Journalisme : pourquoi cette désillusion par rapport à la profession ?

  • l’année dernière

Alors que les écoles de journalisme continuent de faire le plein de candidats chaque année, de plus en plus de jeunes journalistes décident de quitter la profession après seulement quelques années de pratique. Alors quelles sont les raisons de ces départs ? Pourquoi autant de désillusion chez les journalistes ?

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Transcript
00:00 -Heure 11h.
00:01 -Europe 1 Culture Média.
00:02 -Avec Thomas Hill. C'est l'heure de la question du jour.
00:06 -Les écoles de journalisme
00:07 font le plein de candidats chaque année.
00:10 De plus en plus de jeunes journalistes
00:12 quittent la profession après quelques années de pratique.
00:15 Quelles sont les raisons de ces départs ?
00:17 Pourquoi autant de désillusion ?
00:19 On va essayer de comprendre ce phénomène
00:22 avec l'un des meilleurs journalistes de sa génération,
00:25 David Pujadas. Jean-Marie Charon, bonjour.
00:27 -Bonjour. -Vous êtes sociologue, spécialiste
00:30 des médias et auteur d'un livre, "Jeunes journalistes,
00:33 l'heure du doute", paru chez Entremise.
00:35 Vous avez mené une enquête sur des jeunes journalistes
00:38 de moins de 30 ans, travaillant pour tous les médias,
00:41 ayant eu des formations différentes.
00:43 Le chiffre est impressionnant.
00:45 40 % des détenteurs de la carte de presse
00:48 n'exercent plus après seulement 7 ans dans le métier.
00:52 Ils n'exercent plus parce qu'ils n'arrivent plus à trouver de boulot
00:55 ou parce qu'ils ne veulent plus le faire ?
00:57 -Effectivement, le chiffre n'est pas de moi,
01:00 c'est de Samuel Bourron,
01:01 l'observatoire de métier de la presse,
01:03 qui avait sorti ce chiffre il y a quelques années.
01:06 Mais c'est vrai que je retrouve la même proportion
01:09 dans cette enquête.
01:11 Alors, si vous voulez,
01:13 l'idée, c'était d'essayer...
01:17 Je ne suis pas parti d'une enquête sur les départs,
01:20 mais plutôt sur ce qui se passe pendant les premières années.
01:24 Et donc, effectivement, il y a trois phénomènes, je crois,
01:27 qui peuvent s'interpréter,
01:29 même si tous ne partent pas, heureusement.
01:31 Le premier phénomène,
01:33 c'est le fait que...
01:37 disons, il y a la précarité.
01:41 Ils arrivent dans cette profession, il y a la précarité.
01:43 Alors, moi, je n'ai pas été confronté au chômage.
01:46 Je crois que certains s'interrogent,
01:48 "on n'a pas réussi à rentrer."
01:49 Moi, je n'ai pas été confronté à ça,
01:50 puisque la règle, c'était que j'ai déjà une activité.
01:55 Le deuxième problème...
01:57 - D'abord, là, juste sur la précarité,
01:59 66 % des journalistes de moins de 30 ans
02:01 sont en situation de précarité,
02:03 alors que ce sont des personnes qui ont souvent fait
02:06 au moins cinq ans d'études supérieures.
02:08 Est-ce qu'il n'y a pas tout simplement trop de candidats
02:11 pour trop peu de postes ?
02:12 - Alors, écoutez, peut-être pas trop de candidats.
02:14 Moi, je m'interroge plutôt sur le phénomène de si...
02:17 Est-ce que ce n'est pas structurel ?
02:18 C'est-à-dire qu'il faut quand même se souvenir
02:20 qu'on est quand même dans une période particulière des médias
02:23 où les chiffres d'affaires des médias
02:25 ont été extraordinairement reniés ces dernières années.
02:28 Pour vous donner une image,
02:30 la presse écrite en une quinzaine d'années,
02:31 c'est moins 30 % de chiffres d'affaires.
02:34 Or, il a fallu se redéployer sur davantage de médias, etc.
02:37 Ensuite, si on prend même la télévision,
02:39 j'ai été frappé par ça,
02:40 les dernières statistiques sur la publicité dans la télévision,
02:43 c'est moins 7 % au premier semestre de cette année,
02:47 alors que pendant très longtemps, la télévision,
02:49 c'était vraiment ce qui récoltait...
02:51 Et puis la radio est aussi souvent un petit peu maltraitée.
02:56 Donc il y a un phénomène, je pense, un phénomène structurel,
02:59 non pas qu'on a...
03:00 Alors, on a aussi moins de journalistes.
03:01 Il faut se souvenir que depuis 2009,
03:05 qui était le point haut,
03:06 on a à peu près 10 % de moins de journalistes.
