentaire du roman qui
00:44:41fascine.
00:44:42Frappier était lui-même marié à une institutrice et connaissait son sujet.
00:44:47Cette époque pas si lointaine paraît à des années-lumières de la nôtre.
00:44:52On y distingue encore au faciès un petit Parisien d'un Auvergnat ou d'un Norman.
00:44:58Les enfants de 3 ans jouent dans la rue sans surveillance et ceux qui déjeunent à l'école
00:45:03apportent dans leur panier un litron de vin.
00:45:06Mais Frappier, qui cultive des opinions libertaires, profite de son roman pour régler des comptes
00:45:13avec la pédagogie en vigueur, lui reprochant de ne pas adapter son discours à la singularité
00:45:19de chaque élève et de proposer une morale universelle en dépit des cas particuliers.
00:45:24Doit-on systématiquement prôner l'obéissance aux parents, même quand ces derniers sont
00:45:30indignes ? Ne risque-t-on pas de rendre la génération qui vient d'éclore pareille
00:45:35à sa devancière ?
00:45:36Si les questions que pose Frappier sont légitimes, comme l'est sa volonté de faire échapper
00:45:41aux enfants une reproduction sociale délétère, il nous semble qu'il commet cette erreur,
00:45:47une espèce assez courante à gauche, qui est d'accorder trop d'importance à l'école
00:45:53et de lui assainir des objectifs qui ne sont pas les siens.
00:45:56Miloš Cernianski est né en 1893 à Xongrade, en Vojvodine, dans la minorité serbe de cette
00:46:07petite ville de l'Empire Austro-Hongrois qui se trouve aujourd'hui en Hongrie.
00:46:12Au lendemain de la guerre, il s'installe à Belgrade et s'affirme très vite comme
00:46:16l'un des chefs de file des modernistes yougoslaves.
00:46:19En 1929, il fait paraître le premier volet de Migration, un roman consacré à la diaspora
00:46:25serbe dans la monarchie austro-hongroise au XVIIIe siècle, qui ne sera achevé qu'en
00:46:301962.
00:46:31En parallèle, il rejoint le corps diplomatique du royaume de Yougoslavie, avant d'être
00:46:37affecté en Allemagne de 1935 à 1938, puis en Italie de 1939 à 1941.
00:46:44A cette date, il rejoint son gouvernement réfugié à Londres, sans savoir qu'il
00:46:50restera exilé dans cette ville près de 25 ans.
00:46:53La Yougoslavie communiste qui se met en place en 1945 le déclare en effet persona non grata
00:46:59et met son œuvre à l'index.
00:47:01Pour survivre, Cernianski est contraint d'accepter des petits boulots.
00:47:06Il achève la deuxième partie de Migration et publie la même année Lamento pour Belgrade,
00:47:12un long champ d'amour extatique adressé à la capitale serbe depuis son exil londonien.
00:47:17Réhabilité par le régime, il rentre enfin à Belgrade en 1965, accueilli dans la gloire.
00:47:23Puisant dans sa longue et douloureuse expérience de l'exil, c'est alors qu'il écrit
00:47:30Le roman de Londres, paru en 1971, traduit en 1992 par les éditions de l'Âge d'homme
00:47:37et réédité par les éditions Noir sur Blanc il y a deux ans.
00:47:41C'est un roman lyrique et tragique, d'un rythme lent et envoûtant, servi par une langue
00:47:48obsessionnelle qui multiplie les répétitions, semble tourner sur elle-même, revient sans
00:47:53cesse à ses idées fixes, celles du héros en l'occurrence qui, lui aussi, tourne en
00:47:58rond dans son malheur.
00:47:59Ce héros, c'est le prince russe Nikolai Rodionovich Repnin, un ancien officier tsariste
00:48:08attaché à l'état-major de Denikin, cultivé et polyglotte, âgé de 53 ans en 1946.
00:48:15Après la défaite de la dernière armée blanche commandée par le général Wrangel
00:48:20en novembre 1920, il a fui la Russie par la Crimée avec 150 000 civils et militaires.
00:48:25A Kerch, il a rencontré Nadia, la jeune fille d'une princesse et d'un général de
00:48:31dix ans sa cadette, avec qui il s'est marié peu de temps après en Grèce.
00:48:36Le couple a erré vingt ans en Europe, d'une capitale à l'autre, avant de rejoindre
00:48:40Londres en 1941, en plein bombardement, où Repnin trouve un emploi de professeur d'équitation
00:48:46dans la banlieue de Mill Hill.
00:48:48C'est là qu'à l'hiver 1946 commence le roman.
00:48:52Le prince a perdu son emploi depuis un an, sa femme façonne des poupées en chiffon
00:48:58qu'elle essaye de vendre à Londres, ils se débattent avec la misère.
00:49:02Nadia est belle, intelligente, gaie, pleine d'espoir malgré leur situation déplorable.
00:49:09Lui est fière et hautain, obsédé par ce que penseraient ses ancêtres de sa déchéance,
00:49:15hantée par le suicide.
00:49:16Il est prêt à exécuter tous les travaux, même les plus humiliants, et ne comprend
00:49:21pas pourquoi on ne lui donne pas de travail, lui qui appartient à un peuple qui a combattu
00:49:26aux côtés de la Grande-Bretagne.
00:49:27Fils d'un député libéral anglophile de la Douma, il en vient à haïr les Anglais,
00:49:33et surtout Londres, cette immense fourmilière qui vomit au quotidien des centaines de milliers
00:49:38d'individus de ses bouches de métro en le laissant, lui, sur le carreau.
00:49:42L'aristocrate russe que demeure Repnin n'a que mépris pour cette immense compagnie
00:49:49d'assurance qu'est l'Angleterre.
00:49:51Il découvre l'individualisme, l'égoïsme, l'indifférence courtoise, les fausses promesses,
00:49:58sans parler des progrès sociaux, de l'élevage industriel et du salariat qui le laissent
00:50:02dubitatif.
00:50:03Il découvre surtout la classe moyenne, sa veulerie et son sentimentalisme, et la liberté
00:50:09sexuelle que sont en train de conquérir les femmes, licences qui l'épouvantent et le
00:50:14fascinent.
00:50:15Sa hantise est que sa femme finisse sa vie en clocharde.
00:50:20Il réussit ainsi à la convaincre de rejoindre une tente en Amérique, avec la promesse de
00:50:25l'y rejoindre plus tard, ce qui, bien sûr, entraînera sa chute.
00:50:29Repnin met fin à toute vie sociale, erre dans la ville en se liloquant avec les statues
00:50:35qu'il croise, notamment celle de Napoléon qu'il hait.
00:50:38Il consulte tous les soirs son album de photos de Saint-Pétersbourg, ce qui lui brise le
00:50:43cœur chaque fois un peu plus.
00:50:44Cet ancien Juncker a tout perdu, ses palais de Saint-Pétersbourg et le village que lui
00:50:50avait offert sa mère à sa majorité.
00:50:52Il ne regrette pourtant pas son destin absurde, finit par accepter ce qu'il est devenu.
00:50:57Il s'oppose au comité des émigrés russes tsaristes qui veulent continuer la lutte contre
00:51:02l'URSS pour faire renaître la vieille Russie qu'il sait morte à jamais.
00:51:05Lui, au contraire, finit par admirer l'armée rouge qui s'est couverte de gloire pendant
00:51:11la guerre, ce qui provoque la fureur des tsaristes et les accusations de bolchevismes.
00:51:16Ballotté par le hasard, le prince s'est retrouvé dans le camp des vaincus, par fidélité
00:51:21à la Russie, et découvre que cette fidélité transcende les régimes.
00:51:26Tragédie dans la tragédie.
00:51:27Sur une photo d'un défilé de l'armée rouge, il constate que les soldats ont le
00:51:34même pas que celui de l'armée dans laquelle il a servi, et cette découverte le bouleverse.
00:51:40Envoûté, Repnien s'arrête net et passe la main sur son front comme s'il chassait
00:51:45un papillon de nuit qui tournoie autour de sa tête.
00:51:48Personne dans la rue.
00:51:50Il entend cependant un rire, il l'entend distinctement, et il reprend sa marche, toujours
00:51:54plus ferme, toujours plus rageur, comme si quelqu'un marchait vraiment à ses côtés
00:51:59ou devant lui, son pas involontairement se fit plus sûr, plus cadencé, et il croit
00:52:04entendre crier, crier, une multitude dans son dos, et il marche, marche, d'un pas
00:52:09assuré, même les morts, sur un ancien ordre russe.
00:52:16Tenu en suspicion par l'intelligentsia progressiste de son époque, mis à l'index par le régime
00:52:23soviétique après la révolution de 1917, Nikolai Semyonovich Leskov, né en 1831 et
00:52:29mort en 1895, fait partie de ces écrivains pour qui la postérité n'a pas été très
00:52:36généreuse.
00:52:37Depuis la chute de l'Union soviétique, ce géant des lettres a pourtant repris la
00:52:42place qui était la sienne en Russie, aux côtés d'un Gogol, d'un Dostoïevski ou
00:52:46d'un Tolstoy, tandis qu'en France, il est progressivement réédité.
00:52:51Nul doute qu'il finira par rencontrer ses lecteurs parmi les amateurs de grande littérature.
00:52:59Leskov est l'un des conteurs russes les plus originaux du XIXe siècle.
00:53:04Doté d'une verve intarissable et d'une puissance d'évocation phénoménale, il
00:53:10nous a légué un des panoramas les plus vivants de la Russie de son époque.
00:53:14A 16 ans, l'adolescent entre au service de son oncle, un tendant de vastes domaines.
00:53:19Il sillonnera la Russie pendant 15 ans et engrangera la matière de son œuvre à venir.
00:53:25Une grande chronique consacrée au peuple russe dans toutes ses composantes.
00:53:30Ses personnages sont exaltés, anarchiques, contestataires, jusqu'aux boutistes, mécontents
00:53:36de tous les ordres.
