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« Au bonheur, des livres » a le plaisir cette semaine de célébrer une manifestation littéraire tout à fait singulière, qui connaît le succès depuis plus de 40 ans, pour le plus grand bonheur des écrivains et d’un abondant public de lecteurs : la Foire du livre de Brive ! À l’occasion de sa 42e édition, Claire Chazal accueille ainsi celui qui en est le président et qu’on ne présente plus : Jérôme Garcin, journaliste émérite et écrivain de talent, qui vient parler de son dernier livre, « Des mots et des actes » (Ed. Gallimard), passionnante évocation des auteurs français pendant la Seconde Guerre mondiale, certains résistants et d’autres, trop nombreux, collaborateurs … Il sera accompagné sur le plateau par un autre écrivain également présent à Brive, naguère lauréat du prix Goncourt (en 2007 pour « Alabama Song ») et auteur aujourd’hui d’un très beau nouveau roman, « Le monologue de la louve » (Ed. Lattès), qui met en scène une reine un peu oubliée de l’Antiquité, Hécube, cette souveraine troyenne dont il fait un personnage moderne et une source de réflexion contemporaine sur la place des femmes. Avec des invités d’une telle qualité, nul doute que le meilleur de la littérature sera à l’honneur dans la conversation menée par Claire Chazal, à laquelle Public Sénat, en partenariat avec la Foire de Brive, a le plaisir de vous convier ! Année de Production :

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Transcription
00:00Retrouvez « Au bonheur des livres » avec le Centre National du Livre.
00:06Générique
00:24Bienvenue dans l'émission littéraire de Public Sénat, je suis ravie de vous retrouver pour « Au bonheur des livres ».
00:29Vous le savez, nous essayons de donner à nos téléspectateurs tout simplement envie de lire des livres,
00:34mais aussi de découvrir ou de mieux connaître leurs auteurs.
00:37Alors, deux invités aujourd'hui, nous sommes ravis de les recevoir.
00:41Merci beaucoup d'être avec nous, parce qu'ils vont nous permettre de célébrer la Foire de Brive,
00:45qui est un rendez-vous incontournable des auteurs, qui a 42 ans cette année,
00:50et qui va d'ailleurs se dérouler pendant tout ce week-end.
00:53Et pour en parler, son président, Jérôme Garcin, qui nous fait l'amitié d'être là.
00:58Et puis aussi le Prix Goncourt 2007, Gilles Leroy, qui lui aussi participe à cette Foire de Brive.
01:04Je précise, Jérôme Garcin, que vous n'êtes pas simplement le président de cette foire,
01:08mais aussi l'auteur d'un livre passionnant sur les écrivains sous l'occupation,
01:12ça s'appelle « Des mots et des actes ».
01:14Et puis vous, Gilles Leroy, vous aussi, évidemment, vous allez défendre un livre dans cette Foire de Brive,
01:18qui s'appelle « Monologue de la Louvre », qui va retracer le destin tragique d'une reine de l'Antiquité,
01:24peut-être moins connue que d'autres, qui s'appelle Écube.
01:27Cette reine de Troie qui va être chassée de son trône, dont les enfants vont être assassinés.
01:32Une femme qui souffre, qui réclame vengeance, incomprise, et qui est au cœur de la folie des hommes.
01:38Nous parlons aussi de cette Foire de Brive, mais aussi de votre amour l'un et l'autre pour la littérature,
01:43parce que je crois que c'est ce que vous partagez.
01:45Et bien sûr, vous pouvez toujours réagir sur le livre de l'autre,
01:49ou en tout cas donner votre point de vue, ce dialogue est ouvert.
01:52Jérôme Garcin, voici donc « Des mots et des actes »,
01:55les belles lettres sous l'occupation.
01:57Je rappelle que vous avez été un éminent journaliste, bien sûr,
02:01à la tête du masque et la plume, à l'Obs, des pages littéraires,
02:04aux nouvelles littéraires, dans bien des journaux.
02:08Vous avez écrit aussi de très nombreux livres, et très émouvants d'ailleurs,
02:11sur votre famille, un frère jumeau, un autre frère, votre mère.
