• il y a 11 mois
L'invité du grand entretien est Thomas Gomart, historien, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), et auteur de “L’accélération de l’histoire. Les noeuds géostratégiques d’un monde hors de contrôle” (Tallandier).

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Transcription
00:00 Dans le Grand Entretien ce matin avec Marion Lourds, nous recevons un historien, directeur
00:04 de l'Institut français des relations internationales.
00:06 Il est l'auteur d'un essai absolument passionnant qui vient de paraître.
00:10 Le titre, l'accélération de l'histoire, les nœuds géostratégiques d'un monde hors
00:16 de contrôle.
00:17 C'est aux éditions Talendier.
00:18 Vos questions, chers auditeurs, vos inquiétudes, vos réactions, vos interrogations sur l'état
00:24 du monde au 01 45 24 7000 ou sur l'application France Inter.
00:29 Bonjour Thomas Gomart.
00:30 Bonjour Ali Baddou.
00:31 Bonjour Marion Lourds.
00:32 Et bienvenue, vous êtes l'un de nos plus grands spécialistes en relations internationales.
00:36 Merci d'être avec nous alors que l'actualité géopolitique est particulièrement chargée.
00:40 On l'entendait dans le journal de Corinne Audouin.
00:41 Il y a les élections à Taïwan, il y a également ce dont parlait à l'instant notre ami Gallagher
00:47 Fenwick sur ce qui se passe dans la péninsule arabique et dans le détroit d'Ormuz.
00:52 Et vous donnez dans ce livre des clés pour comprendre le monde.
00:55 Il faut le décrire ce livre parce que c'est un essai où il y a évidemment l'espace,
01:02 il y a des cartes extrêmement claires qui identifient trois nœuds, trois lieux, trois
01:06 espaces géostratégiques cruciaux pour comprendre le monde d'aujourd'hui.
01:10 Ce sont trois détroits, Taïwan, Ormuz, Bosphore.
01:14 Et puis il y a le temps, le temps qui montre la conflictualité, un monde hors de contrôle
01:20 où vous allez nous dire pourquoi.
01:21 Mais d'abord ce titre, l'accélération de l'histoire, pourquoi est-ce que nous vivons
01:27 cette accélération là Thomas Gomart ?
01:28 On la vit différemment selon l'endroit où on vit.
01:33 On la vit très différemment en Europe par rapport à d'autres régions du monde.
01:37 Et si vous voulez, l'idée du livre est née en mer de Chine.
01:40 Il se trouve que j'ai embarqué au mois de juillet et qu'à un moment le commandant
01:46 du bateau, la Lorraine, qui était la dernière fremme qui est entrée en service depuis
01:51 l'or.
01:52 Donc un navire amiral.
01:54 Oui, un navire de 6000 tonnes, très très important.
01:58 Et à un moment le commandant a décidé d'accélérer pour trois raisons.
02:01 Il fallait devancer un typhon, il fallait semer un bateau chinois et il fallait rejoindre
02:07 un ravitailleur américain.
02:09 Et j'ai vu dans cette décision tactique le reflet d'une configuration géostratégique
02:14 en réalité.
02:15 Parce que l'accélération, c'est d'abord l'accélération environnementale et technologique.
02:19 Le fait que vous avez un réchauffement qui provoque des tensions.
02:22 Vous avez une accélération technologique, je le lis dans le livre, la Lorraine ne peut
02:27 pas fonctionner sans des puces électroniques.
02:29 Les semi-conducteurs, ça se joue justement autour de la question de Taïwan, on va en
02:33 parler dans une seconde.
02:34 Absolument.
02:35 Et puis vous avez une accélération aussi stratégique au sens où vous avez une multiplication
02:38 des actions délibérées, intentionnelles, pour modifier le rapport de force.
02:43 Et ces actions se font le plus souvent actuellement aux dépens des Européens parce que leur
02:48 puissance ou leur rapport au monde est de plus en plus contesté par d'autres.
02:51 Et vous allez nous dire justement comment les Européens peuvent éventuellement se
02:55 réarmer.
02:56 Le mot est à la mode mais on a du mal à y mettre un contenu.
02:59 Il faut vous imaginer, Thomas Gomart, à bord de la Lorraine, de ce navire, remonter
03:04 un interminable alignement de bateaux à l'approche de Singapour.
03:07 Là aussi on est dans cette région qui va nous intéresser ce matin.
