Silvio Berlusconi, un homme à la fois "énormément aimé et énormément détesté"

  • l’année dernière
Silvio Berlusconi, ancien président du Conseil des ministres, entrepreneur des médias et de foot, est mort à 86 ans. Sa carrière a été marquée par des scandales publics et privés. Philippe Ridet, ancien correspondant du "Monde" à Rome, et Stefano Montefiori, correspondant du Corriere della Serra, étaient les invités du 7h50 de France Inter, mardi 13 juin, pour revenir sur son parcours.

Retrouvez les entretiens de 7h50 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50
Transcript
00:00 9h47, Léa Salamé, vos invités ce matin sont deux journalistes.
00:03 Deux grands connaisseurs de l'Italie.
00:04 Bonjour à vous, Stefano Montefiori, vous êtes italien d'ailleurs.
00:08 Bonjour, oui, tout à fait.
00:11 Oui, tout à fait, vous êtes le correspondant à Paris du Corriere della Sera.
00:14 Et bonjour, Philippe Rydé.
00:15 Bonjour.
00:16 Vous avez été longtemps le correspondant du Monde à Rome.
00:19 Merci d'être là tous les deux pour évoquer la marque, l'influence de Silvio Berlusconi
00:22 décédé hier sur l'Italie contemporaine.
00:24 Beaucoup l'ont aimé, beaucoup l'ont détesté, mais clairement, Silvio Berlusconi a marqué
00:29 l'histoire de l'Italie, a réagi hier, Matteo Renzi, l'un de ses successeurs.
00:33 Stefano Montefiori, diriez-vous tout simplement qu'il a été incontestablement la figure
00:36 la plus importante de l'histoire italienne de ces 30 dernières années ? Comme le dit
00:39 ce matin dans Le Figaro l'écrivain italien Giuliano Darmpooli.
00:43 Oui, je suis complètement d'accord justement parce que pour les mêmes raisons que vous
00:46 évoquez tout à l'heure à propos de Renzi, c'est-à-dire il a été énormément aimé,
00:51 énormément détesté.
00:52 C'est différent par rapport par exemple à la situation italienne maintenant à l'égard
00:57 de Berlusconi, finalement, paradoxalement, elle est plus consensuelle alors que Berlusconi
01:03 déchaînait vraiment soit l'admiration la plus complète, soit la détestation la plus
01:07 farouche.
01:08 Vous dites que Meloni est plus consensuelle que Berlusconi aujourd'hui ?
01:10 Je trouve que l'opposition à l'égard de Meloni, elle est forte bien sûr parmi ses
01:15 opposants vraiment politiques, mais dans la société il n'y a pas une alarme démocratique
01:19 telle que l'on a vécue quand Berlusconi en 1994 a gagné les élections.
01:23 Philippe Ridé, vous vous rappelez dans Le Monde que Berlusconi a été le président
01:26 du conseil, le premier ministre qui aura passé le plus de temps au pouvoir depuis la naissance
01:30 de la république italienne.
01:31 D'Arampoli encore dit dans le Figaro ce matin, Berlusconi a profondément marqué
01:34 la politique italienne, tout ce qu'il y a eu après lui a été conditionné par sa
01:38 politique, tous ses successeurs se sont positionnés en fonction de lui, qu'ils l'ont rejeté
01:42 comme Mario Monti ou qu'ils ont essayé d'attraper ses codes comme Renzi.
01:46 Est-ce que vous êtes d'accord avec ça ?
01:47 Oui, c'est un marqueur politique de l'Italie.
01:51 Après, aller jusqu'à dire comme certains y ont compris en France que ça a été un
01:55 homme d'État.
01:56 Là, par contre, je suis un peu plus prudent.
01:58 Je pense que s'il y a deux mots qui sont...
01:59 Eric Ciotti hier est rendu hommage à un grand homme d'État.
02:02 Et je pense que c'est quand même assez...
02:05 Ça dénote une méconnaissance de l'Italie ou à tout le moins...
02:08 En tous les cas, s'il y a deux mots qui ne peuvent pas être associés, c'est bien Berlusconi
02:12 et homme d'État.
02:13 Par contre, oui, son influence culturelle, elle est indéniable.
