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Pour ce numéro de "Chocs du monde", l'historien Roland Lombardi, spécialiste du Moyen-Orient, est l’invité d’Edouard Chanot. Alors que l’Occident s’est engagé sans le moindre compromis pour Kiev, essayant par tous les moyens d’isoler la Russie, les régimes arabes ne se sont pas opposés si passionnément à Moscou. Et même Israël, pourtant dans le camp occidental, s’est révélé plus neutre que prévu, refusant de livrer le dôme de fer à Volodymyr Zelensky. De son côté, le prince Mohammed ben Salmane a discuté avec Poutine alors que le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken était en visite à Riyad. En toile de fond, la Syrie, alliée de la Russie, a réintégré la Ligue arabe contre l’avis de Washington, et l’Iran et l’Arabie saoudite ont renoué leurs liens sous l’égide de la Chine. En définitive, le Moyen-Orient semble basculer.

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Transcription
00:00 Votre mobilisation est réelle, mais pas encore suffisante.
00:05 Aidez-nous, vraiment, maintenant.
00:07 Financer TVL, c'est essentiel.
00:10 D'avance, merci à tous.
00:11 [Musique]
00:27 [Générique]
00:52 Bonsoir à tous et bienvenue dans Chocs du Monde,
00:54 le magazine des crises et de la prospective internationale de TVL.
00:59 Je suis ravi de vous retrouver ce soir.
01:01 Ravi, nous allons évoquer ensemble le Moyen-Orient
01:04 ou plus particulièrement le bras de fer
01:06 entre les empires américains et russes au Moyen-Orient.
01:10 Et pour cela, nous avons invité Roland Lombardi.
01:12 Roland Lombardi, bonsoir.
01:13 – Bonsoir.
01:13 – Merci beaucoup d'avoir répondu présent à l'appel de Chocs du Monde.
01:18 Vous êtes historien, docteur, vous dirigez le CEMO,
01:22 le Centre d'études du Moyen-Orient.
01:24 Mais aussi la revue "Le Dialogue" et vous avez publié plusieurs ouvrages,
01:28 notamment "Poutine d'Arabie" en 2019,
01:31 "Les 30 honteuses, la fin de l'influence française dans le monde arabe
01:35 et au Moyen-Orient" en 2020,
01:37 et "Al-Sisi, le bon appart égyptien" en 2023.
01:41 Tous ces livres ont été publiés chez VA Éditions.
01:45 Alors Roland Lombardi, dans votre livre sur Poutine d'Arabie,
01:48 il faut que vous avez titré "Poutine d'Arabie",
01:50 vous disiez que la Russie avait gagné une influence inédite dans cette vaste région
01:56 que l'on a quelques fois du mal à comprendre en Europe,
01:59 une influence inédite, c'est le terme que vous avez choisi n'est-ce pas ?
02:02 – Oui, c'est exactement ce que j'avais écrit en 2019-2020 à la sortie du livre.
02:06 En fait le livre était un retour chronologique sur les 10 années
02:11 qui faisaient suite au printemps arabe,
02:13 et on a vu que l'Occident perdé avait fait beaucoup d'erreurs d'analyse,
02:17 d'appréciation sur ces événements, alors que la Russie, elle,
02:20 en avait fait beaucoup moins, et au contraire était venue
02:23 de plus en plus s'impliquer, notamment en Syrie.
02:26 Et durant toutes ces années, on l'oublie, parce qu'aujourd'hui
02:30 on parle beaucoup des erreurs russes en Ukraine, etc.
02:33 Mais de 2011 jusqu'à 2019-2020, et encore aujourd'hui,
02:37 il n'y a eu quasi aucune erreur diplomatique, et même militaire,
02:40 puisqu'il y a eu une victoire militaire en Syrie.
02:43 Et malgré ce qu'on pourrait penser, alors que certains experts nous disent
02:47 que la Russie est isolée, est grandement isolée dans le monde,
02:51 au contraire, cette influence que j'écrivais,
02:53 que je décrivais dans mon livre à l'époque, elle s'est confirmée
02:58 dans la région, avec de nombreux acteurs,
03:00 avec tous les acteurs importants de la région,
03:02 et je pense qu'on va en reparler un peu plus tard.
03:04 – C'est exactement pour cela que vous êtes ici Roland Lombardi,
03:06 merci beaucoup. Pour que tout s'éclaire,
03:08 pour que nos téléspectateurs comprennent bien les derniers enjeux
03:11 d'actualité au Moyen-Orient, à la fois à la gare de la Russie
03:14 et des États-Unis, voici un petit tour de l'actualité.
03:18 [Musique]
03:19 Face au conflit ukrainien qui fait rage, le Moyen-Orient n'a pas choisi son camp.