03:11 Qu'est-ce que vous voyez quand vous approchez de Singapour ? Des pétroliers qui viennent
03:16 du Golfe ?
03:17 C'est vraiment la veine jugulaire du commerce mondial.
03:20 Quand vous êtes dans cette région, vous voyez à quel point le centre de gravité
03:23 du système monde s'est déplacé vers, d'une manière générale, l'Asie-Pacifique et
03:27 le détroit de Taïwan, la zone entre Taïwan et Singapour qui est très longue.
03:32 Mais vous avez là, visuellement, une sorte d'autoroute maritime avec les bateaux qui
03:40 exportent tous les biens, les produits en Asie et puis l'importation effectivement
03:47 de pétroliers, d'énergie venant…
03:48 Les portes-containers qui vont vers l'Inde, l'Afrique, le Golfe, l'Europe et puis
03:52 il y a les pétroliers qui arrivent vers la Chine, Taïwan, la Corée du Sud ou le Japon.
03:57 On parle, c'est vrai, des portes-containers et votre livre, on le disait, il se focalise
04:01 sur ces trois détroits, sur Taïwan, le Bosphore et Hormuz, parce que c'est trois lieux
04:06 cruciaux dans le commerce.
04:07 Mais le commerce, au départ, c'était une promesse de paix, on parlait du doux commerce,
04:12 là ce n'est plus le cas en fait.
04:13 Disons qu'effectivement, on voit maintenant sur les flux commerciaux les effets des conflits.
04:19 La mondialisation, fondamentalement, est une maritimisation.
04:24 L'objet le plus caractéristique de la mondialisation, c'est précisément le porte-container.
04:32 Il a été inventé dans les années 60 et aujourd'hui, c'est par les portes-containers
04:37 que les grandes zones de production sont reliées entre elles.
04:41 Et devient une cible, par exemple, pour les outils au Yémen.
04:43 L'exemple des outils est tout à fait frappant parce que derrière les outils, ça a été
04:48 rappelé par Gallagher précédemment, c'est que derrière les outils, vous avez l'Iran
04:54 qui est un des pays les plus sanctionnés au monde par les grandes puissances économiques.
04:58 Donc c'est une sorte d'asymétrie qui se renverse, si vous voulez.
05:02 C'est-à-dire que les outils mettent en péril, au fond, les flux qui relient les
05:08 grandes zones géoéconomiques, en quelque sorte, et également qui sanctionnent les
05:14 pays qui ont eux-mêmes sanctionné l'Iran.
05:15 Et ça, c'est un paradoxe à mon avis très important à relever dans la situation actuelle.
05:20 Paradoxe, c'est notamment pour les États-Unis qui ont sanctionné l'Iran et dont on peut
05:23 se demander quelle est l'efficacité en tout cas de ces sanctions.
05:28 Aujourd'hui, il y a donc ce vote crucial à Taïwan avec un pays qui est scruté avec
05:36 beaucoup d'attention et notamment dans ses relations avec la Chine.
05:39 Il y a la question démocratique, évidemment.
05:42 Il y a la rumeur d'une invasion de l'île à court ou moyen terme, Thomas Gomart, de
05:47 cette île de Taïwan qui est en face de la mer des côtes chinoises.
05:53 Vous dites au fond que derrière la question démocratique, derrière la question politique,
05:58 il y a une question qui est extrêmement concrète, c'est celle des semi-conducteurs.
06:02 Décrivez-nous pourquoi est-ce que les semi-conducteurs sont au nœud aujourd'hui d'une question
06:08 géostratégique mondiale ?
06:10 Les deux grandes tendances de notre époque, c'est la dégradation environnementale d'une
06:16 part, et d'autre part l'accélération technologique avec la numérisation du monde.
06:22 Le fait que tout devient donné.
06:23 Cette transformation du réel en donné, ça passe par les puces.
06:27 Il y a une grande bataille des puces.
06:29 Il y a une grande bataille des puces parce que ça requiert des niveaux de sophistication
06:33 très différents.
06:34 Il y a beaucoup de pays qui peuvent produire des puces assez rudimentaires.
06:38 Et puis vous avez très peu de pays, dont Taïwan, qui peuvent produire les puces les
06:44 plus sophistiquées, celles dont on a besoin pour les éléments qu'on cherche à développer
06:50 le plus fortement en termes numériques, pas seulement en termes numériques, que militaires
06:53 d'ailleurs.