02:15Le dernier d'ailleurs s'appelle « Mes fragiles », c'était en 2023.
02:19Alors cette fois, vous explorez, j'allais dire, la littérature,
02:22mais dans cette période bien particulière qui est la guerre.
02:26Alors vous faites, bien sûr, une liste non exhaustive
02:29de ces écrivains pendant la guerre, de ceux qui ont collaboré,
02:32et sont un peu plus nombreux, et de ceux qui ont résisté,
02:34un peu moins nombreux.
02:36On peut dire qu'il y a aussi beaucoup de vous dans ce livre, Jérôme Garcin.
02:40Il y a vous, ce que vous avez aimé.
02:43– Ce qui est vrai, c'est que c'est à la fois…
02:46Ce n'est pas un livre d'historien, c'est un livre de lecteur.
02:49Ça fait 30 ans ou 40 ans que je lis de manière un peu perverse
02:54et obstinée tout ce qui s'est écrit, textes intimes, journaux intimes,
02:59correspondances, pendant cette période-là,
03:01et que j'ai mis bout à bout mes lectures,
03:03parce qu'il manque évidemment des écrivains,
03:05d'autres qui ont collaboré, d'autres qui ont résisté,
03:08mais voilà, ce sont mes lectures,
03:10et je dirais qu'il y a aussi de moi dans le fait que j'ai repris…
03:14Il y a exactement 30 ans, aujourd'hui,
03:17j'ai publié mon premier livre qui s'appelait Pour Jean Prévost.
03:21– Alors voilà, on en parlait d'ailleurs hors antenne avec Gilles,
03:25parce que c'est celui que vous nous révélez, ce Jean Prévost,
03:28et je dois dire que ni Gilles ni moi ne le connaissions.
03:31– Eh bien, vous voyez, 30 ans après,
03:33donc j'ai eu raison de remettre en lumière cet écrivain
03:39qui est un écrivain de la NRF, de l'entre-deux-guerres…
03:44– Le Stendhal du Versailles.
03:46– Très brillant, normalien,
03:49qui était un romancier à succès,
03:53les frères Bouquin, quand ? On a oublié.
03:56Et puis, il soutient sa thèse à Lyon,
04:00pendant l'occupation, en zone libre, non occupée,
04:05il soutient sa thèse sur Stendhal,
04:07qui s'appelle La création chez Stendhal.
04:09– Vous l'avez appelé le Stendhalien du Vercors.
04:11– Qui est la plus belle étude que j'ai lue sur mon écrivain de chevet,
04:16qui est Stendhal.
04:18Et après avoir soutenu et brillamment remporté
04:23les suffrages du jury pour cette thèse sur Stendhal,
04:27ce pur intellectuel, ce pur lettré se métamorphose
04:32et monte vraiment au sens physique du terme dans le Vercors.
04:36– Où là, il va porter les armes et la tunique
04:40d'un commandant de compagnie, la compagnie Goderville,
04:44qui est le nom de son village natal, dans le pays de Caux,
04:47et il va, avec ses hommes, jour après jour,
04:50résister aux assauts des forces allemandes
04:53qui voulaient prendre le massif.
04:55Et ce qui est, pour moi, bouleversant,
04:57c'est qu'il se battait toute la journée,
05:00le soir, sous sa tente, il écrivait
05:03ce qu'allait être son ultime texte sur Baudelaire.
05:07Et cet homme qui se bat dans la journée,
05:09qui le soir fait l'éloge des fleurs du mal,
05:12est bouleversant.
05:14Et puis, au moment où les Allemands, vous savez,
05:17Londres n'a pas donné les armes qu'il fallait au massif
05:20et aux combattants du Vercors,
05:22il est descendu avec certains de ses hommes,
05:24il a été mitraillé au pied du Vercors,
05:27le 1er août 44, par les Allemands,
05:31donc au pied du Vercors.
05:33Ce qui est fou, c'est que la veille, 31 juillet,
05:35tout ça, c'était il y a 80 ans,
05:37mourait le seul écrivain français
05:41mort les armes à la main, avec Prévost,
05:44c'était Saint-Exupéry.
