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Il a grandi sous les bombes de la guerre civile au Liban, et sa réponse en tant qu’artiste sera de réparer les œuvres violentées ! C’est la grande révélation de l’exposition « Corps et Ames » qui vient d’ouvrir à la Bourse du Commerce à Paris.

Retrouvez « Nouvelles têtes » présenté par Mathilde Serrell sur France Inter et sur : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/nouvelles-tetes

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00:00Place aux nouvelles têtes Mathilde Serrell ce matin, votre invitée à 49 ans, et il
00:04redonne la parole aux statues, le cinéaste et sculpteur Ali Chéri est dans notre studio.
00:10« Il est déjà dangereux de s'essuyer au meuble, ce qui n'est pas fou de réveiller
00:22les statues en sursaut après leur sommeil séculaire. »
00:28Bonjour Ali Chéri, on vient d'entendre un extrait d'un classique de grand film à
00:32effet spéciaux, Le sang du poète.
00:34Jean Cocteau, 1930, vous aussi comme le super-héros du film, vous faites parler les statues,
00:40mais surtout les statues violentées, expliquez-nous.
00:43Oui, au fait, je m'intéresse à ces objets, ces fragments, qui pour moi ont été laissés
00:49en dehors de l'histoire, en dehors de l'histoire dominante écrite par les musées.
00:54Je vais chercher ces petits fragments, surtout dans les ventes aux enchères, je les unis,
01:00je les rassemble, j'opère comme des greffes, des formes de greffes, comme en botanique,
01:05en espérant qu'ils se soudent pour créer de nouvelles vies.
01:09Donc voilà, j'espère de créer des communautés, une solidarité entre corps brisés.
01:15Il y a en effet 24 vitrines avec 24 recompositions, greffes, assemblages, résurrections, on peut
01:22les appeler comme on veut en ce moment, la Bourse du commerce à Paris, c'est l'exposition
01:26Corps et âme qui vient d'ouvrir, et vous avez donc proposé ce mélange, cette hybridation
01:31en fait des époques, à partir par exemple des yeux de sarcophages qui avaient été
01:36pillés, qui sont vendus aux enchères, vous allez les replacer sur une autre sculpture
01:41par exemple en albâtre, vous mélangez aussi les matériaux, il peut y avoir de la boue
01:45comme du marbre, vous touchez à tout, et puis vous dites que parfois même quand les
01:48statues par exemple retrouvent leur vue, elles vous parlent et elles vous disent que
01:53finalement elles ne vous voulaient pas de leurs yeux.
01:54Oui, moi je suis à l'écoute, j'essaye d'enlever quelque part le masque de sens
02:01que les musées imposent sur ces objets, donc j'essaye de les libérer quelque part,
02:06de devoir raconter, de dire et vraiment de les regarder, et du coup quand on a cette
02:12attention offerte envers ces objets-là, on se rend compte qu'eux aussi ils nous
02:16dévisagent, ils retournent le regard, et donc c'est ce que j'ai essayé de faire
02:20à travers ces 24 vitrines autour de la Rotonde, et d'ailleurs déjà leur disposition dans
02:26cette forme circulaire et donc leur nombre, les 24, donc tout de suite m'a évoqué
02:31bien sûr les 24 images par seconde, que constitue l'illusion sur laquelle se base le cinéma,
02:39la persistance rétinienne, que 24 images donnent la possibilité à des corps inertes
02:45de se ressusciter, de revivre.
02:47Donc voilà pour moi ce dispositif-là permet à travers la déambulation des visiteurs
02:54autour de la Rotonde face à ces 24 arrêts sur images, je les considère, donc ça leur
03:00permet de reprendre vie ou en tout cas d'être plus réceptif à la vie qu'ils ont.
03:06Et puis qu'on comprenne aussi peut-être différemment l'histoire qui nous a été
03:09exposée, il y a aussi cette très belle phrase de Cocteau puisque ça dialogue avec le film
03:13Le sang du poète, toutes ces reconstitutions, les miroirs feraient bien de réfléchir
03:16un peu avant de renvoyer les images.
03:19On va écouter un autre extrait du sang du poète.
03:21Le second épisode, les murs ont-ils des oreilles ?
03:26Tu crois que c'est si simple de se débarrasser d'une blessure, de fermer la bouche d'une blessure ?
03:37Vous avez illustré précisément cette phrase, allez chérie on va comprendre pourquoi elle
03:41résonne particulièrement aussi pour vous, avec des bouches à l'intérieur de main,
03:44il y en a une qui va fermer sa main sur la bouche, une autre qui va la laisser ouverte.
03:48Ces blessures ouvertes, ce sont celles de l'art et celles du Liban en même temps puisque
03:52les deux choses avec vous sont parfaitement liées, vous avez grandi sous les bombes pendant
03:57la guerre civile, la première fois que vous êtes allé au musée, vous aviez 14 ans,
04:00c'était la réouverture d'un musée national, et puis il y avait des caissons dans lesquels
04:04étaient enfermées soi-disant de grandes œuvres, personne n'était là pour vérifier,
04:09et de petits cartels pour vous raconter ce qu'il y avait à l'intérieur.