06:54 Pour donner une indication à nos auditeurs, il y a une entreprise taïwanaise, TSMC, qui
06:57 fabrique les semi-conducteurs.
06:59 Elle représente à elle seule 53% du marché mondial de la fonderie de semi-conducteurs.
07:05 Et à ça, si vous ajoutez la production au Japon et en Corée du Sud, vous êtes à
07:10 peu près à 80% de la production mondiale.
07:12 Donc, toute cette production transite ensuite par le détroit de Taïwan.
07:17 Et donc, si vous bloquez le détroit de Taïwan ou si vous perturbez le fonctionnement du
07:22 détroit de Taïwan, vous aurez des effets sur l'économie mondiale autrement plus importants
07:28 que ceux qu'on observe avec la situation actuelle en mer Rouge et les outils.
07:33 Ce n'est pas du tout du même ordre.
07:34 Ensuite, TSMC, c'est effectivement une entreprise tout à fait importante à connaître, qui
07:40 fait courir à Taïwan le risque de ce que certains appellent le syndrome Nokia.
07:44 Je ne sais pas si vous vous souvenez de vos téléphones portables Nokia.
07:46 Le best-seller.
07:47 Qui est concentré sur une seule entreprise.
07:50 Exactement.
07:51 Et c'est probablement aujourd'hui un des risques de Taïwan.
07:53 C'est-à-dire que TSMC, dans le dispositif global, est un nom de neuvralgique.
07:58 Mais que ce nom de neuvralgique, évidemment, il n'y en a qu'un.
08:01 Donc, s'il est perturbé, ça a des effets extrêmement profonds pour Taïwan et puis
08:06 pour la région, comme je l'indiquais.
08:07 Ça veut dire, Thomas Gomart, que s'il se passe effectivement des choses à Taïwan,
08:10 même nous, Européens, nous allons être impactés.
08:13 Est-ce que c'est pour ça, malgré tout ?
08:15 Est-ce que c'est seulement pour ça que ces élections, elles sont la source d'autant
08:19 de tensions ?
08:20 Je pense au réseau social chinois Weibo qui a bloqué ces dernières heures un mot-clé
08:24 qui est lié à cette présidentielle taïwanaise.
08:26 Je pense au chef de la diplomatie américaine, Anthony Blinken, qui demande à Pékin de
08:30 maintenir la stabilité.
08:31 Autrement dit, tenez-vous tranquilles.
08:33 Maintenez la stabilité dans le détroit.
08:34 Ne venez pas avancer, envahir Taïwan.
08:37 Comment est-ce qu'on peut comprendre qu'un scrutin dans une île de 23 millions d'habitants,
08:42 ça déclenche une telle tension, une telle attention mondiale aussi ?
08:44 Vous avez raison, ce n'est pas uniquement les puces.
08:47 C'est aussi ce que Taïwan est devenu politiquement.
08:50 C'est-à-dire que Taïwan, depuis 1947, a acquis une identité politique propre.
08:56 Et depuis 1996, Taïwanais peuvent voter.
08:59 Et donc c'est un système politique aujourd'hui qui repose sur une alternance.
09:02 On ne connaît pas le résultat des élections de Taïwan à cette heure.
09:05 Il y a un parti qui est favori, c'est le parti de la présidente au place.
09:08 Et puis vous avez le parti KMT, le Kuomintang de Chiang Kai-shek,
09:14 qui a un discours plus feutré à l'égard de la République populaire de Chine.
09:19 Parce qu'en face, vous avez la République populaire de Chine.
09:22 Et que Xi Jinping a rappelé dans ses voeux, ce qu'il rappelle depuis qu'il est arrivé au pouvoir,
09:28 son projet "de réunification".
09:30 Et c'est le projet idéologique de la République populaire de Chine.
09:34 Donc il n'y a absolument aucun doute à avoir sur l'intentionnalité de Pékin.
09:39 Le régime de Pékin a pour objectif la réunification.
09:42 C'est quelque chose qui est rappelé sans arrêt.
09:46 Taïwan fait partie intégrante de la Chine.
09:47 Aux yeux de Pékin.
09:49 Et évidemment, aux yeux de Taipé, ce n'est pas comme ça que les choses sont vécues.
09:52 Mais il y a une ambiguïté en face.
09:54 Parce que même le parti au pouvoir à Taïwan, il est anti-Chine.
