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00:00Une lettre vous manque et tout est dépeuplé, quand mon invité écrit famille, le M est
00:16illisible et apparaît alors le mot faille.
00:19Ce mot amputé génère un abîme de question, ouvre l'esprit au-delà des frontières habituelles
00:24comme si, débarrassé de nos œillères, il était soudain possible de regarder une
00:28évidence autrement.
00:30La famille, ce concept anthropologique fondement des sociétés, la famille, ce noyau dont
00:35tout être humain est constitué, peut, doit, être pensé plus largement.
00:40Et c'est ce qu'entreprend Blandine Rynkiel, elle prend le large de la définition étriquée
00:44et traditionnelle et propose, non pas une nouvelle norme, mais des voies de traverse.
00:49Bonjour Blandine Rynkiel, merci d'être avec nous dans les Médis de Culture.
00:55La faille, votre quatrième livre, vient de paraître aux éditions, stocke sur la quatrième
00:59de couverture.
01:00Il est décrit comme un récit littéraire, comment définiriez-vous ce genre ? Qu'est-ce
01:04que c'est un récit littéraire ?
01:05Je ne sais pas si j'aurais mis moi ce mot-là sur la quatrième.
01:11On a mis ça parce qu'il faut bien choisir un genre, je dirais que c'est un livre de
01:16non-fiction avant tout, c'est un genre qui est très populaire dans les pays anglo-saxons
01:22qu'il est peut-être un peu moins en France, c'est-à-dire un genre qui hybride tout
01:27un tas de sous-genres, il peut y avoir des passages intimes, des passages poétiques
01:34presque lyriques, des passages très documentés, informés.
01:36Oui, quand on pense à la non-fiction américaine par exemple, on pense plus rapidement au journalisme,
01:43ce qui n'est pas totalement dans votre livre non plus.
01:45Non, mais c'est un mélange de types, je crois que c'est un genre d'écriture,
01:51celui dans la faille, c'est une sorte d'auto-théorie, je pense, c'est-à-dire de réfléchir à partir
01:55de son propre cas, mais en allant s'informer, se documenter, en allant lire les autres pour
02:00essayer de penser ce qu'on n'arriverait pas à penser tout à fait seul.
02:04C'est un genre qui est en hybride plein, et c'est ça que je trouvais réjouissant
02:08parce que mes trois premiers livres étaient des romans, et les romans c'est merveilleux,
02:14mais c'est très très très exigeant, contrairement à ce qu'on se représente peut-être de ce
02:18genre-là quand on n'en écrit pas soi-même, c'est-à-dire qu'on ne peut pas faire ce qu'on veut
02:23quand on écrit un roman, c'est même l'inverse, c'est très très très exigeant et finalement
02:27j'ai trouvé beaucoup plus de liberté, de ton en tous les cas, en osant m'emprunter
02:33à ce genre de non-fiction que je lisais, c'est des autrices surtout, Maggie Nelson,
02:37Leslie Jamison, Rebecca Solnit, plein d'autrices que je lisais depuis des années, mais je
02:43ne m'autorisais pas à écrire avec cette tonalité-là, et puis j'ai fini par le faire avec ce livre.
02:48Justement, vos précédents ouvrages que vous évoquez, « L'abandon des prétentions » en 2017,
02:52« Le non-secret des choses » en 2019 et « Vers la violence » en 2022, c'était en effet des romans,
02:57en quoi, avec la faille, cet éloignement progressif de la fiction est une preuve peut-être
03:02d'une confiance qui grandit, est-ce que vous vous sentez aujourd'hui plus légitime de vous exposer
03:06que lors de l'écriture de ces premiers romans-là ?
03:09Oh non, je ne dirais pas que c'est une légitimité plus grande,
03:18je pense que le fait d'avoir osé écrire à partir d'un « je » qui est le mien,
03:24c'est davantage le résultat d'une urgence, et peut-être d'une urgence aussi politique en fait.
03:31C'est-à-dire que je travaillais à la question de la famille dysfonctionnelle,
03:38pour le dire vite et un peu mal, dans mes livres précédents, mais on pouvait se dire
03:44« Tiens, il s'agit de romans, il s'agit de choses lointaines » et je pense que j'ai éprouvé,
03:51ayant passé la trentaine d'une part, et donc 100 ans dans cette nouvelle décennie qui s'engage pour moi,
03:57et que j'appelle dans le livre « La décennie des engagements »,
04:00on s'entend une forme de pression quand même à fonder, je ne sais quoi, famille, foyer,
04:06s'entend cette pression un peu nouvelle, plus, je crois, s'entend en France, mais ailleurs aussi,
04:15revenir l'idée de famille traditionnelle comme quelque chose d'impérieux,
04:20qui nous sortirait des déviations de toutes sortes, donc en France, mais aussi,
04:26enfin je suis sensible à ce qui se passe aux Etats-Unis, au retour de l'élection de Trump,
04:32de son collicier J. Devins, qui parlait quand même des femmes à chat, avec une ironie délétère,
04:39mais aussi en Russie, quand même, il y a une loi qui est passée en automne dernier dans le gouvernement Poutine,
04:45une loi qui vise à sanctionner d'une amende de 400.000 roubles, soit l'équivalent de 4.000 euros,
04:50n'importe qui qui ferait la promotion d'un mode de vie en dehors de la famille.
04:55La famille entendue au sens traditionnel ?
04:57La famille entendue, bien sûr, au sens traditionnel, évidemment, c'est une loi discrètement, ou même pas homophobe.
05:03Et c'est sentant, en fait, revenir tout ça, que j'ai ressenti l'urgence, oui, de mêler aussi de la fiction des scènes, etc.,
05:14mais aussi des textes plus informés, une approche aussi volontiers sociologique, historique, etc.,
05:22mais qui part toujours de l'intime, mais pour dire, en fait, cette question-là, posons-la nous, cette question du retour de la norme, de la tradition.
05:30Mais donc l'urgence, pour vous, et l'engagement sont synonymes du jeu J.E. ?
05:34Il fallait que ça passe par le jeu pour parler d'engagement ?
