• avant-hier
La contrainte n’a jamais été un handicap pour la création."
BRUT BOOK. Son roman “L’anomalie”, écoulé à plus d’un million d’exemplaires, lui a permis de remporter en 2020 le Prix Goncourt. Aujourd’hui, Hervé Le Tellier revient avec un livre étonnant, "Les Contes de Jaime Montestrela". L’occasion de discuter avec lui de l’Oulipo, groupe de recherche littéraire qui aime s’imposer des contraintes pour écrire.
Transcription
00:00Je pense que tous les livres ne sont pas faits pour tout le monde.
00:02Si on faisait des livres pour tout le monde, ça serait « Oui, oui, la voiture jaune »
00:06et « J'ai passé l'âge ».
00:08Une légende scandinave raconte que Noël prendra fin le jour où le Père Noël,
00:14ayant grandi, cessera enfin de croire aux enfants.
00:17L'organisation d'entraide des Alcooliques Anonymes s'inquiète depuis 2001
00:23de la concurrence grandissante d'un groupe, les Anonymes Alcooliques,
00:27qui réunit des individus tombés dans ce fléau qu'est l'alcoolisme
00:30parce que personne ne les connaît.
00:32Je comprends très bien que ça puisse passer à côté de pas mal de gens.
00:36Un livre comme ça, qui est un livre joueur,
00:39qui est un livre qui est censé se retrouver finalement aux toilettes,
00:43c'est ça mon projet, que le lecteur le mette dans ses toilettes,
00:47et que de temps en temps, à des occasions diverses et variées,
00:49il puisse l'ouvrir et en lire de nouveau.
00:52Et que parfois, on a eu plusieurs fois le compte, il découvre une couche nouvelle,
00:56à l'occasion d'une autre lecture.
00:58Donc c'est ça mon projet.
00:59– C'est un projet réussi, parce que j'ai lu plusieurs fois aux toilettes.
01:01– Ah ben vous voyez, c'était une grande victoire.
01:05Je m'appelle Hervé Letellier, je suis écrivain,
01:08et mon dernier livre publié s'appelle
01:10« Les comptes liquides » de Jaime Montestrela.
01:13– Le grand public vous connaît surtout pour votre livre « L'anomalie »,
01:17prix concours 2020, vendu à plus d'un million d'exemplaires,
01:20je ne compte même plus le nombre d'exemplaires maintenant.
01:23Mais on ne sait moins, vous êtes aussi président de l'Oulipo depuis 2019,
01:29si je ne me trompe pas.
01:31Petite question, c'est quoi l'Oulipo ?
01:34– L'Oulipo, c'est l'ouvrage de littérature potentielle.
01:36C'est un groupe de travail qui réunit des écrivains, des mathématiciens,
01:41et qui s'intéresse à ce qu'on appelle la littérature sous-contrainte.
01:45Alors, qu'est-ce que c'est que la littérature sous-contrainte ?
01:47On peut dire que c'est quasiment toute la littérature,
01:49jusqu'à l'arrivée de ce qu'on peut appeler en poésie le ver libre,
01:53et le roman non-contraint.
01:56– Il y a quelque chose qui peut être, pour certains, contre-intuitif.
02:00C'est-à-dire que souvent, l'image de l'artiste, de l'écrivain,
02:03c'est justement un être libre.
02:06Or là, dans la contrainte, c'est l'artiste se contraint lui-même.
02:11– Oui, je comprends l'ambiguïté, mais en fait, si vous regardez les sculpteurs,
02:18ils sont déjà pris par une notion très forte qui est celle de la gravité.
02:21Quand Michel-Ange sculpte un cheval, si son cheval se casse la gueule,
02:26ça n'est plus un cheval, c'est une sorte de morceau de ruine.
02:30Et l'air de rien, ça signifie un équilibre dans le mouvement du cavalier,
02:36dans la position des jambes du cheval,
02:41qui exige énormément en termes de réflexion.
02:44Donc la contrainte n'a jamais été un handicap pour la création.
02:47Au contraire, c'est à la fois un outil, c'est à la fois un levier,
02:51c'est à la fois une façon de travailler qui jamais ne vient handicaper le résultat final.