03:23 Alors que l'Occident s'est engagé sans le moindre compromis pour Kiev,
03:27 essayant par tous les moyens d'isoler la Russie,
03:29 les régimes arabes ne se sont pas opposés aussi passionnément à Moscou.
03:33 Même Israël, pourtant dans le camp occidental,
03:36 s'est révélé plus neutre que prévu,
03:38 refusant de livrer le dôme de fer à l'Ukraine.
03:41 Le 8 juin, alors que le secrétaire d'État américain Antony Blinken était à Riyad,
03:45 le prince saoudien Mohammed Ben Salman a fait savoir
03:48 qu'il avait discuté au téléphone avec Vladimir Poutine.
03:52 En toile de fond, l'Iran et l'Arabie saoudite ont renoué leur lien sous l'égide de la Chine
03:56 et la Syrie, alliée de la Russie, a réintégré la Ligue arabe
04:00 contre l'avis de Washington.
04:02 Aujourd'hui, plus de doute, le Moyen-Orient semble s'émanciper.
04:06 [Musique]
04:10 Alors Roland Lombardi, c'est un rapide tour d'horizon du Moyen-Orient depuis quelques semaines.
04:15 Peut-être d'ailleurs êtes-vous en désaccord avec ce constat,
04:18 mais j'ajouterai une première question.
04:20 Le Moyen-Orient observe le conflit européen, le conflit en Ukraine.
04:25 Comment qualifiez-vous leur posture à l'égard de ce conflit Roland Lombardi ?
04:30 D'une grande neutralité, officiellement et en façade, même au niveau diplomatique.
04:36 On l'a vu, il y a eu des condamnations à l'ONU, des condamnations mais souvent mises en scène
04:43 avec souvent des diplomates de second couteau.
04:45 Mais au final, il n'y a eu aucune sanction, ça c'est le plus important,
04:49 ça c'est la scène diplomatique.
04:52 On a vu que, bien sûr, beaucoup de pays condamnaient,
04:56 je parle des pays arabes, condamnaient l'attaque russe en Ukraine,
05:00 mais concrètement, derrière, il n'y a pas eu de sanction.
05:01 Alors que les Américains, qui est la grande puissance influente
05:05 dans la région depuis de nombreuses décennies, font pression encore aujourd'hui.
05:09 Mais depuis, aucun pays de la région n'a voté de sanction contre la Russie.
05:13 Préférant préserver leur agenda et surtout leur intérêt avec cette Russie
05:17 qui a tissé des liens profonds depuis une dizaine d'années.
05:20 Pensez-vous qu'ils le misent sur une victoire russe
05:24 ou même sur une défaite de Washington ?
05:27 Défaite indirecte bien sûr, mais défaite de l'Occident.
05:30 Déjà, il faut dire qu'ils n'ont pas la même grille de lecture que nous occidentaux,
05:33 peut-être parce qu'ils ne sont pas brevés par la propagande vraiment démentielle
05:38 des médias occidentaux, surtout en France par exemple,
05:41 parce qu'il faut le noter, les médias américains sont beaucoup plus libres,
05:44 paradoxalement, il faut le souligner.
05:46 Et donc eux, ils ont une grille de lecture beaucoup plus différente.
05:49 Pour eux, c'est un conflit lointain, un conflit d'empire.
05:51 C'est surtout une guéroto des autres tricks entre occidentaux.
05:56 C'est ce qui revient souvent quand je discute avec des Égyptiens,
05:58 avec des Algériens, avec des Marocains, avec des Israéliens aussi.
06:02 Et c'est une forme de guerre qui risque d'affaiblir encore plus l'Occident,
06:09 qui pour eux est déjà en déclin, parce qu'on l'oublie de leur point de vue.
06:12 L'Occident, pour des tas de raisons économiques,
06:15 et surtout sociétales, est en déclin et sur la pente descendante.
06:19 Pour eux, nous entrons dans la fin de l'Empire occidental,
06:21 mais surtout de l'Empire américain.
06:24 Et par rapport à la Russie, eux, c'est souvent ce que me disent
06:27 les officiers arabes de plusieurs pays, ils me disent,
06:29 "Vous savez, nous les Russes, on les a vus à l'œuvre en Syrie".
06:33 Il faut rappeler, et à juste titre, c'est eux qui me l'ont fait rappeler,
06:36 ce que je rappelle à mes collègues et aux journalistes,
06:39 qu'il y avait la même propagande au début de l'intervention russe en 2015,
06:44 c'est-à-dire que ça serait un fiasco pour les Russes,
06:45 ça serait un nouvel Afghanistan, ils vont se couper du monde arabe.
06:48 Dix ans plus tard, on a vu le résultat.