00:53:38Ce sont des peintres d'icônes itinérants, des vieux croyants, des Lady Macbeths au
00:53:43village, des vagabonds excentriques et superstitieux qui s'épanchent, prient, tuent, se morfondent,
00:53:50n'ont aucun amour propre, mais sont capables de compassion et même d'abnégation.
00:53:56L'écrivain n'hésite pas à moquer la forfanterie russe, comme dans Le Gaucher
00:54:01ou Un artisan bigleux, et Gaucher donc, pour satisfaire le tsar Nicolas Ier et flatter
00:54:07l'orgueil national, parvient à ferrer les pattes d'une puce mécanique en acier sans
00:54:14microscope et sans rien connaître des quatre règles de l'arithmétique.
00:54:18Après quoi, il ira se saouler à la Russe, c'est-à-dire beaucoup et longtemps.
00:54:24Avant d'écrire cette œuvre où se mêlent le grotesque et le grandiose, Lescoff avait
00:54:29commencé sa carrière d'écrivain avec deux romans plus politiques, Sans Issue, édité
00:54:34sous le titre Vers nulle part par l'âge d'homme en 1998, et A couteau tiré, paru
00:54:40pour la toute première fois en France en 2017 aux éditions des Cirthe.
00:54:45Après avoir traversé la Russie de long en large, Lescoff s'est installé à 30 ans
00:54:49à Saint-Pétersbourg, où il est devenu journaliste.
00:54:52On est à l'époque des grandes réformes d'Alexandre II et la capitale est en ébullition.
00:54:56Les philosophies européennes du doute ont engendré dans l'âme russe tourmentée
00:55:01un radicalisme destructeur, le fameux nihilisme.
00:55:05Révolutionnaires, socialistes, démocrates, matérialistes, scientistes, adeptes du pessimisme
00:55:11de Schopenhauer ou du positivisme d'Auguste Comte, tous se font les apôtres de la destruction
00:55:17universelle réclamée par Hertzén et Bakounine, laquelle débouchera 20 ans plus tard sur
00:55:24une série d'assassinats, dont celle du Tsar.
00:55:27C'est contre ce nihilisme que Lescoff écrit son premier roman en 1864, 7 ans avant Dostoyevski,
00:55:34qui répondra de son côté avec Les démons, que l'on a longtemps appelé Les Possédés.
00:55:39En 1870, il réitère avec le monumental À couteau tiré, un roman de près de 1000 pages
00:55:46dans lequel il décrit une petite société provinciale corrompue par des nihilistes de Pétersbourg.
00:55:53Il y a le faible et pathétique Joseph Platonovich Vislenev, qui n'hésite pas à se polier
00:55:58et vendre sa propre sœur, mariée à un riche commerçant dont elle prépare méthodiquement
00:56:02l'assassinat pour s'emparer de son héritage.
00:56:06Il y a surtout l'affairiste sans foi ni loi, Pavel Nikolaïevitch Gordanov, un homme
00:56:11cynique et amoral, qui ne recule devant aucun crime et aucune bassesse pour faire avancer
00:56:18ses affaires et satisfaire son plaisir.
00:56:21C'est une spirale, que décrit Lescoff, dans laquelle le mal engendre le mal et ne permet
00:56:26aucun retour en arrière.
00:56:28À la fin, il ne reste plus que lui, brut, absurde.
00:56:33Ayant légalement obtenu l'héritage, la sœur de Vislenev n'a plus aucune raison
00:56:37de faire tuer son mari.
00:56:38Elle n'arrête pourtant pas la machination.
00:56:41L'odeur de crime qui plane sur ce roman et le massacre final ne laissent aucun doute
00:56:47sur la prémonition de Lescoff.
00:56:49La dernière phrase du roman, « Tout cela n'est que le prologue à un cataclysme qui
00:56:54surviendra inéluctablement », annonce bien entendu la Révolution de 1917.
00:57:01Ces personnages qui se servent des institutions comme tremplin à leur ambition personnelle,
00:57:06cette inversion permanente des valeurs, ce refus de tout héritage, cette obsession pour
00:57:11les affaires et l'enrichissement, ce narcissisme ombrageux, ce refus de distinguer le bien
00:57:16du mal, cette fascination pour la canaille, cette négation de toute solidarité entre
00:57:22les êtres, cette société à couteau tiré où les individus se livrent une guerre sans
00:57:27fin, cette décomposition sociale, enfin, ne peuvent que nous inviter à penser que
00:57:32Lescoff a vu beaucoup plus loin que l'explosion révolutionnaire.
00:57:36C'est bel et bien notre monde moderne qui l'a entreaperçu dans la crise nihiliste
00:57:40des années 1860, un monde qui s'est renié en tout et qui, depuis ce reniement, danse
00:57:46au bord de l'abîme.
00:57:47Le temps de Lescoff n'est pas encore venu.
00:57:51Lescoff est un écrivain de l'avenir, a dit Tolstoy à sa mort.
00:57:56L'avenir est là, c'est notre présent et c'est bien celui que nous avait annoncé
00:58:01cet écrivain visionnaire.
00:58:06En juillet 1938, 16 mois après son retour de Mallorque, trois mois après la publication
00:58:13des grands cimetières sous la lune, Georges Bernanos reprend la route de l'exil avec
00:58:19sa femme et ses six enfants.
00:58:20Il est écoeuré par le désastre qu'il sent venir et décide de s'installer au Brésil,
00:58:25dans l'état du Minas Gerais, pour y devenir éleveur.
00:58:28C'est là que le jeune Michel, quatrième fils né en 1923, passe une partie de sa
00:58:32jeunesse, de 17 à 19 ans, dans ce Certaon, un demi-désert de terre rouge, couvert d'arbustes
00:58:40épineux, de cactus et de broméliacées, dominé par ceux que l'on appelait alors
00:58:45les colonels, des grands propriétaires terriens qui entretenaient une petite armée privée
00:58:50de bandits à larges chapeaux et faisaient la loi chez eux.
00:58:54Le jeune homme apprend à tirer à la carabine, chevauche sans selle ni éperon, se spécialise
00:58:59dans le débourrage des poulains.
00:59:00C'est la grande vie, ses souvenirs le hanteront jusqu'à la fin de sa vie.
00:59:05Cette existence sauvage cesse pourtant en septembre 1942, lorsque le jeune homme s'engage
00:59:10dans les forces navales françaises libres.
00:59:12À peine démobilisé, en mars 1946, âgé de 23 ans, il retourne au Brésil, trouve
00:59:17un emploi à Manaus, dans l'exploitation des EVA destinées à l'extraction de caoutchouc.
00:59:23Il emmagasine alors les images, les odeurs, l'ambiance, l'inhumanité abjecte de l'enfer
00:59:27vert, cette forêt amazonienne exubérante et hostile qui le fascine, labyrinthe cauchemardesque
00:59:34de pourriture et de mort dont il fera dans ses livres une image de l'enfer tout court.
00:59:39En 1960, alors qu'il est installé à Paris depuis dix ans, Michel Bernanos est pris d'une
00:59:45fringale d'écriture.
00:59:47En quatre ans, il écrit toute son œuvre dans une sorte d'urgence dont lui seul connaît
00:59:52la cause.
00:59:53Bon camarade côté pile, l'homme était en effet rongé côté face par l'angoisse,
00:59:58le désespoir et la solitude.
01:00:00Le 27 juillet 1964, il quitte son domicile et se rend dans la forêt de Fontainebleau
01:00:06où il met fin à ses jours.
01:00:07Il avait 41 ans.
01:00:09Son œuvre, bâtie en quelques mois sous pseudonyme et publiée en grande partie après sa mort,
01:00:15Michel Bernanos a toujours refusé de publier sous le nom qu'il partageait avec son père
01:00:19par peur, disait-il, d'escroquer le lecteur.
01:00:22Cette œuvre donc comporte quelques romans policiers parus au fleuve noir ainsi qu'un
01:00:27cycle fantastique constitué de trois romans, le Murmure des dieux, l'Envers de l'éperon
01:00:34et la Montagne morte de la vie, ainsi qu'une nouvelle, Ils ont déchiré son image, que
01:00:39les éditions de l'Arbre Vengeur ont entrepris de rééditer à la fin des années 2010.
01:00:45Dans cette tétralogie qu'il nous laisse, le roman le plus étrange est sans conteste
01:00:50la Montagne morte de la vie.
01:00:52C'est une météorite, un livre sorti de nulle part, un objet littéraire non identifié.
01:00:58Il raconte l'errance de deux naufragés sur une île minérale et végétale, constellée
01:01:02de statues, sans vie animale, où les arbres se courbent tous les soirs, où les lianes
01:01:08rampent comme des serpents, où les fleurs sont carnivores et où tout est danger.
01:01:14Au loin, une montagne représente le seul espoir des rescapés qui espèrent retrouver
01:01:19leur monde une fois qu'ils l'auront franchie.
01:01:21On retrouve cette ambiance oppressante et cette hantise de la dévoration dans le Murmure
01:01:26des dieux.
01:01:27Comme dans le roman précédent, les héros sont un jeune homme et un homme d'âge mûr,
01:01:32unis par les liens d'une amitié paternaliste.
01:01:34En l'occurrence, il s'agit d'un jeune ingénieur français, fraîchement débarqué
01:01:38à Manaos, Eudes Dumont, et du docteur Lopez, un professeur de philosophie à la recherche
01:01:44d'une civilisation oubliée au cœur de la forêt, qu'il a mystérieusement entrevue
01:01:49jadis.
01:01:50Les deux hommes montent une expédition à l'endroit où trente ans auparavant a été
01:01:54coupé l'arbre-dieu, vénéré des Indiens, lieu maudit que plus personne n'ose approcher.
01:02:01Dans sa préface à la réédition à l'arbre-vengeur, Sébastien Lapaque a raison de convoquer
01:02:07les aventuriers de l'arche perdue et l'oreille cassée.
01:02:09Il y a du tintin chez ce jeune ingénieur qui s'assoit sur un tronc d'arbre pour
01:02:14se reposer avant de réaliser que c'est un boa constrictor.
