Parmi les plus grands poètes français, il y a Hugo, Beaudelaire, Césaire et peut-être bientôt Falmarès. À 24 ans, ce jeune poète prodige, a déjà eu mille vies et subi mille épreuves. Dans une autre existence, il a été un enfant de Guinée, sans histoire. Contraint à l'exil à l'âge de 15 ans et précipité sur les routes de l'immigration illégale, il connaît le froid du désert algérien, l'horreur des prisons libyennes, la traversée de la Méditerranée sur un bateau de fortune et la maladie, avant d'arriver en France. Dans ce pays refuge devenu pays d'accueil, il se consacre désormais à sa passion, l'écriture. L'exil, le chagrin, l'isolement ou les racines familiales sont autant de thèmes qu'il interroge à travers sa poésie. En quoi cet art recèle-t-il d'un pouvoir salvateur ? De qui porte-t-il la voix ? Quelle relation le poète a-t-il noué avec la France ? Cette semaine, Rebecca Fitoussi reçoit le poète Falmarès dans « Un monde, un regard » sur Public Sénat. Année de Production :
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00:00Générique
00:02...
00:22Notre invité pratique un art
00:24qu'on ne pratique plus beaucoup aujourd'hui,
00:26un art apprécié des connaisseurs,
00:28des lettrés, des férus de littérature.
00:31Cet art, c'est la poésie.
00:33Rimbaud, Hugo, Césaire...
00:35Alors que la génération TikTok, sa génération,
00:38ne les lit peut-être qu'à l'école,
00:40lui, les lit tous les jours, partout, tout le temps.
00:43Notre invité est poète, un poète reconnu et publié.
00:47Il écrit des vers depuis qu'il a 15 ans,
00:49des vers qui disent tout de ce qu'il a vécu et ressenti
00:52dans son parcours d'exilé,
00:54tout de ses traumatismes d'orphelin déraciné,
00:57tout de ses déceptions face à l'inhumanité.
01:00Cet art peut être sauvé du chagrin, de l'isolement,
01:03de la perte de sens.
01:05La poésie comme outil d'expression et de résilience
01:08face au drame qu'il a enduré,
01:09comme lorsqu'il a traversé la Méditerranée
01:11à bord d'un Zodiac à la dérive, avec 180 personnes en détresse.
01:15Aujourd'hui, sa poésie est une rencontre entre deux mondes.
01:18Elle est un pont entre la Guinée et la France,
01:20le pays où il a ses racines et celui où il se crée un avenir.
01:23Adieu Guinée, pays des ancêtres, écrit-il dans l'un de ses poèmes.
01:27Cet adieu au pays de son enfance est-il réel, définitif ?
01:31Quand on s'est arraché à sa terre natale,
01:33est-on toujours balancé entre deux mondes ?
01:35Doit-on choisir une identité ou devient-on la somme des deux ?
01:39Posons-lui toutes ces questions dans un mondain regard.
01:42Bienvenue, Falmarès.
01:43Merci d'avoir accepté notre invitation au Sénat, au Dôme tournant,
01:46auteur de plusieurs recueils de poèmes,
01:48dont Soulagement, aux éditions Les Mandarines,
01:51et catalogue d'un exilé chez Flammarion,
01:54ambassadeur de la paix, lauréat du prix de poésie de l'UNICEF.
01:57On va revenir sur votre parcours et votre poésie,
02:00mais je voudrais commencer par évoquer votre lien avec la France,
02:03un pays dans lequel on décide de se créer un autre avenir.
02:06Est-ce que ça crée un attachement particulier ?
02:09Est-ce que vous avez le sentiment d'avoir une double identité aujourd'hui ?
02:12Est-ce qu'il y a une espèce de métissage qui est en train de s'opérer ?
02:15Oui, je pense que ça se fait d'une manière naturelle.
02:19Moi, je suis arrivé en France à l'âge de 15 ans,
02:22par l'histoire que vous avez dite, en quelques mots,
02:26l'histoire de mon exil, la perte de ma maman, etc.
02:30Et donc, à 15 ans, quand on vient dans un pays comme la France,
02:35peu importe le pays,
02:38et puis on fait des années dans ce pays,
02:40donc on s'imprègne de cette culture aussi.