09:58 Il veut rester indépendant.
09:59 Mais il n'est pas farouchement pro-indépendant.
10:01 On l'entendait dans le journal.
10:02 Il y a un autre parti qui s'est créé là-dessus, qui lui, veut vraiment couper totalement les liens.
10:06 Et même les États-Unis, tout en ne voulant pas que Pékin envahisse Taïwan,
10:10 ils continuent de maintenir une sorte d'ambiguïté,
10:12 puisqu'ils ne reconnaissent pas l'île comme un pays indépendant.
10:15 Donc comment l'expliquer cette ambiguïté ?
10:18 Elle est constitutive de la sécurité de Taïwan depuis le début des années 70.
10:23 C'est-à-dire que Taïwan représentait la Chine aux Nations Unies jusqu'au début des années 70.
10:29 Et puis il y a eu ce grand mouvement.
10:32 Henry Kissinger est décédé récemment, mais il avait été à l'origine de cette manœuvre avec le président Nixon.
10:37 C'est-à-dire que c'est la République populaire de Chine qui a été ensuite reconnue par Washington
10:41 et qui, aux Nations Unies, est devenue membre permanent du Conseil de sécurité.
10:46 Et en conséquence, Taïwan a fait l'objet d'un accord de sécurité avec les États-Unis.
10:52 C'est le principe, si vous voulez, un pays, deux systèmes.
10:55 C'est-à-dire l'idée qu'il y a une seule Chine, mais avec deux systèmes différents.
10:58 - Qui était en vigueur à Hong Kong avant.
11:00 - Absolument.
11:01 Et il est parfaitement clair pour les Taïwanais, pour les dirigeants taïwanais,
11:05 que la ligne à ne pas franchir, ce serait la déclaration d'indépendance.
11:08 Aucun, aujourd'hui, des candidats ne l'envisage.
11:11 Ce qui montre bien qu'en fait, tout le monde a intérêt au maintien du statu quo
11:15 et que c'est la situation souhaitée par les dirigeants taïwanais et très probablement par l'opinion.
11:22 - Beaucoup de questions à vous poser.
11:23 Et justement, on va essayer de dénouer ces nœuds que vous présentez dans votre livre « Thomas Gomart ».
11:29 Bonjour Fabrice.
11:31 - Oui, bonjour.
11:31 - Et bienvenue sur France Inter.
11:33 Vous avez une question pour notre invité.
11:36 - Oui, bonjour.
11:37 Merci pour vos émissions.
11:39 Compte tenu du fait que beaucoup de ces désordres, pour ne pas dire la plupart,
11:42 sont liés aux évolutions démographiques, à la rérefaction des ressources
11:48 et aux difficultés d'approvisionnement ou d'accès à ces ressources,
11:52 à des problèmes de production énergétique et au réchauffement climatique,
11:57 finalement que des sujets a priori très prévisibles,
12:00 comment vous expliquez que les dirigeants ou les grandes organisations syndicales,
12:04 pardon, gouvernementales, ne sont pas capables finalement d'anticiper ces situations
12:11 pour éviter les crises justement et se mettre dans une gestion de l'anticipation
12:16 qui permettent d'éviter que les crises se déclarent et deviennent quasiment solides ?
12:22 - Merci Fabrice pour votre question.
12:23 C'est d'ailleurs le sous-titre de votre livre « Thomas Gomart »
12:25 « Un monde hors de contrôle ».
12:27 - C'est une excellente question dans la mesure où effectivement
12:31 tout le monde a bien conscience qu'aujourd'hui les vrais sujets,
12:33 c'est ce qu'on appelle l'agenda global.
12:35 C'est-à-dire que l'agenda global, ça s'est traduit dans les objectifs de développement durable
12:38 qui visent au fond à garder un système habitable.
12:41 Et donc ça, ça passe par la lutte contre le réchauffement climatique,
12:43 contre les enjeux, enfin en faveur des enjeux environnementaux,
12:47 les enjeux de gouvernance globale.
12:50 Et vous avez d'un côté ça, qui au fond repose,
12:53 devrait reposer sur des logiques coopératives.
12:56 On voit la difficulté d'aboutir à des accords,
12:58 même si la dernière COP 28 a donné lieu à quelques résultats.
13:03 Et puis vous avez les crises, les conflits,
13:05 qui d'une certaine manière absorbent l'essentiel de la ressource politique.
13:11 Il y a donc là effectivement...