01:02:17On y retrouve du reste tous les codes du genre, la statue sacrée, l'errance dans
01:02:22la forêt en proie à la fièvre, les fourmis rouges capables de nettoyer un corps en quelques
01:02:26minutes, les piranhas grouillant dans les rivières, les orages transformant la forêt
01:02:31en marécage, etc.
01:02:33Un roman d'aventure donc.
01:02:36Mais tout entier imprégné d'un certain malaise, d'une angoisse sourde, d'un désespoir
01:02:41singulier qui chemine main dans la main avec la volonté inébranlable d'aller de l'avant.
01:02:46On quitte la forêt amazonienne pour le certain an avec l'envers de l'éperon.
01:02:51Nicontina, tueur professionnel et garde du corps du colonel de matos d'Hugo, est convoqué
01:02:57un matin chez son patron.
01:02:58Son fils a été giflé et Nicontina est chargée de réparer l'honneur familial en exécutant
01:03:04l'insolent.
01:03:05Il donne sa parole avant d'apprendre que la personne à abattre n'est autre que son
01:03:09frère.
01:03:10Mais une parole est une parole, et le tueur se lance ainsi sur les traces de Joachim,
01:03:15à travers marais, forêts, montagnes, grottes et déserts, jusqu'à une ville de chercheurs
01:03:20d'or abandonnés où se nouera le drame.
01:03:22Une course-poursuite haletante au milieu des serpents, des rats, des fourmis rouges,
01:03:28des ouloubous et autres jaguars.
01:03:30Un roman halluciné qui glisse petit à petit dans la fantasmagorie où la mort d'un
01:03:35cheval dans le désert prend des allures de drame cosmique et où le cavalier de l'Apocalypse
01:03:40revient erré dans une ville en feu.
01:03:42La réédition en 2011 de « Seul dans Berlin » et son immense succès auprès des lecteurs
01:03:52allemands ont remis à l'honneur son auteur, Hans Fallada.
01:03:56Rudolf Dietzen de son vrai nom, né en 1893 et mort en 1947, un écrivain réaliste au
01:04:03style prosaïque et aux embolés lyriques, qui a admirablement su peindre le désespoir
01:04:09de ses compatriotes à la fin de la période nazie.
01:04:11Traduit en 2014 par Laurence Courtois, ce pavé de près de 800 pages, écrit en à peine
01:04:16un mois, raconte la petite résistance d'un couple d'ouvriers berlinois qui, après
01:04:21avoir cru aux promesses hitlériennes, puis avoir perdu leur fils au front, va tous les
01:04:26dimanches déposer minutieusement des cartes postales un peu partout dans la ville pour
01:04:31inciter la population à se révolter.
01:04:33Le roman a été adapté au cinéma en 2016 par Vincent Perez.
01:04:37Le cauchemar, traduit quelques années plus tard par la même Laurence Courtois, est en
01:04:41quelque sorte la suite de l'histoire, même si l'on n'y retrouve aucun des personnages
01:04:45ou des situations du précédent roman.
01:04:48Avec son désespoir de bête traqué, Hans Fallada plonge dans l'Allemagne année zéro
01:04:53et livre un tableau halluciné de ruines, d'errance et de solitude, dont la tristesse
01:04:59et la beauté laissent le lecteur sonner.
01:05:01Mal construit, abandonnant l'intrigue initiale au bout de quatre chapitres pour se réfugier
01:05:07dans les ruines berlinoises, le roman ressemble lui-même à un pan de mur branlant qui menace
01:05:12de s'écrouler.
01:05:13Vides, désespérés, les personnages s'abandonnent à la petite mort causée par la morphine
01:05:20et sont alors traversés de bouffées d'espoir maladives qui retombent aussitôt.
01:05:23Ces personnages se sont Erdol, un écrivain de 52 ans, et sa jeune épouse de 24 ans,
01:05:30en proie aux médisances d'un petit village du Brandebourg où ils se sont réfugiés
01:05:35durant la guerre.
01:05:36Lorsque les Russes débarquent le 26 avril 1945, l'écrivain les accueille en libérateur
01:05:42et se retrouve désigné par eux pour être maire de la commune.
01:05:45Mais le dégoût qu'il éprouve face à ses compatriotes retournant leur veste et
01:05:50persistant dans leur égoïsme accaparateur finit par le rendre littéralement malade.
01:05:56Il décide de rentrer à Berlin avec sa femme, malade elle aussi.
01:06:01Dans la capitale allemande, leur appartement est occupé et en leur claque la porte au
01:06:06nez.
01:06:07Le couple se clochardise, sombre dans la morphine, avant de finir séparés, chacun dans un hôpital
01:06:13soigné et désintoxiqué.
01:06:15Il y a dans cette errance des scènes qui remuent les tripes.
01:06:20Par exemple, celle où l'écrivain, couvert d'un tapis poussiéreux dans une chambre
01:06:23de bonne aux fenêtres brisées, tremblant de froid, rêve comme un enfant qu'il est
01:06:28Robinson sur son île déserte.
01:06:31Derrière ce désespoir et cette déchéance personnelle, c'est évidemment de la situation
01:06:36de l'Allemagne dont nous parle Hans Fallada, un pays liquéfié, sidéré, qui par la responsabilité
01:06:43qu'il leur fait porter sur les épaules, continue de broyer ses enfants.
01:06:50Sa vie est nimbée de mystères, parasité par les rumeurs atroces.
01:06:56Il est né Victor Maurice Lepage, en 1918, à Brest, d'un père officier de marine,
01:07:03a vécu son enfance et son adolescence à Toulon.
01:07:06Inscrit en faculté de droit, mobilisé en 1939, il retourne à la vie civile en 1942,
01:07:13devient bonimenteur de barraques foraines et disparaît des radars.
01:07:17On le retrouve en 1948, sous le nom de Maurice Raphael, sous lequel il publie aux éditions
01:07:22du Scorpion son premier roman, Ainsi soit-il, condamné dans la foulée pour outrage aux
01:07:29bonnes mœurs.
01:07:30Trois ans auparavant, il avait écrit une lettre à Raymond Guérin, qui avait accepté
01:07:34de préfacer le roman mais voulait en savoir plus sur le bonhomme.
01:07:36Une lettre datée de Freyne Léringis, qui a été publiée en 2005 dans un dossier établi
01:07:42par Alfred Hebel à l'occasion de la réédition de La Crococelle à l'Esprit des Péninsules.
01:07:47Que faisait notre écrivain à Freyne en 1947 ?
01:07:50C'est là que les choses se grattent.
01:07:53Dans ses mémoires, endetté comme une mule, paru en 1979, Eric Lossfeld, qui avait réédité
01:08:00certains de ses livres chez Arkane, raconte qu'un journaliste du Monde l'avait appelé
01:08:05un jour pour le mettre en garde sur le profil de son auteur, responsable aux questions juives
01:08:11pour les départements de l'Heure et de l'Heure et Loire pendant l'occupation.
01:08:16L'éditeur rompit immédiatement avec son auteur.
01:08:18L'accusation est vraisemblablement fausse, mais la réalité est peut-être pire encore.
01:08:24Selon le grand connaisseur de littérature populaire qui était Franck Évrard, après
01:08:29avoir milité à gauche, Lepage, suivi d'Oriot, devint chef des jeunesses PPF, collabora à
01:08:35l'émancipation nationale, l'organe du parti, avant d'adhérer au chantier de jeunesse
01:08:40en 1940.
01:08:42Alfred Hébel affirme de son côté qu'il porta ensuite l'uniforme de la LVF et participa
01:08:47à la Carlingue, la gestapo française de la rue Loriston.
01:08:50Pour compliquer le tout, d'autres connaisseurs de Maurice Raphaël qualifient de fantasmes
01:08:57de telles allégations, estimant que c'est pour une banale escroquerie que l'écrivain
01:09:01se retrouva en prison.
01:09:02Et il est vrai que si le pédigré qu'on lui prête est réel, on voit mal comment il
01:09:07aurait pu s'en tirer avec quelques mois de prison.
01:09:11Espérons qu'un historien débroussaillera tout ça un jour.
01:09:14De 1948 à 1954, Maurice Raphaël signe onze romans chez De Noël ou au Scorpion où il
01:09:21donne la parole à des personnages modestes, humiliés par l'existence, des laissés-pour-compte
01:09:26vomissant leur misère, voire à des ratés des baffons qui laissent libre cours à leurs
01:09:30instincts sordides et à leurs sentiments inavouables.
01:09:35Méfiant vis-à-vis du beau style, qui est pour lui l'expression de la tartufferie,
01:09:40l'écrivain se forge une langue virulente, violente, révoltée, parfois scatologique
01:09:44et pourtant magnifique, et se donne pour but d'en finir avec l'illusion littéraire
01:09:50en puisant sa matière dans le quotidien et le fait divers.
01:09:53Maurice Raphaël est un écrivain des marges et de l'obscurité, un alchimiste effrayant
01:09:59dont l'œuvre de grimace et d'épouvante a révélé la part de désespoir et de néant
01:10:04tapis dans le cœur des hommes.
01:10:06Homme à femme, séducteur, drôle, bagarreur, un brin manipulateur, il s'exprimait dans
01:10:13un langage châtié, à l'inverse de ses livres.
01:10:16Il était également susceptible.
01:10:18Alain Page, qu'il a connu, raconte qu'un soir, refusé d'accès par le portier du
01:10:24club Saint-Germain, il rentra chez lui chercher des grenades et menaça de tout faire sauter.
01:10:30Le patron du Flore appelé à la rescousse calma le jeu.
01:10:33Ses livres étaient admirés d'André Breton, de Raymond Queneau ou de Benjamin Perret,
01:10:39mais le succès commercial n'était pas au rendez-vous et Raphaël voulait vendre.
01:10:44En 1954, il change son braquet d'épaule et entame une carrière d'écrivain populaire
01:10:51pour la série noire et les presses de la cité, publiant une cinquantaine de livres
01:10:55principalement signés Ange-Bastiani.
01:10:58L'écrivain méprisait le roman noir, mais il excelle dans le genre en évitant le piège
01:11:04du jargon du milieu, à la Simonin, et en forgeant sa propre langue qui puise où elle
01:11:09veut.
