• l’année dernière
Des hommages ont eu lieu partout en France pour Dominique Bernard, professeur de français tué vendredi à Arras et Samuel Paty, également assassiné dans un attentat islamiste il y a trois ans jour pour jour à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines). Charlie Jacquin, professeur d'EPS au collège du Bois-d’Aulne et ancien collègue de Samuel Paty, témoigne sur BFMTV.

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Transcription
00:00 - Charlie Jacques, merci beaucoup d'avoir accepté notre invitation.
00:02 C'est la première fois que vous témoignez en direct sur un plateau de télévision.
00:06 Vous êtes, je le rappelle, professeur d'éducation physique au Collège du Bois d'Aulne, à Conflans-Saint-Honorin, dans les Yvelines,
00:11 et vous êtes un ancien confrère de Samuel Paty.
00:13 Samuel Paty était professeur d'histoire-géographie, il a été assassiné, faut-il le rappeler, pour avoir montré les caricatures de Mahomet à ses élèves.
00:21 Avant de revenir sur ce qu'il s'est passé il y a trois ans, d'abord, comment vivez-vous ces cérémonies d'hommage le concernant, trois ans après ?
00:27 - On sent vraiment... Il y a une ambiance pesante, beaucoup, beaucoup d'émotions aujourd'hui.
00:36 Après, il y a l'actualité qui rentre en jeu avec le drame de Haras.
00:41 Après, on sait qu'il y a les procès qui vont arriver bientôt, donc ambiance assez lourde.
00:45 - Ça fait beaucoup de choses au même moment.
00:47 - Oui, beaucoup de choses. C'était vraiment dur, vendredi au collège, l'ambiance pesante.
00:53 Mais par contre, il y a énormément de solidarité entre les collègues et c'est ça qui nous fait avancer et traverser cette journée qui est très longue.
01:01 - Nous allons maintenant, si vous l'acceptez, revenir sur cette journée du 16 octobre 2020.
01:06 Il est 17h, vous sortez de cours en même temps que Samuel Paty et vous allez prendre votre voiture au parking.
01:10 Pouvez-vous nous expliquer ce qui s'est passé ensuite et sur quoi vous avez assisté ?
01:14 - Alors, j'ai pris ma voiture, je suis sorti comme d'habitude, c'était le jour des vacances.
01:18 Je vais pour rentrer chez moi. À l'époque, j'habitais à Ony, donc je passe, enfin, côté Erani.
01:24 Et en fait, sur le côté de la route, je vois deux hommes l'un sur l'autre.
01:32 Je ne comprends pas trop ce qui se passe. Je pensais que c'était un accident de la route.
01:37 Donc je m'arrête sur le côté, je sors de mon véhicule et là, je dis « qu'est-ce qui se passe ? ».
01:42 Et là, je vois un homme au sol, un corps au sol et la personne debout qui me dit « il a insulté le prophète ».
01:52 Et là, donc, état de sidération totale, je suis en pilote automatique, je rentre dans ma voiture, je rentre chez moi.
02:01 À ce moment-là, je n'ai pas reconnu la victime et c'est plus tard du coup...
02:05 - Que vous avez compris de qui il s'agissait ?
02:08 - C'est plus tard que j'ai compris de qui il s'agissait et du coup, j'ai fait tout de suite le lien avec les événements d'avant.
02:14 - Pardonnez-moi de ce détail qui est terrible, mais il est déjà décapité ou vous assistez à son agression ?
02:19 - En fait... - Cet homme que vous n'identifiez pas encore ?
02:22 - En fait, au moment où je conduis, je vois un corps inerte, donc je pense qu'il était déjà mort.
02:30 Et un mouvement un peu de va-et-vient, en fait, j'ai pensé à un massage cardiaque.
02:35 Je me suis dit qu'il y avait un accident de la route et du coup, au moment où je sors de mon véhicule, à ce moment-là, il y a le corps en deux parties.
02:43 - Vous avez des regrets de ne pas être sorti de votre véhicule ou peut-être d'être intervenu, même s'il était de toute façon trop tard, on l'a compris ?
02:50 - De toute façon, je suis sorti dès que j'ai pu, c'est-à-dire que je me suis arrêté, je pense, à 20 mètres des lieux.
02:59 Et après, c'est pas des regrets, mais en fait, dans l'histoire, je suis parti une minute ou deux minutes plus tard que prévu.