05:37C'est un jeu qui va, enfin, je pense qu'il y a deux sortes de jeux, J.E.
05:42Il y a les jeux centrifuge et centripède, c'est-à-dire le fait que tout renvoie à soi, tout tourne vers soi,
05:50ou au contraire, on part de soi pour aller vers l'ailleurs.
05:52Moi, c'est plus ça qui m'intéresse.
05:54J'ai juste essayé de localiser l'endroit depuis lequel je m'exprimais, c'est-à-dire je pars, oui, de mon histoire,
06:01du fait que, pour moi, la famille a été en deuil assez tôt, parce que je suis née après la mort de deux enfants,
06:07après la mort d'une précédente famille, donc il y avait déjà...
06:09Enfin, je préfère dire ça d'emblée pour expliquer pourquoi, pour moi, ce concept-même est comme, oui, endeuillé, entaché, abîmé.
06:17Mais ensuite, partant de ça, ayant localisé l'endroit depuis lequel je m'exprimais, je m'intéresse à tout un tas d'autres vies,
06:24tout un tas d'autres jeux, et puis la possibilité d'un nous, peut-être, aussi.
06:29Alors, vous avez commencé à vous détacher du déterminisme familial en délaissant le prénom choisi par votre père,
06:35c'était Maëva, pour choisir votre deuxième prénom, Blandine, choisi celui-ci par votre mère.
06:39Quand vous opérez ce changement d'état civil, vous êtes étudiante,
06:43est-ce que vous êtes consciente, alors, de la déconstruction que vous mettez en route ?
06:47Pas du tout. Non, je pense que je n'aurais pas osé le faire si ça avait été trop réfléchi.
06:53C'est partie de quelque chose de très joyeux, d'un pari avec une amie.
06:56Mais si je l'ai fait de manière aussi spontanée et aussi vive, c'est sans doute que j'en avais besoin, aussi, quelque part.
07:05Alors, oui, prénom choisi par mon père, mais aussi, un prénom qui allait avec, peut-être, toute une enfance,
07:12et peut-être tout un tas, oui, de déterminisme dont je voulais, inconsciemment, peut-être m'affranchir.
07:19Et je pense qu'aujourd'hui, je ne le referais pas.
07:22Si je le questionnais, je ne l'aurais pas fait avec gravité.
07:26Je l'ai fait parce que c'était brutalement joyeux.
07:30Je parle beaucoup d'arrachement dans ce livre, du fait que s'arracher, ce n'est pas partir de manière réfléchie, en douceur ou de manière polie, etc.
07:41S'arracher, il y a une part toujours de violence.
07:44Et en même temps, je crois que l'envers de cette violence, c'est une part de joie.
07:48En fait, c'est un peu comme quand on sourit et qu'on ne sait pas trop pourquoi on sourit.
07:53Quand on sourit comme ça, quand on voit quelqu'un et qu'on sourit, il y a une forme de joie dans un espèce de sourire comme ça instinctif.
07:59Mais on montre les dents aussi.
08:01Moi, ça m'intéresse toujours ce double aspect.
08:05Donc oui, j'ai changé de prénom.
08:07À la fois, il y a quelque chose de triste à ça, je dirais.
08:09Et à la fois, il y a quelque chose de très joyeux.
08:11On peut lire La Faille, ce roman que vous venez de sortir, comme une nouvelle histoire de la famille.
08:16Dans le sens où vous interrogez ses fondements, ses lieux communs, ses travers, mais aussi ses beautés.
08:21Vous ne dites pas, par exemple, que la famille est le lieu de toutes les névroses uniquement.
08:24Mais qu'elle peut être, chez certains, un refuge.
08:26Et chez d'autres, une prison.
08:28Alors, si vous fuyez l'enfermement, vous enviez aussi le foyer chaleureux.
08:32Est-ce que ce livre, c'est une façon de redonner la liberté à chacun de considérer l'espace de la famille comme il l'entend ?
08:38Oui, et c'est une manière quand même de...
08:42Bon, la famille... Pardon, je mets mes idées en place.
08:46La famille, je crois que les récents sondages IFOP à ce sujet disent que la famille, pour 9 personnes sur 10, est le premier des lieux de solidarité.
08:58Donc, évidemment que ce serait demi-avis.
09:009 personnes sur 10 ?
09:01Oui. En tous les cas, en 2017, je suis sûre de mon chiffre.
09:04Et je crois que le sondage a été réitéré en 2023, il me semble, à vérifier.
09:09Et en tous les cas, c'est des chiffres aussi spectaculaires que ça.
09:12Et le premier lieu de solidarité, d'amortisseur social.
09:16Donc, il ne s'agit pas de remettre ça en question.
09:19Enfin, je veux dire, ce serait idiot, demi-avis, l'effraye sontueux de ma part.
09:23Mais je m'intéresse aux 1 sur 10 restants.
09:30C'est-à-dire que devant une évidence si massive, c'est difficile de formuler le fait qu'on ne s'y retrouve pas.
09:37Ou que pour soi, c'est au contraire un lieu qui menace, un lieu pétri de mensonges, un lieu de silenciation.
09:43Enfin, quand c'est le cas, c'est très difficile de le formuler.
09:46Et donc, c'est vrai que j'ai essayé de partir de cette espèce d'informulable, de ce sentiment aussi de tabou que j'éprouvais.
09:52Je ne sais pas, devant certaines évidences collectives, par exemple au moment des fêtes.
09:56C'est là où c'est le plus spectaculaire.
09:58Ou au moment de l'été, quand les gens repartent dans leur famille volontiers.
10:01Au moment des fêtes, quand tout le monde se souhaite un joyeux Noël, avec une sorte d'emphase et d'évidence que tout le monde va se reposer à ce moment-là.
10:08Je crois qu'il y a des gens que ça ne repose absolument pas, les fêtes.
10:12Et que d'ailleurs, ils sont peut-être plus nombreux qu'on ne le croit.
10:15Et qu'on n'ose pas toujours le dire.
10:17À force de le taire, à force de taire certaines paroles, je pense que quelque chose peut s'abîmer en nous, se geler en nous.
10:25Que ça peut être destructeur.