01:11:10Panique au paradis, Les souris valseuses, Le pain des Jules ou Arrête ton char, Bénure
01:11:15sont de grandes réussites dans le genre.
01:11:17Elles n'ont pourtant rien à voir avec Feux et Flammes, rééditées il y a quelques années
01:11:21par les éditions Finitude, un livre qu'en pesant ses mots, on peut aisément qualifier
01:11:27de grandiose.
01:11:28C'est l'histoire de Suzanne, une vendeuse aux prises uniques, et de Louis, un employé
01:11:33aux écritures qui pique-nique un dimanche dans une forêt de pin du sud de la France
01:11:39lorsqu'un mégot mal éteint déclenche un feu de forêt.
01:11:43Les vélos sur l'épaule, ils s'en vont à travers la broussaille à la recherche
01:11:47de la route, soucieux de ne pas abandonner les bicyclettes achetées à crédit.
01:11:53Mais le mistral se lève bientôt, et le feu les poursuit.
01:11:57La tension monte avec la peur et l'angoisse, et le roman bascule dans l'horreur morale.
01:12:03Car le feu agit comme un révélateur, mettant à nu l'âme des jeunes mariés qui vont
01:12:09se déchirer, se reprocher leur vie de misère, mais aussi se raccrocher l'un à l'autre
01:12:15dans une panique sentimentale d'une vérité inouïe.
01:12:18À travers le feu, c'est l'épouvante de leur vie minable et sans-issue qui leur saute
01:12:23visage.
01:12:24Ce serait un crime de dévoiler la fin.
01:12:26Notons simplement qu'elle est d'une beauté renversante et qu'elle a l'ampleur d'une
01:12:32tragédie grecque.
01:12:38Les amateurs de romans noirs le tiennent en haute estime et le considèrent comme un précurseur
01:12:43du néopolar, ce courant apparu à la fin des années 70 qui fit prendre un tournant
01:12:48militant aux romans noirs français, principalement dans le sens du gauchisme.
01:12:54Jean Amila est l'auteur d'une vingtaine de romans à la série noire, dont Jusqu'à
01:12:59plus soif en 1962, La lune d'Omaha en 1964 ou Le boucher des hurlus en 1982, qui sont
01:13:07des petits bijoux en la matière.
01:13:10Cultivant des opinions anarchistes, il a en effet politisé le roman noir dès les
01:13:15années 50.
01:13:16Mais à la différence d'un Jean-Patrick Manchette, l'un des instigateurs du néopolar,
01:13:21il a su créer une langue à lui, qui semble d'ailleurs avoir jailli de nulle part, et
01:13:27ne s'est pas contenté de s'inger Dachiel Hamet ou Raymond Chandler.
01:13:31Mais sa production à la série noire en est venue à occulter la première partie de son
01:13:38livre, celle publiée sous son vrai nom, que les éditions Joël Lossfeld ont entrepris
01:13:44de rééditer depuis quelques années, et qui vaut largement la deuxième.
01:13:48Car avant Jean Amila, il y a en effet Jean Mekert, né en 1910 dans le dixième arrondissement
01:13:57de Paris, dans une famille de prolétaires.
01:13:59Dans certaines biographies, on lit encore que son père, anarchiste lui aussi, fut parti
01:14:06des fusillés pour l'exemple de 1917, ce qui aurait nourri la haine de l'armée du fils.
01:14:12Il semble pourtant acquis que son père a déserté et abandonné son foyer, et que sa mère inventa
01:14:20le mensonge pour éviter le déshonneur.
01:14:22Il n'en reste pas moins qu'elle supporta mal le choc, et fut internée en asile psychiatrique,
01:14:29le fils placé en orphelinat.
01:14:32Le jeune Mekert devint apprenti à 13 ans, puis employé de banque durant la crise, salarié
01:14:39d'un garage ensuite.
01:14:40Mobilisé en 1939, il se retrouva interné en Suisse avec son unité au terme de la Drôle
01:14:46de guerre, expérience qu'il racontera dans La marche au canon, un inédit publié par
01:14:52Joël Lossfeld en 2005.
01:14:55C'est lors de ses vacances forcées qu'il écrivit son premier livre, Les coups, avant
01:15:01de l'envoyer à Gallimard.
01:15:03Raymond Queneau, qui était lecteur, en fut émerveillé, et le livre parut en 1941, salué
01:15:10notamment par André Gide et Roger Martin Dugard.
01:15:14Très pessimiste, le roman met en scène un manœuvre et son épouse, comptable, dont
01:15:20la difficulté à communiquer va engendrer la violence et les coups.
01:15:24Au-delà de la description d'un amour en miettes, Mekert confronte deux milieux sociaux
01:15:31et leur psychologie, celui des ouvriers, fiers de leur appartenance au prolétariat,
01:15:36et celui des employés du bureau, qui singent les manières de la petite bourgeoisie par
01:15:41désir de s'élever dans la hiérarchie sociale.
01:15:43On trouve dans ce premier roman les thèmes récurrents de l'écrivain.
01:15:50L'incommunicabilité entre les êtres, la solitude, l'échec et la révolte qui finit
01:15:56par en découler.
01:15:57Mekert, qui au retour de Suisse avait trouvé un emploi de bureau à la mairie du XXe arrondissement,
01:16:03en démissionne pour vivre de sa plume.
01:16:05Suivront L'homme au marteau et La lucarne, deux romans étouffants dans la lignée du
01:16:11premier, explorant le vide intérieur et l'ennui d'un employé de bureau et la honte
01:16:17d'un chômeur seul et incompris.
01:16:19Mais en 1947, l'écrivain délaisse la ville et ses personnages écrasés par la médiocrité
01:16:26et prend une nouvelle voie avec Nous avons les mains rouges, qui annonce les meilleurs
01:16:32romans noirs.
01:16:33L'histoire est celle de Laurent Lavalette, un jeune homme de 24 ans qui, à peine sorti
01:16:38de prison pour un meurtre en légitime défense, est embauché dans la Syrie de M.
01:16:43De Sarto, près d'Entrevaux, dans les basses Alpes, aujourd'hui les Alpes de Haute-Provence.
01:16:48Nous sommes en 1946 et l'homme a dirigé un maquis pendant la guerre.
01:16:53La paix revenu, la plupart des maquisards, qui se sont salis les mains pour la bonne
01:16:57cause, n'entendent pas rendre les armes avant d'avoir vu la révolution triompher.
01:17:02Ils continuent ainsi leur œuvre d'épuration sauvage et se transforment peu à peu en
01:17:08bandits.
01:17:09La force du roman est d'être raconté du point de vue de Laurent, un titi parisien
01:17:15qui déteste les ploucs, ne pense qu'à la bagatelle et considère la petite compagnie
01:17:20comme légèrement givrée avant de s'apercevoir que les discours radicaux sont suivis d'actes
01:17:26effrayants et de se faire entraîner à son tour dans le carnage.
01:17:30L'une des filles de Dessartaux, âgée de 20 ans, annonce avec un quart de siècle
01:17:37le fanatisme idéologique qui conduira à l'action directe.
01:17:40Étouffée par la haine, desséchée par la soif de pureté, comme elle l'avoue elle-même,
01:17:47la jeune fille en vient à admirer les SS qu'elle a combattues.
01:17:50C'est donc sans complaisance que Meckert dresse le tableau tragique de ces soldats
01:17:56perdus de la résistance, sujet très peu traité dans la littérature, dont il donne
01:18:01une évocation sombre et violente.
01:18:04C'est après avoir lu ce superbe roman que Marcel Duhamel contactera l'auteur pour
01:18:09le lancer dans sa seconde carrière.
01:18:11Mervyn Peake est un écrivain par accident, le plus beau de l'histoire littéraire.
01:18:22L'homme était en effet avant tout dessinateur, et c'est bel et bien en dessinateur qu'il
01:18:28a commencé son œuvre avant de passer à l'écriture pour la prolonger.
01:18:33Cette œuvre, c'est Titus d'enfer, Gormenghast et Titus errant, une trilogie parue en Angleterre
01:18:42entre 1946 et 1959, qui a été rééditée en un volume dans la collection Omnibus en
01:18:492018.
01:18:51Une œuvre inclassable, qui fait parfois penser à Rabelais, qui a quelque chose d'un peu
01:18:56effrayant, d'un peu oppressant, mais aussi de très familier et de très joyeux.
01:19:00Une œuvre qui se déroule dans l'atmosphère d'un château démesuré et labyrinthique,
01:19:06théâtre de l'existence absurdement protocolaire du comte et de la comtesse d'enfer et leurs
01:19:12enfants, et des luttes picrocolines que se livrent leurs nombreux domestiques et familiers.
01:19:18Un château tellement immense que certaines parties n'ont toujours pas été explorées
01:19:24alors que la famille l'occupe depuis 77 générations.
01:19:28Un château avec ses sous-sols et ses combles, ses cuisines rabelaisiennes, aux chaudrons
01:19:33frémissants, ses formidables salles hautes comme des cathédrales, ses toits à perte
01:19:39de vue cachant entre deux tours des déserts de dalles grises oubliées.
01:19:43C'est à Kuling, au centre de la Chine, qu'est né Mervyn Peake en juillet 1911.
01:19:51Son père est médecin, sa mère infirmière, les deux sont missionnaires dans un dispensaire
01:19:56anglais.
01:19:57Le jeune Mervyn vivra en Chine jusqu'à l'âge de 12 ans avant de rentrer en Angleterre
01:20:02avec ses parents, non sans avoir visité auparavant la cité interdite dont il s'inspirera pour
01:20:07sa citadelle de Gormenghast.
01:20:10L'enfant ayant montré des dispositions formidables au dessin, il est reçu en 1929
01:20:14à la Royal Academy of Arts de Londres et débute une carrière de peintre et d'illustrateur.
01:20:21Mais bientôt, il ajoute une corde à l'arc de ses talents en publiant deux poèmes dans
01:20:27un magazine sous le pseudonyme de Nemo.
01:20:30En 1939, il est un peintre reconnu quand il se lance dans son premier livre, un album
01:20:36de dessins prolongé par un texte qui raconte une histoire de pirate.
