Les journalistes Julien Pain de franceinfo, Claire Duhamel de France 24 et Arthur Carpentier du Monde couvrent l’actualité et notamment ce qu’il se passe à Gaza. Ils sont tous les trois confrontés au même problème : ils ne peuvent pas se rendre indépendamment sur place. Alors, comment les journalistes font-ils pour enquêter à distance ? Comment font-ils pour vérifier leurs informations et leurs sources ? Ils répondent.
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00:00 À partir du moment où on travaille sur le conflit israélo-pastinien,
00:02 en fait tout ce qui est posté, on ne le prend pas pour la réalité.
00:07 Et j'explique comment j'ai eu ces images, qu'est-ce qu'elles montrent,
00:09 comment on a pu les vérifier.
00:11 Quoi qu'il arrive, même si les gens réagissent de façon émotionnelle,
00:15 même s'ils réagissent mal, même s'ils s'énervent,
00:17 je pense qu'ils ont besoin d'être informés,
00:19 ils ont besoin qu'on leur donne des faits.
00:21 Bonjour, je m'appelle Claire Djamel, je suis basée à Jérusalem depuis deux ans
00:28 et je travaille comme correspondante pour France 24.
00:30 Alors moi je m'appelle Julien Pain et je suis rédacteur en chef à France Info.
00:34 Je m'appelle Arthur Carpentier, je suis journaliste au Monde.
00:37 Le travail qu'on réalise dans le cadre du conflit israélo-palestinien,
00:41 son premier objectif c'est d'informer notre audience.
00:43 Une des difficultés que rencontrent les journalistes,
00:46 c'est qu'ils ne peuvent pas y aller, ou en tout cas les seuls qui y sont,
00:49 ce sont les journalistes gazaouis qui sont bloqués là-bas.
00:52 Nous on est un petit peu condamnés à travailler de loin,
00:54 on travaille essentiellement avec l'OSINT, l'enquête en source ouverte,
00:59 qui consiste à aller chercher des informations accessibles à tous sur internet.
01:05 Ces informations peuvent venir des réseaux sociaux,
01:07 elles peuvent venir de discours politiques, et on va tout vérifier.
01:10 Je ne prends pas parti, je ne vais pas donner mon opinion,
01:13 je vais simplement regarder si cette vidéo est vraie,
01:17 si cette photo est authentique,
01:19 si cette déclaration a des chiffres ou des informations qui sont vraies ou fausses,
01:24 et mon travail s'arrête là.
01:25 Par exemple, Snapchat est assez utilisé par les gazaouis.
01:29 Il y a cette fonctionnalité qui s'appelle la Snap Map,
01:32 qui est une sorte de Google Maps
01:34 où on voit apparaître des stories publiées par des utilisateurs,
01:37 et de manière localisée.
01:38 Donc si on veut essayer d'avoir des images plutôt du côté de Rafah ou de Gaza City,
01:44 ça peut être une manière de faire.
01:47 Cette approche que permet l'enquête en source ouverte sur le conflit israélo-palestinien,
01:52 elle permet de pallier une des difficultés majeures qu'on rencontre,
01:56 qui est que les journalistes ne peuvent pas aller à Gaza.
01:58 C'est une zone qui est entièrement fermée,
02:01 qui est contrôlée par l'armée israélienne,
02:03 et on ne peut pas rentrer à Gaza autrement qu'accompagnée par l'armée israélienne.
02:08 Dans notre jargon, on dit "embed",
02:10 ça veut dire que quand on est avec ses soldats,
02:11 on ne peut pas se séparer de leur présence.
02:14 Moi je l'ai fait, c'était mi-novembre à peu près,
02:16 c'était au tout début de ces missions embarquées avec l'armée israélienne,
02:19 et j'ai beaucoup hésité avant de le faire,
02:21 puisque je me disais que ça pouvait potentiellement me porter préjudice plus tard
02:26 pour retourner à Gaza de façon indépendante,
02:28 puisqu'avant la guerre c'était le Hamas qui contrôlait
02:30 quel journaliste pouvait entrer dans la bande de Gaza.
02:33 C'était la seule façon d'être sur place dans Gaza,
02:36 mais ça a duré 3 heures environ, c'était très court.
02:40 J'étais derrière des snipers israéliens,
02:42 qui étaient pointés sur cette foule de civils,
02:44 et qui contrôlaient ces civils qui évaquaient.
02:48 Et ce que j'ai fait après, c'est que j'ai demandé à des collègues gazaouides
02:51 de m'envoyer des images, de m'envoyer des témoignages des civils qui fuyaient,
02:55 puis je l'ai expliqué dans mon reportage,
02:56 j'ai expliqué que je ne pouvais pas aller parler aux civils,
02:58 et que la seule façon d'avoir les témoignages des civils,
03:00 c'était de collaborer avec nos collègues palestiniens,
03:03 qui eux travaillent dans des conditions extrêmement compliquées depuis le début de la guerre.
03:06 Il y a des informations qu'on vérifie encore mieux sur le terrain, il faut y aller.