05:45Et le lendemain, le 2 août,
05:47on a une sorte de résumé de cette période,
05:49le 2 août 31, donc la mort de Saint-Ex,
05:511er échéant Prévost, et le 2 août,
05:54mourait devant chez Lippe, ivre mort,
05:57Ramon Fernandez, père de Dominique,
06:00qui avait été, tenez-vous bien clair,
06:02qui avait été le témoin de mariage de Jean Prévost.
06:05Et il y a une sorte de trinité fatale.
06:07On pourrait réduire la littérature sur l'occupation
06:09à ces trois jours, 31, 1er août 2,
06:12et pourquoi Ramon Fernandez ?
06:14Parce qu'il avait, donc, le père de Dominique,
06:16choisi de porter l'uniforme du PPF,
06:18le parti d'Orio,
06:20et exprimer les idées, évidemment,
06:23de l'occupant pendant ces années-là.
06:28– Et Dominique Fernandez a écrit un très beau livre sur son père.
06:30– Absolument, Ramon.
06:32– Alors, on est passé à Jean Prévost,
06:34et merci de nous le faire connaître,
06:36parce que nous ne le connaissions pas,
06:38et c'est évidemment passionnant,
06:40mais la liste que vous nous donnez,
06:42les auteurs que vous décrivez sont plutôt,
06:44j'ai envie de dire, malheureusement,
06:46des collaborateurs.
06:48Il y a déjà le titre de votre livre,
06:50Jérôme Garcin, « Des mots et des faits ».
06:52Au fond, c'est la question centrale
06:54qui est posée tout de suite,
06:56c'est-à-dire, est-ce qu'on peut séparer
06:58l'homme de l'œuvre,
07:00les faits des mots,
07:02les faits des écrits ?
07:04Et vous dites non.
07:06C'est plus compliqué que ça, d'ailleurs.
07:08– Ma jeunesse a été littéralement
07:12contre Sainte-Beuve.
07:14– Des mots et des actes, oui.
07:16– Il ne fallait pas lire,
07:18il ne fallait pas savoir
07:20ce qu'avaient pensé, fait,
07:22comment avaient agi les écrivains.
07:24Je lisais les œuvres complètes,
07:26j'étais complètement boulimique,
07:28et je ne voulais pas savoir
07:30si on s'était bien ou mal comporté.
07:32Et puis dans les années 80,
07:34c'est-à-dire les années Mitterrand,
07:36là, tout d'un coup,
07:38le journaliste que j'étais
07:40a commencé à être troublé
07:42par tout ce que nous savons,
07:44les uns les autres, c'est-à-dire…
07:46– Les fréquentations de Mitterrand.
07:48– Voilà, qui est allé jusqu'à Papon,
07:50Bousquet…
07:52Sa passion pour Jacques Chardonne.
07:54– Et tous ses écrivains, les Brasiliacs et autres.
07:56– Et puis même un air du temps,
07:58un air du temps qui était,
08:00je pense que Gilles doit s'en souvenir,
08:02qui était assez au bon chico labo,
08:04c'est-à-dire qu'à cette époque-là,
08:06il fallait republier tout Rebattet,
08:08publier un nombre de biographies
08:10de Brasiliacs.
08:12– On ouvre les yeux à ce moment-là.
08:14– Et donc à ce moment-là,
08:16j'ai commencé à me dire,
08:18on ne peut pas séparer
08:20les mots et les actes.
08:22– C'est le titre exact du livre,
08:24des mots et des actes.
08:26– Et en plus,
08:28d'autant plus que ce milieu littéraire,
08:30en gros, a ressemblé à ce fameux
08:32Voyage 41.
08:34– Il y a évidemment ce voyage
08:36que Goebbels organise…
08:38– À Weimar.
08:40– À Weimar, pas à Berlin,
08:42d'intellectuels, alors dedans,
08:44il y a Chardonne, Brasiliac…
08:46– Jouando.
08:48– Mais ils vont quand même en Allemagne, ces auteurs.