01:20:40Lorsque la guerre éclate, il s'engage et se voit affecté dans un dépôt d'artillerie.
01:20:46C'est alors qu'il commence à travailler à ce qui sera son œuvre maîtresse.
01:20:51En 1946, paraît Titus d'enfer en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, où le roman est immédiatement
01:20:58qualifié de néo-gothique.
01:21:01En France, il ne sera traduit qu'en 1974 par Patrick Rameau, avec une préface d'André
01:21:06Dothel, et sera rangé dans le rayon Fantasie, l'éditeur essayant de le rapprocher des
01:21:11livres de Tolkien pour en rééditer le succès.
01:21:14Certes, les romans de Melvin Peake se situent dans un château hors du temps et du monde
01:21:20connu, peuplé de personnages invraisemblables et grotesques.
01:21:23Mais sommes-nous pour autant dans le fantastique, dans la fantaisie, dans le gothique anglais.
01:21:29Il n'y a aucune magie à Gormenghast, aucune étrangeté surnaturelle, et la vie y est
01:21:34décrite de manière étonnamment réaliste.
01:21:36La vérité, c'est que l'œuvre de Peake n'entre dans aucune case.
01:21:40Et c'est d'ailleurs tant mieux.
01:21:42La trilogie relate la naissance, l'enfance, l'adolescence et l'entrée dans l'âge
01:21:49adulte de Titus d'enfer, héritier de Gormenghast, fils du mélancolique comte de Tombal qui passe
01:21:56ses journées à lire, et de sa femme, l'extravagante Lady Gertrude, qui soigne ses chats blancs
01:22:02et vit entourée d'oiseaux.
01:22:03Dans l'environnement étouffant du château, vive une galerie de domestiques baroques.
01:22:10Le docteur Salprune, médecin personnel de la comtesse, Craclos, le majordome de Lord
01:22:15Tombal, soucieux de ses prérogatives et voulant imposer partout sa loi.
01:22:19Nanny Glue, la vieille nurse, ou l'Enflure, l'incroyable chef de la grande cuisine du
01:22:25château, énorme barrique aux pieds flasques comme des ventouses, qui se saoule à tomber
01:22:31dans ses casseroles, engueule ses marmitons et fait craquer les boutons de sa veste lorsqu'ils
01:22:36s'étirent.
01:22:37L'un d'eux est projeté contre le mur de la cuisine et écrase un cafard.
01:22:41La vie à Gormenghast est réglée par la tradition dont nul ne déroge et à laquelle
01:22:48Grisamère, maître du rituel, est chargé de veiller.
01:22:52Mais Finlam, un marmiton, là des manières de rustre de l'Enflure qui le bat, décide
01:22:58de s'affranchir de la loi protocolaire pour s'élever dans l'échelle sociale du château.
01:23:03Il créera dès lors un chaos que seul Titus parviendra à rétablir l'ordre au prix
01:23:09de son innocence.
01:23:10Hors de l'enceinte de Gormenghast vit dans des huttes de terre un peuple d'artistes,
01:23:18des brillants sculpteurs, qui une fois par an sont admis à exposer leurs œuvres au
01:23:22château.
01:23:23Un peuple maudit dont les traits du visage, au sortir de la jeunesse, se flétrissent
01:23:27en un jour et qui passent le reste de leur vie à rechercher dans la sculpture leur beauté
01:23:33évanouie.
01:23:34Dans le troisième tome, Titus, âgé de 17 ans, quitte Gormenghast pour découvrir le
01:23:40monde et y faire son apprentissage.
01:23:42On sait aujourd'hui que Mervyn Peake projetait d'écrire un quatrième tome de la saga
01:23:47pour accompagner Titus jusqu'à la mort.
01:23:50Ses notes révèlent qu'il aurait voyagé dans des forêts, dans des montagnes et dans
01:23:54des îles, qu'il aurait affronté des incendies et des famines, qu'il aurait croisé des
01:23:58monstres, des pirates et des anges, des fous, des athlètes et des rêveurs, des peintres,
01:24:02des lépreux et des mendiants.
01:24:04Hélas, la maladie de Parkinson, qui se déclara dès la fin des années 50, empêcha l'écrivain
01:24:10de mener à terme son œuvre étonnante.
01:24:18On l'ignore généralement, mais la plupart des westerns mythiques produits par Hollywood,
01:24:24loin d'être des créations ex nihilo, sont des adaptations de romans et parfois de romans
01:24:30non moins excellents que les films auxquels ils ont donné naissance.
01:24:33C'est pour leur redonner vie que Bertrand Tavernier, grand amateur du genre, avait créé
01:24:39en 2013 la collection « L'Ouest, le vrai » chez Actes Sud, dont le but était de
01:24:44donner vie à ces romans westerns dans des traductions soignées.
01:24:48En moins de dix ans, la collection a accueilli une vingtaine de romans, d'Ernest Hicox,
01:24:53de Guthrie, d'Alan LeMay, d'Harry Brown, de Tom Lea, de Luc Short ou de William Riley
01:25:00Burnett.
01:25:01De ce dernier, né en 1899 et mort en 1982, pas moins de cinq romans ont été édités.
01:25:09« Terror Apache », « Mi Amigo », « Saint Johnson », « Lune Pâle » et « L'Escadron
01:25:15Noir », édités en France pour la toute première fois en 2022 dans une traduction
01:25:20de Fabienne Duvigneau.
01:25:21En France, Burnett est surtout connu pour être l'un des maîtres du roman noir.
01:25:26L'auteur de « Little César » en 1929 et surtout de « Quand la ville dort » de
01:25:311949, un roman grandiose et désabusé inspiré des baffons de Chicago, qu'adaptera John
01:25:38Houston l'année suivante à sa sortie aux Etats-Unis.
01:25:41L'autre pan de son œuvre, ses westerns, n'est pourtant pas à négliger.
01:25:45D'ailleurs, lui-même, non seulement la chérissait, mais ne l'opposait pas à l'autre,
01:25:50voyant dans ses deux univers, les baffons de Chicago et les grands espaces de l'Ouest,
01:25:55la même violence et la même brutalité à l'œuvre, qu'il peignait avec cette écriture
01:26:00dense, ramassée, compacte, avare d'explications et de descriptions dont parlait le même tavernier.
01:26:06Dans cette production, il y aurait un roman, l'est plus particulièrement encore, « L'Escadron
01:26:15noir » qui date de 1938.
01:26:17Cela s'explique probablement par le fait que l'adaptation qu'en fit Raoul Walsh
01:26:22en 1940, avec John Wayne dans le rôle-titre, n'est pas une des plus grandes réussites
01:26:26du réalisateur.
01:26:27Il n'en reste pas moins que l'oubli de ce chef-d'œuvre dans l'histoire littéraire
01:26:32est un mystère doublé d'un scandale.
01:26:35Le roman se passe en pleine conquête de l'Ouest, à la veille de la guerre de sécession, dans
01:26:42le Kansas, durant la séquence que les historiens américains appellent « Bloody Kansas »,
01:26:48le Kansas sanglant.
01:26:49Ce territoire récemment conquis avait fait venir de nombreux colons de l'Est et souhaitait
01:26:55entrer dans l'Union en tant qu'État libre, là où le Missouri voisin voulait le voir
01:27:00rejoindre le camp esclavagiste.
01:27:03Les tensions dégénéraient bientôt en violence entre milices armées qui organisaient des
01:27:08raids sur leur État voisin, pillant, brûlant et tuant ce qu'elles pouvaient.
01:27:13Il y avait d'un côté les Bushwalkers du Missouri qui étaient esclavagistes, de l'autre
01:27:20les Jawwalkers du Kansas qui étaient « free-soilers ». Leur but, à la différence des abolitionnistes,
01:27:26n'était pas de remettre en cause l'esclavage dans les États où il existait, mais de lutter
01:27:30contre son expansion dans les nouveaux territoires de l'Ouest.
01:27:35Ces combats sanglants annonçaient directement la guerre civile qui finit par éclater en
01:27:401861.
01:27:41Le roman commence dans l'Ohio, à Pleasant Hill, une petite bourgade paisible où le
01:27:48jeune Johnny Seton, travaillant à l'épicerie familiale, se prépare à intégrer le cabinet
01:27:53d'un avocat influent, situation qui lui permettra de demander la main de Marie MacLeod
01:27:59qu'il courtise.
01:28:01Mais voilà que débarque Paul Cantrell, un jeune homme séduisant, mi-voyou, mi-aventurier
01:28:08dont la tête est mise à prix dans le Missouri pour avoir tiré sur un shérif esclavagiste.
01:28:12Un personnage fascinant de salaud lumineux et fêlé qui commencera par être l'ami
01:28:17de Johnny avant de devenir son ennemi mortel.
01:28:20En cachette, l'homme séduit en effet Marie avec qui il s'enfuit dans le Kansas au désespoir
01:28:27des parents de Marie et de Johnny.
01:28:31Ce dernier n'entend pas renoncer pour autant à l'amour fou qu'il porte à Marie et
01:28:35se rend quelques mois plus tard lui aussi dans le Kansas où Polk est devenu quelqu'un
01:28:39d'important mais jouant un double jeu.
01:28:41Une lutte à mort s'engage entre les deux hommes, sur fond de lutte politique, avec
01:28:47en arrière-plan la frontière, cette prairie dont Burnett donne de belles évocations lorsque
01:28:53les cloches de la ville se mettent à sonner et que, je cite, leur écho métallique roule
01:28:58sur la prairie jusqu'à un horizon où ni les églises, ni les cloches n'avaient
01:29:02de sens, au royaume du coyote, du bison et d'une poignée d'Indiens.
01:29:07C'est un épisode très peu connu des historiens.
01:29:14À la belle époque, des ouvriers anarchistes, doutant de l'imminence d'une révolution
01:29:20sociale et prenant acte de l'échec du terrorisme dans lequel s'étaient lancés leurs aînés,
01:29:27se réfugièrent dans des communautés avec l'idée bien arrêtée d'y appliquer le
01:29:31communisme ici et maintenant.
