Dans son édito du 28/12/2023, Jérôme Béglé revient sur la mort de Jacques Delors.
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00:00 Il est 7h50, vous êtes bien sûr la matinale de CNews.
00:03 Nous sommes ensemble jusqu'à 9h, tout de suite place à la politique
00:05 avec Jérôme Béglé, directeur général de la rédaction de Piematch.
00:09 Jérôme, on l'a appris hier, Jacques Delors est mort, il avait 98 ans.
00:14 Première question, que faut-il retenir de Jacques Delors ?
00:18 Deux choses, me semble-t-il.
00:19 Un immense succès et une cruelle désillusion.
00:21 L'immense succès, c'est évidemment l'Europe.
00:23 Ça a été l'affaire de sa vie.
00:24 Il fut président de la Commission européenne de 1985 à 1995.
00:28 À un moment quand même où les chefs d'État importants du continent
00:32 s'appelaient le chancelier Helmut Kohl, la première ministre,
00:34 Margaret Thatcher et le président François Mitterrand.
00:37 Donc c'était quand même des fortes personnalités
00:38 qui avaient des intérêts divergents pour eux-mêmes et pour leur pays.
00:41 Et il arrivait quand même à les mettre d'accord,
00:44 à les rassembler autour de la table et par son travail,
00:45 par sa connaissance des dossiers, il arrivait à trouver des consensus.
00:49 Ce qui était, on peut l'imaginer, pas évident aujourd'hui.
00:53 Pendant ces dix ans, l'Europe s'est largie,
00:55 il y a eu l'entrée de l'Espagne et du Portugal.
00:57 On lui doit l'euro, on lui doit Erasmus,
00:59 ce programme quand même qui permet aux étudiants étrangers
01:01 d'aller étudier hors de leurs frontières.
01:04 On lui doit, surprenant pour un socialiste,
01:07 on y reviendra après, il n'était pas vraiment socialiste,
01:09 la dérégulation des marchés financiers.
01:12 Et il a quand même modelé l'Europe,
01:14 il a réussi à faire aimer l'Europe aux Européens,
01:17 ce qui n'était pas une mince affaire à l'époque.
01:19 La cruelle désillusion, c'est qu'il n'a jamais réussi
01:22 à imposer ses idées démocrates chrétiennes, si j'ose dire, en France.
01:26 Jacques Delors est d'abord un adhérent de la CFTC,
01:29 Confédération française des travailleurs chrétiens.
01:33 Moi, je l'avais rencontré il y a deux ans, fin 2021,
01:35 il avait eu cette phrase qui m'avait frappé.
01:37 Être catholique, c'est ma vie personnelle,
01:39 mais j'ai une fierté, avoir été élevé au patronage catholique
01:42 et à la jeunesse ouvrière chrétienne.
01:44 C'est ça qu'il rendait sensible aux inégalités,
01:47 notamment aux inégalités dans l'éducation nationale.
01:49 C'est ça qu'il a rapproché quasi naturellement du Parti socialiste.
01:53 Mais c'est aussi ça qu'il mettait en porte à veau
01:54 avec certains idéologues, certains bouffeurs de curés du PS
01:58 ou les francs-maçons avec lesquels il n'était pas du tout entendu.
02:00 Et ça a eu un impact ensuite sur le fait qu'il ne soit pas présenté à la présidentielle.
02:03 Justement, oui, on se souvient, tout le monde se souvient de cette séquence.
02:06 Tout le monde disait il va y aller.
02:07 Et au final, il n'y est pas allé.
02:09 C'était dans 7 sur 7, le 11 décembre 1994.
02:14 Et il y avait, tenez vous bien, 15 millions d'audiences
02:16 qui ont regardé cette émission.
02:18 Il a une autre question.
02:20 Il ouvre un papier.
02:22 On croit comprendre dans le début de la lecture de son texte qu'il va se présenter.
02:26 Et à la toute fin, il n'y va pas.
02:28 Alors pourquoi il n'y va pas ?
02:29 Il y a deux explications.
02:30 La première officielle, c'est qu'il détestait les partis,
02:33 détestait des petites combinaisons des partis.
02:35 Ça, c'est un peu l'héritier de De Gaulle et de Madès France.
02:38 Et contrairement à François Mitterrand, qui adorait les congrès du PS,
02:42 lui, ça lui sortait par les oreilles.
02:44 Il avait compris que de toute façon, le PS ne lui serait pas loyal,
02:47 que le PS ne serait pas une candidature unie derrière lui
02:50 et que même si par hasard il était élu,
02:52 on ne peut pas dire qu'il pourrait s'appuyer sur le PS considérablement.
02:55 Moi, il m'avait expliqué qu'un soir, avant de prendre sa décision,
03:00 il a mis la colonne "J'y vais, j'y vais pas".
03:02 Il y avait dans la colonne des plus deux arguments supplémentaires.
03:06 Donc, il se couche avec l'idée d'y aller.
03:08 Et le lendemain matin, il se réveille et finalement, il n'y va pas,
03:10 justement parce qu'il pensait que le PS ne serait pas avec lui,
03:12 justement parce qu'il pensait qu'il ne rassemblerait pas de majorité.
03:15 Maintenant, la deuxième explication est que sa femme,
03:17 qu'il adorait, qu'il chérissait, ne voulait pas être dans la lumière,
03:21 ne voulait pas être poussée éventuellement à l'Élysée,
03:24 Première dame de France.
