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«Il y a une vraie radicalisation de la jeunesse turque en France», alerte Tigrane Yegavian
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Transcription
00:00 - Il est 7h12 sur Europe 1, bon début de journée Dimitri Pavlenko, vous recevez ce matin le chercheur Tigran Yegavion.
00:06 - Bonjour Tigran Yegavion. - Bonjour.
00:08 - Bienvenue sur Europe 1, vous êtes géopolitologue spécialiste du Caucase et du Moyen-Orient.
00:11 Avec vous nous allons nous pencher ce matin sur la diaspora turque en France.
00:15 Depuis deux semaines en effet elle vote pour ses élections générales à haute tension pour le président Erdogan et la coalition qui le soutient.
00:22 Le scrutin a lieu dimanche en Turquie, c'est le vendredi thématique de la rédaction d'Europe 1.
00:27 Alors pourquoi faut-il s'intéresser à ce scrutin ? Pour plusieurs raisons, parce que la Turquie d'abord est une puissance qui compte aujourd'hui sur la carte globale du monde,
00:35 parce que c'est un verrou migratoire stratégique pour nous aussi, un partenaire économique important,
00:41 et parce que plusieurs millions de Turcs vivent en Europe, notamment en France.
00:45 Ces Turcs de l'étranger sont un enjeu important pour le scrutin de dimanche.
00:49 La diaspora turque en France, Tigran Yegavian, vous lui avez consacré un important rapport de recherche, voici deux ans.
00:57 On parle de combien de personnes quand on évoque la diaspora turque en France ?
01:00 Alors grosso modo, les Français d'origine turque ou les franco-turcs, c'est une communauté très hétérogène,
01:05 représente environ 700 000 personnes.
01:08 C'est une communauté assez hétéroclite qui s'est construite par strates successives,
01:11 c'est-à-dire que les primo-arrivants sont arrivés dans les années 60, c'est une immigration de travail,
01:15 originaire d'Anatolie, musulmane sunnite conservatrice, extrêmement endogamique.
01:20 Et puis après, il y a eu d'autres vagues migratoires, notamment après le coup d'État de 1980,
01:24 où c'était plus une immigration politique, c'est-à-dire des réfugiés, des exiliés demandés l'asile,
01:29 qui avaient un problème un petit peu avec le régime militaire oppressif turc.
01:33 Donc on a une communauté transnationale qui a un lien extrêmement organique avec l'État turc,
01:37 mais qui elle-même ne s'entend pas forcément sur les mêmes objectifs.
01:41 Donc on ne peut pas parler de cette communauté turque endogamique d'une façon, on va dire, homogène.
01:48 C'est difficile de catégoriser.
01:51 - Alors, endogamique, quand vous parlez d'endogamie,
01:53 en fait c'est une réputation de fermeture sur elle-même de cette communauté turque.
01:57 À quoi vous le voyez ça, Tigran Yegavian ?
01:59 - On observe en fait des pratiques maritales, des mariages sur plusieurs générations,
02:04 un fort attachement à la Turquie, mais surtout ce qui est très inquiétant,
02:08 c'est que depuis quelques années, le pouvoir d'Erdogan, de l'AKP,
02:12 se sert de cette diaspora turque d'Allemagne, qui est la première,
02:15 mais la France est la deuxième communauté d'Europe,
02:17 comme un levier de pouvoir, de pression,
02:20 à la fois pour asseoir sa légitimité en interne,
02:22 mais aussi des fois pour déstabiliser les pays concernés, notamment la France.
02:27 Et ça on l'a vu très clairement après le coup d'État manqué de 2016.
02:32 On voit aussi que cette communauté turque,
02:35 même si les Turcs ils votent en France à peu près 400 000 personnes,
02:38 donc c'est assez résiduel en interne,
02:40 mais ça peut faire la différence dans des scrutins extrêmement serrés,
02:43 ils votent massivement pour Erdogan, ils se mobilisent pour Erdogan,
02:46 c'est à peu près 10 points de plus que la moyenne de la Turquie.
02:49 - Si je regarde à l'échelle mondiale, la diaspora turque dans le monde c'est combien de...
02:53 - 3,5 millions de personnes, dont 700 000 en France.
02:56 - Donc c'est quand même, sur le plan électoral, c'est important.
03:00 - Pour des scrutins très serrés, parce que là on s'attend en fait à un balottage
03:04 entre Erdogan qui sera sûrement reconduit au deuxième tour
03:07 avec son challenger principal qui est Malkalço Orlu,
03:10 donc leader kémaliste, chevennementiste turc, pour faire bref.