01:29:33Qualifiés de milieux libres ou de colonies libertaires, ces expériences se multiplièrent
01:29:40un peu partout en France, à Mairie-sur-Oise en 1898, à Vaud dans l'Aisne en 1902, à
01:29:47Aiglemont dans les Ardennes l'année suivante, à La Rize dans le Rhône en 1907 ou à Bascon
01:29:52dans l'Aisne en 1911.
01:29:54L'idée principale de ces colonies était de s'émanciper du salariat et de montrer
01:30:01que des individus regroupés librement sur une terre possédée en commun pouvaient produire
01:30:06ce qui leur était nécessaire à leur propre consommation.
01:30:09Ils éliminèrent donc tous les besoins artificiels créés par la société et pratiquèrent
01:30:16une économie cénobitique.
01:30:17Ils bannirent tabac, alcool et viande, cessaient dans certaines colonies de cuire leurs aliments,
01:30:24allèrent dans d'autres jusqu'à retirer leurs pantalons.
01:30:26Échappés de l'Éden, c'est donc chevelus et nus qu'ils grignotaient de la salade
01:30:32un demi-siècle avant les hippies.
01:30:34Tout cela s'acheva bien sûr en échec.
01:30:38À l'âge de 18 ans, l'écrivain Albert Tser Stevens, né en 1885 et mort en 1974,
01:30:47avait participé à l'un de ses Phalanstères, expérience de laquelle il tira en 1919 un
01:30:52formidable roman, un apostolat, réédité il y a quelques années par les éditions Motifs.
01:30:58Albert Tser Stevens, ce drôle de nom est aujourd'hui cruellement oublié et ne sonne
01:31:05plus qu'aux oreilles de certains admirateurs de Blaise Sandrars, dont il fut l'ami pendant
01:31:1040 ans.
01:31:11Écrivain français d'origine provençale par sa mère, belge par son père, il est
01:31:17issu d'une grande famille bruxelloise.
01:31:20Les généalogistes d'Outre-Quievrain nous informent que le fameux T' précédant son
01:31:25nom fut attribué par décision impériale vers le XVIIe siècle à cette famille honorable
01:31:30de la capitale du Brabant en guise de distinction.
01:31:33Son oncle, le juge Théodore Tser Stevens, tient une petite place dans notre histoire
01:31:40littéraire.
01:31:41C'est lui qui condamna Verlaine à deux ans de prison après qu'il eût tiré un
01:31:45coup de revolver sur Rimbaud.
01:31:46Poète, romancier, essayiste, traducteur, Tser ainsi que la Blaise Sandrars était avant
01:31:55tout un bourlingueur doublé d'un érudit, autant à l'aise sur un cargo que dans l'impressionnante
01:32:01bibliothèque de son hôtel particulier du quai de Bourbon à Paris où il résidait
01:32:06quand il ne courait pas le monde.
01:32:07D'une curiosité insatiable et toujours émerveillée, se fichant de la littérature
01:32:15et de la postérité, il a laissé une œuvre importante, près de 70 livres, et difficilement
01:32:20réductible à une étiquette, serait-ce celle d'écrivain voyageur sous laquelle on le
01:32:25range généralement.
01:32:26Il a certes écrit de nombreux récits de ses voyages en Espagne, en Italie, au Maroc,
01:32:31au Mexique, en Grèce ou aux Antilles, mais aussi des romans de flibustes ou d'aventures,
01:32:36une traduction du Prince de Machiavel, un livre de souvenirs sur Blaise Sandrars et
01:32:42donc un apostolat, ce récit satirique de son expérience collectiviste.
01:32:47Le roman débute à Montparnasse, dans un restaurant proposant une cuisine végétarienne
01:32:54hygiénique et rationnelle.
01:32:56C'est là que se réunissent des jeunes idéalistes à barbe d'apôtre que domine
01:33:01Chapelle, propagandiste à la tête d'une petite feuille hebdomadaire, la cité régénérée,
01:33:07qui préconise les moyens infaillibles pour supprimer la misère, le travail et les maladies
01:33:13vénériennes.
01:33:14Profitant du désarroi existentiel d'un fils de famille, Pascal Marin, Chapelle va
01:33:20le subjuguer avec ses théories et le convaincre à la mort de son père d'utiliser son héritage
01:33:26pour acheter un terrain ou bâtir une colonie, la cité Kropotkine, où l'on vivrait selon
01:33:33les principes du communisme.
01:33:35Mais Chapelle devient très vite autoritaire.
01:33:38Il insiste pour que les femmes soient collectives, se proclame trésorier.
01:33:42Sans selle, la cuisine n'a pas de goût et ceux qui veulent aller en acheter dans
01:33:46le commerce disputent avec ceux pour qui cet acte sera une trahison.
01:33:49Affamé par le régime végétarien, le peintre Krabblinx va manger du boudin en cachette.
01:33:56Les champs que personne ne sait travailler tombent en jachères, Beautrou finit par piquer
01:34:01la caisse et l'hommel se pend.
01:34:03Bref, l'expérience est un désastre.
01:34:08Pascale se réfugie alors à Londres où il devient un prédicateur illuminé, tentant
01:34:13de convertir les foules à son idéal tolstoyen avant de rentrer à Paris vendre sur les boulevards
01:34:18une brochure utopiste qu'il a rédigée.
01:34:20Mais petit à petit, il perd la foi et se met à brûler les idées généreuses qu'il
01:34:27avait adorées jadis, jusqu'à décider qu'il n'y a qu'une seule réalité qui compte,
01:34:33la jouissance immédiate et son facteur, l'argent.
01:34:37Il se promit d'appliquer toutes les énergies sans scrupules d'un aventurier moderne à
01:34:44s'amasser des biens terrestres, une opulence globale car, pensait-il, la richesse ne peut
01:34:50être qu'une débauche sans réserve, une royale prodigalité.
01:34:55Et le lecteur de comprendre que ce vieux prophète de Sir Stevens a décrit, cinquante
01:35:01ans avant qu'il ne survienne, l'itinéraire des soixante-huit arts qui, après avoir rêvé
01:35:06de changer le monde, s'y sont allègrement vautrés.
01:35:10Si elle est aujourd'hui décriée, l'éducation sévère de Naguère n'avait pas que des
01:35:19défauts.
01:35:20Mais elle pouvait aussi braquer des fortes têtes et en faire des révoltés.
01:35:26C'est le cas d'Oscar Wörle, un écrivain alsacien de langue allemande que la Nuit Bleue,
01:35:33une maison d'édition alsacienne elle aussi, a eu la bonne idée de rééditer il y a quelques
01:35:38années.
01:35:39Aîné de cinq enfants, là des coups reçus de son père et de ses professeurs, l'adolescent
01:35:44quitte le foyer familial de Saint-Louis, à la frontière suisse, et le destin d'instituteur
01:35:50qui lui était réservé pour devenir vagabond.
01:35:53Il traverse la France et l'Italie, s'engage dans la légion étrangère pour ne pas crever
01:35:59de faim, combat en Algérie avant de déserter et de rentrer chez lui, tel l'enfant prodigue.
01:36:06C'est cette aventure qu'il raconte dans Baldamus ou le Diable Trousse, son premier
01:36:13roman autobiographique publié en 1913.
01:36:17Le livre rencontre un énorme succès en Allemagne avant de sombrer dans l'oubli après la seconde
01:36:24guerre mondiale et d'être timidement réédité à Karlsruhe en 1992.
01:36:30Le XXe siècle a vu se multiplier en littérature les personnages dégarés, les déracinés
01:36:37balottés par les événements.
01:36:39En la matière, Verleu fait figure de précurseur, avant le Knut Hamsun de Vagabond, 1927, avant
01:36:47Beethoven et son Vaisseau des morts, qui date de 1926, avant Jacques Kerouac, bien sûr,
01:36:52le clochard céleste trouvant sur la route quatre décennies plus tard l'accomplissement
01:36:58de soi.
01:36:59Et que dire du cousinage entre Baldamus, le narrateur de Verleu, et Bardamus, celui du
01:37:05Voyage au bout de la nuit de Céline ?
01:37:07Il est pour le moins troublant, d'autant que Verleu possède lui aussi une langue truculente
01:37:13faite d'oralité, d'argot et de parlais populaires.
01:37:16Mais si Céline puisait dans le langage faubourrien, Verleu, lui, fait son marché dans le dialecte
01:37:23alsacien du Sungo, cette langue de paysans concrète et imagée, parfois grossière,
01:37:30toujours vivante et drôle.
01:37:31Avec ses cheveux longs et son violon dont il joue en cheminant sur les routes, Baldamus
01:37:39a tout du vendeureur allemand de l'époque romantique, celui qui dort à la belle étoile
01:37:43sur une meule de foin et compose des poèmes au petit matin.
01:37:47Sauf que chez lui, le réalisme a remplacé le romantisme, et plutôt que de contempler
01:37:54les étoiles, son anti-héros se débat avec les poux et les puces attrapées dans les
01:37:59refuges pour clochards.
01:38:01Il lutte contre le froid, la pluie et la faim, sans compter les vols dont il est victime
01:38:06de la part des autres trimardeurs et le matraquage des gendarmes.
01:38:10L'idéalisme allemand en prend un sacré coup.
01:38:13Mais ce qui fâche le plus Baldamus, ce n'est pas d'être rossé par les autochtones lorsqu'il
01:38:19tente de voler une pomme, cela il le comprend, c'est la bureaucratie naissante, le royaume
01:38:25de la paperasserie et l'exigence qui lui est faite sans cesse de présenter ses papiers.
01:38:30Une contrainte qui ne choque plus personne aujourd'hui, mais qui à l'époque était
01:38:35encore capable d'insupporter un aristocrate de la cloche, digne héritier de la liberté
01:38:40médiévale.
01:38:41Du sud de l'Alsace à Naples, en passant par Paris, Marseille, Nice, Gênes et Rome,
01:38:47le périple de Baldamus se fait à pied, en compagnie de cheminots de passage, ses frères
01:38:52du soleil, qui sont des professionnels du vagabondage, possédant un savoir-faire, des
01:38:57règles et une morale.