06:50 Donc c'est pour ça que les Arabes, mais aussi les Israéliens,
06:52 nous ont dit, "Nous, vous savez, les Russes, on les connaît,
06:54 on les a vus à l'œuvre encore une fois en Syrie,
06:56 c'est des spécialistes de la guerre longue, du temps long, des guerres d'usure,
07:00 donc on ne veut pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué".
07:03 Donc ce n'est pas du tout le même regard qu'ont les Arabes par rapport aux occidentaux,
07:08 et encore, comme je l'ai dit tout à l'heure,
07:09 il y a de nombreux intérêts qui ont été tissés depuis dix ans avec de nombreux pays,
07:14 petits mais aussi très importants, qui comptent aujourd'hui au Moyen-Orient,
07:17 peut-être on détaillera plus tard.
07:19 Donc voilà, c'est pour ça que ce n'est pas du tout la même vision
07:22 de ce conflit dans le monde arabe, qui observe en grande partie une sorte de neutralité,
07:29 même avec un petit penchant peut-être pour une "défaite américaine" en Ukraine,
07:35 puisqu'on le sait c'est un combat contre la Russie via l'Ukraine,
07:38 et puisqu'on le voit, tous les pays, là aussi on le détaillera peut-être plus tard,
07:43 se tournent de plus en plus vers la Chine mais encore vers la Russie.
07:46 – Alors vous avez qualifié donc la posture orientale de neutre,
07:51 vous avez aussi évoqué l'ONU, les votes en mars 2022,
07:55 le choc du monde a réalisé les cartes,
07:57 pour justement qu'on visualise beaucoup mieux cette posture à la fois mondiale et orientale,
08:03 nous pouvons voir justement la carte de l'ensemble des votes des membres de l'ONU en mars 2022,
08:10 et puis plus précisément ceux du Moyen-Orient,
08:15 on peut zoomer dans cette carte de choc du monde,
08:18 et on se rend compte justement dans l'étude régionale,
08:23 quand on voit apparaître que les votes des pays membres en mars 2022,
08:30 quand ils sont contre, ne correspondent pas nécessairement à leur réalité diplomatique,
08:35 à leur posture diplomatique à l'égard de leur régie,
08:37 on voit évidemment Israël qui a voté contre,
08:39 l'Arabie Saoudite qui a voté contre et j'en passe,
08:42 comment expliquez-vous justement, est-ce du cynisme de leur part, est-ce du réalisme ?
08:48 Comment percevez-vous ces postures différentes selon les pays à l'égard de Moscou ?
08:55 – C'est du réalisme à l'état pur,
08:57 oui ces votes comme vous le dites ne correspondent absolument pas à l'arrière-coulisse
09:02 qui compte le plus souvent en relation internationale,
09:06 comme je le disais tout à l'heure avec les sanctions,
09:07 tous ces pays n'ont aucune avauté de sanctions contre la Russie
09:12 et sont encore moins impliqués d'une manière ou d'une autre en Ukraine.
09:17 Il n'y a qu'Israël qui fournit des armes défensives, du matériel médical,
09:21 mais refuse toujours encore aujourd'hui,
09:23 encore sous la pression américaine, de vendre des armes offensives,
09:26 c'est-à-dire, peut-être on expliquera la raison plus tard.
09:31 Donc c'est du réalisme à l'état pur.
09:33 Comme je l'ai dit, depuis 10 ans ces pays ont vu la Russie à l'œuvre en Syrie.
09:39 Il y a eu un bouleversement suite au printemps arabe,
09:41 alors ça serait peut-être un peu long de décrire tous ces événements ici,
09:44 mais on a vu qu'il y a eu une contre-révolution qui s'est très vite forgée
09:51 entre l'Égypte, l'Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis
09:54 qui s'étaient alliés justement pour contrer tout ce vent de révolte
09:58 qui avait été récupéré, parce qu'on l'oublie souvent en Occident,
10:00 par tous les islamistes, notamment les frères musulmans dans la région,
10:03 qui étaient soutenus par le Qatar et la Turquie.
10:05 Et en 2019-2020, c'est un peu la victoire de cette entente
10:08 Égypte-Arabie Saoudite-Émirats Arabes Unis qui était alliée,
10:11 on l'oublie aussi, avec la Russie.
10:13 Parce que la Russie, on a beaucoup parlé du retour de la Russie au Moyen-Orient,
10:17 parce que c'est aussi, petite parenthèse,
10:18 les Russes connaissent très bien cette région.
10:20 Nous ce qu'on appelle le "Orient compliqué" pour eux,
10:22 c'est leur terrain de jeu, voire leur terrain de chasse depuis des siècles.
10:25 Donc ils connaissent pas mal.
10:26 Il ne faut pas oublier aussi que la Russie est une puissance musulmane,
10:29 donc elle connaît très bien l'islam.
10:30 Et c'était une thèse de mon livre, justement, "Poutine à Rémy".