03:14 Et effectivement, les réseaux consulaires turcs sont extrêmement mobilisés
03:19 pour faire en sorte qu'il y ait le maximum de Turcs de France
03:23 qui puissent se déplacer aux urnes et puissent apporter leur concours à Erdogan.
03:26 - Il y a six consulats turcs en France, et alors vous apportez cette précision intéressante,
03:30 le consulat de Strasbourg, c'est le plus important édifice diplomatique turc au monde,
03:35 il fait 9000 m² et il est à quelques encablures du Parlement européen seulement.
03:39 - Alors c'est à la fois un super consulat qui est beaucoup plus vaste
03:42 que l'ambassade de Turquie en France, mais c'est aussi le quartier général
03:46 des services secrets MIT pour l'Europe.
03:49 Il faut savoir que le MIT turc est une officine de renseignement extrêmement puissante.
03:55 - Le MIT, MIT, service de renseignement.
03:58 - Les services secrets turcs sont extrêmement puissants
04:01 parce que c'est à la fois la DGSI plus la DGSE.
04:04 - C'est espionnage et contre-espionnage tout en même temps.
04:08 - Et qui quadrille la communauté turque de France de façon extrêmement habile.
04:12 - Alors je voudrais qu'on s'arrête sur ce point-là parce que c'est très intéressant.
04:15 Je vais citer d'abord une phrase du président Erdogan qui remonte à 2008,
04:18 donc c'est quand même il y a quelques temps de cela,
04:20 pour ce qui donne un petit peu le "la".
04:22 Erdogan est en Allemagne, il est à Cologne, il est en déplacement,
04:24 il prend cette phrase, il compare l'assimilation à un crime contre l'humanité.
04:29 C'est-à-dire, vous habitez en France ou en Allemagne, vous y faites votre vie très bien,
04:32 mais vous êtes turc avant tout, ne l'oubliez pas,
04:34 et c'est normal quelque part que l'état turc ait un mot à dire sur votre vie, sur vos comportements.
04:39 Ce quadrillage de la vie quotidienne, ça va assez loin, Tigran Yegavian,
04:43 jusque dans les détails de la vie quotidienne,
04:45 et notamment dans la vie religieuse, l'islam turc,
04:48 vous insistez sur ce point dans votre note,
04:50 c'est complètement structuré indépendamment du reste des autres musulmans.
04:53 Alors oui, effectivement, l'islam turc est surreprésenté en termes de contingents d'imams,
04:59 c'est-à-dire qu'à peu près la moitié des imams qui opèrent en France sont turcs,
05:02 plus de 151 imams en France.
05:04 Vous avez un super ministre des affaires culturelles et religieuses en Turquie,
05:08 qui s'appelle Diyanet, dont le budget est plus supérieur au budget du ministère de la Culture,
05:12 et qui détache à peu près 151 imams en France.
05:15 Et vous avez d'autres structures, qui ne sont pas étatiques,
05:18 mais qui cadrient aussi la communauté turque.
05:20 On pense à Mili Goro, je ne sais pas, un exemple.
05:22 La Confédération Mili Goro, je vous rappelle l'affaire de la mosquée Strasbourg, etc.,
05:26 qui est aussi une nébuleuse extrêmement conservatrice,
05:28 auquel Erdogan appartient, parce qu'elle a été fondée par son parrain,
05:31 Necmettin Erbakan, en Allemagne.
05:33 Mais ce qui est intéressant, c'est de constater que depuis qu'Erdogan a resserré la vis du pouvoir,
05:38 depuis 2016, 2017, 2018,
05:40 il y a eu à la fois une alliance entre son parti et les groupuscules d'extrême droite ultranationaliste,
05:46 les loups gris, qui sont aussi opérationnels en France,
05:48 via la Fédération des Turcs de France,
05:50 mais aussi le Mili Gourouche.
05:52 Donc on a maintenant des synergies à la fois entre les acteurs étatiques,
05:55 c'est-à-dire les consulats, le dianète,
05:57 qui, comment dire, cadrit,
06:00 qui fait du flicage aussi auprès des fidèles,
06:03 pour savoir un peu quelles sont leurs opinions politiques,
06:05 qui pourchassent les opposants potentiels,
06:07 qui appartiennent à des courants opposés,
06:09 comme le courant faitou Lagulet, etc.
06:11 - Mais ça, d'autres États le font en France, on le sait, Tigran Yeganeh.
06:14 - Mais le problème, c'est que vous n'avez pas le même degré, on va dire, de contrôle,
06:19 par exemple les Français d'origine algérienne,
06:21 il y en a beaucoup qui sont opposés au pouvoir de l'Algérie,
06:23 qui ne sont pas forcément dans la même ligne du parti.