02:43Et la culture, la langue, etc.,
02:45je connaissais un peu cette langue française depuis la Guinée.
02:49Mais aujourd'hui, j'ai aussi une famille en France,
02:53ma famille en Bretagne.
02:56Et donc, les rencontres que j'ai faites,
02:59des amis, des amitiés, les lieux aussi, la nourriture française,
03:04donc j'ai une double culture aujourd'hui,
03:06la culture africaine, guinéenne et française aussi.
03:10Est-ce que vous pensez que cette vie de poète
03:12aurait été possible en Guinée ?
03:14Ou dans un autre pays que la France ?
03:16Ou c'est parce que c'était la France que ça a été possible, d'après vous ?
03:20Alors, je ne peux pas dire l'avenir,
03:24je ne pourrais pas le dire certainement,
03:26parce que quand j'étais en Guinée,
03:29je ne connaissais pas la poésie au départ.
03:31Je ne savais pas, je n'avais pas eu de cours de poésie en Guinée,
03:34j'ai fait mes études jusqu'au collège à Conakry.
03:37Et ensuite, c'est vraiment l'Italie que j'ai commencé à écrire.
03:41Et là, j'ai commencé à écrire pour me lire,
03:43je me lisais, ça m'aidait à m'endormir.
03:45Ce n'était absolument pas une passion.
03:47C'est vraiment en France que la poésie, l'écriture,
03:49est devenue une passion pour moi.
03:51Et grâce aux rencontres avec les éditions Les Mandarines
03:54qui m'ont publié.
03:55Si cette rencontre n'avait pas eu lieu,
04:00peut-être qu'aujourd'hui, on n'en serait pas là.
04:04Donc il y a ces phénomènes, ces rencontres-là
04:06qui m'ont amené jusqu'ici aujourd'hui.
04:09Et peut-être que ça aurait été dans un autre pays,
04:12ça aurait été en Guinée, ça aurait été ici,
04:14mais je ne pourrais pas le dire.
04:16En tout cas, je suis devenu poète en France
04:19grâce à ces rencontres.
04:21C'est à Nantes que vous avez élu domicile.
04:24C'est d'ailleurs Nantes que vous demandez comme destination
04:27quand une association vous recueille à 20 milles.
04:29Et alors Nantes, parce que vous aviez en mémoire
04:31un joueur de foot guinéen, Ismaël Bangoura,
04:34qui jouait au FC Nantes.
04:37C'est assez drôle comme choix. Est-ce qu'il l'a su ?
04:38Est-ce que vous avez pu lui dire ?
04:41Pas encore.
04:42Je n'ai pas eu de contact avec Ismaël Bangoura encore,
04:45mais c'est un joueur qu'on aimait beaucoup,
04:47qu'on aime toujours beaucoup,
04:49parce qu'on le regardait jouer au football
04:52avec l'équipe nationale de Guinée.
04:53Et moi, je suis un amateur de football.
04:56Et il y a quelques mois,
05:00le FC Nantes m'a invité à son académie.
05:04Et donc j'ai rencontré quelques joueurs du FC Nantes.
05:07Et donc j'aime bien cette équipe aussi.
05:10J'aime bien le foot.
05:11Et Nantes, c'est venu comme ça.
05:15Je ne connaissais rien de Nantes avant ce moment-là.
05:19Je ne connaissais que les couleurs du FC Nantes.
05:21Et tout ce que j'ai écrit,
05:23tout ce que j'ai écrit aujourd'hui sur Nantes,
05:24tout ce que j'ai découvert sur Nantes,
05:26je l'ai découvert à Nantes même.
05:28Et c'est Bangoura aussi votre nom de famille,
05:30votre vrai nom de famille.
05:32Encore une histoire d'identité double, d'ailleurs.
05:34Pourquoi Falmarès ?
05:35Alors Falmarès, c'est un ami qui me l'a donné
05:38quand nous étions à l'école primaire.
05:40Ah, c'est d'être.
05:41Et je n'ai pas accepté au départ.
05:43Et avec le temps, j'ai fini par accepter
05:46parce que tout le monde m'appelait comme ça.
05:48Dans ma famille, ma grand-mère,
05:50et mes frères, etc., et des amis.
05:53Pourquoi ?
05:54Parce qu'on a, en fait, en Guinée,
05:57beaucoup de noms, de prénoms qui se ressemblent.