03:08 Mais ce qui va davantage jouer, je pense,
03:11 c'est que dans beaucoup d'entreprises,
03:13 aujourd'hui, on s'interroge sur l'avenir
03:16 et du coup, on va préférer prendre des gens de manière...
03:19 Alors, ce qu'on appelle précaire,
03:21 c'est à la fois des gens en CDD,
03:23 des gens qui vont...
03:24 Ou des gens qui vont être sur des statuts de pige,
03:26 voire dans certains secteurs, notamment dans le numérique,
03:28 parfois auto-entrepreneurs...
03:30 - Donc pige, ça va être...
03:31 On va être payé, par exemple, à l'article ou au reportage.
03:33 David Pujadas, comme dans toutes les chaînes d'info,
03:35 il y a j'imagine beaucoup de jeunes à LCI,
03:38 vous ressentez parfois ce décalage qui peut exister
03:40 entre le fantasme d'un poste et la réalité d'un métier ?
03:44 - Non, mais je ressens en tout cas
03:47 le fait que beaucoup de gens quittent ce métier.
03:49 Ça, c'est une réalité, moi je l'ai vue,
03:51 mais pas seulement des copains,
03:52 mais des journalistes qui ont 35 ans,
03:54 des journalistes qui ont 27 ans...
03:57 Il y a à mon avis deux choses qui se télescopent.
03:59 Vous dites, il y a moins de chiffre d'affaires en gros
04:00 pour les gros médias, les médias traditionnels, c'est vrai.
04:03 Aujourd'hui, on considère que l'information est très souvent gratuite.
04:07 Les jeunes, ils ne payent pas pour l'information.
04:10 Demandez-leur s'ils vont acheter un quotidien,
04:12 s'ils vont s'abonner à tel ou tel site...
04:14 Il y en a, mais peu.
04:16 Pour eux, l'information doit être gratuite.
04:18 Or, il n'y a pas de repas gratuits.
04:20 Donc au final, il y a des journalistes, oui, qui sont mal payés.
04:23 La question des salaires, pour moi, est essentielle,
04:26 encore plus que la question du statut.
04:28 Moi, j'ai été deux ans pigiste avant d'avoir un CDI,
04:33 ça fait partie du parcours à peu près normal.
04:38 Il y a des journalistes qui ne veulent pas de CDI, au passage.
04:40 Moi, je suis employeur, je vois des journalistes,
04:42 je vois des graphistes, je vois plein de gens
04:44 qui n'ont pas envie d'avoir un CDI aussi,
04:47 qui ont envie de garder leur liberté.
04:48 Et puis, de façon centrale, il y a la question des salaires.
04:52 Enfin, quand vous prenez un bac +5,
04:54 journaliste et équivalent journaliste,
04:57 Sciences Po un jour avait fait des statistiques,
04:58 ils ont une école de communication, ils ont une école de journalisme.
05:01 Au bout de cinq ans, je crois, sorti d'école,
05:04 les gens de la communication sont deux fois plus en CDI
05:07 et leurs salaires sont deux fois plus élevés.
05:09 Le journalisme est une profession qui s'appauvrit
05:12 comme s'est appauvrie avant elle l'enseignement ou la magistrature.
05:15 Alors, on est allé à la sortie d'une école de journalisme
05:18 pour recueillir les avis des étudiants
05:20 et vous verrez que beaucoup se font assez peu d'illusions
05:23 sur leur avenir. On revient dans deux minutes.
05:24 A tout de suite.
05:25 Vous écoutez Culture Média sur Europe 1
05:27 et aujourd'hui, la question média du jour.
05:29 Pourquoi autant de délaisillusions chez les jeunes journalistes ?
05:33 On en parle avec David Pujadas et avec Jean-Marie Charon,
05:36 sociologue, spécialiste des médias et auteur du livre
05:39 "Jeunes journalistes, l'heure du doute" paru chez Entremise.
05:42 Et alors, vous dites dans votre enquête
05:43 que les jeunes étudiants journalistes
05:44 ont parfaitement conscience en fait
05:46 que ce sera un métier précaire.
05:48 Ils le savent même en se lançant dans ses études.
05:50 Tout à fait. Alors, si vous voulez, peut-être ce qui a changé
05:53 par rapport à la période de David,
05:55 c'est que dès qu'ils se renseignent sur la profession,
05:59 on leur dit "attention, c'est une profession,
06:01 il y aura de la précarité, attention, c'est une profession,
06:03 on sera mal payé, etc."
06:05 Mais ils y vont quand même et ils sont très nombreux,
06:06 ils sont même de plus en plus nombreux
06:08 à postuler dans les écoles de journalisme.
06:09 Oui, parce que c'est un métier passion,
06:11 parce qu'ils imaginent
06:14 qu'ils vont jouer un rôle important en tant que journalistes.