08:50– Ils vont en Allemagne à l'invitation de Goebbels
08:52et surtout, ils en reviennent
08:54en publiant
08:56dans la presse collaborationniste
08:58des éloges du nazisme
09:02à tel point que Chardonne,
09:04qui était du voyage,
09:06revenant, va faire
09:08au maréchal Pétain
09:10à Vichy le compte-rendu de son voyage
09:12et que le maréchal Pétain
09:14trouve même que Chardonne
09:16exagère tellement…
09:18Non mais c'est pour donner la…
09:20Et la littérature française de cette époque-là
09:22que j'ai appelée évidemment
09:24avec le sourire
09:26les belles lettres sous l'occupation,
09:28ce milieu, cette littérature-là
09:30a été grosso modo
09:32plutôt collaborationniste
09:34au mieux attentiste
09:36et très très rarement résistante.
09:38– Est-ce que ça peut nous détourner
09:40d'un auteur, Gilles Leroy, cette problématique
09:42de ce qu'a fait l'auteur, Céline par exemple
09:44que l'on peut admirer bien sûr pour son écriture,
09:46Braziac, est-ce que là on peut se détourner
09:48d'un auteur quand il a fait quelque chose qui est…
09:50– Je ne sais pas, moi oui.
09:52Il y a un moment où
09:54c'est une sorte
09:56d'écœurement, de dégoût.
09:58Je ne peux plus lire Céline par exemple.
10:00J'ai beaucoup lu quand j'étais adolescent
10:02parce qu'on nous le conseillait
10:04à l'école et à la fac
10:06mais non, moi je ne peux plus.
10:08Je ne peux plus lire ça, ça me…
10:10Je veux dire, il y a tellement d'écrivains
10:12en France qui…
10:14– Oui, mais ce que Jérôme
10:16énonce,
10:18et ce ne sont des moindres,
10:20bien sûr, Paul Morand vous en fait
10:22un portrait vraiment sévère,
10:24Jérôme Garcin.
10:26– Oui, tout en disant à quel point j'admire
10:28l'écrivain, le goût de ses formules.
10:30Cela dit,
10:32pour suivre la conversation
10:34avec Gilles, c'est vrai que
10:36je comprends très bien ce que vous dites
10:38mais en même temps,
10:40il ne faut pas s'empêcher
10:42de lire Céline.
10:44– Ah non, je ne dis pas,
10:46je l'ai lu.
10:48– Le problème, c'est qu'évidemment,
10:50on est toujours…
10:52On a réédité récemment,
10:54on a publié, pardon, pas réédité,
10:56les inédits de Céline.
10:58– Bien sûr, on a eu deux livres.
11:00– Le premier est en guerre.
11:02Et ça, c'est un souvenir que j'ai il y a deux ans.
11:04J'ai inscrit guerre au programme
11:06du Masque et la plume, l'émission de France Inter
11:08à l'époque. J'ai inscrit guerre au programme
11:10en disant que c'était un inédit de Céline.
11:12Qu'en pensent les critiques ?
11:14Qu'est-ce qu'ils vont en dire ?
11:16Et j'ai reçu un flot de courriers, de mails,
11:18me reprochant
11:20d'inscrire le livre
11:22d'un antisémite patenté
11:24sur une chaîne du service public.
11:28Je comprends qu'on m'ait écrit ça.
11:30Je ne comprends pas qu'on s'interdise
11:32de lire guerre ou de découvrir
11:34l'oeuvre géniale
11:36de Céline.
11:38Morand...
11:40C'est pour ça que je ne donne pas de réponse
11:42à cette question qui est quand même très compliquée.
11:44Morand, je continue à prendre
11:46un plaisir infini
11:48à la manière
11:50dont il... Les images,
11:52pour parler d'un de ses voyages,
11:54il était incroyable, il était crépitant.
11:56C'était, comme disait Céline,
11:58celui qui a inventé la langue jazz
12:00en littérature.
12:02Mais en même temps, quand je relis,
12:04ou plutôt quand je lis, la correspondance
12:06entre Paul Morand et Jacques Chardin,
12:08c'est exactement ce que dit Gilles,
12:10c'est-à-dire que c'est un monceau d'insanité
12:12antisémite,
12:14homophobe, raciste,
12:16etc.
12:18Alors vous faites justice, évidemment,
12:20à ceux qui ont résisté, comme vous dites, moins nombreux.
