• l’année dernière
« Je n’ai jamais rien vu de pire. » Anna Roy, sage-femme, a accompagné de nombreuses familles qui ont perdu un enfant au cours d’une grossesse, à la naissance ou dans les jours qui suivent l’accouchement. Pour Lou, elle nous parle du deuil périnatal, un tabou qui isole les parents, touchés par cette épreuve.
Transcription
00:00 Perdre un enfant, c'est de l'ordre de l'indicible.
00:02 C'est intolérable, insupportable,
00:04 tellement que la langue française n'a pas trouvé de mots
00:06 pour dire ce qu'on était quand on avait perdu un enfant.
00:09 Salut loups, c'est Anna Roy.
00:11 Et aujourd'hui, on va parler d'un sujet difficile,
00:13 le deuil périnatal.
00:14 C'est la mort des enfants qui sont dans le ventre
00:17 au moment de la grossesse,
00:17 c'est la mort des enfants au moment de l'accouchement
00:19 et aussi dans les sept jours qui suivent la naissance.
00:21 C'est extrêmement important de parler du deuil périnatal
00:25 parce que celles et ceux qui le vivent
00:27 sont dans un isolement et une détresse.
00:29 Telles, quand ça leur arrive,
00:31 qu'il faut en parler très simplement.
00:32 Il faut sortir de ce tabou
00:34 et on comprend pourquoi c'est un tabou.
00:36 C'est la mort d'un enfant.
00:37 Je crois qu'on ne peut pas imaginer pire que ça.
00:38 Moi, je ne me fais toujours pas,
00:40 après toutes ces années de pratique,
00:42 le masque de la mort sur un visage d'enfant.
00:44 Je n'ai jamais rien vu de pire.
00:46 En tant que sèche-femme,
00:47 j'ai accompagné de nombreuses femmes,
00:48 de nombreux couples et de nombreux enfants.
00:50 Je me rappelle d'une en particulier à l'hôpital.
00:53 C'était un couple adorable qui venait pour accoucher
00:57 parce que la femme avait des contractions depuis un certain temps.
00:59 Il faut, vous savez, poser un monitoring
01:01 pour écouter le cœur du bébé.
01:02 Et je ne trouve pas.
01:03 Je ne trouve pas de cœur du tout, du tout, du tout.
01:05 Donc, évidemment, je m'en alarme.
01:06 J'appelle le médecin de garde.
01:07 Je lui dis "Aïe, je ne trouve pas de bruit du cœur chez une patiente".
01:09 Mais je ne dis rien à la patiente.
01:10 Je dis "Attendez, on va se débrouiller".
01:12 Et donc là, je prends l'appareil d'écho.
01:14 Je pose ma sonde déchongraphiée.
01:16 Elle tombe pile sur le cœur du bébé
01:18 et je vois que le cœur ne bat plus.
01:19 C'est une patiente qui a terme.
01:20 Et là, je fais semblant, en fait, parce que je sais que je vais provoquer un accident de voiture monstrueux.
01:24 Je vais exposer la vie de ces gens.
01:26 Et en fait, quand je balaye ce ventre comme ça,
01:29 c'est une façon de leur donner 10 secondes d'insouciance de plus.
01:32 Et puis, une façon pour moi aussi de réfléchir à la façon dont je vais le dire,
01:35 puisque je sais que je vais être seule pour cette annonce.
01:38 Et puis, il faut poser les mots.
01:39 Il y a un moment où il faut bien dire ce qui est.
01:41 Et voilà, je leur annonce que leur enfant est mort.
01:47 C'est...
01:49 Attends, je me calme.
01:51 C'est difficile vraiment d'imaginer le choc que c'est d'apprendre ça à des gens.
01:57 Elle a été sidérée, mutique, comme anesthésiée.
02:01 Et le père, lui, était extrêmement en colère.
02:03 Il avait envie de tout jeter dans la pièce, de dire "mais c'est pas possible,
02:06 ils ne supportaient pas cette idée".
02:07 Cette femme, elle avait déjà des contractions, donc elle s'est mise en travail.
02:11 Je l'ai accompagnée toute la journée durant.
02:13 Et elle a donné naissance à ce petit garçon qui était mort.
02:17 Donc nous, en tant que sage-femme, on l'emmène dans une autre pièce,
02:19 on fait des empreintes, on le prend en photo, on le berce.