10:27Et que pour certaines personnes, le fait de s'affranchir de leur famille est une question vitale.
10:34Ce n'est pas juste un caprice.
10:35Ce n'est pas des gens qui sont des monstres d'égoïsme.
10:37C'est une question vitale.
10:39C'est une question parfois de vie ou de mort.
10:40Je pense évidemment aux personnes qui subissent des violences intrafamiliales.
10:44Qu'elles soient psychologiques, qu'elles soient physiques.
10:45Je pense à des gens dont l'orientation sexuelle n'est pas supportée par leur famille biologique.
10:51Ou même, d'ailleurs, parfois il y a des orientations sexuelles qui se décident plus tard.
10:55Et la famille qu'on a reconstruite ne supporte pas certains désirs.
10:59Mais même des violences moins spectaculaires que ça.
11:02Des modes de pensée qui ne sont pas supportés.
11:06Je pense aussi à...
11:07Oui, ça va paraître peut-être anecdotique.
11:10Mais je pense à certains artistes dont le mode de vie, dont le mode de pensée n'est absolument pas toléré.
11:14Il faut choisir entre rogner une partie de soi et parfois des parties vraiment décisives.
11:21Des parties qui font qu'on reste en vie ou qu'on en meurt.
11:23Mais même sans forcément un drame ou une violence.
11:25Même juste une envie de vivre autrement et de partir, non ?
11:28Oui.
11:29Je pense que plus il y a souffrance, plus c'est vital de couper.
11:35C'est-à-dire que je pense qu'il y a certains inconforts qu'on peut éprouver dans sa famille
11:39qui peuvent encore mener à des négociations.
11:43Et je trouve ça assez beau aussi, l'idée de négocier.
11:46De se dire, bien sûr, il y a un groupe qui ne partage pas tel désir que j'ai.
11:50Mais je vais essayer de négocier.
11:51Ça va être long, ça va être âpre.
11:52Il faudra peut-être couper et y revenir.
11:54Mais une négociation est possible.
11:55Mais je m'intéresse aussi et surtout, dans ce livre en tous les cas,
11:58à celles et ceux pour qui la négociation, pour tout un tas de raisons,
12:01et des raisons physiques encore une fois, n'est plus possible.
12:04N'est vraiment plus possible.
12:05Et je pense que ces personnes-là sont mal comprises.
12:07On a tendance toujours à leur dire, mais tu ne veux pas quand même essayer de rabibocher,
12:10de raccommoder.
12:12Et bien sûr, tant que c'est possible, bien sûr, faisons-le.
12:14Mais il y a un moment où je crois que pour certains, ce n'est pas possible.
12:18Avant d'entrer plus avant dans votre nouvelle histoire de la famille,
12:21est-ce que vous accepteriez de nous lire un extrait de la famille ?
12:24Bien sûr !
12:30Quand j'écris famille, allez savoir pourquoi je mange le M et on lit Fay.
12:34Les mots qu'on trace à la main veulent en dire plus.
12:36Leur relief de boucles et de lignes infléchies
12:38expriment comme une humeur, un désir ou un corps.
12:41À ma demande, des proches ont donc écrit cette même phrase sur un set de table
12:45et à travers l'écriture manuscrite des uns et des autres,
12:48il est arrivé qu'on ne lise pas famille mais fouille, pas famille mais feuille.
12:52La plupart du temps, toutefois, c'était une famille bien nette qui surgissait,
12:55avec son M rebondi, ses trois ponts, et derrière, l'horizon.
12:59Je suis contente pour eux, vraiment.
13:01Mais je ne les jalouse plus.
13:04Pourtant, j'ai longtemps regardé avec envie les familles soudées
13:07et sans aller jusqu'à la soudure, j'ai regardé les familles tout courts,
13:10les familles bonnes en mal en, les dysfonctionnelles mais encore sur pied,
13:13les familles recomposées ou plus humblement rabibochées,
13:15les familles réinventées ou vaillamment retapées, bref,
13:18les familles qui, en dépit de la difficulté à tenir, décidaient de continuer à y croire.
13:23Ces familles en tout genre là, je les ai observées,
13:25avec une secrète envie d'en être, moi aussi.
13:27Il m'est arrivé d'éprouver une jalousie légère envers l'évidence collective
13:30dans laquelle semblaient barboter les autres et dans laquelle je ne baignais pas.
13:34Je n'ai jamais perdu le contact avec ma mère
13:36mais appeler famille l'union que nous formons toutes les deux à 400 km de distance
13:39me semble relever de l'abus du langage.
13:41Nous nous aimons d'un amour inconditionnel,
13:43qui ne se célèbre dans aucune cérémonie et comporte peu d'habitude.
13:47Sans contrainte familiale, j'ai donc senti moi aussi l'envie de me plaindre,
13:50d'avoir un déjeuner à honorer avec des oncles ou des nièces tonitruentes,
13:53le désir de rejoindre des frères ou des sœurs mystérieux.
13:57Incompréhensible, si à moi, j'ai ressenti le manque de cette aliénation banale et consentie.
14:02Certains dimanches ou certains vendredis soirs,
14:04surtout quand je sortais de l'enfance, que je découvrais la grande ville
14:07et que tous mes nouveaux amis, comparses ou collègues disparaissaient à l'approche du week-end,
14:11que rares étaient ceux à avoir coupé les ponts.
14:13Je les regardais filer, sans un mot, vers leur maison de campagne
14:16ou des appartements étroits qui fleuraient bon les lasagnes, le rôti, les pommes de terre.
14:20Un temps, je me sentais seule.
14:22Ça ne durait toutefois pas longtemps et je ne veux apitoyer personne en écrivant ça.
14:26Vite, j'ai pris conscience de la vitalité que j'éprouvais aussi dans la solitude.
14:30J'ai trouvé des complices avec qui la partager
14:33et j'ai compris qu'il y avait peut-être, dans cette faille, un paysage.
14:38Merci pour cette lecture. On est au début de votre récit, La Faille.
14:43J'ai dit tout à l'heure que vous étiez en train d'écrire une nouvelle histoire de la famille,
14:47mais vous n'êtes pas historienne, vous n'êtes pas sociologue non plus, ni anthropologue.