10:34 Son retour, cette volonté de retour justement au Moyen-Orient,
10:37 c'était pour lutter contre l'islamisme, l'islam politique,
10:39 et notamment les frères musulmans, qui, je le rappelle, sont interdits en Russie.
10:43 Et ça, ça a beaucoup plu justement aux nouveaux autocrates égyptiens,
10:47 MBS en Arabie Saoudite, MBZ aux Émirats Unis,
10:50 qui luttaient justement contre ce même ennemi.
10:52 Et le discours a été clair pour ces chefs d'État,
10:57 le discours de Moscou qui leur disait clairement,
10:59 "Nous ne sommes pas les Occidentaux, vous gérez vos pays comme vous voulez,
11:02 nous ne faisons pas d'ingérence, démocratie, droit de l'homme,
11:05 nous on s'en fout, nous ce qu'on ne veut pas, c'est des islamistes au pouvoir."
11:08 Et ça, ça a beaucoup plu à ces pays, et c'est pour ça qu'il y a une véritable alliance,
11:12 je parle même d'alliance dans mon livre, entre ces pays,
11:15 dans la lutte contre le terrorisme et contre l'islam politique,
11:17 au-delà des autres partenariats commerciaux, diplomatiques, etc.,
11:21 qu'il y a pu y avoir depuis.
11:23 – Alors vous dites en effet que la Russie est une puissance musulmane,
11:26 en effet, il y a plusieurs républiques russes,
11:28 la Russie est une fédération, plusieurs républiques qui sont musulmanes,
11:32 il y a 10% de musulmans en Russie.
11:36 On a souvent dit que la Russie intervenait en Syrie
11:38 pour avoir un intérêt stratégique, un accès aux mers chaudes,
11:41 mais vous dites qu'il y a plus que cela, vous dites en partie,
11:44 enfin, que la Russie est ancrée à un pied dans le Moyen-Orient depuis des décennies,
11:49 et qu'elle a justement un lien étroit, culturel, avec le Moyen-Orient,
11:54 qui est sa carte maîtresse aujourd'hui en 2023,
11:58 avec la confrontation contre Washington.
12:01 – Oui, vous voulez qu'on parle sur la Syrie, rapidement, pourquoi ?
12:04 La Russie, oui, comme vous le dites, on a beaucoup parlé, à juste titre,
12:07 ce sont des arguments fondés, que la Russie intervenait en Syrie
12:11 pour assurer son alliance avec le régime de Damas,
12:14 pour assurer son commerce, notamment des armes,
12:17 son commerce énergétique, etc.
12:19 Mais il y avait un élément qu'on oublie peu,
12:21 c'est ce que je viens de dire tout à l'heure,
12:22 c'était la lutte contre l'islam politique,
12:24 parce que c'est ce que nous disaient les Russes à l'époque,
12:28 les Israéliens aussi nous le disaient à l'époque,
12:31 du début des printemps arabes,
12:32 bon nous, en Occident, on n'a pas trop voulu entendre cette parole,
12:39 nous étions quelques-uns, nous étions très seuls,
12:41 comme spécialistes, à dire la même chose que les Russes et Israéliens,
12:43 c'est que ces printemps arabes allaient accoucher d'un hiver islamiste.
12:46 Et on l'a vu, dans toutes les élections qui ont suivi,
12:49 les révolutions, que ce soit en Tunisie, en Libye, en Égypte,
12:53 ce sont les frères musulmans qui ont gagné l'élection.
12:55 Les Russes sont intervenus en Syrie
12:58 pour qu'il n'y ait pas de frères musulmans syriens au pouvoir à Damas.
13:02 La Syrie c'est 600 km du Caucase,
13:04 et il ne fallait surtout pas qu'il y ait un exemple pour justement
13:08 les musulmans du Caucase, Tchétchénie, Dagastan,
13:12 qui sont des régions russes, mais majoritairement musulmanes,
13:15 et qui auraient pu remettre, rejeter de l'huile sur le feu
13:20 dans ces régions qui sont tendues pour la Russie.
13:23 Et comme vous le dites, la Russie, c'est un empire la Russie.
13:28 Le principal but politique et géopolitique de la Russie,
13:30 c'est de garder cet empire en parfaite cohésion.
13:34 Et avec sa forte communauté musulmane, qui ne sont pas des immigrés,
13:36 ils sont là depuis des siècles, des siècles.
13:38 Kazan a été fondée avant…
13:40 La Kazan qui est la capitale russe en Russie, a été fondée dans Moscou.
13:45 L'islam a été présent en Russie avant la chrétienté et l'orthodoxie.
13:49 Donc ils ont leur propre islam, comme je le disais tout à l'heure,
13:53 les frères musulmans et le salafisme, pour eux c'est le wahhabisme,
13:56 sont interdits en Russie.