02:16 Après, est-ce qu'il a haussé l'Italie vers le haut ou est-ce qu'il l'a fait descendre
02:21 vers le bas ?
02:22 Moi, je serais plutôt sur cette dernière hypothèse.
02:24 Vous êtes plus sévère.
02:25 Vous pensez qu'il a...
02:26 Je suis sévère, oui.
02:27 Et on se souvient qu'il y avait eu la une il y a quelques années de The Economist qui
02:29 avait dit "l'homme qui a bousillé l'Italie".
02:31 Vous pensez qu'il a bousillé l'Italie, qu'il n'a rien à sauver ?
02:34 Oui, je pense qu'il ne l'a pas bousillé.
02:36 Je pense qu'il l'a laissé plus ou moins dans l'état dans lequel il l'a trouvé en
02:39 arrivant en 94.
02:41 Il n'a pu faire aucune des réformes qu'il avait promises aux Italiens.
02:45 Pour une seule et bonne raison, c'est que toute réforme qu'il a pu initier se heurtait
02:50 à un conflit d'intérêts.
02:51 Je prends qu'un exemple.
02:53 Comment réformer la justice quand on est soi-même le principal client des tribunaux
02:56 italiens ?
02:57 Comment réformer le fisc quand on est un fraudeur fiscal ?
03:00 Comment réformer, je ne sais pas, l'industrie culturelle quand on est soi-même propriétaire
03:06 de 30 journaux, d'une maison d'édition et de 3 ou 4 télés ?
03:10 A chaque fois, le conflit d'intérêts l'a empêché.
03:12 En plus, je pense qu'il n'avait pas chevillé au corps un grand désir de réforme.
03:19 Je pense que c'est aussi sa différence avec Mélanie, c'est qu'il n'a pas de structure
03:23 politique très nette.
03:24 Ni idéologique d'ailleurs.
03:25 C'est sa différence avec Mélanie, qui a une structure idéologique très claire.
03:29 Vous êtes aussi sévère que Philippe Ridé, Stéphane Montefiori.
03:32 Vous pensez que globalement il a bousillé l'Italie ou il a amélioré des choses ?
03:36 Je dirais que, bon, son apport, après c'est difficile vraiment de tracer un bilan d'un
03:43 homme si complexe, d'une époque si longue.
03:45 Mais c'est vrai que par exemple, par rapport à cette notion d'homme d'État, il faut
03:49 se rappeler qu'il a eu énormément de procès, plus de 20 procès.
03:53 Il n'y a qu'une condamnation définitive, mais c'est pour fraude fiscale.
03:57 Alors un supposé homme d'État qui a une condamnation définitive pour fraude fiscale,
04:03 ça dit quelque chose soit de lui, soit de l'Italie, que pendant des décennies, il
04:08 a aimé en partie et pour des mots, même s'il avait ses problèmes avec la justice.
04:14 En ça, je trouve peut-être sa grandeur.
04:17 C'est-à-dire qu'il a su convaincre les Italiens qu'il était l'un de leurs.
04:22 Avec cette méfiance à l'égard des impôts, par exemple, à l'égard des règles de l'État,
04:27 justement.
04:28 Il parlait comme eux, il parlait à leur trip.
04:30 Alors qu'il était un multimillionnaire, c'est ça son génie.
04:33 A mon avis, il a commencé cette tradition, qu'on voit à l'œuvre avec Trump et Bolsonaro,
04:39 des gens qui sont des multimilliardaires et qui sont perçus par les citoyens lambda
04:45 comme l'un de leurs.
04:46 Comme un mec simple, alors qu'il n'était pas…
04:48 Un mec simple qui partage la même méfiance à l'égard de la politique, par exemple,
04:52 des partis politiques.
04:53 Il a été le premier à mélanger aussi clairement la politique, les affaires et les médias,
04:57 à avoir un rapport tripal et décomplexé au peuple et à la politique, à faire de
05:01 l'anti-intellectualisme, à assumer une forme de vulgarité.
05:04 Les autres, les Trump, les Bolsonaro que vous citez, Orbán d'une certaine manière,
05:08 Erdogan aussi, Poutine aussi l'ont suivi, mais il a été le premier.