14:50D'où écrivez-vous ce livre ?
14:54Depuis un endroit très intime, très âpre, potentiellement risible.
14:59Il y a des choses que j'écris.
15:01En les écrivant, je me disais, jamais ça ne sera compris, entendu.
15:08J'écris sans casquette.
15:13J'écris en tant qu'autrice de littérature et en tant que lectrice.
15:19Je pense que c'est ça. J'ai mis du temps à trouver la réponse que je voulais vous donner.
15:23J'écris avant tout en tant que lectrice et j'écris en tant que lectrice,
15:26dont les livres, très tôt dans l'enfance, m'ont sauvée d'un certain fatalisme
15:36qui régissait mon foyer, mais pas que, je crois.
15:42C'est-à-dire une espèce de fatalité qui dirait, la vie c'est comme ça, pas autrement,
15:47tu verras plus tard, toi aussi tu feras ça.
15:49Une espèce de fatalité comme ça courante,
15:53qui régit beaucoup de foyers, de familles.
15:57Et comme je suis contre la fatalité, cette fatalité n'est pas une fatalité.
16:01J'entends bien qu'il y a des familles qui, au contraire,
16:04concèdent les remises en question, aiment la surprise, l'autodérision.
16:08Il doit y avoir des familles souples.
16:10J'en lis, en tous les cas, des récits de ça.
16:12Mais il y en a beaucoup qui ne soutiennent pas les remises en question
16:17et d'autres récits que le récit officiel qui est imposé.
16:19Et moi, les récits officieux que j'ai trouvés,
16:22les récits qui contraient le récit officiel, je les ai d'abord trouvés dans les livres.
16:25Donc ce livre, je l'écris d'abord, oui, en tant que lectrice
16:29qui veut rendre aussi hommage, je pense, à des récits qui m'ont sauvée.
16:34Et quelle place, justement, a dans votre quotidien le champ lexical de la famille ?
16:37Est-ce que, par exemple, vous avez tendance à comparer tout ce qui est collectif à une famille,
16:41à dire que votre meilleur ami est votre soeur ? Est-ce que vous avez ces réflexes-là ?
16:46Non, je n'ai pas ces réflexes-là.
16:49Mais j'entends qu'on puisse les avoir.
16:51C'est-à-dire, je vois très bien qu'il y a des usages beaux,
16:55des termes frères, soeurs, en français et d'ailleurs dans d'autres langues,
16:59pour qualifier des relations qui sont tellement fortes avec des amis
17:03qu'on veut les qualifier avec le champ lexical de la famille.
17:07J'interroge la hiérarchie que cela présuppose.
17:09C'est-à-dire que, pourquoi une relation forte appartiendrait forcément à la famille ?
17:16J'interroge le fait que, quand on appelle son meilleur ami son frère,
17:22on appelle son meilleur ami son frère pour dire que c'est plus qu'un ami.
17:26Mais c'est fort, déjà, d'être un ami.
17:29Un ami vrai, un ami profond, un ami loyal, un ami...
17:33C'est vrai que j'estime l'amitié,
17:36même si je pense que les logiques d'amitié ne sont pas exemples de logiques,
17:40je ne sais pas, de pouvoir, de bannissement, etc.
17:42Il ne faut pas non plus angéliser l'amitié, pas plus que la famille, pas plus que rien.
17:46Je pense que toutes les sortes de relations nous enjoignent à nous poser des questions.
17:50Mais c'est vrai que j'interroge cette hiérarchie,
17:54cette espèce d'évidence qui traîne en l'air,
17:58que la famille serait absolument ce qu'il y a de plus fort, de plus protecteur, etc.
18:03Vous ne donnez pas dans ce livre-là une définition de la famille,
18:06vous vous intéressez plutôt au sens et aux conséquences de ce mot-là.
18:10Hélène Giannichini a elle aussi réfléchi à cette notion élargie de famille.
18:14On l'écoute parler de son essai « Un désir démesuré d'amitié ».
18:17C'était dans le Book Club en septembre dernier.
18:19Je crois que je l'ai voulu faire place à une alternative.
18:23C'est pour ça que ça a été important pour moi de mobiliser mon histoire familiale,
18:27parce que je voulais réussir à dire cette chose complexe,
18:29qui est que je me méfie théoriquement de la famille, de la notion de famille,
18:33qui a une existence en politique,
18:36et pour autant je suis très liée à ma famille biologique.
18:39Mais on peut dire les deux conjointement, c'est compliqué.
18:42Et c'est des endroits de nuances que j'ai cherchés.
18:44De la même manière, je n'avais pas envie d'opposer strictement famille biologique,
18:49famille choisie, mais de faire place, en tout cas mon espoir,
18:53ça serait que ça puisse avoir la même valeur.
18:55Il y a énormément d'histoires tragiques comme ça,
18:58de personnes qui n'ont pas pu être au chevet de la personne qu'ils aimaient,
19:04par exemple, parce qu'ils ou elles n'étaient pas mariés.
19:09Ou, je ne sais pas, deux mères qui ont un enfant,
19:12l'enfant a un problème et est hospitalisé,
19:14la mère qui n'a pas de statut dit officiel ne peut pas choisir
19:19ou prendre des décisions alors que son enfant est hospitalisé.
19:22Donc il y a beaucoup effectivement de cas comme ça.
19:25Donc je me demande, est-ce qu'on pourrait imaginer de quelle manière,
19:29soit on peut essayer d'utiliser le mariage comme un outil pour l'amitié finalement,
19:34pourquoi est-ce qu'on ne se marierait pas avec ses amis ?
19:36Ou est-ce qu'on peut imaginer une place pour que justement,
19:39dans ces moments cruciaux, dans une vie,
19:42nos amis, les personnes les plus importantes puissent être là ?
19:45Est-ce que cette idée de famille choisie, de mariage entre amis
19:49qu'évoque Hélène Janekini, ça vous parle, Blondine Rinkel ?
19:52Ça me touche en tous les cas.
19:54Son livre aussi m'a touchée, Un désir démesuré d'amitié.