06:16 D'ailleurs, la manière dont ils vont jouer un rôle a changé.
06:20 C'est-à-dire qu'ils se voient moins au niveau des institutions,
06:23 des grands débats, etc.
06:25 Ils se voient plus au ras de la société.
06:27 Être utile, rencontrer les gens,
06:29 faire avancer un sujet.
06:31 Donc, ça, ça les conduit toujours à venir vers cette profession.
06:35 - Alors, on va les écouter, ces journalistes,
06:36 parce que notre jeune journaliste maison, Alexandre Omar,
06:39 qui pour rien au monde ne ferait un autre travail,
06:41 est allé à la sortie d'une école de journalisme
06:44 pour savoir s'ils sont inquiets sur leur avenir.
06:46 Écoutez.
06:47 - Je sais que c'est un métier qui,
06:49 plus on avance dans les années, plus ça va être compliqué,
06:51 plus c'est compliqué de ne serait-ce que d'obtenir un poste,
06:53 et puis même pour soi, c'est très compliqué.
06:55 - Même si c'est un métier qui peut être précaire,
06:58 il faut être assez tenace,
06:59 et tant qu'on est passionné par ce que l'on fait,
07:02 pour moi, je pense que c'est la chose la plus importante.
07:04 - Ça peut faire peur, mais c'est comme pour beaucoup de métiers,
07:07 où tout simplement, voilà, ça place, il faut la mériter,
07:09 il faut un petit peu se battre pour ça.
07:11 - Ça incite à se dépasser et à donner le meilleur de soi-même.
07:14 - Moi, je dirais pas que c'est ça qui me fait peur dans mon métier,
07:16 ce serait plutôt la place de la femme dans ce métier.
07:19 - Effectivement, le métier, il est incertain
07:22 par rapport au développement de l'IA,
07:25 par rapport au fait qu'il y a de plus en plus de monde
07:28 qui veut devenir journaliste.
07:29 - Ça me fait pas peur dans le sens où je serais contente
07:33 d'exercer un métier qui me plaît vraiment
07:35 et que l'argent, pour moi, passe au second plan.
07:38 Non, parce que je pars du principe que c'est un métier
07:40 qui fait son tri aussi, un peu comme la sélection naturelle.
07:43 C'est aussi un... Il y a une question de talent,
07:45 il y a une question d'œil, d'oreille.
07:48 J'estime que si on réussit pas,
07:50 on n'est pas forcément destiné à ça.
07:51 - Vous dites super ces réactions, David Pujadas.
07:54 - Non, mais ça fait du bien aussi,
07:55 parce qu'il y a quelque chose qu'il faut dire,
07:57 on dit beaucoup les inconvénients de ce métier,
07:59 mais il faut dire aussi que cette jeune génération
08:01 est beaucoup plus fragile que la nôtre.
08:04 Nous, on était passionnés et on était prêts à dormir au bureau.
08:08 Moi, j'ai dormi littéralement au bureau
08:10 quand j'ai démarré à Nice ce matin avec ma mobilette.
08:12 Et cette jeune génération est plus fragile.
08:16 Mais c'est vrai dans le journalisme, c'est vrai partout.
08:18 Les jeunes sont plus fragiles aujourd'hui.
08:20 On les a rendus plus fragiles, il faut bien le dire.
08:23 Et donc là, quand j'entends ces réactions,
08:25 l'œil, l'oreille, il faut se battre pour sa passion,
08:29 ça fait du bien d'entendre ça, c'est bien.
08:32 - Après, vous avez entendu, vous aussi,
08:34 des jeunes journalistes dire, Jean-Marie Charron,
08:37 qu'ils n'avaient pas forcément envie d'être journalistes en permanence,
08:41 comme l'étaient peut-être, et comme l'est encore aujourd'hui,
08:44 David Pujadas, qu'ils n'avaient pas envie de sacrifier
08:46 toute leur vie de famille, notamment.
08:47 - Alors, s'il vous plaît, il y a à la fois un engagement très fort,
08:50 déjà pour devenir journaliste, peut-être encore plus aujourd'hui qu'hier,
08:54 il faut avoir un bagage universitaire très important.
08:56 D'ailleurs, ça peut se retourner,
09:00 c'est-à-dire que certains vont partir d'autant plus facilement de la profession
09:03 que, comme ça a été dit tout à l'heure,
09:05 qui a un comparatif avec d'anciens
09:07 qui ont fait les mêmes études qu'eux, mais qui sont allés dans d'autres branches,
09:10 et qui voient que les salaires, les évolutions sont très différentes,
09:14 et puis ils ont le sentiment qu'ils peuvent faire autre chose.
09:16 Mais il y a effectivement cette idée que,
09:20 s'il vous plaît, ils butent sans arrêt sur les questions notamment liées à la hiérarchie,
09:24 et souvent, quand ils évoquent cette question de la hiérarchie, c'est
09:27 "nous ne voulons pas être journalistes 90% de notre vie".
