Frédéric Brunnquell : "La petite classe moyenne n'est pas armée pour suivre les mutations" du monde

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Frédéric Brunnquell publie "Le bûcher des illusions" (Albin Michel), portraits de la "petite classe moyenne" en France. Il était l'invité de Sonia Devillers, mardi 29 août.
Transcript
00:00 - Il est 7h48, Sonia De Villere, votre invitée a signé de nombreux films documentaires consacrés
00:10 aux françaises et aux français de la classe moyenne.
00:13 - Bonjour Frédéric Brunckel.
00:14 - Bonjour Sonia De Villere.
00:15 - Et ces gens avec lesquels vous avez passé des centaines d'heures, pour ne pas dire des
00:19 milliers, à parler et à tourner, ils ont continué à vous habiter ?
00:23 - Oui, ils ont continué à m'habiter et puis c'est vrai que toutes ces heures, ces moments
00:29 très longs, ces années passées avec eux depuis 10 ans, 15 ans facilement, ça a créé
00:35 un terreau, un terreau dans lequel il y a des graines qui ont poussé et les graines
00:38 ce sont les personnages du livre "Le bûcher des illusions" parce qu'on ne quitte pas les
00:42 gens comme ça quand on les a connus longtemps.
00:44 Les gens continuent à vous habiter, ils continuent à être en vous et puis petit à petit tout
00:47 se mélange un petit peu dans votre tête et puis le besoin d'écrire se fait sentir et
00:53 puis le besoin de raconter des vies, de raconter les vies qu'on a croisées et puis d'aller
00:57 chercher cette complexité et puis de bousculer un peu le réel cette fois-ci.
01:01 - "Le bûcher des illusions", c'est une dizaine de destins qui s'entrecroisent à travers
01:04 ce recueil de nouvelles qui paraît chez Albain Michel.
01:07 C'est ce qu'on appelle la classe moyenne inférieure.
01:11 On l'a vu, elle est au centre des enjeux politiques de cette rentrée de la promesse des baisses
01:17 d'impôts de Bruno Le Maire annoncée par Emmanuel Macron dès le printemps, de Gérald
01:21 Darmanin qui dit "si on les laisse filer, si on les laisse aller au rassemblement national,
01:25 on n'ira pas au second tour".
01:26 C'est l'enjeu politique qui nous amène jusqu'aux prochaines années avant la présidentielle.
01:30 - Déjà classe moyenne inférieure, ça fait un peu mal parce qu'il y a ce mot "inférieur"
01:33 et c'est très difficile de vivre avec ce qualificatif.
01:37 Moi je préfère dire "petite classe moyenne" ou "classe moyenne défavorisée".
01:40 En tout cas c'est compliqué.
01:42 Et c'est vrai que c'est un enjeu parce que c'est eux qui font un peu l'opinion, c'est
01:46 vers eux que tout converge.
01:47 Et puis on est dans un monde très difficile, on est dans un monde violent, on est dans
01:53 un monde économique libéral.
01:54 Alors il y a des matelas etc.
01:56 Mais on est quand même dans un monde difficile, dans un monde qui change, où beaucoup de
02:00 choses sont en train de muter et ces gens ne sont pas forcément armés pour suivre
02:04 ces mutations.
02:05 On dit "changez de travail, changez de travail rapidement, vous pouvez vous adapter".
02:10 Mais ça ne se fait pas si aisément.
02:13 - Et c'est ce qu'on retrouve chez vos personnages, c'est ce qu'on retrouve chez Marc, le serveur
02:16 qui a été fut un temps gérant de brasserie, c'est ce qu'on retrouve chez le marin pêcheur.
02:21 C'est-à-dire c'est chez ces gens qui le disent "je ne peux pas changer, je n'ai pas les moyens
02:28 de changer".
02:29 - Non, je ne peux pas changer parce que je me suis construit selon un modèle et ce modèle
02:33 n'existe plus, ce modèle vacille, ce modèle disparaît.
02:38 Et donc comment je fais ? On a Marion par exemple, elle est coiffeuse à domicile, elle
02:43 habite dans la région de Nancy et puis elle va chez les gens, chez les autres, chez les
02:47 personnes âgées, chez les gens malades etc.
02:48 Puis elle les coiffe et puis elle discute avec elles et puis elle a toute une remontée
02:51 de terrain comme ça, qui est riche, qui la nourrit.
02:54 Et puis un jour elle se rend compte qu'elle voit des prospectus chez les gens qu'elle
02:59 coiffe où il y a des sociétés de services qui vont casser les prix, employer 20 heures
03:05 par semaine des jeunes coiffeuses et qui vont proposer moitié prix de son tarif de la remplacer.