19:57Après, chez moi, l'idée de famille est tellement abîmée.
20:02Et encore une fois, ça part de mon histoire,
20:05vraiment la plus intime et la plus concrète.
20:09C'est-à-dire que le fait d'être née dans un foyer après la mort d'une première famille,
20:13le fait d'avoir grandi avec quand même un père très absent et violent,
20:20mais à son corps défendant, je pense, ne se rendant même pas compte
20:22de la violence dont lui-même héritait et qui le restituait,
20:26et d'avoir une mère qui a quand même plus ou moins voulu le protéger.
20:30Le fait d'avoir grandi dans une espèce d'atmosphère mortifère,
20:33où il y avait de l'amour, ce n'est pas ça le problème.
20:36Mais le problème, c'est qu'on essayait de faire tenir quelque chose
20:38qui ressemblait à la famille, alors que j'ai l'impression
20:41que chacun des individus qui composaient ce foyer,
20:44aurait pu se sentir mieux, éprouver moins de souffrance
20:50si tout simplement on n'avait pu abandonner, lâcher cette idée.
20:55Pour moi, c'est un peu trop abîmé à ce stade de ma vie.
20:59Je ne lis pas le futur.
21:01Mais c'est trop abîmé pour que même j'ai envie de penser à une famille choisie.
21:06Non, en fait, je cherche d'autres modes de relations et d'autres modes d'existence.
21:11Je pense qu'on peut aussi trouver d'autres mots,
21:13que les mots parfois ravivent, mettent en avant des formes de relations
21:18qu'on n'ose pas tout à fait vivre quand on n'a pas les mots,
21:21quand on ne peut pas les nommer.
21:22Par exemple ?
21:23Je ne sais pas, je pense aux amitiés.
21:24On a ce mot, « ami », qui veut dire beaucoup de choses,
21:26mais qui n'est pas extrêmement précis.
21:29Je crois que Geoffroy de Laganerie en parlait dans un livre
21:31qui s'appelle « Trois, une aspiration au dehors ».
21:33C'est-à-dire, comment ça se fait qu'on ait autant de mots pour nommer,
21:36je ne sais pas quoi, la grande tante, le petit cousin, etc.
21:38Et c'est très bien, encore une fois, je ne veux pas retirer des mots,
21:41je veux en ajouter.
21:42Et qu'on ait si peu de mots pour nommer nos amitiés.
21:45Et je pense à Robert Musil dans « L'homme sans qualité »
21:47qui suggérait, il y a longtemps maintenant,
21:50qu'on puisse nommer des amitiés d'après les parties du corps.
21:53On pourrait ainsi parler d'une amitié de gorge,
21:56quelque chose qui se trouve entre la poitrine et la tête,
21:58d'une amitié de cuisse, je ne sais pas,
22:00il faudrait se demander ce que c'est !
22:02Qu'est-ce que ce serait une amitié de bouche ?
22:04Evidemment, là, ça paraît un peu fantaisiste.
22:07Donc, il faudrait inventer des mots nouveaux pour ces relations-là,
22:10plus précis, plus…
22:11Oui, mais encore une fois, je ne cherche pas tellement à légiférer
22:14ou à normer, ce ne seraient pas des mots qui les finiraient,
22:16mais juste se sentir la possibilité de croire fort,
22:21de donner vraiment de l'importance à certaines relations
22:23qui en ont, mais parfois, à défaut de savoir comment les nommer,
22:26on les met un peu sur le côté.
22:28Ou parce qu'elles sont moins reconnues, aussi, peut-être, politiquement.
22:32Je suis assez, quand même, dans tous les cas, sensible
22:35à ce que dit Ellen Genachini sur le fait que,
22:37oui, il y a une hiérarchisation des modes de relation,
22:40aussi dans les droits, par exemple,
22:43qu'on accorde aux gens qui ont des familles
22:45et qui ont des besoins pour leurs familles,
22:47et celles qui n'en ont pas, qui n'ont pas de famille,
22:49ou qui ne sont pas mariés, ou qui, je n'en sais rien,
22:53dans la relation la plus importante, la plus forte,
22:55celle qui compte le plus, c'est celle avec un meilleur ami,
22:57et on ne peut pas, par exemple, faire que notre meilleur ami
23:02reçoive notre héritage, pardon, j'ai mal formulé ma phrase,
23:06mais vous avez compris ce que je voulais dire.
23:08Choisir notre meilleur ami comme héritier.
23:09Oui, Sophie Calle, par exemple, je vais trouver ça intéressant,
23:13a fait une exposition où elle n'a pas d'enfant,
23:16ses parents sont morts, et elle se demande
23:18où iront ses objets à sa mort,
23:20et elle a imaginé comme ça toute une vente aux enchères chez Drouot,
23:24en imaginant à qui ça pourrait revenir,
23:28et c'est vrai que c'est des questions qui sont bien sûr très intimes,
23:33qui sont très personnelles, qui sont littéraires, etc.,
23:36mais qui sont aussi politiques, je pense.
23:38Vous vous posez à votre tour la question
23:40de fonder une famille dans ce livre-là,
23:42on a beaucoup parlé de la famille dont vous venez,
23:44mais ce mot famille, vous l'avez dit, il est abîmé pour vous,
23:47alors comment on peut penser à faire famille,
23:49à fonder sa propre famille,
23:50quand le mot même est lesté comme ça d'un poids ?
23:53Est-ce que cette écriture, l'écriture de La Faille,
23:56vous a permis de trouver des réponses à cette question-là ?
23:58Je ne me la pose pas tellement en ces termes,
24:01je pense, qu'est-ce qu'on peut inventer pour vivre ?
24:05Je crois à l'amour.
24:11Je crois à l'amour,
24:13et j'entends très bien que ce mot, par exemple,
24:17le mot d'amour, soit abîmé pour certains.
24:20J'entends très bien, j'ai même d'ailleurs des amis proches
24:23qui me disent qu'eux, autant la famille est vraiment un refuge,
24:27autant, par exemple, l'idée de couple,
24:30ou de couple amoureux,
24:32est quelque chose qui les menace,
24:34est quelque chose qui les abat, etc.
