Mort de Jean-Pierre Elkabbach : "C'était un dramaturge", raconte Alain Duhamel

  • l’année dernière
Au micro de France Inter ce mercredi, le journaliste Alain Duhamel raconte son ami et ancien collègue Jean-Pierre Elkabbach, dont on a appris mardi soir le décès. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-mercredi-04-octobre-2023-1861379

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Transcription
00:00 Sonia De Villeher, votre invité, journaliste politique.
00:02 Jean-Pierre Elkabbach et lui se sont connus en 1977.
00:06 Confrères, complices, duétistes à l'écran, on l'a dit souvent, amis.
00:11 Bonjour Alain Duhamel.
00:13 Bonjour.
00:14 Jean-Pierre Elkabbach, regardait-il la mort en face ?
00:16 Oui, ça faisait deux ans qu'il la regardait très en face, mais de toute façon elle l'a
00:23 obsédé toute sa vie.
00:24 C'est vrai ?
00:25 Oui, il était très marqué parce que quand il était encore enfant, préadolescent, il
00:32 a vu son père mourir brusquement et il a gardé cette image-là.
00:36 Il a eu une jeunesse entre la mort de son père et la guerre d'Algérie qui a été
00:42 une jeunesse dramatique.
00:43 Et d'ailleurs, il a toujours eu une conception dramatique de la vie et de ce qui se passait.
00:49 Il avait, comme François Mitterrand, qui l'a interviewé à la toute fin de sa vie,
00:55 une culture de la mort ?
00:56 En tout cas, il avait une réflexion, puisqu'on en a parlé assez souvent.
01:01 Je ne dirais pas qu'il en avait peur, mais elle l'occupait.
01:07 Comme François Mitterrand.
01:09 D'ailleurs, il nous est arrivé avec François Mitterrand, je ne sais pas, des dizaines de
01:12 fois d'aller le week-end, le samedi, visiter en province.
01:17 Si on était en hélicoptère aujourd'hui, on serait pendu pour ça.
01:20 Et on visitait une église, on passait trois quarts d'heure dans le cimetière.
01:25 Les deux, il n'y avait pas moyen de les en faire sortir.
01:27 Et ensuite, on parlait de la mort.
01:30 Vous vous êtes connus tous les deux en 1977.
01:33 Il y en avait un à France Inter, il y en avait l'autre à Europe 1.
01:37 Vous vous écoutiez mutuellement, vous vous respectiez mutuellement.
01:41 Vous étiez confrères, vous étiez rivaux, évidemment.
01:44 Vous avez créé « Carte sur table », cette émission de télé-là.
01:48 Elle a tout changé Alain Duhamel.
01:50 Disons que l'idée, d'abord, c'était celle de la proximité physique avec un invité
01:55 unique.
01:56 Et puis ça durait une heure.
01:58 Très bonne durée pour une émission politique, on devrait se le rappeler.
02:02 Ça durait une heure et c'était toujours intense.
02:05 C'était sur scène et en public.
02:08 Et il y a eu des moments assez dramatiques, au moment de la rupture de la gauche, ou
02:13 à l'approche de 1981, etc.
02:15 Enfin, il ne faut pas dire, c'est un peu vaniteux de dire tout ce qui s'est passé
02:19 chez nous, mais beaucoup d'un moment essentiel.
02:24 C'est chez vous que François Mitterrand s'est dit favorable à la peine de mort.
02:28 C'est chez vous que cette bascule s'est faite.
02:32 Oui, puis on a vu, certains ont compris, pas d'autres, mais quand il y a eu la rupture
02:37 de la gauche, ça voulait dire que du coup, la gauche avait beaucoup plus de chances de
02:40 gagner.
02:41 Vous aviez comme client idéal Georges Marchais, avec lequel El-Khavash…
02:48 Idéal pour Jean-Pierre.
02:49 Parce que ce que moi je n'étais pas, c'était deux stars.
02:54 Ce n'était pas simplement un grand journaliste et un dirigeant politique important, c'était
02:59 deux stars avec des comportements de stars et une façon de se regarder comme deux buffles
03:03 qui doivent se bagarrer à mort.
03:07 Et moi, j'essayais au milieu de ça d'obtenir des réponses qui de la part de Marchais
03:13 étaient toujours difficiles et de mettre un petit peu d'ordre.
03:16 Mais enfin, quand il y avait Jean-Pierre et Marchais, j'étais vraiment le troisième
03:21 homme.
03:22 Ça signifie que Jean-Pierre El-Khavash avait un sens de la dramaturgie absolument inimitable
03:28 dans l'interview politique.
03:29 Il était un dramaturge et il se vivait comme tel.
03:32 Et il préparait ses interviews de cette façon-là.
03:35 Il avait une façon, une manière unique.
03:39 Je ne dis pas ça parce qu'il est mort, mais c'était la réalité.
03:42 Dès qu'il pénétrait dans un studio et qu'il avait un interlocuteur, brusquement,
03:48 on avait l'impression qu'on était à la fin d'un opéra de Wagner, que tout allait
03:54 sauter autour de nous.
03:55 Et alors en plus, pour tous ceux qui font de la radio, ça dira quelque chose de précis,
04:00 quand il avait commencé son interview, il ne fallait pas espérer qu'il la termine
04:04 à l'heure.
04:05 Il fallait toujours qu'il grappille du temps.
04:06 - Vous vous engueuliez parfois ?
04:08 - Oui.
04:09 On n'avait pas les mêmes relations avec le pouvoir.
04:12 Bon, moi j'avais un fond sérieux un peu académique.