13:11 - Exemple l'Ukraine.
13:12 - Exemple l'Ukraine, exemple...
13:14 - Sur lequel vous revenez longuement.
13:15 - Absolument, l'Ukraine, la situation au Caucase, la situation...
13:19 - Au Proche-Orient.
13:20 - Au Proche-Orient, au Sahel, on peut multiplier les exemples.
13:25 Donc vous avez en fait à la fois l'affrontement de la nécessité
13:28 de fortes logiques coopératives et également de logiques conflictuelles
13:32 parce que, comme votre auditeur le soulignait,
13:34 eh bien oui, il y a une raréfaction des ressources,
13:36 il y a une tension sur les ressources,
13:38 et puis il y a des équilibres démographiques
13:40 qui sont en train de se modifier avec des zones qui vieillissent très vite,
13:43 riches mais qui vieillissent,
13:45 et puis des zones en émergence, beaucoup plus jeunes
13:47 et beaucoup plus dynamiques sur le plan économique ou démographique.
13:50 - Bonjour Sylvie, merci de participer au grand entretien d'Inter avec Thomas Gomart.
13:55 Vous nous appelez du Pays Basque ?
13:56 - Oui, exactement.
13:58 - Et donc vous aviez une question,
14:00 en tout cas une interrogation, une incompréhension
14:03 dont vous vouliez nous faire part.
14:05 - Ah c'est à moi ?
14:06 - Oui c'est à vous, vous êtes en direct.
14:08 - Oui, pardon, bonjour.
14:10 Moi je vous appelle parce que j'ai entendu qu'il y a en ce moment
14:14 55 conflits en cours dans le monde.
14:17 Alors j'espère que je ne dis pas de bêtises.
14:19 Et je voudrais savoir pourquoi il y a trois conflits
14:23 dont on nous parle systématiquement,
14:25 l'Ukraine, la Palestine et aujourd'hui Taïwan.
14:28 Voilà, j'imagine qu'on a des intérêts à parler de ceux-là,
14:30 mais voilà, c'est une question que je me posais.
14:32 - Question très simple, merci Sylvie, Thomas Gomart va vous répondre.
14:35 - Bon d'abord, il n'y a pas de conflit à Taïwan,
14:37 il y a une situation de tension,
14:39 mais il n'y a pas de conflit.
14:41 Mais c'est là aussi une question à mon avis qui nous interpelle tous
14:43 dans la mesure où on s'intéresse aux conflits
14:46 pour lesquels on a des intérêts sous différentes manières.
14:49 Et effectivement, ça peut sembler très injuste
14:51 au regard des souffrances observées dans d'autres régions du monde.
14:55 - Pour faire votre boulot, il faut être le plus froid des monstres froids.
14:58 En l'occurrence, c'est vrai que lorsque vous regardez
15:01 la situation de crise à Taïwan,
15:03 il y a derrière le problème des semi-conducteurs.
15:05 Lorsque vous regardez la situation de crise au Proche-Orient,
15:08 il y a la question du pétrole.
15:10 Lorsque vous regardez la situation de crise dans le détroit du Bosphore
15:13 et donc au large de la Turquie,
15:15 il est question de l'alimentation et des céréales.
15:19 Il faut pouvoir voir les choses en oubliant la souffrance des hommes ?
15:23 - Il ne faut pas l'oublier, justement.
15:25 Je pense qu'il faut essayer d'être objectif,
15:29 avoir la distance nécessaire, mais ce n'est pas forcément être un monstre froid
15:32 pour reprendre votre terme.
15:34 Je pense que l'intérêt du métier est de bien comprendre la gravité des choses.
15:39 On nous reproche, parfois à juste titre,
15:41 d'avoir un discours un peu détaché par rapport à tout ça.
15:44 Je pense que la question est très importante parce que,
15:46 effectivement, les conflits, l'usage de la force,
15:49 il faut toujours le rappeler, c'est tuer des gens et détruire des biens.
15:52 On en parle parfois de manière un peu abstraite, éthérée.
15:56 En réalité, je pense que l'intérêt de ce métier,
15:59 du travail qu'on fait notamment à l'IFRI,
16:00 c'est précisément d'être capable d'écrire l'arrière-plan
16:04 que vous mentionnez sur ces trois théâtres,
16:06 tout en gardant le sens de la gravité des choses, en réalité.
16:10 Et c'est probablement à ça qu'il faut s'accueillir.