01:38:59C'est à nouveau une savoureuse galerie de portraits qui font peu à peu surgir un
01:39:04monde mystérieux, dont l'histoire et la littérature ont très peu parlé, pour la
01:39:08simple raison qu'il n'a laissé aucune trace.
01:39:10Ses trimares errent dans une Europe sous tension qui se prépare à l'affrontement.
01:39:16Baldamus est fasciné par la ville-lumière, mais il est étonné par l'ambiance électrique
01:39:21qui y règne.
01:39:22Les Français veulent leur revanche avec son pays, ça ne fait aucun doute.
01:39:26Lorsqu'avec son comparse du moment, il commet l'erreur de parler allemand sur les grands
01:39:32boulevards, la foule se fait aussitôt menaçante.
01:39:35Plus tôt, sur la route, un soldat français, apprenant que le vagabond est alsacien, le
01:39:41considère amicalement comme un compatriote.
01:39:43Et l'on réalise alors que le malaise du rattachement de l'Alsace à la France, quelques
01:39:47années plus tard, se trouve en germe dans ce roman.
01:39:51Car Baldamus et Verleu avec lui sont Allemands de langue et de culture, complètement Allemands.
01:39:57Lorsque les Français découvriront le poteau rose en 1918, quand ils réaliseront qu'en
01:40:02dehors de la grande bourgeoisie, personne ne parle le français en Alsace, quand ils
01:40:06comprendront que les Alsaciens entendent conserver leur spécificité linguistique et culturelle,
01:40:10le sentiment anti-Bosch se tournera parfois contre les indigènes qu'ils tenteront de
01:40:16franciser brutalement.
01:40:17Mais ceci est une autre histoire.
01:40:20Le 22 janvier 1905, à Saint-Pétersbourg, la troupe tirait sur une manifestation pacifiste
01:40:32réunissant des ouvriers, tuant des centaines de personnes.
01:40:36Le dimanche rouge déclenchait une série de grèves, de manifestations, d'émeutes
01:40:42et d'attentats dans tout l'Empire russe.
01:40:44C'est la révolution ratée de 1905.
01:40:48Six mois auparavant, l'organisation de combat du Parti Socialiste Révolutionnaire avait
01:40:53assassiné le ministre de l'Intérieur.
01:40:56Quelques jours plus tard, après le dimanche rouge, elle assassinera le gouverneur de Moscou,
01:41:02le grand-duc Serge, oncle du tsar Nicolas II.
01:41:06L'organisateur des deux attentats, l'écrivain Boris Savinkov, dont les éditions prairiales
01:41:14ont réédité en 2017 ce qui ne fut pas l'un des plus grands romans russes du XXe siècle.
01:41:20La vie de Savinkov est elle-même un roman.
01:41:23Né en 1879 à Kharkov, d'une mère ukrainienne et d'un père de la petite noblesse russe,
01:41:29le jeune homme est exclu de l'université de Saint-Pétersbourg en 1899,
01:41:34fuit la Russie trois ans plus tard et se réfugie à Genève.
01:41:39C'est de là qu'il adhère au Parti Socialiste Révolutionnaire et organise les attentats.
01:41:44Un an plus tard, de retour en Russie, il est arrêté et condamné à mort.
01:41:48Mais son parti organise son évasion et Savinkov passe en France.
01:41:55Toujours habillé élégamment, coiffé d'un éternel melon noir, le regard dur et méprisant,
01:42:00il fréquente durant quelques années la bohème artistique et littéraire de Montparnasse,
01:42:05passe ses soirées entourées de belles filles à boire à la Rotonde,
01:42:09un lieu qu'il considère pourtant comme un tas de fumier.
01:42:13En 1908, il écrit « Le cheval blême »,
01:42:16un roman qui se présente comme le journal d'un terroriste
01:42:19et s'inspire de l'attentat contre le grand-duc Serge.
01:42:23Plus qu'une confession, c'est la mise en scène romanesque d'une question
01:42:27qui ne cessera de hanter l'écrivain.
01:42:29Le terrorisme peut-il avoir une justification morale ?
01:42:35Cette même question traverse « Ce qui ne fut pas »,
01:42:38écrit quelques années plus tard et publié en feuilleton en 1912-1913.
01:42:44La toile de fond du roman est toujours la révolution de 1905 et son échec final.
01:42:50Mais le roman est encore plus désenchanté
01:42:52et les doutes du terroriste encore plus profonds.
01:42:56On y suit trois frères qui s'engageront l'un après l'autre
01:42:59dans l'organisation de combats du parti,
01:43:01commettront des attentats à la bombe, assassineront des fonctionnaires
01:43:04et participeront aux combats sur les barricades de Moscou
01:43:08avant de mourir un à un.
01:43:11Savinkov fait de la révolution de 1905 une chanson de gestes.
01:43:15S'ils doutent, s'ils ont peur, s'ils reculent parfois,
01:43:19les personnages de son roman n'en sont pas moins grandioses,
01:43:22eux qui demandent au Christ de leur donner le courage de mourir et de tuer.
01:43:27« Mon Dieu, donne-moi le bonheur d'être une étincelle dans l'incendie
01:43:31pour servir au salut de la Russie »,
01:43:34psalmodit Alexandre Bolotov avant de courir sous les balles.
01:43:40Ce que Savinkov n'épargne pas en revanche,
01:43:42ce sont les membres du comité, les intellectuels, les planqués,
01:43:46ces révolutionnaires en chambre qui discutent pendant des heures
01:43:49de la stratégie à adopter en s'imaginant diriger la révolution.
01:43:54Pour Savinkov, la révolution ne se dirige pas
01:43:57et seule l'action des masses est susceptible de renverser le pouvoir.
01:44:01Si la révolution a échoué en 1905, c'est parce que le peuple ne la voulait pas.
01:44:05Cette vision tolstoyenne de l'histoire sera bien entendu démentie
01:44:09lorsque l'avant-garde du prolétariat réussira à prendre le pouvoir.
01:44:15Quand éclate la révolution de février 1917, Savinkov rentre en Russie,
01:44:19où Kerensky le nomme commissaire politique de la 7e armée
01:44:22avant d'en faire son adjoint au ministère de la guerre.
01:44:26Mais lorsque les bolcheviques prennent le pouvoir en octobre,
01:44:29l'ancien révolutionnaire passe à l'opposition armée
01:44:32et rejoint les armées blanches du Don.
01:44:35L'écrivain racontera cet épisode dans Le Cheval noir,
01:44:37un des récits les plus saisissants sur la guerre civile,
01:44:40au titre lui aussi tiré de l'Apocalypse.
01:44:44En 1921, il revient à Paris et cherche des appuis politiques auprès de Mussolini,
01:44:49retrouvant dans le fascisme les éléments de son populisme russe.
01:44:54Il rencontre également Churchill, qui louera après sa mort, je cite,
01:44:59« la sagesse d'un homme d'État, le talent d'un général d'armée,
01:45:03le courage d'un héros, l'endurance d'un martyr ».
01:45:08En mai 1922, la GPO, la police politique soviétique,
01:45:11monte une opération pour le retourner.
01:45:14Les émissaires lui font croire qu'une organisation clandestine le réclame pour chef.
01:45:18Il franchit la frontière le 15 août 1924,
01:45:21est arrêté le lendemain à Minsk.
01:45:24Condamné à mort, sa peine est commuée à dix ans de réclusion
01:45:28contre sa capitulation publiée dans la Pravda le 13 octobre 1924.
01:45:34Sept mois plus tard, le 7 mai 1925,
01:45:36Savinkov se jette par la fenêtre dans la cour de sa prison.
01:45:41Laissons les tout derniers mots à Malraux.
01:45:45« J'ai souvent pensé à ce corps écrasé aux pieds du haut mur de briques,
01:45:51le cadavre du romantisme révolutionnaire. »
01:45:57L'histoire de Jean de Léry est intimement liée à celle de la France antarctique,
01:46:03soit l'établissement d'une petite colonie au Brésil
01:46:07sous la conduite de Nicolas Durand de Villegagnon.
01:46:10C'est à l'amiral de Colligny que l'on doit cette extraordinaire aventure.
01:46:14Depuis sa découverte en 1500 par les Portugais, le Brésil fascine.
01:46:19Les marins normands s'y livrent au commerce du bois
01:46:22et à la course contre les Portugais.
01:46:25Ils considèrent cette terre comme leur chasse gardée et le roi les soutient.
01:46:30Vers le milieu du siècle,
01:46:31Colligny met sur pied un véritable projet colonial avant l'heure.
01:46:36Chef du Parti protestant quand éclatera la guerre civile en 1562,
01:46:43tué à la Saint-Barthélemy dix ans plus tard,
01:46:46il entend pour l'or concurrencer les puissances ibériques
01:46:49en profitant des liens tissés avec les Indiens par les marins normands.
01:46:55Le 15 novembre 1555, 600 Français s'installent sur un îlot
01:47:00à l'entrée de la baie de Guanabara.
01:47:02Ils cultivent de bonnes relations avec les Indiens tupinambas
01:47:06au point que certains truchements s'installent dans leur village
01:47:09et adoptent leurs mœurs cannibales.
01:47:12Ils serviront d'intermédiaires aux Français.
01:47:16Mais la petite colonie vacille dès l'origine.
01:47:19Villegagnon ne supporte pas la nudité des Indiennes
01:47:21et la paillardise de ses hommes
01:47:23qu'il tente de remettre dans le droit chemin par des méthodes musclées.
01:47:29Ce chevalier de Malte est certes catholique,
01:47:31mais il admire Luther et compte parmi ses amis Calvin,
01:47:35avec qui il a étudié le droit à Orléans.
01:47:39C'est d'ailleurs à ce dernier, réfugié à Genève,
01:47:41qu'il finit par demander le renfort d'hommes plus vertueux
01:47:45pour peupler sa colonie.
01:47:48Calvin lui envoie 14 protestants, parmi lesquels Jean de Léry,
01:47:52un cordonnier de 22 ans, originaire de Bourgogne.