06:00Un exemple, quand j'étais au collège, dans ma classe,
06:04on avait quatre personnes, on était quatre garçons,
06:07le même nom et le même prénom.
06:10Donc on a deux manières de...
06:12Quatre Mohamed Bangoura.
06:13Voilà, quatre Mohamed Bangoura.
06:14Donc il fallait vous distinguer.
06:15Il fallait nous distinguer.
06:16Et dans ma famille paternelle,
06:18on est une dizaine
06:21à avoir le même nom et le même prénom
06:23parce que le prénom, c'est le prénom du grand-père paternel.
06:27Donc tous ses enfants lui donnent un nom à leurs enfants.
06:32J'ai une archive à vous proposer, Falmarès.
06:36C'est une archive qui nous a été transmise par nos partenaires,
06:38les archives nationales.
06:39Ne vous inquiétez pas, je vais la lire pour les gens qui nous écoutent.
06:41Il s'agit d'une liste de personnes
06:42pour lesquelles les demandes d'admission
06:44aux droits de citoyens français ont été refusées
06:47par application du décret du 25 mai 1912.
06:50Dans cette liste, il y a Joseph Bangoura,
06:52né à Ciboto, en Guinée française,
06:55demeurant à Toulon, sergent au tirailleur sénégalais.
06:58Il y a Joseph Diouf, né au Sénégal,
07:00demeurant à Bamako, secrétaire expéditionnaire.
07:03Alexienne Gratier, née en Côte d'Ivoire,
07:05sous-brigadier auxiliaire des douanes.
07:08C'est sûrement difficile de se voir refuser
07:09la naturalisation française.
07:11Est-ce que vous, vous l'avez demandé ?
07:12Vous souhaitez être français ?
07:14Je n'ai pas encore fait la demande
07:15parce que dans ma procédure,
07:18il faut cinq années
07:21pour l'obtention du premier titre de séjour.
07:25J'ai eu mon premier titre de séjour en 2019,
07:30donc il faut encore un peu de temps.
07:32Mais vous le souhaitez ?
07:34Oui, bien sûr, mais je me sens déjà français.
07:37Dans l'âme, j'écris en français,
07:40j'ai ma famille française, je l'ai dit tout à l'heure,
07:43des amis, beaucoup de mes amis,
07:45et aujourd'hui, je connais beaucoup de choses.
07:48Je commence à comprendre beaucoup de choses
07:49de la France que de la Guinée.
07:51C'est un peu paradoxal, je ne pourrais pas dire ça,
07:54mais en tout cas, je voyage beaucoup en France
07:57et je rencontre énormément de gens de français
08:00et d'ailleurs d'autres nationalités aussi.
08:03Donc la France, c'est mon pays aussi de cœur,
08:08c'est mon pays aussi, d'une certaine façon.
08:12Après cette arrivée en France,
08:13alors que vous êtes lycéen et que vous êtes à quelques mois du bac,
08:17vous recevez ce qu'on appelle une OQTF,
08:19obligation de quitter le territoire français.
08:21Aujourd'hui, ces lettres résonnent de façon très négative,
08:25même infamante parfois dans le débat public.
08:28Qu'est-ce que ça vous fait, vous qui avez été
08:30sous le coup d'une OQTF ?
08:33Alors c'est à ce moment-là,
08:36parce que le moment où j'ai reçu cette OQTF,
08:39j'étais en alternance aussi à l'école et à l'entreprise
08:43où je travaillais et il y a énormément de jeunes
08:46qui reçoivent cette obligation de quitter le territoire.
08:49C'est des choses qui sont, malheureusement,
08:52et qui nous marquent parce que...
08:56Et moi, je ne m'attendais absolument pas à cela.
09:00Heureusement, les gens se sont mobilisés pour...
09:03Et finalement, l'OQTF a été levée.
09:06– Ça vous a blessé ?
09:08– Bien sûr, c'est un sentiment...
09:11On se pose beaucoup de questions à ce moment-là.
09:14Et c'est vrai, c'est des choses, aujourd'hui,
09:16qu'il faut revoir dans l'administration,
09:19dans la manière de gérer tout ce qui est les dossiers
09:22sur les étrangers, les personnes qui arrivent en France.