03:10 Donc on le fait régulièrement, on va en reportage,
03:12 moi c'est ce que j'ai fait en allant à Tel Aviv,
03:16 parce que je pense que c'était important d'aller rencontrer des sources primaires,
03:18 pas seulement en visio, mais de les rencontrer vraiment,
03:22 donc des témoins de ce qui s'est passé, notamment le 7 octobre,
03:26 et aussi d'essayer de comprendre un peu mieux ce qui se passe à Gaza en ce moment.
03:30 Quand on suit les canaux de communication du Hamas ou de l'armée israélienne,
03:36 en fait tout ce qui est posté, on ne le prend pas pour la réalité.
03:40 L'armée israélienne par exemple m'a dit personnellement en interview,
03:45 on est un des conflits où il y a le moins de victimes civiles tuées.
03:49 Bon du coup ce que j'ai fait c'est que je suis allé regarder avec l'équipe,
03:53 dans les derniers conflits récents,
03:55 quel est le ratio, c'est terrible,
03:57 mais quel est le ratio entre les civils tués et les combattants tués.
04:02 Et on s'est aperçu que ce que disait l'armée israélienne était faux,
04:04 c'est-à-dire qu'en fait si on compare à ce qui s'est passé en Irak ou en Afghanistan par exemple,
04:08 il y a plus de civils tués par rapport au nombre de combattants dans le conflit actuel.
04:13 On peut aussi compter sur d'autres types d'informations,
04:16 par exemple l'imagerie satellite nous sert beaucoup sur ce conflit,
04:20 puisque ça nous permet de suivre au jour le jour ou presque,
04:23 l'avancée de l'armée israélienne, ses opérations.
04:27 Par exemple dernièrement on commençait à avoir pas mal d'images de cimetières à Gaza
04:32 qui étaient profanées, qui étaient abîmées voire rasées.
04:34 Et donc on a essayé d'aller un peu plus loin et notamment avec de l'imagerie satellite.
04:39 En fait on a regardé tous les cimetières de Gaza
04:41 et on s'est rendu compte que sur les 45 cimetières qu'on a pu recenser,
04:45 il y en avait 22 qui avaient été abîmées voire complètement rasées.
04:48 Quand il y a eu ce projectile qui est tombé sur l'hôpital Al-Ali,
04:52 les Israéliens disaient "ça vient du côté palestinien"
04:55 et les Palestiniens disaient "c'est un missile qui a été envoyé par Israël".
04:58 Comment on vérifie ?
04:59 On avait trois angles de caméra pas géniaux
05:03 qui ont filmé l'explosion à plusieurs kilomètres de distance.
05:07 Et en faisant un petit peu de trigonométrie et de géométrie,
05:11 on arrive à estimer à quelle distance a eu lieu telle explosion.
05:15 Et ça nous permet de dire,
05:17 étant donné le temps que le son de l'explosion met à arriver à la caméra,
05:21 ça veut dire que ce n'est pas l'explosion qui nous intéresse.
05:25 Enfin voilà, c'est un peu un jeu de piste
05:27 où on essaye d'utiliser le plus possible tous ces éléments,
05:31 d'aller le plus loin dans l'analyse.
05:32 Nous, la plupart du temps, on va se retrouver à devoir travailler
05:35 avec des images de mauvaise qualité, qui tremblent,
05:39 qui sont filmées de loin, voire de nuit.
05:41 Et donc ça va nous obliger à aller travailler,
05:43 parfois littéralement au pixel près,
05:45 pour aller reconnaître un blason sur un uniforme
05:47 qui nous permet de dire à quelle unité appartient un soldat,
05:50 un accessoire sur une arme qui nous permet de dire
05:53 "à priori, cette arme a été fournie par tel pays".
05:57 Voilà, c'est ce genre de détails que nous on va aller chercher.
06:00 C'est sûr que moi, mon travail, il consiste beaucoup à regarder des vidéos horribles
06:03 sur mon ordinateur ou sur mon téléphone depuis chez moi.
06:06 À partir d'un certain moment, on s'habitue.
06:09 Ça peut être dangereux parce que ça peut vouloir dire
06:11 qu'on se déshumanise un petit peu,
06:12 ou du moins on se déconnecte un petit peu de la réalité,
06:15 de l'horreur de la réalité.
06:17 Mais c'est pour moi en tout cas nécessaire
06:19 puisque ce conflit, je le couvre sur la durée.
06:21 Je vais encore potentiellement le couvrir pendant des mois,
06:23 si ce n'est des années, des conséquences.
06:26 Et donc c'est important aussi pour moi de me protéger un petit peu
06:30 en regardant ces horreurs avec une forme de détachement,
06:32 même si je suis sur place, j'habite sur place,
06:34 et je parle avec des Israéliens et des Palestiniens tous les jours.
06:37 Mais je pense qu'à partir du moment où on travaille sur le conflit israélo-palestinien,
06:40 j'ai envie de dire forcément à un moment où on est cyber harcelé.