01:47:57Débarqué le 7 mars 1556 au Fort Coligny,
01:48:01il y restera dix mois qui lui donneront la matière
01:48:04de son maître-livre publié 20 ans plus tard.
01:48:07Mais à la Pentecôte 1557 éclate un conflit autour de la Seine.
01:48:12Les catholiques plaident pour la présence réelle du corps du Christ
01:48:15dans la communion, les protestants pour sa présence symbolique.
01:48:20Ils accusent les catholiques de ne pas valoir mieux
01:48:22que les cannibales qui les entourent.
01:48:24La rupture est consommée et les protestants quittent la colonie,
01:48:28à l'exception de cinq d'entre eux à qui Villegagnon demande d'abjurer.
01:48:32Trois s'y refusent, ils sont exécutés par Noyade,
01:48:36premier martyr de la guerre civile qui éclatera cinq ans plus tard.
01:48:42De retour en Europe, Jean de Léry file à Genève
01:48:45et devient aubergiste, puis pasteur.
01:48:48Il exerce son prédicat à la charité sur Loire
01:48:51quand surviennent les massacres de l'automne 1572
01:48:54et se réfugie à Sancerre,
01:48:56où il subit le siège de l'armée du duc de Berry pendant un an.
01:49:01Il témoignera de l'épouvantable famine qui s'en suivit
01:49:04dans son histoire mémorable de la ville de Sancerre,
01:49:07qui date de 1574.
01:49:11La France antarctique a entre-temps viré au fiasco.
01:49:14Les Portugais ont chassé les intrus en 1558,
01:49:17ils ont détruit le fort et créé dans la foulée une ville
01:49:21pour sécuriser la baie Saint-Sébastien de Rio de Janeiro.
01:49:26Le cosmographe du roi André Tevey,
01:49:29qui avait lui aussi passé quelques mois au Brésil,
01:49:31publiait alors un livre dans lequel il accusait les Genevois
01:49:34d'être responsables de la faillite de la colonie.
01:49:39C'est pour laver l'honneur des martyrs protestants
01:49:41que Jean de Léry se lance dans la rédaction
01:49:44de ce qui a à l'être son chef-d'œuvre,
01:49:46Histoire d'un voyage en terre de Brésil,
01:49:49publié en 1578.
01:49:54Outre le récit de ces aventures hors du commun,
01:49:57naufrage, incendie, révolte, tempête, famine,
01:50:01le livre est une description de la vie des Indiens
01:50:04que découvre alors l'Europe ébahie,
01:50:06mais aussi une critique de la société chrétienne
01:50:09que le prédicateur estime corrompue.
01:50:12Par sauvage interposé, Léry fustige l'avarice
01:50:15de ces hommes prêts à abandonner femme et enfant
01:50:18pour s'enrichir à l'autre bout du monde,
01:50:20ou la coquetterie des élégantes,
01:50:22bien plus scandaleuse à ses yeux que la nudité des Indiennes,
01:50:26laquelle témoigne paradoxalement d'une vertu modeste.
01:50:30Si le moraliste protestant estime que les Indiens sont oubliés de Dieu,
01:50:33incapables de sauver leur humanité,
01:50:35l'observateur bienveillant est plein de compréhension
01:50:38et de tendresse pour ses représentants du monde enfant.
01:50:44Même le cannibalisme, thème qui traverse toute son œuvre,
01:50:46finit par être relativisé.
01:50:49Les usuriers des pays civilisés,
01:50:51suçant le sang et la moelle des veuves et des orphelins,
01:50:54valent-ils vraiment mieux qu'eux ?
01:50:57Écrivant vingt ans après les faits,
01:51:00après avoir connu l'horreur d'une guerre civile,
01:51:02l'écrivain est nostalgique de son séjour brésilien
01:51:05et son cœur est resté avec les Indiens.
01:51:09« Je regrette souvent que je ne suis parmi les sauvages
01:51:13auxquels j'ai connu plus de rondeurs qu'en plusieurs de par-deçà,
01:51:17lesquels, à leur condamnation, portent titre de chrétien »,
01:51:21note-t-il au soir de sa vie.
01:51:24Avec ce livre, auquel se ralliera Montaigne,
01:51:26une tradition philosophique aînée,
01:51:29qui culminera au siècle de lumière,
01:51:31avec Diderot et le mythe du bon sauvage.
01:51:36L'histoire littéraire est jalonnée d'écoles ou de courants,
01:51:42ou pour le moins de regroupements d'écrivains
01:51:44qui s'accordent sur une esthétique et la défendent.
01:51:47Le symbolisme, le naturalisme, les hussars ou le nouveau roman
01:51:50sont quelques-uns de ces courants dont le souvenir est arrivé jusqu'à nous.
01:51:55D'autres ont été avalés par l'histoire.
01:51:57C'est le cas du populisme qui, avant d'être l'offre politique que l'on connaît,
01:52:01a été un courant littéraire qui a irrigué le roman français
01:52:04durant l'entre-deux-guerres et nous a laissé quelques pépites.
01:52:09On doit ce mouvement à deux écrivains.
01:52:12André Thérive, le chef de file, un auteur aujourd'hui oublié
01:52:15mais qui jouissait de son vivant d'une reconnaissance considérable.
01:52:18Et Léon Lemoynier, son théoricien, oublié lui aussi,
01:52:23auteur d'un manifeste publié en 1929 et réédité en 2017
01:52:28par une petite maison d'édition de qualité, la Thébaïde,
01:52:32qui inaugurait ainsi une collection intitulée « L'esprit du peuple ».
01:52:38Dans le populisme, bien sûr, il y a « peuple »
01:52:41et c'est bien vers une représentation du peuple que Lemoynier voulait tirer le roman.
01:52:46Il s'agissait en somme de replacer ce peuple au cœur de la création romanesque
01:52:51et de suivre l'humble vérité préconisée par mots passants.
01:52:57Si la littérature des années 1920 proclamait la faillite du monde extérieur,
01:53:01une nouvelle séquence s'ouvrait à la fin de cette décennie.
01:53:04Le roman quittait, je cite,
01:53:06« la littérature d'inquiétude liée aux répercussions psychologiques de la guerre »,
01:53:12littérature dans laquelle de jeunes bourgeois,
01:53:14rejetés dans leur vie plate après une période d'action brutale et de danger quotidien,
01:53:19cherchaient à se chatouiller l'âme pour se faire frissonner,
01:53:23comme le proclamait le manifeste.
01:53:27Fini l'introspection maladive et la littérature du bizarre, fût-ce-t-elle virtuose,
01:53:33Lemoynier plaidait pour une exploration du réel,
01:53:36c'est-à-dire au fond pour une littérature réaliste
01:53:39qui puisait dans la grande tradition du roman français.
01:53:43Parmi ces écrivains populistes ou prolétariens remarquables,
01:53:46il y a Eugène Dabit, Henri Poulaille, Marc Bernard, Louis Guillaume,
01:53:51Panahit Istrati, Pierre Macorland, Jean Mekert,
01:53:55mais aussi Emmanuel Bove, Jean Prévost, Marcel Aimé, Jean Giollo
01:53:58et jusqu'au grand Céline dont le voyage au bout de la nuit,
01:54:01s'il brise tout cadre, n'en est pas moins clairement d'inspiration populiste.
01:54:07Mais il en est d'autres pour qui la postérité n'a pas été aussi généreuse.
01:54:11Ceux que la Tébaïde a entrepris de rééditer à la suite du manifeste de Lemoynier.
01:54:16Il y a Louis Chaffurin, auteur de Picpus,
01:54:19un tableau des mœurs des tailleurs lyonnais qui date de 1928.
01:54:23Il y a la féministe Marcel Capy qui, dans Des Hommes Passers, 1930,
01:54:27écrit la chronique d'un village du sud-ouest de la France durant la guerre de 14-18.
01:54:32Il y a l'excellent Jean Pallu qui, dans L'Usine, qui date de 1931,
01:54:37dresse un portrait pudique et pathétique
01:54:40de la condition morale des ouvriers à l'heure du taylorisme.
01:54:45Il y a enfin André Terrive, le chef de file du mouvement
01:54:49et son magnifique roman intitulé Anna qui date de 1932
01:54:53et qui a été réédité par la Tébaïde en 2020.
01:54:58Figure importante de la vie intellectuelle de l'entre-deux-guerres,
01:55:01critique littéraire faisant autorité au temps,
01:55:03romancier de première importance dans cette veine populiste,
01:55:06intellectuelle tentée dans sa jeunesse par Maurras,
01:55:09rogé putoste à l'État civil,
01:55:12a brutalement disparu des librairies au lendemain de sa mort en 1967.
01:55:18Anna est son premier livre post-mortem.
01:55:22L'intrigue se déroule en 1900
01:55:24et met en scène une jeune épouse de 21 ans
01:55:26et son mari Édouard Chantiran,
01:55:28sergent-chef au 80 régiment d'infanterie basé à Tulle.
01:55:33Au retour d'une visite à son mari en manœuvre,
01:55:36ayant raté son train,
01:55:37la jeune femme va être aidée par un voyageur de commerce
01:55:41et elle va passer la nuit dans une auberge de Traignac
01:55:44avec une bande de joyeuderies
01:55:46qui la prennent pour la maîtresse du commerçant.
01:55:50Insignifiante aventure
01:55:52qui se termine par la mort accidentelle du fêtard
01:55:55et qui va prendre chez cette cousine de Madame Bovary
01:55:59des proportions inquiétantes.
01:56:01Anna se convainc en effet au fil des semaines
01:56:04qu'elle a réellement été la maîtresse de l'homme
01:56:08et s'invente une vie à frissonner au risque de se perdre.
01:56:12Il serait criminel de dévoiler la suite du roman
01:56:14et notamment la seconde partie centrée sur le mari
01:56:16qui rejoint l'Algérie
01:56:17et qui lui aussi sera victime de son imagination.
01:56:21Notons simplement que tout sonne juste
01:56:25dans ce roman très pessimiste
01:56:27et notamment les différents tableaux de mœurs
01:56:29qui font revivre les petites gens de Corrèze et du Limousin en 1900,
01:56:34loin, très loin de la belle époque.