02:23 Et puis, quand les parents le souhaitent, et en général, ils le souhaitent,
02:26 eh bien, on le ramène à ses parents et on le présente à ses parents.
02:29 Et on va leur laisser un moment d'intimité.
02:32 Et ils l'ont pris dans les bras, bien sûr.
02:34 Ah putain, c'est difficile.
02:35 Ils l'ont pris dans les bras.
02:37 Et puis, moi, je suis restée là.
02:38 Ils m'ont demandé de rester.
02:39 Ils m'ont dit qu'ils avaient peur de rester avec cet enfant.
02:42 Donc, je me suis assise sur un petit tabour au fond de la pièce.
02:44 Et rien, je n'ai rien dit jusqu'à ce qu'eux me parlent.
02:47 Mais c'était bouleversant.
02:49 Enfin, je savais qu'ils perdaient leur innocence,
02:51 qu'ils auraient une douleur, qu'ils seraient là,
02:53 nichés dans le fond de leur cœur pour la vie entière.
02:55 Il y a quelque chose dans le deuil périnatal de vraiment très, très, très dur.
02:59 D'autant plus dur qu'ils ne peuvent pas en parler, quoi.
03:02 Il faut s'imaginer qu'ils avaient prévenu toute leur famille,
03:04 de dire "ça y est, on part à la maternité, c'est merveilleux".
03:07 La famille, les amis étaient restés sur cette idée-là.
03:09 Et ils m'ont dit "mais Anna, comment on peut...
03:12 qu'est-ce qu'on peut dire, qu'est-ce qu'on va faire, quoi ?"
03:14 Ils s'étaient complètement déchiquetés.
03:16 Et puis, ils voulaient pas, ils voulaient revenir en arrière, quoi.
03:19 Ça leur était insupportable.
03:20 - Qu'est-ce qu'on peut leur dire ?
03:22 - On peut leur dire d'abord qu'on est là pour eux.
03:24 On peut leur proposer de l'aide concrète, bien entendu.
03:26 On peut leur dire, selon ses croyances, etc.,
03:29 qu'on va aller poser une bougie par-ci ou faire quelque chose.
03:32 Enfin, être là, quoi.
03:34 C'est un couple qui a choisi d'enterrer et de faire une cérémonie de funérail.
03:39 Et bien sûr, j'y suis allée, mais c'était quelques jours après.
03:41 C'est pour nous aussi extrêmement compliqué.
03:43 C'est-à-dire ce petit bonhomme qu'il a donc...
03:46 Voilà, que les parents peuvent bien sûr retrouver, voir,
03:48 mais il a fallu l'emmener dans un frigidaire.
03:52 Et ça, c'est...
03:54 Ça, c'est pas supportable, quoi.
03:55 Il y a un truc de...
03:57 C'est pas supportable.
03:58 Les gens qui ont perdu quelqu'un,
03:59 ils vont les voir souvent dans des chambres mortuaires, etc.
04:03 Mais l'enfant, dans le froid comme ça...
04:07 Et alors même, vous voyez, moi, je suis émue.
04:10 Alors que c'est même pas moi qui suis concernée.
04:11 C'est fou.
04:12 Alors souvent, rassurez-vous, avec les parents, je garde mon courage à deux mains.
04:18 Mais en même temps, je leur montre que je suis affectée,
04:20 mais sans leur voler leur peine.
04:21 Mais je leur montre que je suis affectée quand même.
04:22 C'est pas seulement un enfant qui meurt,
04:24 c'est aussi chez ces jeunes adultes, l'insouciance qui part à tout jamais, quoi.
04:29 Il y a des soignants qui arrivent à vraiment mettre de la distance.
04:32 Mais moi, j'ai jamais souhaité mettre de la distance.
04:33 Donc du coup, je me prends les choses pleines faces.
04:36 Du coup, j'ai par exemple eu des conduites addictives,
04:38 j'ai beaucoup fumé ou beaucoup mangé.
04:40 Et par exemple, dans des situations difficiles, ça me permet de compenser.
04:43 C'est un peu triste de dire ça, mais c'est la vérité.
04:44 Ça me permet d'absorber les chocs, quoi.
04:47 Du coup, oui, c'est la santé mentale des soignants,
04:49 elle est chancelante, souvent.
04:51 [Musique]

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