16:14 - Le génocide des Arméniens, par exemple,
16:15 l'Holodomor en Ukraine, vous revenez sur quelques moments tragiques de l'histoire.
16:20 - Et d'ailleurs, ces conflits sont liés entre eux ?
16:22 Vous faites des liens, y compris entre Ukraine et Prochorien.
16:24 Expliquez-nous comment ça peut être lié ?
16:26 - Ce dont j'ai pris conscience, si vous voulez, en mer de Chine,
16:29 c'est que c'était une région pour moi nouvelle.
16:31 Au départ, j'ai beaucoup travaillé dans mon propre parcours intellectuel
16:35 sur la Russie et sur l'Ukraine,
16:37 moins sur le Prochorien,
16:38 et j'ai découvert d'une certaine manière la mer de Chine.
16:41 Et ce qui est frappant, si vous voulez, sont les effets de bord.
16:43 C'est-à-dire qu'aujourd'hui, quand vous analysez les choses de manière...
16:45 - Comme sur un bateau ?
16:46 - Comme sur un bateau, comme par hasard.
16:49 Mais les effets de bord, si vous voulez,
16:51 quand vous regardez aujourd'hui à l'échelle globale,
16:53 les trois pays les plus sanctionnés au monde,
16:55 c'est-à-dire la Russie, l'Iran et la Corée du Nord,
16:58 ce sont trois pays qui aujourd'hui ont créé une entente anti-occidentale.
17:02 C'est-à-dire qu'ils sont en guerre.
17:03 Ils ont déclaré la guerre à ce que Vladimir Poutil appelle l'Occident collectif.
17:07 Et ces trois pays entretiennent des liens très particuliers,
17:10 de plus en plus de...
17:14 Comment dirais-je ?
17:15 Oui, vassalisés par la Chine,
17:17 laquelle, si vous voulez, est dans un rapport très différent avec les pays de l'Union européenne.
17:21 C'est-à-dire que la Chine a besoin de l'Union européenne politiquement
17:24 pour faire contrepoids aux États-Unis.
17:26 Donc déjà, c'est un élément de complexité
17:28 de ne pas voir les choses de manière monolithique, comme un bloc.
17:31 On dit souvent "ah oui, il y a un bloc des autoritaires contre la démocratie".
17:34 Je pense qu'en réalité, c'est beaucoup plus complexe que ça.
17:37 Mais que ces trois pays, effectivement,
17:39 quand vous les regardez de manière globale,
17:40 vous voyez qu'ils sont contre l'Occident,
17:42 vous voyez que ce sont les plus sanctionnés.
17:43 Donc ça renvoie à l'Ibidu, à votre remarque initiale sur
17:46 qu'est-ce que ces sanctions, fondamentalement, ont produit sur le long terme.
17:48 C'est-à-dire que, en réalité, on a créé...
17:52 Vous dites d'ailleurs que les États-Unis,
17:53 que l'Occident en général a perdu son autorité morale,
17:56 puisqu'on a cessé de recourir aux sanctions vis-à-vis de nos compétiteurs,
18:01 j'inclus les États-Unis dans le "nous",
18:03 tout en s'exonérant quand ils en éprouvaient la nécessité
18:06 du droit international pour atteindre leurs objectifs,
18:08 ce que pointe le Kremlin en appelant ça le double standard,
18:12 et ce qu'on retrouve effectivement dans de très nombreux pays du Sud global.
18:16 Oui, mais en même temps, les sanctions, pourquoi les a-t-on prises ?
18:18 On les a prises parce qu'on ne voulait pas faire usage de la force.
18:21 Et là, ce qui est très intéressant dans le cas de la Mer Rouge,
18:24 c'est qu'on se rend bien compte que s'il n'y a pas usage de la force,
18:27 au fond, vous avez un petit groupe qui est dans une asymétrie telle
18:31 qu'il peut complètement paralyser notre fonctionnement normal.
18:37 Donc ça veut dire qu'il y a tout un travail aussi à faire, à mon avis, d'arsenal,
18:40 un travail intellectuel d'arsenal sur...
18:42 De réarmement, donc ?
18:43 Alors, moi, j'utilise le terme de réarmement dans le livre
18:46 parce que je pense qu'effectivement, les Européens, historiquement,
18:49 sont dans une situation très, très délicate parce qu'ils ont désarmé
18:52 structurellement depuis le début des années 70 et se retrouvent aujourd'hui
18:56 dans une situation face à des acteurs qui ont réarmé depuis 2001.