09:25– Pourquoi ? Ça vous semble anonyme, brutal ?
09:29– C'est brutal, c'est un peu violent.
09:33Je pense qu'avant d'envoyer une OQTF à une personne,
09:38il faut regarder quand même le dossier.
09:40Il faut réétudier le dossier avant,
09:44parce que c'est des choses qui sont, on dit souvent, arbitraires.
09:48Et ça ne devrait pas être comme ça.
09:50Et ça ne devrait pas être comme ça.
09:52Et aujourd'hui, moi, j'ai connu un jeune homme dans ma classe
09:55quand j'étais en première, qui a eu aussi une OQTF.
10:01Il n'a pas pu passer son bac.
10:04– Il est parti.
10:05– Il est parti, il se retrouve dehors, il se retrouve dans la rue.
10:10Parfois, les gens sont obligés de faire certaines choses,
10:14certaines choses illégales pour survivre.
10:17Et ça ne devrait pas se passer comme ça.
10:19Quelqu'un qui a un travail, qui est bien inséré dans la société,
10:23qui n'a rien fait de mal,
10:25ne doit pas avoir une obligation de quitter le territoire.
10:28C'est des choses que nos gouvernants,
10:31nos préfectures en France doivent révoir, vraiment.
10:35– Alors, vous êtes né à Conakry, vos parents venaient de Coba,
10:38à 200 kilomètres de la capitale.
10:39Votre père était le seul de sa famille à être allé à l'école, jusqu'au bac.
10:43Votre maman était mère au foyer et, chose rare, elle était fille unique.
10:47Alors que la plupart des familles guinéennes
10:49sont à l'image de celles de votre père, des familles nombreuses,
10:52vos parents se séparent quand vous êtes jeune.
10:54Vous vivez près de votre grand-mère maternelle,
10:56une femme forte, une grande pêcheuse, dites-vous,
10:59une femme calme qui cherchait tout le temps le compromis.
11:02Ça a été une figure marquante de votre enfance.
11:04Les grands-parents sont importants en Guinée ?
11:06– Oui, les grands-parents sont très importants
11:08et ma grand-mère maternelle dont vous parlez,
11:11ça me touche énormément.
11:13Elle est, pour moi, je pense que la figure la plus marquante de ma vie
11:18jusqu'à aujourd'hui encore.
11:19Parce que sa simplicité d'abord, le travail, son rapport avec la nature,
11:25son rapport avec ses semblables.
11:27Quand il y avait des problèmes, par exemple, avec ses voisins, ses voisines,
11:31elle cherchait toujours à résoudre ça, à trouver des compromis.
11:36Et ça, ça m'a marqué.
11:38Je n'ai jamais vu ma grand-mère maternelle fâchée, par exemple, en colère.
11:43Même parfois, on fait énormément de bêtises,
11:46étant enfant, mais elle ne se fâchait jamais en colère.
11:51– Une grande sagesse.
11:52– Et ça, j'aurais aimé avoir son humilité, sa sagesse
11:56et sa compréhension de la nature humaine et de la nature tout court aussi.
12:02– Une enfance pleine de souvenirs heureux avec votre frère et votre sœur.
12:06Tout bascule quand votre maman décède brutalement.
12:08Des maux de tête qui la rendent en quelques jours
12:10incapables de communiquer, de vous reconnaître et d'être autonome.
12:13Jusqu'à son décès, moins de dix jours après ses douleurs à la tête,
12:17elle meurt presque dans vos bras.
12:18A priori, rien ne vous prédestinait à l'exil.
12:22À aucun moment, ça n'avait été une question ou un sujet dans votre esprit ?
12:25– Non, absolument pas, ça ne m'a jamais traversé l'esprit.
12:28À cet âge-là, avant le décès de ma maman, on était une famille heureuse.
12:33Et moi, je n'avais pas connu tous les trébuchements
12:37qui sont arrivés plus tard, des violences, etc.
12:41Dans la famille, avec la belle-mère, des choses qui m'ont poussé à fuir.
12:46– C'est la violence qui a suivi le décès de votre mère qui vous pousse à partir ?
12:50– Oui, avec la seconde épouse de mon père, etc.
12:54Et c'est vraiment ça qui a été le point déclencheur aussi, après le décès.