02:57Ce qui est vrai, et ce qui est évidemment une conséquence de l'usage d'une contrainte,
03:03c'est qu'on n'écrit pas un premier jet quand on est écrivain sous contrainte.
03:07On va écrire un premier jet peut-être, on va avoir une première phrase,
03:10et cette première phrase va être retravaillée indéfiniment.
03:13Mais c'est le cas de tous les écrivains qui vont tout le temps penser
03:17que pour un paragraphe, il faut consacrer une demi-heure, trois quarts d'heure.
03:20La grande erreur, c'est de penser que les livres se produisent en très peu de temps.
03:23Stendhal disait 20 lignes par jour. 20 lignes par jour, c'est très peu en fait.
03:27Ça veut dire qu'il faut du temps.
03:28L'une des œuvres les plus connues écrites par un membre de l'Oulipo,
03:32c'est sans doute La Disparition, le livre de Georges Pérec.
03:35Je veux bien qu'on en parle un peu ensemble, et peut-être d'abord on peut rappeler de quoi il s'agit.
03:38Alors en 1967 ou 68, Georges Pérec s'interroge sur ce que peut donner un texte
03:45lorsqu'on se prive dans l'alphabet de la lettre la plus courante, c'est-à-dire en français le E.
03:52Et il va commencer à écrire avec un autre auteur qui est Marcel Bénabou,
03:57le début de ce qui va devenir La Disparition, qui est le récit finalement,
04:02non seulement il y a une histoire à l'intérieur,
04:04mais c'est aussi le récit de la disparition de la lettre E.
04:08Et ce dont on va se rendre compte au fur et à mesure qu'on avance dans la lecture de La Disparition,
04:14c'est que ce que fait Pérec, c'est proposer au lecteur quelque chose de très inattendu,
04:18c'est-à-dire de regarder quel est le texte avec des E qui est caché derrière le texte sans E.
04:23Par exemple, il va décrire une recette, qui n'est pas une recette, mais une concoction,
04:29enfin la concoction, d'une glace, qui est une glace au café.
04:36Mais ce glace au café est impossible, parce qu'il n'est pas possible de faire une glace au café,
04:40donc on propose un parfait au chocolat.
04:42Parfait au chocolat, parce que le chocolat n'a pas d'E et que le café en aurait un.
04:45Donc quand on lit le texte La Disparition de Pérec,
04:50La Disparition de Georges Pérec,
04:52on se rend compte que Georges Pérec a proposé un jeu au lecteur,
04:56qui est de regarder le sous-texte en permanence et de regarder une aventure.
05:01Et finalement, le livre La Disparition de Pérec contient plus de mots différents,
05:08bien qu'ils se privent de la lettre E,
05:11qu'un roman extrêmement long comme Les Rougos Macards d'Émile Zola.
05:15C'est étonnant, c'est-à-dire que les choix, qui sont des choix extrêmement radicaux de privation,
05:21donnent naissance à un texte qui va prendre dans le dictionnaire tous les mots qui n'aient pas d'E.
05:27Et finalement, il y a énormément de mots qui n'ont pas d'E
05:30et auxquels on ne penserait pas faire usage.
05:35Par exemple, Casohar, franchement, je n'ai jamais écrit un texte avec Casohar ou Okapi.
05:42– C'est des animaux.
05:43– Des animaux.
05:44Les nombres, il n'a pas le droit à 2, mais il a le droit à 3.
05:47Il n'a pas le droit à 4, mais il a le droit à 5.
05:506, mais pas 7, etc.
05:51Et donc, il va faire des choix, y compris dans le nombre de personnages
05:55qui sont dictés par la contrainte.
05:57Et dans la traduction, parce que ce livre est traduit,
05:59évidemment, ça devient tout à fait autre chose.
06:01Par exemple, les Français n'ont pas de problème avec le nombre 8,
06:06mais les Anglais, c'est 8.
06:078, il y a un E.
06:08Donc, il faut un autre nombre que 8.
06:11Et tout est comme ça.
06:12On n'a pas le droit à fenêtre, mais les Anglais ont le droit à window.
06:16Donc, le livre va changer.