04:11C'est là que vous avez eu ce premier rapport, on va dire, entre la ruine et l'art ?
04:16Oui, c'était une expérience vraiment qui m'a marqué et je crois qui a un peu instruit
04:21tout le travail que je fais jusqu'à aujourd'hui autour de la question de la muséographie,
04:25la possibilité de produire des récits historiques après une violence, après un traumatisme.
04:30Donc au fait, c'était ma première fois dans un musée, donc c'était à la fin de la guerre civile,
04:35et donc au fur et à mesure que la violence s'accentuait pendant la guerre,
04:43les objets commençaient à disparaître du musée.
04:45D'abord les petits objets, il fallait les protéger, donc ils étaient mis dans des réserves,
04:49puis les plus grands, les plus grands jusqu'au gros sarcophage, les statues qu'on ne pouvait pas bouger,
04:53on les a mis derrière des coffrages en béton armé, donc ils se sont banquérisés.
05:01Et pour moi, cette image que les objets, pendant la violence, peuvent disparaître, peuvent se retirer,
05:07et donc là, quand on a visité la première fois le musée, il y avait, comme vous l'avez mentionné,
05:12des blocs en béton et une petite image qui dit à l'intérieur, il y a tel ou tel objet.
05:18Donc il fallait un grand acte de foi dans l'institution du musée, dans ce qu'on nous raconte,
05:25bien sûr, et dans la fiction sur laquelle ces musées sont basés.
05:29Et vous, à partir de là, vous avez aussi considéré qu'on avait, à travers ces bunkers aussi, effacé la violence.
05:35Tout le projet, tous vos travaux, ce sont des résurrections à travers ces greffes,
05:41mais aussi des violences dont on reprend l'histoire,
05:44parce que vous avez le sentiment qu'on avait voulu, à ce moment-là, au Liban,
05:46rebâtir en faisant fi de ce qu'on avait vécu.
05:49Bien sûr, l'histoire du Liban, c'est des résurrections aussi de moments de violence,
05:56jusqu'à la dernière guerre, donc il y a quelques mois.
05:58Et donc, pour moi, c'est vraiment réfléchir à cette idée de ce que ça veut dire de survivre,
06:03parce que ce sont des objets qui ont survécu à la violence, à la guerre,
06:08et qui, à travers des violences en continu, continuent à mourir et à régénérer.
06:16Et donc, c'est une manière aussi de parler de nos corps.
06:20Donc moi, je ne fais pas de distinction entre notre corps et ces corps brisés.
06:24Les corps de ces œuvres et les corps des Libanais ?
06:26Bien sûr, d'essayer de réfléchir sous quelle forme on survit.
06:31Qu'est-ce que ça veut dire, survivre ?
06:32Moi, je trouve déjà le superlatif en français de dire survivre.
06:36Il faut être un surhomme pour survivre, peut-être.
06:39C'est un état, on n'est ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant.
06:43Et qu'est-ce que ces objets peuvent nous instruire ?
06:47Des manières de continuer à vivre dans une forme de solidarité entre corps brisés.
06:55Et entre les époques aussi, et entre les cultures.
06:58Puisqu'on va de l'Égypte ancienne au Moyen-Âge en France.
07:02Vous avez même rendu sa tête à Saint-Jean-Baptiste.
07:04Vous savez qu'il l'a perdue avec la danse de Salomé.
07:07Donc, vous réparez beaucoup de choses.
07:08Il y a une question, il y a une piste que vous explorez beaucoup.
07:10C'est celle du demi-sommeil.
07:13Il y a beaucoup des yeux clos qui sont très présents dans cette exposition.
07:16Vous avez le sentiment que c'est dans cet espace de demi-sommeil, de semi-rêverie,
07:21qu'on invente une solution politique, en fait ?
07:25Oui, parce qu'aujourd'hui, on nous demande de rester réveillés.
07:28En tout cas, le capitalisme veut qu'on dort le moins possible.
07:33La guerre aussi ?
07:34Exactement, la guerre.
07:35Et notre position en tant que témoin face à la violence nous demande de garder les yeux ouverts
07:42pour qu'on se rende compte de l'injustice qu'il y a dans le monde.
07:47Mais je trouve que cette condition de regarder tout le temps épuise le regard.
07:52Je considère dans ces moments de sommeil, je distingue d'ailleurs le sommeil léger d'un sommeil profond.
07:58Je considère que le sommeil léger, c'est une manière d'être au monde.
08:01C'est une manière active d'être au monde.
08:03On est toujours réceptif à tout ce qui se passe autour de nous.
08:06Mais cette réceptivité ne passe pas par le regard.
08:09C'est ces moments où on échappe à la violence du monde,
08:15c'est par lesquels on arrive à trouver, à chercher d'autres réalités, d'autres possibilités.
08:21Des utopies ?
08:22Exactement.
08:23Et c'est le retour réel qui devient vraiment comme un projet politique de changer le monde dans lequel on vit.
08:29Tel qu'on l'avait rêvé dans ce semi-sommeil.
08:31Bravo Ali Chéri, comment dire, il faut absolument aller à la Bourse du Commerce à Paris vous voir rêver aussi devant ce que vous proposez.
08:39Merci et bonne route.
08:40Merci à vous.

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