04:17 - Vous étiez le bon élève ?
04:18 - Oui, enfin puis j'étais comme ça.
04:20 Et lui, lui cherchait la prouesse en permanence.
04:25 Moi, je cherchais la solidité, lui la prouesse.
04:28 Et donc on n'était pas toujours d'accord.
04:30 Et on n'était pas toujours d'accord non plus pour nos interviews.
04:32 - C'est-à-dire ?
04:33 - C'est-à-dire que lui, ce qu'il voulait, c'est que...
04:36 Bon, son critère c'est une bonne interview, c'est une interview qui donne une dépêche
04:41 de l'AFP.
04:42 Bon, moi je m'en fichais alors éperdument.
04:44 Et moi, une bonne interview, c'est une interview dans laquelle j'avais une réponse à au
04:48 moins une des questions que j'avais en tête au début.
04:50 Pas 150, mais au moins une.
04:53 Bon, et lui voulait voir avant l'émission longuement celui ou celle qui allait venir.
04:59 Et moi je ne voulais pas...
05:00 - Ça, ça a fait couler de l'encre à l'un du hamel.
05:02 Le fait que Jean-Pierre Elkabbach, d'une certaine manière, prépare l'interview avant
05:07 avec l'interviewé, justement pour mettre au point cette dramaturgie.
05:11 - C'était une de ses spécialités.
05:13 Il donnait du talent avec pédagogie à ceux qu'il allait interroger.
05:18 - Jusqu'à la collusion ?
05:19 - Je ne dirais pas la collusion parce que c'était autour de son intérêt à lui d'intervieweur.
05:24 - Cette interview avec François Mitterrand.
05:27 Où François Mitterrand est à la fin de sa vie, on est en 1994, Mitterrand va mourir
05:34 en 1995.
05:35 Moi j'ai revu la séquence hier, cette séquence où pendant 25 minutes Jean-Pierre Elkabbach
05:41 ne lâche pas la mine Renfroniers, les sourcils froncés, le menton baissé, il ne lâche
05:47 pas sur Vichy.
05:48 Et face à lui, Mitterrand souffre physiquement, il est très gravement malade.
05:52 Ça, c'est un moment de télévision historique à l'un du hamel.
05:55 C'est évidemment le plus grand moment dans tout ce que Jean-Pierre a fait.
06:01 Il a présidé France Télévisions, dirigé un tas de choses, Europe 1, etc.
06:06 Son grand moment, ça a été ça.
06:08 Il l'a préparé pendant des années.
06:10 C'est-à-dire que depuis des années, il voulait extorquer ça de François Mitterrand.
06:15 Et François Mitterrand n'acceptait de le faire au bout du compte que parce que c'était
06:20 Jean-Pierre, c'est-à-dire deux trajectoires totalement opposées sur tout ce qui pouvait
06:25 se passer à Vichy.
06:26 Ça ne pouvait pas être plus différent.
06:27 Mitterrand savait qu'il devait le faire, je sais parce qu'il me l'a dit.
06:33 Jean-Pierre n'avait en tête que de le faire.
06:35 Et c'est évident que ça allait être à la fois un moment réellement historique,
06:42 un ancien président, un président qui va mourir et qui se livre complètement sur ce
06:47 qui a été son péché capital.
06:49 Je crois qu'il n'y a pas beaucoup d'exemples dans le monde.
06:52 Et pour Jean-Pierre, c'était l'interview de sa vie et c'était le moment où il lui
06:58 disait aussi tout ce que lui, Jean-Pierre, avait sur le cœur et qu'il ne lui avait
07:01 pas dit avant, quand François Mitterrand était président, même si François Mitterrand
07:07 était assez intelligent pour le deviner.
07:08 D'où lui venait, à Jean-Pierre Elkabach, cette fin ? Parce qu'on ne peut même pas
07:12 parler d'appétit, de voracité.
07:15 Il n'en avait jamais assez.
07:17 Il avait toujours plus de coups, toujours plus de voix, une espèce de soif inextinguible
07:22 de faire parler.
07:23 Je crois qu'aucun interviewer ou intervieweuse n'était capable comme lui de se battre
07:31 pendant quelquefois des années pour obtenir une interview.
07:34 Il préparait ça de façon incroyable, il avait ses stratégies.
07:38 Il allait trois fois à Moscou pour avoir une chance de pouvoir, au bout du compte,
07:43 interroger même un Poutine.
07:46 Il était unique, réellement.
07:48 Je ne dis pas ça parce que c'était mon ami, mais il était unique.
07:50 Emmanuel Macron vient de réagir, il vient de saluer, je cite, "un monstre sacré du
07:57 journalisme français".
07:58 La Ve République fête son anniversaire, le jour où Jean-Pierre Elkabach meurt.
08:03 Tous les présidents de la Ve République sont passés devant son micro, tous, sauf
08:09 le général de Gaulle.
08:10 Alors le général de Gaulle, il ne l'a pas interviewé, mais en revanche, au moment
08:14 où il était envoyé spécial, grand reporter ou je ne sais pas quoi, il le suivait dans
08:20 ses voyages à l'étranger.
08:22 Et il y avait toujours derrière le général de Gaulle, à un moment, Jean-Pierre avec
08:27 son micro.
08:28 Et donc il l'arrachait.
08:30 Ce n'était pas à lui que ça s'adressait, mais c'était lui qui l'enregistrait et
08:34 lui qui le diffusait.
08:35 Donc vous, puisque c'était France Inter.
08:37 Merci Alain Duhamel, merci d'avoir témoigné sur ces 46 ans d'amitié.
08:42 Merci.
08:43 Et merci Sonia De Villers.

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