12:22Donc Desnos et Marc Jacob, eux, ils sont déportés.
12:24Moriak, bien évidemment,
12:26seul académicien de la résistance.
12:28C'est le seul, parce que l'Académie française
12:30est vraiment à droite.
12:32Vous en avez parlé, bien sûr.
12:34Kessel le Courageux, Jean Pollan, etc.
12:36Heureusement, ils sont là aussi.
12:38Et puis l'admirable Jacques Lucéran,
12:40à qui j'ai aussi consacré un livre,
12:42qui est ce garçon qui était aveugle,
12:44totalement aveugle à 8 ans,
12:46et qui a créé le premier mouvement de résistance lycéen
12:48et qui a été déporté à Burenwald.
12:50Alors Gilles Leroy, voici Monologue de la Louvre.
12:52Vous avez écrit une douzaine de romans,
12:54je peux dire,
12:56pris grand cours, je le disais, en 2007, pour Alabama Songs,
12:58sur Zelda, Fitzgerald.
13:00Vous aussi, vous avez beaucoup écrit sur vous-même,
13:02je le disais à Jérôme Garcin,
13:04et notamment, d'ailleurs encore, Le Fils errant,
13:06c'était en 2023.
13:08Cette fois, votre héroïne vient de l'Antiquité,
13:10c'est cette reine écume, captive d'Ulysse,
13:12qui, pour échapper à l'humiliation,
13:14va se transformer, selon certains,
13:16en chienne ou en louve.
13:18Pourquoi d'abord avoir saisi,
13:20avoir voulu parler de cette héroïne de l'Antiquité ?
13:22Peut-être parce qu'on la connaît moins
13:24que d'autres femmes ?
13:26– D'abord, on la connaît moins,
13:28mais ça m'intéresse.
13:30J'aime bien réhabiliter des figures,
13:32alors là, c'est un peu curieux de parler de figures,
13:34puisque c'est un personnage fictif,
13:36mais ces héros de la mythologie,
13:38ils sont tellement imprégnés en nous
13:40qu'on finit par les croire réels,
13:42comme s'ils étaient vraiment des rois et reines
13:44ayant existé.
13:46Et elle, je trouvais que son destin
13:48était particulièrement bouleversant,
13:50enfin, ça me bouleversait moins,
13:52que cette jeune reine de 14 ans
13:54qui va avoir, certains le disaient,
13:5619 enfants, en tout cas, elle en a 10,
13:58au moment où commence la guerre de Troie,
14:00et qui va perdre tous ses enfants
14:02dans cette guerre.
14:04– Cette guerre, qui va perdre la guerre
14:06et qui va être déchumée.
14:08– Bien sûr, et donc, cette femme
14:10désenfantée, comme on dit,
14:12puisqu'on n'a pas de mots autres pour le dire,
14:14cette mère endeuillée,
14:16me fascinait, et au-delà de ça,
14:18je me disais, c'est quand même terrible
14:20cette façon qu'on a de laisser
14:22le récit des guerres aux hommes.
14:24Les récits antiques font la part belle aux hommes.
14:26– Bien sûr, bien sûr.
14:28– Alors, on connaît un petit peu Cassandre,
14:30on ne connaît pas Andromaque, mais…
14:32– C'est ça qui est fascinant avec Écube,
14:34c'est qu'en fait, on ne la connaît pas,
14:36mais c'est la mère de Cassandre,
14:38la mère du guerrier Hector,
14:40la mère de Paris qui enlève Hélène
14:42et qui, soi-disant, déclenche ainsi la guerre de Troie.
14:44Donc, en fait, elle est la matriarche,
14:46la matrice, strictement, de toute cette…
14:48de Troie, en fait.
14:50Et donc, je trouvais ça étonnant,
14:52si peu développé…
14:54– Il faut préciser que la comédie française va s'en emparer,
14:56ça, Jérôme Garcin le sait aussi, moi aussi.
14:58Écube, pas Écube, c'est une très belle pièce.
15:00– Oui, de Thiago Rodriguez.
15:02– À Avignon, qui va venir à Salré-Cholier.
15:04– Oui, j'en ai entendu parler.