03:13 Et qu'est-ce qu'elle va faire ? Comment elle va faire ? Alors que ça fait 20 ans qu'elle
03:16 fait ce métier-là, comment elle va faire pour essayer, pour garder son statut ? Parce
03:20 que l'argent c'est un truc mais il y a aussi le statut.
03:23 Comment elle va faire pour garder sa fierté ? Et ces questions-là se posent souvent.
03:27 - Et c'est probablement parce que votre livre s'intitule "Le bûcher des illusions" qu'on
03:31 comprend bien qu'on ne peut pas tout dire devant une caméra et la télévision ne peut
03:35 pas tout montrer.
03:36 Et que quand vous y allez à travers l'écriture, parce que tous ces personnages, moi j'ai vu
03:40 tous vos films Frédéric Brunckel et en fait je les reconnais tous.
03:42 Je les ai vus dans les films sur Arte, sur France 2, sur France 3, dans votre grande
03:48 saga consacrée aux marins-pêcheurs qui a été primée partout.
03:50 On les reconnaît tous.
03:52 Mais on voit bien qu'en allant vers l'intime, à travers l'écriture, il y a quelque chose
03:57 que la télévision ne pouvait pas montrer.
03:59 - Ce qui compte pour essayer de comprendre qui sont ces gens et ce qu'ils ressentent
04:03 surtout, ce qui est au cœur un peu des interrogations des politiques aujourd'hui, qu'est-ce que
04:07 ressentent les gens ? Parce que tant qu'on ne se pose pas cette question-là, on ne pourra
04:10 pas répondre à leurs interrogations, on ne pourra pas les rassurer.
04:13 Et ça, il faut aller vers l'intime pour essayer de comprendre ça.
04:17 Et l'intime, ça passe par l'écriture.
04:20 Pour moi, ça passe par l'écriture.
04:21 Parce qu'on peut vraiment se mettre dans la peau des personnages, dans la tête des
04:26 personnages, essayer de les comprendre et d'aller puiser à la fois au cœur de ce
04:31 qu'ils sont et au cœur de ce qu'on est, au cœur de ce qu'on a ressenti en tout
04:34 cas.
04:35 Et par exemple, un jour j'écrivais, c'était Marion, et les personnages se mettent à vivre
04:39 tout seuls, et Marion s'est mise à faire des choses que je n'avais pas prévues.
04:42 Parce que Marion, je la connais tellement bien, je la connais tellement bien qu'elle
04:46 continue à vivre indépendamment de moi.
04:49 Et c'est devenu ce qu'elle a envie.
04:51 - Ce personnage de marin-pêcheur, et je le dis, vous les avez très longtemps en filmé
04:55 les marins-pêcheurs, il le raconte bien.
04:57 C'est-à-dire qu'en embarquant et en partant en mer, il a échappé à un destin sur terre
05:03 qui était un destin d'ouvrier.
05:05 - Oui, c'est effectivement les marins-pêcheurs qui obtiennent une fierté à faire ce métier
05:11 très dur, à quitter leur famille, à passer des mois en mer, loin des leurs, à avoir
05:16 une vie complètement différente de la nôtre.
05:18 Ils l'ont fait parce que la vie terrienne ne leur apportait rien du tout.
05:24 La vie terrienne leur apportait de tenir les murs dans une cité, d'être magasinier
05:31 dans un grand entrepôt.
05:32 En devenant marin-pêcheur, ils ont acquis quelque chose.
05:34 C'est Orlando, il s'appelle Orlando le marin.
05:38 Un jour, Orlando va rentrer chez lui et il va s'apercevoir que sa femme est enceinte
05:42 et qu'il va avoir un enfant.
05:43 Un nouvel enfant, un enfant qui n'était pas prévu.
05:45 L'arrivée de cette petite fille va complètement bouleverser le couple et va lui faire comprendre
05:51 que sa fuite est perdue vers la réussite, vers l'obtention d'un statut dans sa vie,
05:57 lui a fait perdre énormément de choses.
05:59 Je voudrais qu'on parle de Sylvie, parce que Sylvie, elle a travaillé dans un grand
06:03 groupe, elle parlait plusieurs langues, elle avait un poste important et puis ensuite il
06:07 y a eu la fermeture d'une filiale, elle s'est syndiquée et avec la dotation de
06:10 ce qu'elle a récupéré dans ce plan social, elle a acheté une petite boutique de presse
06:14 à Paris.