06:25 Là, vous avez vraiment une politique qui travaille un petit peu les cerveaux,
06:29 et ce qui est inquiétant, c'est qu'on observe un regain de communautarisme,
06:32 notamment via les réseaux scolaires, les réseaux politiques,
06:35 vous avez le parti Égalité et Justice, le PIJ,
06:38 qui a présenté des candidats aux différentes législatives.
06:41 - Alors ça, on s'arrête un instant, je voudrais qu'on insiste là-dessus,
06:43 parce que c'est aussi un autre versant de la politique étrangère turque,
06:46 c'est-à-dire qu'il y a une intention de peser sur le cours des événements franco-français,
06:51 ce PIJ, le parti Égalité et Justice,
06:54 qui présente aujourd'hui régulièrement des candidats aux élections locales en France,
06:58 notamment il y avait une candidate voilée qui s'était présentée,
07:01 je crois que c'était du côté de Marseille.
07:03 Quel est le projet politique que porte la Turquie à travers ces instruments-là,
07:09 en France, notamment ce fameux PIJ ? Quel est le projet ?
07:12 - Déjà, on parle d'un fauné de l'AKP,
07:14 et ils ont fait la même chose pour les Turcs des Pays-Bas, des Turcs d'Allemagne.
07:17 Le PIJ est un parti qui prône un discours, on va dire, de promotion de la diversité,
07:21 qui sert de la rhétorique "lutte contre l'islamophobie",
07:24 soutient la cause palestinienne,
07:27 mais en réalité, il y a une vraie volonté aussi
07:30 de distiller une vraie dose de communautarisme,
07:33 parce que, on va dire, le projet du PIJ est un projet antirépublicain et séparatiste,
07:36 qui promeut, au fait, justement,
07:39 un repli communautaire des Turcs de France.
07:44 C'est une manière aussi de montrer à la société française
07:48 que les Turcs sont appelés à jouer un rôle plus politique au sein de la France,
07:51 parce qu'ils votent maintenant, et petit à petit,
07:53 ils présentent des candidats aussi dans les mairies, dans les députations,
07:57 et d'ici une génération, il y a fort à parier que nous préparons,
08:00 que la Turquie prépare une génération de soldats
08:03 fidèles au califat d'Erdogan.
08:05 Et ça, ce qui est inquiétant, c'est qu'on a une vraie radicalisation
08:07 de la jeunesse turque de France, via tous ces réseaux scolaires,
08:10 les lycées, le réseau Younus Emre, et les DITIB et les Méligörü.
08:14 Mais s'il perd Erdogan, s'il est éliminé,
08:16 d'ailleurs, est-ce qu'il peut concevoir de perdre ?
08:19 Peut-il perdre, selon vous, à l'occasion de ces élections générales ?
08:22 Même si, supposé qu'il perd de justesse le scrutin présidentiel,
08:25 il conserve énormément de leviers, notamment via le Parlement,
08:29 et nous sommes dans un régime ultra-présidentialiste.
08:32 Le régime turc est ultra-popular, mais il ne disparaîtra pas du paysage politique turc.
08:35 - Il ne pourra pas, non, c'est un animal politique inoxydable, presque,
08:39 même si on lui a détecté plusieurs cancers du côlon,
08:42 même s'il a 69 ans, 20 ans de pouvoir, ça use, c'est vrai.
08:45 Mais le vrai enjeu, au fait, c'est est-ce que les opposants,
08:50 qui sont absolument à la carte du lapin, parce que c'est une vraie alliance hétéroclite,
08:53 ils s'entendent vraiment sur rien, sauf sur le tout-sauf Erdogan,
08:56 seront capables de réformer la constitution turque
08:59 et de revenir à un régime parlementaire ?
09:01 Rien n'est gagné, rien n'est joué, puisque
09:03 la KP conserve quand même une alliance,
09:06 enfin une assise parlementaire extrêmement solide,
09:09 et il faut, je crois, les deux tiers du Coran pour pouvoir entamer une réécriture de la constitution.
09:13 Donc, effectivement, on rentrera dans une grosse zone de turbulence,
09:17 et s'il y aura des changements, ce sera plus des changements sur la forme que sur le fond.
09:20 - Merci beaucoup, Tigran Yegabian, d'être venu ce matin au micro d'Europe 1
09:24 nous parler de la diaspora turque. Merci à vous, bonne journée.
09:27 Il est 7h22, le week-end sur Europe 1.
09:30 le temps de parler de choses plus...

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