13:01Et moi, on était vraiment très heureux, on était très heureux.
13:06– Et vous décidez de partir avec presque rien, un sac à dos,
13:09vous ne mettez même pas une bouteille d'eau dans ce sac à dos,
13:12c'est presque suicidaire comme départ ?
13:14– Alors, je ne m'attendais pas, je ne voulais pas faire tout ce voyage.
13:20– Vous vouliez aller où au départ ? Qu'est-ce que vous cherchiez ?
13:24– Je voulais juste fuir, et tout ce qui se passait,
13:29ensuite je suis monté dans un taxi Bruce qui m'a ramené jusqu'à Bamako.
13:36Au départ, je voulais juste fuir, tout simplement.
13:39– Alors, il y a eu le Mali, Bamako, Gao,
13:41dans un camion Ben qui transportait du sable, toujours sans eau,
13:44l'Algérie, le désert, un stop à Tamanrasset où vous errez dans le froid,
13:49et là, un homme s'arrête et vous emmène sur l'un de ses chantiers
13:52pour aller travailler pour lui comme aide-maçon,
13:55il vous loge, il vous nourrit, il vous fait même lire votre premier livre,
13:59hors livre scolaire, un livre d'Amadou Mpateba, écrivain malien,
14:03mais il ne vous paye pas, il donne l'argent aux futurs passeurs
14:08qui vont vous faire traverser la Méditerranée.
14:11On a du mal à savoir si, finalement, cet homme a été un bienfaiteur,
14:15et si ces passeurs ont été des gens qui vous ont aidé ou, au contraire,
14:19qui vous ont poussé à un exil auquel vous ne pensiez pas forcément.
14:22– Alors, le monsieur, d'ailleurs, il m'a pris à Tamanrasset,
14:28ensuite il m'a ramené à Algiers, il m'a mis au chaud
14:32dans un de ses chantiers de bâtiment où je travaillais,
14:34j'avais bien sûr 15 ans à cette époque-là,
14:37mais il me posait souvent des questions,
14:40il me disait, comment ça se fait que tu sois ici, et pourquoi tu es là ?
14:46Il me posait un certain nombre de questions, on discutait,
14:48je me souviens même, il m'avait invité chez son papa,
14:52son papa qui est vraiment très cultivé, on a discuté toute l'après-midi,
14:56son papa m'a offert un thé dans son jardin.
14:59– Donc plutôt une belle rencontre.
15:00– Une très belle rencontre, et qui m'a prêté le livre d'Amadou Mpateba,
15:05je ne savais même pas qu'il lisait, qu'il y avait des livres, etc.,
15:08c'est lui qui m'a prêté le livre d'Amadou Mpateba,
15:11comme ça j'ai découvert pour la première fois le livre physique en main,
15:16et donc après 7 mois quasiment, plus de 6 mois dans ce chantier de bâtiment,
15:22il m'a confié aux gens pour me faire passer.
15:25– Et ça, pourquoi ? Pourquoi fait-il cela ? Vous aviez demandé à partir ?
15:28– Non, je n'ai rien demandé, il m'a dit que c'est là,
15:32et il m'a dit que ce n'est pas un endroit pour toi,
15:36travailler dans ce chantier à cet âge-là.
15:39– Et puis là, vous partez pour la Libye, vous atterrissez dans un camp,
15:44là vous connaissez ce qu'on appelle l'enfer libyen,
15:47avec des hommes qui viennent armés, qui tirent dans le taf,
15:51vous voyez des gens se faire tuer, vous, vous tombez gravement malade ?
15:54– Oui, toute la violence, la violence physique, psychologique,
15:58et aussi la violence verbale, même si on ne connaît pas tous les mots,
16:03mais on entend, et donc toute la violence encore,
16:08qui se passe aujourd'hui en Libye, dans ces zones-là, pendant 2 mois,
16:12et moi je suis tombé malade durant tout ce temps-là,
16:17et ensuite dans un zodiaque de 7 mètres à 7 mètres.
16:20– Et là, vous êtes appelé, votre nom est appelé,
16:22et vous êtes embarqué dans un zodiaque.
16:24– Pour une fois, oui.
16:25– Il n'y a presque plus de carburant, le bateau est en train de couler,
16:29et finalement vous voyez arriver les secours.