06:18La traduction de la disparition, c'est réécrire intégralement la disparition.
06:22Et ça a été fait dans une bonne dizaine de langues,
06:24ce qui prouve que ça donne des idées aux traducteurs.
06:28– L'oulipo, je comprends le plaisir intellectuel de l'exercice,
06:32mais est-ce qu'on ne perd pas un peu quelque chose qui relève du cœur ?
06:36– Non. Alors ça, je réponds tout de suite non.
06:39Parce que, vraiment, si c'était le cas, il faudrait jeter à la poubelle
06:46les contemplations de Victor Hugo, qu'il écrit pour la mort de sa fille.
06:49Il faudrait jeter à la poubelle aussi Virgile,
06:53il faudrait jeter Ronsard, Dubélé,
06:56qui ont donné avec la contrainte des textes extraordinaires.
07:00Et je ne crois absolument pas que le fait d'utiliser une contrainte dans un texte
07:05nous éloigne de l'émotion.
07:06Au contraire, si c'était le cas, il faudrait aussi jeter le rap,
07:09il faudrait aussi jeter tout ce qui rime, tout ce qui, à un moment donné, est rythmé.
07:13En fait, non.
07:14En fait, ce qui se passe, c'est qu'on sait le sentiment qu'on veut transmettre.
07:19On ne sait pas exactement les mots qu'on veut transmettre,
07:21mais on sait le sentiment qu'on veut transmettre.
07:23Et peu importe si c'est rythmé, si c'est rimé, etc.
07:26Si c'est rimé et rythmé, il va y avoir un effet supplémentaire
07:29qui est peut-être la musicalité en plus.
07:35Et cette musicalité en plus, ça permet de s'en souvenir,
07:37ça permet de la mémorisation, ça permet des choses
07:40qui ne sont pas forcément contenues dans la prose.
07:42Si je vous demande de vous souvenir de La cigale et la fourmi, vous y arriverez.
07:45Si je vous demande de vous souvenir du début d'un roman, vous n'y arriverez pas.
07:48Donc, la musicalité, elle est présente,
07:51elle ne coupe absolument pas de l'émotion.
07:54Et au contraire, parfois et souvent, elle la soutient.
07:58– Quand on est écrivain, on est derrière sa feuille ou son ordinateur et on écrit.
08:03L'oulipo, ça permet d'appartenir à une famille, à une sorte de collectif.
08:07Est-ce que pour vous, c'est important, ça ?
08:10– Je crois que c'est ce qu'il y a de plus important, en fait.
08:12D'une certaine manière.
08:14Parce que l'oulipo fait deux choses.
08:18D'abord, beaucoup plus que ça, mais au moins deux.
08:22La première, c'est que ça amène de la confrontation, de l'émulation.
08:34Et ça, c'est quelque chose qu'on ne trouve pas forcément dans la solitude.
08:39Donc, on va trouver peut-être de l'encouragement également.
08:43Et puis, ça fait une deuxième chose, ça autorise.
08:46C'est-à-dire qu'on a des gens autour de nous, à l'oulipo,
08:49qui vont nous dire, maintenant, ce que tu fais n'est pas totalement idiot.
08:52Ça a du sens et tu peux le faire.
08:55Et même si ça te semble absolument absurde, tu peux continuer dans cette voie.
09:01Donc, il y a quelque chose de l'ordre de l'encouragement,
09:04de l'ordre de l'autorisation qui nous est donnée,
09:07qui fait qu'on va peut-être plus loin que nous n'irions tout seuls.
09:11Donc oui, collectif, ça, il n'y a aucun doute.
09:14Et famille aussi, parce que le métier d'écrivain est assez solitaire,
09:18même très solitaire.
09:21Donc, ça peut pousser, par exemple, au tout-à-l'égo,
09:25à une sorte de mégalomanie ou à une sorte de dépression, selon les cas.
09:28C'est la même chose, en fait.
09:31Et le caractère, disons, familial, tout simplement,
09:36fait qu'on est protégé de ce qui menace quand même pas mal l'écriture,
09:41c'est de se prendre pour plus sérieux qu'on ne doit l'être.

Recommandations