09:31 - C'est ça.
09:31 - Leur idéal, c'est une espèce d'équilibre
09:35 entre vie personnelle et vie professionnelle.
09:37 Alors, pas trop la famille, ils sont trop jeunes, ce n'est pas encore trop le...
09:40 Mais c'est avoir des activités sociales, associatives, faire du sport, etc.
09:44 Là aussi, c'est assez générationnel, je pense qu'on est beaucoup plus
09:47 sensibilisés à ces sujets-là.
09:49 - Et puis qui pourra blâmer quelqu'un de vouloir ne pas faire le même métier toute sa vie ?
09:54 Changer de métier, changer de sphère, changer de milieu,
09:58 mais évidemment, c'est ça la vie.
10:01 - Il y a un autre élément aussi, c'est l'image des journalistes,
10:03 qui a beaucoup souffert ces dernières années.
10:05 Il y a beaucoup de haine aussi qui se développe dans l'opinion publique,
10:08 à l'encontre des journalistes.
10:10 On dit souvent que c'est une profession qui est mal aimée aujourd'hui.
10:14 Là aussi, j'imagine que ça décourage pas mal de jeunes journalistes
10:17 à poursuivre dans ce métier.
10:18 - Oui, je titre sur le doute, parce que dans ce doute,
10:22 il y a effectivement, moi, ça m'a beaucoup frappé,
10:23 une espèce de renversement, si vous voulez, dans le rapport
10:26 entre la société et les journalistes.
10:28 On vient quand même d'une société qui avait un certain respect,
10:31 qui considérait que c'était une profession assez prestigieuse,
10:34 et eux, ils se sont confrontés, depuis qu'ils sont arrivés,
10:36 pour ceux qui vont sur le terrain,
10:38 les gilets jaunes, les mouvements anti-vax,
10:41 les mouvements retraites,
10:42 où là, ils se sont fait bousculer, insulter, etc.
10:45 Donc, il y a cet aspect-là.
10:46 Il y a aussi parfois le rapport aux sources qui est devenu assez musclé.
10:50 Il y a aussi, parfois, une crise de confiance.
10:53 Par exemple, le cas le plus typique, c'est,
10:55 oui, je veux bien être interviewé, mais je veux relire mon interview.
10:58 Mais ce n'est pas le président de la République, c'est à tous les niveaux.
11:01 Et puis, il y a quelque chose aussi, c'est, y compris dans...
11:04 Alors, il y a tous ceux aussi qui doivent travailler sur les réseaux sociaux.
11:06 Les jeunes vont souvent être ceux qui vont être un peu
11:09 les porte-parole de la rédaction sur les réseaux sociaux.
11:12 Et là, sur les réseaux sociaux, c'est absolument terrible,
11:15 les insultes, etc.
11:16 Et puis, alors, ce que moi, je n'avais pas du tout identifié au départ,
11:19 dans la famille, avec les copains,
11:22 on est obligé de défendre notre profession,
11:24 et on en a marre de devoir défendre nos professions dès qu'on est quelque part.
11:28 - On termine avec une petite note positive, quand même.
11:30 David Pujadas, ça reste un des plus beaux métiers du monde, non ?
11:32 - Non, mais bien sûr.
11:33 Mais moi, quand je rencontre des jeunes,
11:35 quand je vais donner des masterclass,
11:37 ou quand je leur dis, mais vous voulez faire ce métier,
11:40 d'abord, il faut y croire.
11:41 Si vous avez envie, si vous avez l'appétit, si vous êtes curieux,
11:45 la seule qualité qu'il faut pour être journaliste, c'est la curiosité.
11:48 Tout le reste, c'est de la technique, ça s'apprend.
11:50 Allez-y, foncez.
11:51 Moi, je viens d'une campagne profonde,
11:54 à des années-lumières de Paris, je ne connaissais personne.
11:57 Je dis, allez-y, foncez.
11:58 C'est un très beau métier, parce que vous découvrez le monde,
12:03 et le monde, il est souvent à côté de chez vous.
12:05 - On terminera là-dessus.
12:06 Merci beaucoup, Jean-Marie Charron, d'être venue nous voir.
12:09 Vous êtes sociologue spécialiste des médias, auteur de ce livre,
12:11 "Un jeune journaliste, l'heure du doute s'est parue",
12:14 chez Entremise.
12:15 Un grand merci aussi à David Pujadas d'avoir été avec nous ce matin.
12:18 On vous retrouve tous les jours sur LCI, le 18h, 20h,
12:22 et puis peut-être une grande confrontation bientôt,
12:25 en prime time sur LCI.
12:27 - J'espère. - On suivra ça.

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