13:58 Et voilà, leur intervention en Syrie,
14:00 même si elle recouvrait beaucoup d'objectifs stratégiques,
14:04 économiques, commerciaux, tout ce qu'on veut,
14:06 il y avait aussi cette volonté de ne pas donner un exemple
14:08 à d'autres pays au Moyen-Orient, mais surtout dans le Caucase
14:11 ou dans les anciennes républiques soviétiques,
14:14 qui sont aussi musulmanes, avec des gouvernements,
14:16 avec à leur tête des gens qui représentaient l'islam politique.
14:20 – Donc l'actualité en Ukraine a un peu éclipsé en effet cette guerre en Syrie,
14:25 elle continue, même si elle est évidemment beaucoup plus…
14:27 l'intensité a diminué.
14:30 Nous pouvons d'ailleurs le réaliser sur cette carte de la Syrie,
14:33 réalisée par Choc du Monde.
14:35 Bachar el-Assad a réintégré il y a deux mois la Ligue arabe,
14:38 concrètement, cela signifie qu'un dirigeant,
14:40 que l'Occident a tout fait pour abattre depuis dix ans,
14:44 a survécu et s'en sort la tête haute,
14:46 c'est donc une victoire pour Vladimir Poutine au Moyen-Orient.
14:50 – Absolument, alors on a beaucoup parlé d'une victoire de Mohammed bin Salman,
14:54 le prince héritier d'Arabie Saoudite,
14:55 qui a beaucoup œuvré pour cette réintégration,
14:57 mais on oublie que depuis dix ans, au niveau diplomatique,
15:00 alors la Syrie est sortie, a été rejetée de la Ligue arabe en 2012 je crois,
15:08 par rapport à la guerre civile qui était en train de commencer,
15:10 mais très rapidement, beaucoup de pays, 2013-2014,
15:14 l'Égypte, avec le maréchal Sisi qui a repris le pouvoir en Égypte
15:20 sur les frères musulmans, a de suite renoué les liens avec la Syrie,
15:22 ça on l'oublie, d'autres pays aussi ont rétabli leur relation
15:26 avec la Syrie depuis bien longtemps, et c'était une question de temps,
15:29 c'était de mois ou d'années à l'époque, lorsqu'on écrivait,
15:33 certains, nous étions quelques-uns à l'écrire en 2015,
15:36 et c'est donc une victoire pour l'Arabie saoudite,
15:38 mais on l'oublie, une victoire aussi pour la Russie
15:41 qui a œuvré avec ses alliés égyptiens, ses alliés émiratiers,
15:44 je rappelle que les Émirats arabes unis ont été les premiers pays arabes
15:47 à rétablir leur ambassade à Damas en 2018,
15:52 et avec leurs alliés aussi algériens, qui ont poussé pour que la Syrie
15:56 revienne dans le giron de la Ligue arabe,
15:58 donc oui c'est une victoire pour la Russie,
16:00 et il y en a eu d'autres aussi dans la région dernièrement,
16:02 donc peut-être on évoquera cela ensemble,
16:05 mais c'est une victoire, oui clairement, pour Moscou dans la région,
16:07 et qui est encore une fois une preuve de son influence.
16:10 – Donc Roland Lombardi, vous y croyez absolument à ce renversement,
16:13 cette modernisation initiée en Arabie saoudite par Mohamed Ben Salman ?
16:18 – Absolument, moi j'y crois dur comme fer,
16:20 à moins que rien n'ait jamais écrit en histoire,
16:22 il faut rester prudent avec ces pays qui est l'Arabie saoudite,
16:26 et puis le prince héritier n'est pas encore roi,
16:28 il avait déjà été victime de plusieurs tentatives d'assassinat,
16:33 mais oui l'Arabie saoudite d'aujourd'hui ne sera plus jamais la même,
16:37 et clairement différente que par le passé,
16:39 et ne sera plus jamais la même que l'Arabie saoudite d'avant 2015.
16:42 Et c'est important pour nous occidentaux parce qu'au-delà de la modernisation
16:47 que le jeune prince héritier a entreprise dans son pays,
16:50 il a fait quelque chose d'inédit sur son territoire,
16:54 dans son royaume, mais aussi dans la région,
16:55 c'est-à-dire il s'est attaqué à l'islamisme,
16:58 bien sûr aux frères musulmans, mais aussi au salafisme,
17:00 et le salafisme c'est le wahhabisme, c'est l'Arabie saoudite,
17:03 et vraiment le pays phare du salafisme.
17:06 Et on en parle peu dans les médias occidentaux,
17:08 mais il a vraiment réalisé une purge, bien sûr à l'oriental,
17:11 c'est ça qui effraie les occidentaux.