16:31Qu'est-ce qu'on ressent à ce moment-là ?
16:33Vous ne saviez pas nager ? – Non.
16:34– Vous n'aviez pas de gilet de sauvetage,
16:37qu'est-ce qui se passe dans votre esprit quand vous voyez des sauveteurs ?
16:39– Alors, pour moi vraiment, j'ai encore du mal à me souvenir de tout ça.
16:44– C'est vrai ?
16:44– J'étais dans un état un peu… – Second ?
16:48– Voilà, parce que j'étais tellement malade,
16:51et à ce moment-là, je ne me souviens même plus
16:54de comment je suis quitté dans le zodiaque pour monter dans le bateau.
16:59– C'est le black-out total, vous êtes complètement…
17:02– Je ne me souviens même plus de ce moment-là,
17:04exactement comment ça s'est fait.
17:06Ça s'est fait pour moi comme un éclair.
17:09Et c'est des moments où je me souviens juste
17:13de plusieurs femmes qui étaient évanouies,
17:16ils attendaient des enfants,
17:19et beaucoup d'enfants aussi qui étaient dans le zodiaque,
17:24et le zodiaque, l'eau remplissait le zodiaque, etc.
17:28Et donc c'est des moments vraiment
17:32où il n'y avait pas vraiment un sentiment particulier pour moi de peur.
17:38Je pense qu'il y a un sentiment plus que la peur, qui est au-delà de la peur.
17:42Si on arrive à des moments où on a connu énormément de choses
17:45en peu de temps, parce que tout ce qu'on voit en Libye,
17:49c'est voir les gens mourir devant toi, c'est dur.
17:55C'est dur encore à cet âge-là.
17:58Et donc on n'a plus peur, je ne sais pas,
18:01peut-être il y a un sentiment, un autre sentiment au-delà de la peur
18:05qui se manifeste finalement,
18:06on se remet à quelque chose de plus grand, finalement.
18:11– Est-ce que vous vous sentez une responsabilité aujourd'hui ?
18:14Est-ce que vous avez l'impression de devoir écrire
18:16pour ces gens morts en Méditerranée ?
18:18Je vous pose la question parce que dans l'un de vos poèmes,
18:20vous écrivez « Oh frère, je vous chante,
18:23et si je ne vous chante, qui donc vous chantera ? »
18:26Est-ce qu'écrire, c'est faire vivre la mémoire
18:28de ceux qui sont morts en Méditerranée,
18:30ou de ceux qui ne peuvent pas exprimer cet enfer qu'ils ont vécu ?
18:33– Oui, je pense que naturellement, c'est un devoir pour moi
18:38de témoigner de cela, de raconter, soit par la poésie,
18:43soit avec vous, par exemple, cet après-midi.
18:46Et c'est une manière aussi de faire révivre ces mémoires-là,
18:52parce qu'il y a beaucoup de gens qui ne traversent pas,
18:55soit le désert, qui ne sortent pas de ces camps-là, de ces prisons-là.
19:00Il y a beaucoup de gens qui n'arrivent pas à traverser la Méditerranée.
19:05Et parfois même ses parents, voilà,
19:08personne ne sait où est-ce qu'ils sont, ils sont disparus.
19:13Et en tant qu'écrivain, en tant qu'artiste,
19:17c'est aussi la fonction de l'écrivain, de témoigner de son époque
19:24et aussi de ces mémoires-là, tout simplement.
19:26– Vous savez s'ils savent en Guinée que vous réussissez ainsi,
19:31que vous portez la voix de ces gens qui fuient ?
19:33Vous savez si vos messages sont entendus ?
19:37– Alors, j'ai des amis en Guinée que j'ai rencontrés grâce aux réseaux sociaux,
19:43nous communiquons, mais la poésie ce n'est pas le genre le plus populaire.
19:49– Oui c'est vrai. – Malheureusement.
19:52Mais il y a quelques personnes qui me connaissent,
19:56grâce à qui on communique,
19:59mais il n'y a pas encore eu de vraies rencontres.
20:02Comme ici souvent, en France les médias s'intéressent à moi,
20:06à mon histoire, et je remercie toutes les personnes
20:09qui me font cet honneur-là, comme vous, de m'être sur un plateau.
20:14Je n'ai pas encore eu d'article de presse.