24:37J'entends ça, je trouve ça intéressant,
24:39j'aime lire des livres qui défendent ça,
24:42qui rappellent ça,
24:43que c'est un mot qui peut être source de violence,
24:45pour des personnes qui ont trop souffert,
24:47dans des composantes amoureuses délétères, à nouveau.
24:51Mais moi, j'y crois.
24:53Et je crois à l'amour, non pas comme manière de continuer
24:58la famille, disons, comme manière de sortir de la famille biologique
25:01et d'en fonder une autre,
25:02mais au contraire, je crois à l'amour
25:04comme manière de pirater ces logiques-là.
25:09Je crois à l'amour un peu pirate,
25:12à des amours aussi,
25:14et là je le mets au pluriel,
25:16volontiers anarchiques,
25:17qui ne se sentent pas obligés de se célébrer
25:20dans des formes qui ont été pré-pensées.
25:23Je crois, par exemple, à l'amour hors mariage,
25:25et encore une fois, je ne prône pas,
25:27je ne dis pas que tout le monde...
25:28Je me sens obligée toujours de dire ça,
25:30parce que je sais que c'est des sujets qui crispent,
25:31parce que ça concerne tout le monde dans sa part la plus intime,
25:34et qu'on est tellement habitués à entendre des discours prescriptifs
25:39qu'on n'entend plus quand il s'agit de descriptions aussi personnelles,
25:43intimes et ouvertes,
25:45qui tendent la main, mais qui n'obligent en rien.
25:47Donc moi, je n'oblige personne à vivre la manière dont je vis,
25:52mais c'est vrai que je crois à l'amour dans ce qu'il a de...
25:56Allez, je vais employer un gros mot de l'époque,
25:59de disruptif !
26:00Parce qu'on parle d'amour, votre conjoint est présent aussi dans ce livre.
26:03Vous vous adressez directement à lui,
26:05avec un tu qui apparaît, qui revient régulièrement.
26:08Comment est venu le désir de cette approche directe ?
26:11Ça a été long à trouver,
26:13et ça a été un grand soulagement quand j'ai trouvé le tu,
26:15parce que pendant tout un temps, je me disais
26:17je ne peux pas faire l'économie de parler de lui,
26:23parce que ça me permettait justement de développer un peu ce que je viens de dire,
26:27des logiques un peu pirates de l'existence,
26:30ce qu'on peut trouver aussi dans l'amour.
26:32Mais j'en parlais à la troisième personne,
26:34j'en faisais comme un personnage,
26:36et il y avait quelque chose, je pense,
26:38de la malice, ou de la pudeur, ou du respect,
26:40qui transit entre nous,
26:41qui ne fonctionnait pas dans ce choix narratif-là.
26:44Et donc, j'ai essayé d'autres choses,
26:46j'ai essayé de ne pas en faire un personnage unique,
26:49mais de mêler plusieurs relations
26:51pour en faire une sorte de personnage, je ne sais pas quoi,
26:53théorique, imaginaire, ça ne marchait pas, ça sonnait faux,
26:55les pages ne tenaient pas,
26:57les phrases ne tenaient pas sur la page.
27:00Et puis, je crois que c'est dans diverses lectures,
27:03et notamment dans la lettre à D, d'André Gorce,
27:06que l'adresse me parlait,
27:10mais dans d'autres, là, j'ai l'esprit d'escalier,
27:12ça ne me revient pas,
27:13mais d'autres livres parus récemment,
27:15où il y a ce tu,
27:17et je l'ai essayé,
27:18soudain, j'ai passé certains passages au dessus,
27:20et je me suis dit,
27:21oh là là, mais là, je retrouve complètement la tonalité,
27:24la tonalité que j'aime.
27:25Et c'est aussi, je pense que,
27:28en écrivant La Faille,
27:29j'avais la tentation d'écrire un essai,
27:32à un moment, je l'ai eu,
27:33j'ai eu la tentation, avant ça même,
27:35d'écrire un roman,
27:36finalement, non, ni un essai, ni un roman.
27:39Donc, j'ai choisi cette espèce de forme hybride de non-fiction
27:41dont on a parlé,
27:43mais au bout d'un moment,
27:44c'était tellement informé, le texte,
27:46c'est-à-dire, je donnais des dates,
27:47je pensais avec des sociologues,
27:49des historiens, des auteurs, etc.,
27:51qu'il y avait comme un manque de chaleur, je pense,
27:55il y avait un manque,
27:56et peut-être, allant avec la chaleur,
27:58un manque de tendresse,
28:02de vulnérabilité, peut-être.
28:05Et en fait, c'est en trouvant cette espèce de manière
28:08d'écrire au-dessus que j'ai écrit
28:10ce qui sont les passages les plus vulnérables,
28:14peut-être les plus littéraires aussi, paradoxalement.
28:16Avec la vulnérabilité vient une écriture plus littéraire.
28:19Et je me suis dit, tiens ça y est,
28:21le texte me ressemble davantage.
28:22Vous vous êtes placée en tant que lectrice sur ce texte,
28:25sur cette question de tout à l'heure.
28:27Et en effet, La Faille s'appuie sur un certain nombre
28:29de références, des livres que vous avez lus,
28:31mais pas seulement.
28:32Je voulais qu'on écoute Laure Murat,
28:34qui dans son roman essai aussi,
28:36je ne sais pas comment le définir,
28:37Proust, roman familial,
28:38parle de cette injonction au silence.
28:40C'était dans l'heure bleue en 2022.
28:42Je ne vais pas m'étendre sur ma vie personnelle,
28:46mais il se trouve que cette famille aristocratique
28:49à laquelle j'appartenais,
28:51je l'ai quittée pour ne plus la revoir
28:54au jour où je suis sortie du placard
28:58et dit que j'étais homosexuelle.
29:01Et donc ça a été l'exclusion,
29:04la fermeture complète que je ne regrette pas.
29:07Enfin, ce n'est pas agréable,
29:09mais je ne le regrette pas.
29:10Je n'ai jamais regretté, en tout cas,
29:12ce geste qui a été au fond très libérateur.