17:14 Je vous rappelle l'affaire Khachoggi qui était un frère musulman,
17:16 qui était très lié aux frères musulmans,
17:18 et qui a fini en découpé dans le consulat d'Arabie saoudite à Istanbul,
17:26 bon je passe sur les détails, les détails scabreux et sanglants,
17:29 mais en tout cas c'était un symbole,
17:32 parce qu'il y a des Khachoggi, il y en a eu des dizaines, des vingtaines,
17:34 des princes ou des hommes d'affaires qui étaient plus ou moins liés
17:36 avec des groupes peu recommandables,
17:40 qui finançaient dans la région certains groupes terroristes,
17:43 osons le mot.
17:44 Et donc là, l'Arabie saoudite, l'Arabie salmanite de Mohammed bin Salman,
17:49 a fait véritablement le ménage dans ce domaine-là,
17:52 et ça c'est inédit dans l'histoire.
17:54 Il s'est allié, comme je l'ai dit tout à l'heure,
17:55 avec Sisi, le président égyptien, et le MZ, l'émir des Émirats arabes unis,
18:02 dans cette lutte, et qui encore une fois, c'est vraiment inédit dans la région.
18:06 Voilà, aujourd'hui, alors ils ont attaqué de manière orientale,
18:11 c'est-à-dire avec la force, mais aussi au portefeuille.
18:13 Un exemple qui est symbolique aussi, c'est que l'Arabie saoudite de bin Salman,
18:18 par le biais de la Ligue islamique mondiale, où l'Arabie saoudite dirige,
18:22 a coupé tous les financements au salafisme international,
18:26 ou du moins à tous les groupes salafistes dits radicaux.
18:30 Aujourd'hui, ils nous soutiennent et nous financent
18:33 ce que les groupes les plus pacifistes, on dira, les plus kietistes,
18:37 par exemple les mardalis, qui sont vraiment légitimistes,
18:39 et qui eux ne doivent pas faire la guerre,
18:42 sauf si le gouverneur de leur territoire leur demande.
18:46 Mais voilà, donc véritablement, l'Arabie saoudite n'est plus la même qu'avant.
18:53 Et c'est une des raisons pour lesquelles elle s'est alliée avec la Russie.
18:55 Il y a eu d'autres, avec le pétrole, on a vu le pacte OPEP Russie,
18:59 signé en 2016-2017, et qui dure encore aujourd'hui, peut-être on va en parler…
19:04 – Ils se sont accordés justement pour limiter les exploitations et les corruptions.
19:07 – Et qui est encore un symbole de cette présence russe au Moyen-Orient.
19:10 Là aussi, on oublie que l'Arabie saoudite, historiquement,
19:14 a été l'adversaire géopolitique de la Russie, de l'URSS,
19:17 parce qu'elle était l'allié principal des États-Unis.
19:20 – Et alors justement, pourquoi MBS semble se rebeller contre Washington ?
19:24 Il y a des rumeurs, via le Washington Post,
19:26 comme quoi il aurait refusé de répondre à Biden au téléphone,
19:30 comme quoi il aurait menacé, à l'automne dernier,
19:31 Biden de conséquences catastrophiques pour l'économie américaine.
19:38 Pourquoi se rebelle-t-il ainsi contre Washington ?
19:40 Et d'ailleurs, d'une certaine manière, c'est paradoxal,
19:42 parce que vous dites et on dit qu'il est un modernisateur,
19:46 et il se rebelle contre l'Empire américain
19:48 qui incarne d'une certaine manière la modernisation ou le libéralisme.
19:52 Il n'y a-t-il pas un paradoxe là-dedans ?
19:54 – Non, en fait, il ne veut plus être, disons le mot,
19:59 l'arben des États-Unis au Moyen-Orient,
20:01 parce qu'il n'a plus confiance des Américains.
20:06 Ça a commencé avec Obama, mais on ne va pas remonter si loin.
20:11 Il y a eu une parenthèse avec Trump,
20:13 qui avait misé sur ce jeune prince qui lui était un pragmatique,
20:16 Trump était un pragmatique, un réaliste,
20:17 et il soufflait bien pas mal du sort
20:20 que MBS réservait à ses opposants politiques,
20:23 à la condition qu'il combatte véritablement le terrorisme
20:26 et l'islam politique qui n'avaient jamais été réellement faits
20:29 de manière franche par l'Arabie saoudite.
20:31 Avouons-le, comme je l'ai dit tout à l'heure, avec MBS, ça a changé.
20:34 Et c'est pour ça que Trump avait misé sur le prince saoudien
20:38 et avait rétabli une sorte de protectorat américain
20:41 qui était accepté par l'Arabie saoudite,
20:42 parce que Trump avait un discours franc et ne se préoccupait pas
20:46 des leçons de morale, ne donnait pas de leçons de morale,
20:48 comme l'a fait, et on en vient à votre question,
20:52 l'administration Biden, dès que l'administration Biden est arrivée,
20:54 on l'oublie, mais Biden lui-même a traité le prince de paria,
20:59 qu'il fallait qu'il soit destitué,
21:01 qu'il fallait qu'il ne devienne pas le roi d'Arabie saoudite,
21:04 que c'était un assassin, pour l'affaire Khashoggi encore une fois.