03:25 Ils avaient connu ensemble un drame familial
03:26 qui était la mort de leur fils d'une leucémie en 1982, je crois.
03:31 Et je crois que ça a pesé très, très lourd dans la balance.
03:33 Toujours est-il qu'il n'y est pas allé.
03:35 On le sait, Yonnel Jospin qui a été le candidat du PS après.
03:38 Moi, je pense que ça a été un des tournants politiques de la France
03:41 et en tout cas un des tournants politiques de la gauche.
03:43 Avec lui, le PS serait enfin réconcilié avec l'économie de marché.
03:47 40 ans plus tard, on n'y est toujours pas.
03:49 Alors, vous êtes un fin observateur du monde politique.
03:52 Est-ce qu'il y a un héritier dans le paysage actuel ?
03:56 Moi, je n'en vois pas.
03:57 En tout cas, pas au PS.
03:58 Le PS ayant choisi la NUPS, on l'a fait réglé de ce côté-là.
04:03 On a pensé à un moment donné qu'Emmanuel Macron pouvait être cet héritier,
04:07 mais il n'est pas tellement démocrate social ou chrétien démocrate.
04:11 Ce n'est pas tellement son truc.
04:14 On peut imaginer que François Bayrou l'ait,
04:17 mais c'est un héritier qui aurait un peu divisé le...
04:21 La vérité, c'est que depuis la 4e République, depuis le MRP,
04:23 les idées chrétiennes démocrates ne sont pas du tout imposées en France.
04:27 C'est aussi ce qui fait qu'il n'a jamais été élu,
04:28 qu'il n'a jamais connu ce destin national.
04:30 Donc non, à date, je ne vois pas à Jacques Delors d'héritier.
04:34 Il a une héritière physique célèbre qui est sa fille, Martine Aubry,
04:39 qui a annoncé la mort de son père hier, pour qui il avait beaucoup de respect.
04:42 Et elle avait un immense respect.
04:43 Je me souviens quand je les avais interviewés en 2021,
04:46 il avait voulu relire ses propos et je les avais dû envoyer à sa fille.
04:49 Je me dis "Ouh là là, il y avait tas de trucs dedans,
04:51 je savais très bien que ce n'était pas du tout son genre de beauté".
04:53 Elle m'avait appelé, elle m'avait dit "Bon, vous imaginez bien
04:55 que tel, tel, tel et tel et tel point,
04:57 ce n'est pas tout à fait ce que moi j'aurais dit".
05:00 Mais elle avait été parfaitement fair play.
05:02 Elle avait laissé toute l'interview.
05:03 On l'avait d'ailleurs...
05:04 Et je pense beaucoup à elle aujourd'hui parce qu'elle a perdu son père,
05:08 elle a perdu sa mère, elle a perdu son frère
05:10 et qu'elle est un peu seule au monde aujourd'hui, Martine Aubry.
05:13 Alors Jérôme, vous l'avez évoqué tout à l'heure,
05:15 vous l'avez interviewé, c'était en 2021,
05:17 vous étiez au point à l'époque.
05:19 Et vous l'avez interviewé là où il s'est éteint Jacques Delors.
05:22 Quels souvenirs ?
05:23 Qu'est-ce que vous pouvez nous raconter ce matin ?
05:24 C'était en novembre 2021, donc il y a quasiment deux ans, jour pour jour.
05:27 C'était dans un petit appartement qu'il habitait dans le cinquième arrondissement,
05:30 quasiment en face du Val-de-Grâce.
05:32 C'est là où il est mort.
05:33 Nous avait reçu très chaleureusement.
05:34 Il était déjà handicapé par des problèmes d'arthrose
05:37 qui l'empêchaient, pour ainsi dire, de se lever.
05:39 C'était un homme charmant, dans un petit appartement entouré de livres,
05:44 où le livre, il y en avait absolument partout, ça débordait dans tous les sens.
05:47 Il avait gardé une acuité politique,
05:49 mais il voulait faire du mal à...
05:51 Il voulait dire du mal de personne.
05:53 Donc, je l'avais un peu poussé dans ses retranchements.
05:55 J'étais avec Sébastien Le Foll et Emmanuel Beretta,
05:57 notamment sur François Hollande,
06:00 qui fut un... Comment dirais-je ?
06:02 Un doloriste de la première heure.
06:04 On sentait qu'il lui reprochait d'avoir rien fait, en gros,
06:06 à la tête du PS pendant dix ans
06:08 et de ne pas avoir été un bon président de la République,
06:09 mais il ne l'a pas dit.
06:10 Idem, l'expérience Macron commençait un peu à l'énerver.
06:14 Il ne l'a pas trop dit.
06:15 Il gardait quand même une foi absolue dans l'Europe.
06:18 Il pensait que c'était le seul moyen pour la France de sortir.
06:20 Et ce qui m'avait frappé aussi, et j'en finirais peut-être par là,
06:22 c'est que pour lui, les trois grandes figures de l'Europe,
06:24 c'étaient trois conservateurs.
06:25 C'était Helmut Kohl, Margaret Thatcher et Angela Merkel,
06:28 dont il disait grand bien,
06:30 pour lesquels il avait une immense admiration.
06:32 Là aussi, je ne suis pas certain que ses amis du PS,
06:35 de l'époque, voire d'aujourd'hui, partageraient cet engouement-là.
06:39 [Musique]
06:43 [SILENCE]