05:11 Diriez-vous qu'il est d'une certaine manière le père du populisme moderne, le populisme
05:16 médiatique comme dit Marc Lassard ? Est-ce qu'il l'a été celui-là, Philippe Rydé ?
05:20 Oui, certainement.
05:21 Alors, est-ce que c'est conçu intellectuellement de sa part ou est-ce que c'est une intuition ?
05:27 Je pense que c'est quand même une intuition et c'est aussi la modernité de l'époque
05:31 qui voulait qu'on se présente ainsi face à ses électeurs.
05:34 Berlusconi est quelqu'un qui n'a jamais trompé sur la marchandise, finalement.
05:37 Il s'est présenté tel qu'il était, avec ses défauts, ses qualités, mais il n'a
05:42 pas cherché à s'inventer une posture.
05:45 Il est arrivé tel qu'il était et les journaux italiens ont une expression, c'est-à-dire
05:52 le décrire comme étant l'archi-italiano, c'est-à-dire un italien plus, plus, plus.
05:57 Et c'est ça son génie.
05:59 Et c'est peut-être ça aussi le populisme d'une certaine manière, c'est de considérer
06:02 qu'on est soi-même le message et le produit.
06:05 Oui, et effectivement, c'est ce qu'a fait Trump ensuite, c'est ce qu'il a appliqué
06:09 dans les règles.
06:10 C'est lui, Berlusconi, le premier qui a compris ça.
06:13 C'est la matrice et comme souvent...
06:14 Vous parlez aussi d'une manière, d'une forme de naturel en politique.
06:17 Oui, c'est ça, il est tout à fait naturel.
06:19 Berlusconi dans le privé n'était pas tellement différent du Berlusconi à la Chambre ou
06:25 à la présidence du Conseil.
06:26 Vous l'avez rencontré tous les deux.
06:27 Oui, parfois je l'ai croisé, mais je dois dire que je suis convaincu d'une chose, à
06:34 parité des conditions politiques et sociologiques, quelqu'un d'autre n'aurait eu la même
06:39 réussite.
06:40 Il avait vraiment un élément personnel à lui, un charme personnel lié à sa personnalité,
06:45 à son empathie qu'il montrait à l'égard de tout le monde.
06:48 Qui marchait même chez ses ennemis.
06:50 C'est-à-dire que quand il avait décidé de vous empapaouter, ça marchait avec cette
06:53 espèce de charme, cette énergie ?
06:55 Oui, par exemple, aujourd'hui sur le courriel, il y a une interview très intéressante du
06:59 chef du parti démocrate de l'époque, Bersani, qui allait le voir à l'hôpital une fois
07:04 qu'il avait été attaqué dans la rue.
07:06 Il avait reçu un petit duomo de Milano sur la figure.
07:11 Un petit duomo de Milano ?
07:13 Oui, oui.
07:14 Sur la figure ?
07:15 Oui, c'est exactement ça.
07:16 Il s'est pris un double du Milano ?
07:17 Il s'est pris un double du Milano dans la figure.
07:18 Donc, il était à l'hôpital et Bersani, le chef de l'opposition de gauche, allait
07:24 le voir et il parle de cette rencontre à l'hôpital ce matin sur le journal, de son
07:29 ennemi politique numéro un, comme quelque chose de touchant.
07:34 C'est Berlusconi qui a tenu sa main à lui, à Bersani pendant une demi-heure en disant
07:38 "ah, merci".
07:39 Et quand Bersani est sorti, il a rencontré une vieille dame qui a pris la défense de
07:46 Berlusconi, arrêté de l'attaquer parce que Berlusconi est l'un des nôtres.
07:49 Et voilà, et voilà.
07:51 Et cette grande indulgence, Philippe Rides, qu'elle vous a étonné.
07:54 On sent quand même que malgré les scandales, malgré la corruption, malgré les frasques,
07:58 malgré les jeunes femmes tarifées, malgré le bunga bunga, les Italiens ont toujours
08:01 eu une forme d'indulgence.
08:03 A y ont pardonné ?
08:04 Alors, est-ce qu'ils lui ont pardonné ? Je ne suis pas certain.