21:06 Donc avec le retour des idéologues, des démocrates idéologues à Washington,
21:12 qui ont voulu, entre parenthèses, déconstruire tout ce que Trump
21:14 avait fait au Moyen-Orient, par simple idéologie,
21:18 et qui a été une catastrophe, on en parlera encore aussi, je pense.
21:21 Et donc à partir de ce moment-là,
21:25 ils se disent "les Américains ne sont pas fiables".
21:27 Bon, tous les quatre ans ça change, et surtout là avec cette administration
21:30 qui n'a que les droits de l'homme à la bouche,
21:33 qui n'a que la démocratie, la gouvernance, la bonne gouvernance.
21:39 Il est préféré se tourner vers des alliés fiables que ce sont les Russes et les Chinois,
21:43 qui comme je l'ai dit tout à l'heure, ne font pas de leçon de morale.
21:45 Et c'est ça qui est apprécié dans ces pays,
21:46 c'est-à-dire ils ne s'ingèrent pas dans les affaires intérieures du pays,
21:51 sur la gouvernance, etc.
21:53 Eux, ils veulent avoir des alliés, des partenaires fiables,
21:57 pour le commerce bien sûr, pour la géostratégie,
22:00 mais aussi pour la lutte contre le terrorisme.
22:01 Il faut rappeler que la Russie est une des pays avec la France en Occident
22:07 qui a été le plus touché par le terrorisme islamiste,
22:10 et la Chine aussi, avec l'islam en Chine et l'affaire des Ouïghours, etc.
22:16 On oublie aussi que la Chine a connu une vague d'attentats en 2013, 2014, 2015.
22:22 Donc voilà, à partir de là,
22:24 ils préfèrent se tourner vers des régimes autoritaires comme lui,
22:29 mais qui ont, et c'est son exemple,
22:32 qui ont un dynamisme économique qui le séduit plus.
22:36 Et que l'Occident, comme je le disais tout à l'heure,
22:39 notamment pour MBS, est en plein déclin,
22:42 et surtout n'est pas fiable dans les relations,
22:45 puisqu'à chaque fois, et l'histoire nous le prouve,
22:47 les Occidentaux, que ce soit les Britanniques ou les Français,
22:50 mais aussi les Américains, ont toujours lâché leurs alliés dans la région.
22:52 Donc ça, les Arabes, ils ont la mémoire longue,
22:56 et ils n'ont pas la mémoire courte,
22:58 et ils s'en souviennent très bien.
23:00 – Un autre État dans la région
23:03 semble aussi de plus en plus sceptique à l'égard de Washington,
23:05 et par là, je pense à Israël.
23:07 Nous l'évoquions dans l'introduction, le 29 juin, Netanyahou a tranché.
23:11 Il a refusé de livrer la technologie du dôme de fer,
23:14 ce système de défense de l'État hébreu contre les roquettes, principalement.
23:18 Il a refusé de le livrer à Kiev.
23:20 Alors qu'en février, il avait déclaré se poser la question,
23:24 en effet envisager une telle livraison.
23:27 Pourquoi cette nouvelle neutralité de la part d'Israël
23:31 que l'on aurait pu imaginer bien camper dans le camp occidental ?
23:35 – Parce qu'on a la mémoire courte, nous occidentaux, justement.
23:38 On oublie qu'Israël a des liens très profonds avec la Russie depuis les années 2000.
23:43 Poutine a été le premier dirigeant russe, soviétique à se déplacer en Israël,
23:47 et depuis cette date, il a tissé des liens profonds avec l'État hébreu
23:51 dans tous les domaines, technologiques, commerciales, militaires,
23:55 renseignements, je vous rappelle que les satellites israéliens
23:58 sont mis en orbite par les fusées russes.
24:01 Il y a des tas d'exemples.
24:02 Et surtout, la forte communauté d'origine russe en Israël,
24:06 qui est environ 1 million de personnes,
24:10 qui représentent en gros 20% de la population israélienne,
24:12 et qui sont très pro-russes et pro-Poutine.
24:15 Donc c'est aussi un élément électoral qu'il ne faut pas négliger.
24:18 Et ces liens très proches entre la Russie et Israël
24:23 ont été confirmés par la guerre en Syrie.
24:26 Alors là aussi, c'est pour ça que c'est assez rigolo,
24:28 parce que les mêmes experts qui nous disent aujourd'hui
24:29 que la Russie est en train de se casser la figure en Ukraine,
24:32 nous disaient qu'il y aurait une guerre lorsque les Russes
24:34 sont intervenus en Syrie en 2015, qu'il y aurait une guerre avec Israël,
24:38 parce que le ciel syrien, tout ça c'était du pipo, c'était des idioties.