19:00 Donc, vous avez deux générations de désarmement structurel
19:02 et puis vous avez des acteurs qui réarment depuis une génération.
19:05 Donc, oui, il y a un besoin de réarmement et il y a surtout un besoin,
19:08 je pense, de comprendre que le jeu international,
19:11 ce n'est pas uniquement le transnational, le fait social.
19:15 Tout ça est effectivement très important, mais c'est aussi de l'intentionnalité stratégique.
19:18 C'est-à-dire que vous avez des acteurs, que ça nous plaise ou non,
19:21 qui ont des plans et qui ont des plans qu'ils essaient de dérouler
19:26 d'une certaine manière contre les Européens,
19:28 c'est-à-dire pour prendre davantage l'ascendance sur les Européens.
19:31 Donc, pour parler très concrètement, Thomas Gomart,
19:34 qu'est-ce qu'ils doivent faire, les Européens, pour faire face aux nouveaux défis ?
19:38 Parce que votre livre, c'est aussi un appel aux Européens.
19:41 Ils doivent s'adapter, ça, c'est ce que vous dites.
19:43 Le peuvent-ils ? Votre réponse est oui.
19:45 Le veulent-ils ? Je l'espère.
19:47 Alors, s'adapter, comment ? Se réarmer avec des vraies armes et métaphoriquement ?
19:53 Les deux, oui, vous avez raison.
19:54 Je pense qu'il faut absolument se réarmer intellectuellement et matériellement.
19:58 Il y a donc une question, si vous voulez, d'ordre militaire.
20:02 La géostratégie que j'essaie d'évoquer dans ce livre,
20:04 c'est la rencontre entre la géographie et la stratégie militaire.
20:07 Encore faut-il avoir une stratégie militaire.
20:09 Et la grande difficulté aujourd'hui des Européens,
20:11 c'est qu'ils dépensent plus de 200 milliards cumulés par an de dépenses militaires
20:17 et ils ne sont pas capables, à ce jour, d'assurer par eux-mêmes la sécurité à leur porte.
20:21 La grande question pour les Européens, c'est qu'est-ce qui va se passer en Ukraine
20:25 si en novembre 2024, Donald Trump est réélu ?
20:29 Ce sera le moment de vérité, en fait.
20:30 Ça, c'est très fort d'ailleurs, parce que vous dites que l'avenir, finalement, de l'Europe,
20:34 il se joue moins dans les élections européennes à venir au mois de juin 2024
20:39 que finalement dans l'élection américaine de novembre 2024.
20:43 Trump ou son candidat opposant démocrate, ça, ça fera toute la différence.
20:48 Le sort de l'Europe est lié à ça.
20:50 Vous avez un effet de suspension de l'année 2024 aux élections américaines.
20:54 Il va y avoir 4 milliards de personnes qui vont voter dans le monde cette année,
20:57 plus de 4 milliards, dont les Européens.
21:00 Et en réalité, tout le monde attend le résultat des élections américaines,
21:03 ce qui montre bien quand même la centralité des États-Unis.
21:06 Et ça peut provoquer pour les Européens des effets extrêmement lourds de conséquences.
21:11 C'est-à-dire que si Donald Trump fait avec l'Ukraine ce qu'il a voulu faire avec la Corée du Nord,
21:16 c'est-à-dire régler la situation en 24 heures, je cite,
21:19 eh bien vous pouvez avoir quelque chose de très paradoxal sur le plan politique,
21:22 un alignement sur les États-Unis par des forces politiques favorables à la Russie
21:26 au nom de leur anti-américanisme, je dirais, traditionnel.
21:31 Pour comprendre le statut, la place de l'Europe dans le monde,
21:35 il faut écouter un officier de la Lorraine qui vous confie
21:39 « Quand on est en Méditerranée, on se sent puissant.
21:42 Quand on est en mer de Chine, on se sent petit. »
21:44 C'est peut-être une excellente définition de la place de l'Europe
21:48 dans ce monde hors de contrôle que vous décrivez dans ce livre.
21:52 Thomas Gomart, l'accélération de l'histoire, les nœuds géostratégiques d'un monde hors de contrôle,
21:57 c'est chez Talendier, c'est absolument passionnant.
22:00 Merci d'avoir été l'invité d'Inter.

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