29:15Or, et c'est là où c'est très intéressant,
29:18Proust n'arrête pas de réfléchir
29:22à cette rhétorique et ces stratégies
29:26de dissimulation des homosexuels
29:28qui, évidemment, subissent cette injonction au silence
29:32que moi j'ai subie aussi,
29:34adolescente et plus jeune.
29:36Injonction au silence qui interdit absolument
29:39la révélation de cette sexualité.
29:44Est-ce que, Blandine Rinkel,
29:45vous écrivez, vous aussi,
29:46pour apprivoiser cette injonction au silence ?
29:49Et est-ce que vous pensez, en écrivant,
29:50à tous ceux qui y sont soumis ?
29:52Oui.
29:53En tous les cas, pour ce livre spécifiquement,
29:56je n'ai jamais tant écrit en pensant aux autres.
29:58Ce qui est paradoxal,
29:59parce que je pense que c'est le livre
30:00le plus âpre, le plus intime que j'ai écrit.
30:02Mais justement, depuis cet endroit de solitude,
30:05je ne l'ai jamais autant renvoyé aux autres.
30:09Et oui, bien sûr, je pense à des personnes
30:12que je connais,
30:13mais aussi à des personnes
30:15à de potentiels inconnus,
30:17dont je sais qu'ils ne peuvent pas dire
30:20certaines choses,
30:22dont je sens aussi parfois
30:24qu'ils ne peuvent pas formuler certaines choses.
30:27Et j'irai plus loin,
30:29et je pense qu'il y a des personnes
30:30qui formulent des souffrances,
30:32qui formulent des désirs
30:34qui ne sont pas entendus,
30:36qui ne sont pas pris en compte
30:38par leur famille,
30:40et qui ont beau les formuler,
30:41qui ne sont pas écoutés,
30:43qui ne sont pas entendus.
30:45J'ai évidemment revu Fiesten
30:47pour écrire ce livre.
30:48La grande scène familiale.
30:50Oui, et j'étais très surprise en le revoyant,
30:52parce que dans mon souvenir,
30:55c'était très long dans le film
30:57que l'enfant,
30:58enfin l'enfant qui est adulte,
30:59d'ailleurs au moment où il parle,
31:00mais que Christian, je crois,
31:04ose dire,
31:05lors d'un repas familial,
31:07pour fêter l'anniversaire de son père,
31:09qu'il avait été violé par ce même père,
31:11férocement,
31:15je ne sais pas comment qualifier ça,
31:16à plusieurs reprises, etc.
31:18Pour moi, c'était long qu'il ose le dire.
31:19Mais en fait, en revoyant Fiesten,
31:20j'ai été très surprise
31:22de remarquer qu'il le disait
31:24dès, je crois,
31:25les 20 ou 30 premières minutes du film,
31:26d'un film qui fait, je ne sais plus,
31:28110 minutes, quelque chose comme ça,
31:29et qu'en fait, ce qui est très très long,
31:31ce n'est pas qu'il le dise,
31:32c'est que ce soit entendu.
31:33Donc oui, injonction au silence,
31:35mais parfois l'injonction au silence
31:38passe par le fait de ne pas entendre
31:40ce qui est pourtant dit.
31:41Mais c'est le rôle de la romancière,
31:42selon vous, de mettre des mots
31:43sur des comportements,
31:46des phrases, des sentiments
31:48que d'autres n'ont pas les moyens de dire ?
31:51Ça fait partie de votre mission ?
31:53Je ne sais pas si je me vois une mission,
31:56mais oui, je cherche à nommer,
31:58en tous les cas.
31:59C'est ce que j'expliquais tout à l'heure,
32:01je ne cherche pas à prescrire ça.
32:02Pour moi, c'est le rôle de quelqu'un qui,
32:04par exemple, d'un homme, d'une femme politique,
32:07mon endroit spécifique,
32:09et ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'enjeu politique,
32:11mais l'endroit spécifique de ce que je fais
32:14et de ce que je fais quand je me mets face à ma page,
32:16c'est essayer de nommer le plus exactement possible
32:22et de ne pas arrondir les angles.
32:25Toutes ces références culturelles
32:26que vous convoquez dans ce livre,
32:27qui vous soutiennent dans votre propos,
32:29ce sont aussi les traces de votre vie de lectrice.
32:32Lire, vous l'avez souvent dit,
32:33vous a permis de vous échapper
32:34de cette cellule familiale.
32:35Et de l'espace géographique où vous avez grandi,
32:38qui très vite vous a paru trop petit.
32:40Est-ce que c'est une façon de rendre hommage
32:42à toutes ces histoires, à toutes ces autrices et auteurs
32:45qui vous accompagnent depuis longtemps,
32:46de les convoquer comme ça dans ce livre-là ?
32:48On a parfois l'impression d'une collection.
32:50Oui, oui, je l'assume,
32:52parce que je pense que c'est directement lié à mon propos.
32:54C'est-à-dire qu'on vient d'écouter Laure Murat.
32:56Elle, elle répète beaucoup dans Proust-Romand familial.
32:59Enfin, non pas qu'elle soit répétitive.
33:01Mais en tous les cas,
33:02j'ai vraiment retenu ça de ce livre.
33:04Qu'en lisant Proust, notamment, dans son cas,
33:08elle avait été comme déciée du refus de savoir
33:13caractéristique de son milieu et de sa famille.
33:15Et je pense que ce refus de savoir,
33:17il n'est pas propre à l'aristocratie dont elle provient.
33:20Il peut y avoir, en fait, dans les maisons,
33:23dans les appartements, un espèce de truc qui dit
33:25écoute, ça ne nous regarde pas,
33:27quand on parle des autres.
33:28Oui, oui, il ne vaut mieux pas dire ça.
33:31Ça va créer du conflit
33:32quand on parle d'un désaccord.
33:34Écoute, écoute, non, on n'en parle pas.
33:38Vous voyez un peu cette tonalité-là.
33:40Et c'est vrai que ce refus de savoir,
33:43je l'ai éprouvé.
33:48Et là où je trouvais des gens obsédés
33:52par l'idée de savoir, acharnés, en fait,
33:54à l'idée de dire ce qui va s'en dire,
33:56à l'idée de formuler ce qui est censé aller de soi.