20:18– Là-bas non, il n'y a pas. – Pas encore.
20:22– Et d'ailleurs ce choix de la poésie, c'est vrai qu'il est quand même un peu atypique,
20:25surtout à votre âge, c'est un art malheureusement un peu désuet,
20:29effectivement, qui n'est lu, je le disais en introduction,
20:31que par des férus de littérature ou des amoureux de la poésie,
20:34mais ils sont de moins en moins fréquents, pourquoi la poésie ?
20:38– Alors, quand je suis arrivé à Nantes, précisément,
20:43je passais tout mon temps dans la médiathèque,
20:47j'ai passé plusieurs jours à dormir dehors,
20:49ensuite j'ai été accueilli par une association qui m'a ensuite hébergé,
20:54et pendant ce temps-là, je n'avais rien à faire,
20:57parce que c'était une situation d'attente,
21:00il faut attendre la validation du juge d'enfant, etc.
21:05Et moi je partais ce moment-là dans les médiathèques,
21:07j'étais très timide, je n'osais pas parler aux gens,
21:10donc je passais tout mon temps dans les médiathèques à lire,
21:14c'était des endroits chauds, des endroits très calmes aussi,
21:18donc je lisais, j'ai découvert la littérature française d'une manière générale,
21:23la littérature argentine, grecque, etc., romaine aussi, d'Italie.
21:28Mais pourquoi la poésie ? Pourquoi cet art-ci ?
21:30La rencontre avec ces écrivains-là, les écrivains de la négritude,
21:34Senghor Césaire, les écrivains grecs, les écrivains argentins,
21:38comme Borges aussi, que j'aime beaucoup,
21:41Italiens, Dante, et aussi Allemands, comme Goethe, etc.,
21:45c'est vraiment la force de ces écrivains-là,
21:48le calme aussi, l'histoire d'Odyssée, Homère, etc.,
21:53c'est vraiment ces histoires-là qui m'ont poussé à aller
21:56vers la poésie en particulier,
21:58parce que la poésie, c'est un genre, d'une manière générale, bref,
22:02mais aussi qui est vraiment très fort, très fort en émotions,
22:06qui permet aussi de dépasser certaines choses.
22:09C'est le choix.
22:11Et maintenant que vous êtes plus posé, plus installé,
22:13est-ce que l'inspiration vient toujours ?
22:15On dit parfois qu'avec le confort, on est moins inspiré,
22:19les artistes sont moins inspirés quand ils vivent des choses plus douces
22:21que des douleurs et des épreuves.
22:23Est-ce que vous sentez que l'inspiration vient quand même,
22:25même si aujourd'hui ça va mieux, et tant mieux ?
22:28Les gens disent qu'on grandit en écrivant,
22:31on prend de l'âge, mais aussi on grandit,
22:35c'est-à-dire qu'on apprend aussi.
22:37En écrivant, on apprend au fur des années.
22:40Et moi, ce que j'essaie de faire,
22:42c'est de ne pas être loin, très loin des gens,
22:46de tout ce qui m'entoure, c'est-à-dire du peuple, etc.,
22:49les gens qui m'entourent, de chanter les chants populaires
22:54et aussi le quotidien.
22:56Vous les restez connectés, pour ne pas vous éloigner de ça.
22:59Pour ne pas m'éloigner du réel,
23:03de la simplicité aussi de la vie,
23:05et tout simplement pour toucher plus de personnes.
23:12J'ai des photos à vous proposer, Falmarès.
23:18La première, la voici, il s'agit d'une manifestation hostile à la France,
23:21en Afrique de l'Ouest.
23:22Aujourd'hui, la France et ses symboles sont parfois chassés d'Afrique,
23:26Mali, Sénégal, Niger.
23:28Les populations tournent peu à peu le dos à l'ancien colonisateur,
23:32souvent, parfois, pour se jeter dans les bras des Russes.
23:35Quel regard vous portez sur cela ?
23:37Vous qui avez adopté la France, justement.
23:40Je pense que cette jeunesse-là a besoin d'une manière
23:44de se parler comme d'égal à égal,
23:48parce que c'est des pays souverains.
23:50En fait, je pense que la politique française,
23:53les politiciens, les responsables français
23:56doivent aussi s'adapter à cette nouvelle réalité,
24:01à changer aussi, peut-être, les manières de négocier
24:05certaines choses avec l'Afrique, d'une manière générale.