06:43 Que ce soit quelque chose qui va contredire la version israélienne
06:46 ou contredire la version palestinienne,
06:48 je sais que je vais avoir des centaines, des milliers de messages
06:51 qui vont me dire "mais c'est inacceptable ce que vous faites, vous prenez parti".
06:55 Et là, je vous le fais encore dans un langage châtié et sympathique,
06:58 mais je reçois aussi beaucoup d'insultes.
07:00 Quand j'étais sur le terrain à Tel Aviv,
07:02 j'avais le même problème, c'est-à-dire que,
07:04 aussi bien côté israélien que palestinien,
07:07 les gens n'acceptaient pas que je mette en doute
07:10 les informations qu'ils me donnaient.
07:11 J'arrive quand même à contextualiser ce qui se passe à Gaza,
07:14 mais je ne peux pas le montrer.
07:15 Et finalement, les journalistes, ce qu'ils veulent, c'est le montrer, faire ressentir.
07:19 Et ça, ce n'est pas possible.
07:20 Alors dans ce contexte-là, moi j'estime que mon travail,
07:23 en tout cas sur la guerre à Gaza, il est très imparfait.
07:26 On essaye de le contrebalancer aussi avec des experts,
07:29 en interviewant des humanitaires qui reviennent de Gaza.
07:32 C'est difficile, ils peuvent avoir des difficultés avec le réseau,
07:35 ils peuvent ne pas avoir de batterie,
07:36 c'est extrêmement difficile de charger son téléphone à Gaza aujourd'hui.
07:40 Ils peuvent avoir autre chose à faire, comme survivre,
07:42 notamment quand ils sont en train de fuir.
07:44 Malheureusement, parfois, on essaye de contacter des gens
07:47 dont on apprend qu'ils peuvent être morts,
07:50 ou en tout cas qu'ils sont portés disparus.
07:51 Les journalistes à Gaza, ils travaillent dans des conditions absolument atroces.
07:54 Il y en a énormément qui ont été tués,
07:56 entre 80 et 100 selon les derniers décomptes.
07:59 Ils perdent aussi bien sûr leur famille, leurs amis,
08:01 dans les bombardements massifs.
08:03 La plupart, en tout cas ceux avec qui je parle régulièrement,
08:07 au bout d'un moment, ils veulent évacuer, ils veulent partir de Gaza,
08:10 mais c'est extrêmement compliqué pour eux d'avoir les autorisations.
08:14 Il y a aussi une corruption énorme des autorités égyptiennes,
08:16 qui leur demandent des milliers de dollars
08:19 pour pouvoir évacuer soit eux, soit leur famille.
08:22 Et je pense qu'après 4 mois et demi de guerre,
08:24 il est vraiment temps que les journalistes palestiniens
08:27 puissent aussi compter sur leurs collègues internationaux,
08:29 pour qu'on puisse faire notre travail,
08:31 et qu'on puisse raconter les histoires individuelles qui se passent à Gaza.
08:34 Je comprends bien que quand on est sur Internet,
08:36 et qu'on voit plein de choses débarquer sur sa timeline,
08:39 on se dit "mais qu'est-ce qui est vrai ou faux dans tout ça ?
08:41 Pourquoi j'irais croire lui plutôt que lui ?"
08:44 Mais vous n'aurez pas le choix qu'à un moment vous dire
08:46 il y a des sources d'informations fiables,
08:48 qui expliquent comment ils font leur travail,
08:50 qui montrent de façon transparente leur travail de vérification.
08:54 C'est ce qu'on essaye de faire.
08:55 À chaque fois, j'écris sur l'image, j'écris la source de l'image,
08:58 et j'explique si besoin dans ma voix off,
09:01 comment j'ai eu ces images, qu'est-ce qu'elles montrent,
09:03 comment on a pu les vérifier.
09:05 C'était particulièrement utile dans le cas de Gaza.
09:07 On ne peut dans la plupart des cas pas se passer d'un regard de spécialiste
09:12 qui va nous aider à comprendre pourquoi nos informations sont éventuellement intéressantes,
09:16 ou en tout cas qu'est-ce qu'elles disent, qu'est-ce qu'on peut leur faire dire.
09:19 Tout ça sachant qu'on a aussi une chance au monde,
09:21 qui est qu'on a une grande rédaction avec plusieurs centaines de journalistes
09:25 qui ont tous leurs spécialités, leurs réseaux.
09:27 Je pense qu'il ne faut surtout pas rentrer dans un processus
09:31 où on se dit "Waouh, si je publie ça, je vais avoir des commentaires négatifs,
09:35 donc je ne vais pas le faire",
09:36 ou ne pas le couvrir du tout pour éviter la vague de cyberharcèlement, de haine, etc.
09:41 Quoi qu'il arrive, même si les gens réagissent de façon émotionnelle,
09:45 même s'ils réagissent mal, même s'ils s'énervent,
09:48 je pense qu'ils ont besoin d'être informés,
09:49 ils ont besoin qu'on leur donne des faits.
09:51 Il ne faut pas qu'on baisse les bras et qu'on se dise qu'on ne traite plus ces sujets-là
09:55 parce qu'ils sont trop polémiques.
09:56 [BIP]