24:44 C'est des gens qui ne connaissaient pas la réalité du terrain.
24:46 Dès que les Russes se sont intervenus en Syrie,
24:48 les Israéliens étaient contents.
24:51 Parce que même s'ils n'aimaient pas, et c'est des officiers israéliens
24:54 qui me le disaient à l'époque, nous n'aimons pas loin de là Assad,
25:00 mais nous préférons le diable que nous connaissons
25:02 que le diable qu'on ne connaît pas.
25:04 Donc ils étaient très heureux que les Russes interviennent
25:05 dans le guépie syrien.
25:07 Et très vite, dès le 30 septembre 2015,
25:10 les premières frappes russes interviennent en Syrie.
25:12 Et dès le lendemain, il y a eu une ligne directe
25:17 entre l'armée israélienne et l'armée russe.
25:19 C'est-à-dire que les officiers, les généraux russes et israéliens
25:22 sont en contact perpétuel quotidiennement depuis 2015,
25:27 et encore aujourd'hui.
25:29 Et c'est une des raisons pour lesquelles Netanyahou
25:31 n'ira pas plus loin dans l'aide en Ukraine
25:34 et refuse la pression américaine.
25:36 S'il veut toujours frapper le Hezbollah et l'Iran en Syrie,
25:41 il lui faut l'aval des Russes puisque le syrien est russe.
25:45 Alors, pour conclure, Roland Lombardi,
25:47 à quoi en fait assistons-nous ?
25:49 Nous avons fait un panorama rapide de la situation géopolitique
25:52 au Moyen-Orient, mais à quoi assistons-nous dans l'absolu ?
25:55 Est-ce peut-être, selon vous, l'émergence d'un pôle autonome
25:59 au sein d'un monde multipolaire, d'un pôle autonome du Moyen-Orient
26:02 au sein d'un monde multipolaire,
26:04 ou est-ce encore trop prématuré pour le dire ?
26:08 Alors c'est vrai que, bon, ça c'est un constat que
26:11 les observateurs les plus sérieux font,
26:13 c'est qu'il y a un basculement.
26:14 Nous sommes en train de vivre, c'est ce que je dis à mes étudiants,
26:16 vous êtes témoins d'un basculement historique
26:20 du centre de gravité géopolitique mondial avec la guerre nucléaire.
26:24 Alors on parle beaucoup de la faim, de l'hégémonie américaine,
26:32 on verra si c'est vrai ou pas, mais en tout cas,
26:34 ou de, vous avez dit le mot tout à l'heure, multipolaire.
26:39 Moi je n'y crois pas trop, je vois plutôt le siècle chinois arriver.
26:42 Parce que lorsque vous êtes la Chine et que vous voyez
26:45 les trois puissances rivales, à la fois militaires et économiques
26:49 que sont les États-Unis, l'Europe et la Russie,
26:51 s'entre-déchirer et s'affaiblir en Ukraine,
26:55 si vous êtes un stratège chinois,
26:56 vous ne pouvez que vous frotter les mains.
26:59 C'est Sun Tzu, le meilleur général, c'est celui qui gagne une bataille
27:02 sans même déclencher la guerre.
27:05 Et sur ce phénomène de basculement, l'Arabie Saoudite, on l'a vu,
27:09 qui accepte, là aussi c'est un bras d'honneur lancé encore aux États-Unis,
27:13 qui accepte que les Chinois achètent le pétrole saoudien avec des yuans.
27:18 Sur ce phénomène d'arrivée sur la scène internationale
27:25 de puissance hégémonique chinoise,
27:27 c'est des puissances indépendantes qui ne veulent plus être
27:32 dans une logique de bloc et qui, par pragmatisme et par réalisme,
27:36 se rapprocheront du plus puissant, de la puissance qui dirigera le monde de demain.
27:42 La puissance qui dirigera le monde de demain,
27:44 eh bien Roland Lombardi, ce sera le mot de la fin.
27:46 Merci beaucoup pour toutes ces précisions, pour tous ces éclairages
27:49 qui correspondent beaucoup à l'intention prospective de Chocs du Monde.
27:52 Merci d'avoir répondu présent à l'invitation de notre émission.
27:56 Je remercie aussi les téléspectateurs de TVL.
27:59 Surtout, n'oubliez pas de partager, d'aimer, de commenter cette vidéo
28:03 et de parler de Chocs du Monde autour de vous,
28:05 le nouveau magazine des crises et de la prospective internationale de TVL.
28:10 Bonsoir à tous.
28:11 Sous-titrage Société Radio-Canada
28:13 Sous-titres réalisés para la communauté d'Amara.org

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