06:15 Sauf que la presse se meurt, la presse papier se meurt et elle, elle va au fond, elle va
06:21 s'enchaîner jusqu'à la vente du dernier Libé, du dernier Figaro, du dernier Monde,
06:25 du dernier Canard, enchaînée.
06:27 Vous n'êtes pas si tendre, Frédéric Brunckel, avec ces gens qui finissent par être responsables
06:32 de leurs propres échecs, qui s'enferment, qui deviennent aigris, en colère, qui en
06:36 veulent à la terre entière.
06:38 Mais Sylvie, ouais, effectivement, elle a énormément travaillé, elle a énormément
06:43 milité pour essayer de sauver son groupe et les employés de son groupe et puis ça
06:47 n'a pas marché, comme souvent les luttes sociales finissent mal et avec les indemnités,
06:53 comme vous le disiez, elle a acheté un petit magasin de presse.
06:57 Elle pensait gagner, aller vers quelque chose qui allait l'élever, la presse, les livres,
07:02 quelque chose qui allait l'aider à comprendre le monde et elle allait aider les gens à
07:06 comprendre le monde en vendant ses journaux.
07:08 Et puis, pas de chance pour elle, elle achète ce magasin, elle se lance dans cette activité
07:13 au moment où la presse papier disparaît.
07:15 Et donc qu'est-ce qu'elle fait ? Est-ce qu'elle a les ressorts pour rebondir une
07:18 troisième fois dans sa vie ? Ben non, elle ne les a pas.
07:20 Mais ils y croyaient tous, au fond, Marc, à l'époque où il était.
07:24 Ils y croyaient tous et c'est ça que ça raconte le bûcher des illusions.
07:28 C'est l'époque où ils y ont cru, qu'ils allaient se hisser vers la bourgeoisie en
07:31 réalité et qu'ils sont en train de dégringoler vers la pauvreté.
07:34 Parce qu'effectivement, quand ça marche, pour la petite classe moyenne, comme on l'appelle,
07:38 on est attiré vers la bourgeoisie et puis on se dit c'est bon, mes enfants vont faire
07:41 mieux que moi, je vais avoir une retraite confortable et puis moi je vais pouvoir profiter
07:45 de la vie parce que toute ma vie, je vais m'élever un peu dans la société, je vais
07:49 gagner un peu plus d'argent, je vais pouvoir vivre mieux.
07:51 Et puis tout ça, ça se casse la gueule, tout ça, ça ne marche plus.
07:55 Et donc qu'est-ce qu'on fait dans ces cas-là ? Est-ce qu'on arrive à nouveau encore à
07:58 rebondir et à créer une nouvelle activité en se disant "ah ouais, ouais, non, c'est
08:01 ça, la société, attends ça".
08:02 Certains de nos personnages y arrivent.
08:03 Certains y arrivent.
08:04 Et notamment les femmes.
08:05 Et Sylvie, là, Sylvie en question, n'y arrive pas.
08:07 Et notamment les femmes, parce que les femmes portent peut-être quelque chose de plus réflexif,
08:13 de plus intelligent parfois.
08:14 Parlons des courses.
08:15 Les courses, elles sont partout dans ce livre.
08:17 Les côtes de porc à 1,50€ qui arrivent de chez le Hardiskund.
08:20 Je rappelle que vous avez mené une grande enquête partout en Europe sur la vie du Hardiskund,
08:24 sur les conséquences sociales, humaines.
08:26 En réalité, c'est ça, vos films et vos livres.
08:28 C'est-à-dire que tout ça, ce ne sont pas que des statistiques.
08:30 Ce sont des gens.
08:31 Oui, le Hardiskund, c'est effectivement quand on va acheter une côte de porc à 1,50€,
08:36 on peut se demander quelle a été la vie du porc, quelle a été la vie de l'éleveur
08:40 et quelle a été la vie des gens qui ensuite ont découpé le truc et l'ont vendu.
08:44 Et on comprend vite que derrière chaque produit Hardiskund, il y a un salarié bradé qui
08:50 se cache.
08:51 Et ces salariés bradés, c'est eux qui font la petite classe moyenne.
08:53 C'est eux qui font ça.
08:54 Et c'est eux qui voient leur monde se déliter autour d'eux.
08:57 Et parfois, souvent, plus arriver à marcher vers leurs rêves, à marcher vers leurs illusions.
09:04 Et donc, la tentation de tout brûler est là, le bûcher des illusions.
09:07 Merci beaucoup Frédéric Brinkel.
09:08 Le bûcher des illusions paraît chez Albin Michel.
09:11 Et merci à vous Sonia De Villers.

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