03:09 Et en fait, ce qui était un peu difficile pour moi, c'est de me dire, si j'étais arrivé deux minutes plus tôt, qu'est-ce qui serait passé ?
03:16 Ça se trouve, je l'aurais croisé dans les couloirs, je l'aurais ramené. Après, je peux refaire 100 fois le film, ça ne change rien.
03:24 - Comment fait-on pour supporter d'avoir vécu une telle atrocité ? Et en plus, un confrère, je ne sais pas si je dois dire un ami, peut-être l'était-il aussi ?
03:34 - En fait, moi, c'est l'année où je venais d'arriver au collège, ce qui fait que je ne le connaissais pas, ça faisait un peu un peine un mois.
03:42 On s'était parlé une fois 40 secondes. Pour moi, c'est presque un inconnu, en fait. Donc, je n'ai pas le sentiment d'avoir perdu un ami, plus un collègue.
03:51 - Il vous a fallu du temps pour revenir travailler ?
03:55 - J'ai essayé de revenir à la rentrée. J'ai vite compris que ça allait être trop dur pour moi. En plus, on était en plein Covid, il y avait plein de choses dans ma vie perso et tout.
04:07 C'était hyper compliqué. Du coup, je me suis arrêté un mois, un mois et demi, je crois. Et après, j'ai repris parce que je voulais avancer.
04:17 - Vous aviez peur d'y retourner ?
04:19 - Non.
04:20 - J'imagine quand même que ces images étaient gravées dans votre tête.
04:22 - Oui, bien sûr.
04:24 - On a décapité un de vos confrères, même si vous n'aviez pas de lien particulier avec lui. Vous avez été témoin de la fin de cette scène épouvantable.
04:31 Vous n'êtes pas rentré dans l'éducation nationale pour être confronté à des choses pareilles.
04:36 - Bien sûr, on ne peut pas être préparé à ce genre de choses. Après, j'ai avancé. C'était dur. C'était un peu dur au début, mais je voulais avancer.
04:46 En fait, je venais d'arriver dans ce collège. C'était mon premier poste fixe. Je voulais vraiment avancer et pas fuir dans une autre académie.
04:55 Ça m'a presque motivé pour avancer et m'impliquer dans l'établissement et dans le travail.
05:01 - Hélène Romano, c'est vous qui avez établi en France les protocoles des dispositifs d'urgence psychologiques dans les établissements scolaires.
05:08 Vous venez d'entendre le témoignage de Charlie Jacquin. Comment reprendre le cours de sa vie après un tel traumatisme, une pareille épreuve ?
05:14 - En s'appuyant, malheureusement, sur d'autres situations qui permettent de savoir qu'on peut parvenir à dépasser ces situations-là.
05:21 Ce qui ne veut pas dire qu'on oublie, bien évidemment, ni qu'on banalise. Mais la vie continue au sens où la force de vie est quelque chose de fondamental pour chaque individu.
05:30 Les adultes… Dans un établissement scolaire, on a des enfants. Les enfants ont impérativement besoin d'avoir des adultes qui tiennent par rapport à cette situation-là.
05:39 En s'appuyant, malheureusement, sur d'autres situations, on sait que l'individu parvient à apprivoiser ses souffrances et à dépasser cette tragédie.
05:48 - Professeur Jacquin, je rappelle que certains élèves ont aidé le terroriste à identifier Samuel Paty. Ils étaient donc complices, de fait.
05:56 Comment vivent pareilles situations au quotidien ? Est-ce que ça a forcément instauré un climat de méfiance dans votre établissement ?
06:03 - Moi, je n'avais pas de passif avec les élèves vu que je venais d'arriver. Mais ce qui est beaucoup ressenti…
06:09 - Mais à tout moment, vous pouviez demander qui est qui et qui a joué quel rôle en les croisant dans les couloirs ?
06:13 - Oui, surtout qu'en plus, on a su ça pendant les vacances. Donc on s'est dit « qui ça peut être ? » etc.
06:21 Et j'ai des collègues qui l'ont super mal vécu, que ce soit des élèves qui ne posaient pas forcément de soucis, etc.
06:31 Et du coup, il y a eu une perte de confiance totale envers les élèves. Il a fallu tout reconstruire.
06:37 Et j'ai même une collègue qui m'a dit « mais est-ce qu'on n'aurait pas failli à notre mission ? »
06:43 Il y avait un sentiment de culpabilité un petit peu. Donc ça a été très dur au début.