08:08 Ils l'ont supporté et pour une bonne raison.
08:12 C'est-à-dire qu'on s'étonne quand on arrive comme correspondant en Italie.
08:16 Moi, je suis arrivé en 2008 au moment où Berlusconi était réélu pour la troisième
08:20 fois.
08:21 Et là, je me suis dit "mais il y a un problème, ou c'est Berlusconi ou c'est les Italiens
08:24 ou peut-être les deux".
08:25 Et je me suis interrogé.
08:27 Et puis, à force de parler à des Italiens, je me suis rendu compte que les Italiens avaient
08:31 vis-à-vis de la politique un très grand appétit, une très grande curiosité, mais
08:35 qu'ils regardaient ça un peu comme un bon match de foot.
08:37 Et que peut-être, étant profondément anarchiste et pas très intéressé par l'État, l'État
08:45 est toujours perçu comme étant une puissance étrangère dans sa propre famille.
08:49 Je pense qu'ils ont finalement fait le calcul qu'il était préférable d'élire un clown
08:54 qui ne faisait pas grand-chose plutôt qu'un homme d'État sérieux et qui réformait.
08:58 Alors, pas un homme d'État, vous êtes d'accord tous les deux, mais avant la politique, il
09:01 y a eu autre chose.
09:02 Il y a eu le business, il a commencé dans l'immobilier, il a été le roi du béton
09:05 dans les années 70 et puis il y a eu le foot avec la domination du Milan AC qui gagnait
09:09 à peu près toutes les compétitions.
09:10 Et puis les médias, il a construit un empire médiatique.
09:13 Diriez-vous que Mediaset, que ces chaînes de télé ont impacté culturellement profondément
09:17 les Italiens ?
09:18 Oui, absolument.
09:19 Et d'ailleurs, c'est intéressant de se souvenir de ces années-là parce que, par
09:23 exemple, à propos de la division de l'Italie entre pour Bellusconi et contre Bellusconi,
09:28 par exemple, il y avait énormément de gens qui se faisaient un point d'honneur de ne
09:32 pas avoir la télé en Italie.
09:34 Ça arrivait souvent, disons, dans les élites un peu cultivées.
09:38 Vous dire "on ne prend pas la télé parce qu'on ne veut pas la télé de Bellusconi".
09:41 Ah non, on n'a pas de télé parce que ça faisait chic et ça marquait un point de distanciation
09:44 par rapport à tous les autres qui regardaient les séries américaines de télévision de
09:50 Bellusconi.
09:51 Là encore, c'est important de signaler que Bellusconi n'est pas sorti de nulle part.
09:54 C'est-à-dire qu'on venait d'une décennie, les années 70, déjà très triste, les années
10:00 des plombes.
10:01 Et aussi culturellement, il y avait un peu cette chape des plombes des deux églises,
10:06 l'église communiste et l'église catholique.
10:08 Bellusconi, dans les années 80, il est arrivé avec ses soubrettes, les séries Dynasty,
10:13 Dallas.
10:14 Les gens sont devenus fous.
10:15 Et il faut se rappeler aussi que, par exemple, c'est un petit détail, je trouve intéressant,
10:19 l'Italie a eu la télé à couleur avec 10 années de retard par rapport à la France.
10:25 L'Italie était longtemps le pays de la télé noir et blanc parce que ça faisait plus
10:29 sérieux, c'était de l'austérité.
10:31 Après il est arrivé Bellusconi et il a tout balayé.
10:34 Merci à tous les deux.
10:35 Je cite vos deux livres, Philippe Ridé, Le Très Beau, l'Italie, Rome et moi, chez
10:38 Flammarion.
10:39 Et Rendez-nous la Joconde et autres malentendus franco-italiens que vous venez de sortir.
10:44 C'est pas de Montefiore, c'est Stock, un livre.
10:48 Où on essaie de comprendre votre pays, votre culture et parfois vous, vous avez du mal
10:53 avec notre arrogance, ce que vous écrivez.
10:54 Mais c'est très marrant.
10:55 Deux livres pour tous les amoureux de l'Italie avec ou sans Bellusconi.
11:00 Merci à tous les deux.

Recommandée