24:09Et les Africains, nous, les Africains,
24:11aussi, on doit, bien sûr,
24:13quitter cette idée d'anciens colonisés.
24:20Et donc, c'est un jeu dans ce double-là, et à la fois...
24:24Chacun doit faire un pas.
24:26Chacun doit faire un pas pour trouver de nouveaux compromis.
24:29De toute façon, on est faits pour vivre ensemble.
24:32Nous sommes sur la même planète, il faut qu'on se supporte.
24:35On n'a pas le choix. C'est pragmatique.
24:38J'ai une 2e photo. Il s'agit d'une femme qui s'appelle Elma Saiz.
24:41Elle est ministre espagnole de l'inclusion et des migrations.
24:45Elle a porté la réforme qui va faciliter la régularisation
24:47de dizaines de milliers de migrants supplémentaires par an en Espagne.
24:52En France, on sent bien qu'on est sur une tendance plutôt inverse.
24:55Qu'est-ce que ça vous inspire ?
24:57Alors, voilà, les pays sont différents.
25:00Les pays, chacun est souverain, a le droit de faire sa politique.
25:05Mais je pense que cette politique-là
25:07ne doit pas oublier notre humanité commune,
25:10quelle qu'en soit les fonctions qu'on voit aujourd'hui,
25:14en Italie aussi, dans d'autres pays un peu plus à l'est de l'Europe.
25:19Et on ne doit pas oublier que ce sont des êtres humains
25:23qui font parfois, par nécessité, parce qu'ils n'ont pas le choix,
25:27pour d'autres politiques, parfois dues à des politiques de leur pays,
25:31dues à d'autres politiques aussi.
25:33On ne doit pas oublier notre humanité.
25:36Ça, c'est vraiment important à prendre en compte
25:39parce que ces gens qui arrivent aussi apportent.
25:43On a énormément d'exemples en France et ailleurs,
25:48les gens qui ont quitté d'autres pays pour venir en France,
25:52qui ont apporté énormément de choses à la France
25:55et à d'autres pays aussi.
25:57Donc ce ne sont pas que des fardeaux, ce ne sont pas que des menaces,
26:01ce ne sont pas que des problèmes.
26:05C'est aussi des sources d'inspiration,
26:08c'est parfois des voix aussi,
26:10c'est parfois... Ils apportent de nouvelles choses aussi.
26:13On ne doit pas oublier tout cela.
26:15Falmarès, nous sommes entourés de quatre statuts
26:17qui représentent chacune une vertu.
26:19Il n'y a pas l'humanité, mais il y a la sagesse, la prudence,
26:23la justice et l'éloquence.
26:25Laquelle de ces vertus avez-vous envie de défendre
26:28ou celle qui vous caractérise peut-être ?
26:30La sagesse.
26:32Sagesse, prudence, justice, éloquence.
26:35Sagesse, je ne m'estime pas encore sage.
26:39J'espère qu'un jour, je serai sage comme ma grand-mère.
26:43L'éloquence, j'aimerais bien avoir de l'éloquence.
26:48Et la prudence, mais pas trop.
26:51Pas trop de prudence,
26:53parce que trop de prudence aussi...
26:57Ca empêche d'agir.
26:58Ca empêche d'agir aussi.
26:59Mais la justice, je me tourne vers la justice.
27:02Je pense que le monde a besoin de plus de justice,
27:07plus de choses, tout ce qui se passe aussi autour de la justice.
27:12Autour de nous, les classes, etc.
27:17Les personnes qui sont dehors, qui dorment dehors.
27:21On en a besoin, un peu plus de justice,
27:27d'équilibre entre tout ce qui nous entoure
27:30pour se tourner vers l'avenir,
27:32pour construire un monde beaucoup plus meilleur que nous avons.
27:36La justice, c'est votre appel et ce sera votre mot.
27:39Merci infiniment, Falmarès, d'avoir été notre invité ici
27:41au Dôme-Tournon au Sénat.
27:42Merci à vous de nous avoir suivis comme chaque semaine.
27:44Émissions à retrouver en replay sur notre plateforme publicsénat.fr,
27:49mais aussi en podcast.
27:50À très vite, merci.