06:47 - Des changements ont-ils eu lieu dans votre lycée depuis ce drame ? Pour les signalements, les prises en charge ?
06:53 Bref, quand vous êtes confronté à des élèves ou des parents, on va dire, revendicatifs sur le plan religieux.
06:57 - Moi, personnellement, je n'ai pas eu de cas particuliers.
07:02 - Mais vous discutez avec vos confrères et vos consœurs, j'imagine ?
07:05 - Ce qui ressort, c'est qu'on faisait vraiment attention à ce qu'on disait aux élèves directement.
07:12 On avait peur qu'une parole soit mal interprétée. Donc on était beaucoup plus craintif et sur la retenue.
07:20 - Vous vous êtes censuré d'une certaine façon, d'une forme de spontanéité ?
07:24 - Oui, je pense qu'il y avait un peu de stress par rapport à ça.
07:28 - Comment s'est passé l'arrivée du successeur de Samuel Paty ?
07:31 - Alors en fait, il y en a eu deux.
07:34 - Facile comme position.
07:35 - Il y en a eu deux qui se partageaient les classes. Donc ça, c'était, je pense, une bonne chose.
07:41 Comme ça, les élèves, ils n'avaient pas s'identifier à une seule personne, mais à plusieurs personnes.
07:46 Et puis, pour eux, ça s'est bien passé.
07:50 Je pense qu'ils étaient motivés à faire poursuivre, que les élèves et un professeur, tout simplement.
07:59 - Vendredi, lorsque vous découvrez l'agression de Dominique Bernard à Arras, quelle est votre réaction ?
08:05 - On s'est dit au collège et moi aussi, ça recommence.
08:10 Trois ans après, quasiment jour pour jour.
08:14 Alors là, il y a des choses, des similitudes, des choses différentes.
08:18 Là, j'ai l'impression que c'est plus le symbole qui est attaqué.
08:21 Alors pour Samuel Paty, c'était plus l'individu.
08:24 - L'homme.
08:25 - Donc c'est terrible. Là, on verra ce que l'enquête, ce que ça donne au niveau de ses motivations.
08:33 Mais c'est terrible. On a l'impression qu'on n'en sort pas.
08:37 Et on ne sait pas trop les solutions. On espère que ça avance.
08:47 - Vous avez le droit, les uns et les autres, d'être largement perturbés en étant à nouveau confrontés à cela trois ans après.
08:52 Nous allons écouter Richard Malca, qui est l'avocat notamment de Charlie Hebdo.
08:56 Ce qui le terrifie, c'est qu'on s'habitue en fait à l'horreur.
08:59 Il était ce matin l'invité d'Apolline de Malherbe sur RMC et BFM TV.
09:03 - Ça fait 30 ans qu'on a inventé cette doctrine géniale qui est le pas de vague.
09:08 Mais à un moment, le pas de vague, ça crée un rat de marée. Et on y est.
09:13 Moi, ce que je crains, et ce qui me terrifie, c'est que le nom de Dominique Bernard,
09:18 on va s'en rappeler beaucoup moins que celui de Samuel Paty.
09:21 Parce qu'un meurtre de professeur, on s'en rappelle, c'est singulier.
09:25 C'est une atteinte à la connaissance, à la transmission du savoir, au sacré que représente le professeur dans notre République.
09:32 Deux assassinats, c'est déjà le début de la normalité.
09:35 Donc on s'habitue, ça devient normal. Et on perd en humanité.
09:39 Et on recule en humanité à chaque fois.
09:42 Ce qui me terrifie, c'est qu'on s'habitue en fait à l'horreur.
09:46 Et qu'à chaque fois, les mots, on a l'impression de les répéter.
09:50 - Vous craignez qu'on s'habitue à ces horreurs que l'on décrit ?
09:53 - Bah oui, bien sûr. Déjà en trois ans, c'est déjà beaucoup trop.
10:00 Donc voilà, je sais pas trop la suite.
10:04 Après, tout ce qu'on peut faire, c'est continuer notre métier.
10:08 En fait, ça nous motive aussi et encore plus à enseigner, à faire respecter les valeurs de la République.
10:16 Donc moi, je sais que maintenant, je pense à plus comme à une mission qu'à un métier presque.
10:24 Donc c'est tout ce qu'on peut faire, chacun à notre échelle dans nos établissements.

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