34:02Des gens, en fait, c'est ça, obsédés par l'idée
34:04de ne pas aller de soi, mais aller aussi des autres,
34:06aller ailleurs, aller, voilà.
34:08Là où je trouvais ces personnes-là,
34:10oui, c'est vrai que c'est surtout dans les livres.
34:12Mais je pourrais évidemment parler de films.
34:14D'ailleurs, j'en parle dans le livre aussi.
34:15Oui, dans le livre aussi.
34:17Dans votre livre.
34:19Je pourrais parler de films,
34:20je pourrais même parler de musique.
34:22C'est vrai que dans l'art,
34:24j'ai trouvé des gens acharnés à l'idée
34:26de dire ou d'exprimer d'une manière ou d'une autre
34:28ce qui est censé aller s'en dire.
34:30La faille, c'est aussi un livre-objet.
34:32On y trouve des schémas, des photos.
34:34Pourquoi avoir tenu à accompagner le texte
34:37de ce matériel-là ?
34:41Pour les schémas, etc.,
34:43enfin, pour ce qui est écrit à la main,
34:44parce qu'il y a aussi des bouts de graphie,
34:46ne serait-ce que le famille faille.
34:51C'était une manière très directe d'assumer
34:53que je partais de quelque chose de très personnel,
34:55de très intime, etc.
34:57Je pense qu'inconsciemment,
34:58même si on n'y réfléchit pas,
34:59on le sent quand on voit le livre.
35:03C'est un truc un peu obsessionnel aussi.
35:05J'aime bien le bandeau qui est en couverture
35:07parce qu'il y a un petit côté...
35:09On voit votre écriture manuscrite.
35:11Oui, mais il y a un côté...
35:13On sent bien que c'est obsessionnel,
35:14que c'est comme une hantise.
35:17Moi, je voudrais un peu d'humour à ce sujet.
35:20On voit bien qu'il y a un truc qui ne va pas aussi,
35:22qui se répète comme ça avec acharnement,
35:24qui n'est pas réglé.
35:26Mais les schémas, j'aimais bien aussi,
35:28parce que j'écris à la main.
35:30Quand je commence à écrire,
35:32avant de retravailler l'ordinateur,
35:34j'écris.
35:35Là, par exemple, nous ne sommes pas à la télé,
35:37donc vous ne voyez pas,
35:39mais j'ai un carnet.
35:40J'ai vraiment toujours un carnet sur moi
35:42et les idées que je travaille,
35:44je les travaille avant tout.
35:46En fait, des idées passent,
35:47elles me travaillent,
35:48et je travaille ce qui me travaille.
35:49Et je le fais avant tout à la main.
35:51Et je trouvais pas mal de garder ça.
35:53C'est-à-dire de toujours avoir en tête
35:54que, encore une fois,
35:55je crois que c'est pour dire
35:56que je ne prescris pas,
35:57que je ne cherche pas
36:00à être au-dessus de mon sujet,
36:01mais qu'en fait, j'écris
36:03depuis une part très vulnérable,
36:05et qu'il y a cette part qui tremble
36:06quand elle écrit aussi.
36:07Et je voulais qu'on le voit graphiquement.
36:08Après, j'aimais aussi l'idée
36:09qu'il y ait des formes composites.
36:11Par exemple, il y a une lettre
36:12vers la fin du livre,
36:13il y a des annexes avec des listes,
36:15la liste de 50 livres où habiter...
36:17Ça, j'aime beaucoup.
36:18On retrouve des sélections,
36:20par exemple, 10 livres d'arrachement brutaux,
36:22ou 10 livres de métamorphose,
36:23des conseils, des recherches d'élections...
36:24Oui, j'aimais bien ce côté ludique,
36:25parce que c'est vrai que c'est un sujet aussi qui...
36:27Enfin, c'est une hantise
36:29qui est évidemment quand même lourde.
36:32Il y a des morts dans le livre,
36:33il est quand même question de souffrance,
36:35ça et là.
36:36Mais pourtant, je crois qu'il y a de la joie,
36:39il y a des rires qu'on arrache dans ce livre.
36:41Il y a cette espèce d'ardeur
36:44à rester pirate d'une manière ou d'une autre.
36:46Et j'aimais bien qu'il y ait quelque chose aussi
36:48de ludique dans l'objet,
36:49c'est-à-dire qu'il y ait des choses qu'on prend
36:52et des choses qu'on rejette,
36:53qu'il y ait des formes qu'on comprend spontanément
36:55et d'autres peut-être auxquelles il faudra revenir
36:57plusieurs fois pour les saisir.
36:59J'aimais essayer en tous les cas
37:01d'avoir cette générosité-là, peut-être.
37:05En tous les cas, moi dans les livres que j'ai...
37:07Dans plusieurs livres que j'ai lus ces dernières années,
37:10j'ai aimé ces espèces de formes hybrides
37:13qui se mêlaient, le fait d'avoir des schémas,
37:15le fait d'avoir des citations,
37:16le fait d'avoir des listes de livres, etc.
37:18Et donc j'ai voulu continuer ce geste.
37:21Les médias de culture, c'est déjà fini pour aujourd'hui.
37:24Votre livre La Faille vient de paraître chez Stock.
37:26Je signale aussi que vous vous produirez
37:28avec le chanteur Maison Pierrot
37:30dans La Faille, l'espace et la lumière
37:32à la Scala Paris, le 4 février prochain.
37:34Merci beaucoup, Blandine Rinkel.
37:36Merci à vous.
37:37Et puisque vous êtes aussi musicienne,
37:38nous nous quittons en écoutant
37:39Toupie de Robert Jacques Lahana
37:41en featuring avec votre groupe Catastrophe.
38:22Cette émission a été préparée par Aïssa Touendoy,
38:35Oriane Delacroix, Boris Pinault,
38:37Marceau Vassi, Zora Vignier, Lise Ripoche
38:39et Louis Kosnar.
38:40Elle est réalisée par Laurence Malonda
38:42avec, à la prise de son, Alex Dang.

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