15:06– Cela dit, les livres de Gilles comportent
15:08un nombre incroyable de dialogues et d'art,
15:10ça pourrait faire du théâtre, hein ?
15:12– Totalement, et d'ailleurs, on retrouve exactement…
15:14parce que vous ne faites pas un portrait très flatteur d'Ulysse
15:16dans le livre, cher Gilles Leroy.
15:18– Mais non, mais…
15:20– C'est un héros, cet Ulysse.
15:22– Franchement, quand on plonge un peu
15:24dans la carrière d'Ulysse,
15:26dans ses faits,
15:28ses faits d'armes,
15:30ce n'est pas quelqu'un de très glorieux,
15:32c'est quelqu'un qui trahit beaucoup,
15:34on dit qu'il est rusé…
15:36– Il est fou, avec son cheval de Troie.
15:38– Oui, quand on dit qu'il est rusé,
15:40c'est au-delà de la Russe, quand même,
15:42c'est un manipulateur, il est assez pervers,
15:44en fait, pour dire les choses telles que je le décris.
15:46Et puis, n'oublions pas que c'est Écube
15:48qui parle d'un ennemi,
15:50c'est la parole d'une reine
15:52qui voit sa cité et ses enfants détruits
15:54par ce type, Ulysse,
15:56qui est son ennemi juré,
15:58avec Achille, donc elle peut difficilement
16:00dire du bien, ce serait un peu compliqué.
16:02Mais par ailleurs, je ne pense pas
16:04beaucoup de bien moi-même d'Ulysse,
16:06donc je n'ai pas beaucoup de mal à charger là-bas.
16:08– Elle va peut-être me magnifier, mais pas du tout.
16:10Elle va se transformer en loup, cette Écube,
16:12parce qu'au fond, ce que vous faites,
16:14c'est vraiment le portrait d'une mère,
16:16et c'est ça qui est touchant.
16:18Ce n'est pas la première fois, d'ailleurs,
16:20que vous parlez des relations entre une mère et son fils,
16:22ou une mère et ses enfants.
16:24C'est ça, finalement, qui nous touche.
16:26Elle se transforme en loup, comme cet animal nourricier
16:28qui va, bien sûr…
16:30– Oui, la loup qui est à la fois un animal effrayant
16:32et aussi un symbole de maternité dans l'Antiquité.
16:34– Oui.
16:36– Oui, je suis un peu
16:38hanté par cette figure
16:40des mères,
16:42des mères désenfantées,
16:44de mères endeuillées,
16:46ça tient à ma propre histoire,
16:48sans entrer trop dans le détail.
16:50Dans ma vie, j'ai rencontré
16:52plus d'une fois des mamans
16:54qui avaient perdu leurs enfants,
16:56lesquels étaient souvent des amis à moi.
16:58Et donc,
17:00quand on se retrouve jeune à accompagner
17:02des gens qui perdent un enfant,
17:04on mesure à quel point c'est vraiment la pire tragédie
17:06de la vie.
17:08Et pour Écube, c'est cette tragédie multipliée par dix.
17:10– Bien sûr.
17:12– De la démesure
17:14dans son destin
17:16et des mesures que je transcris moi-même
17:18dans ma propre écriture.
17:20Je n'hésite pas, c'est peut-être le livre
17:22où je vais le plus loin
17:24que je puisse aller dans la…
17:26– Dans les registres littéraires,
17:28poésie, violence,
17:30c'est ça qui aussi nous intéresse.
17:32Il y a des scènes de transformation
17:34qui touchent au merveilleux, au fantastique,
17:36et puis il y a des scènes de bataille…
17:38– C'est un petit cadeau que je me suis fait.
17:40– Vous y pensez.
17:42– Oui, ça fait longtemps.
17:44Écube, vraiment, j'étais dans sa compagnie
17:46depuis une bonne trentaine d'années quand même.
17:48Mais je ne savais pas qu'elle deviendrait
17:50un jour l'héroïne d'un roman.
17:52Ce n'était pas encore clair dans ma tête.
17:54Mais oui,
17:56c'est un livre
17:58où je me suis laissé
18:00aller à des choses
18:02que je n'avais jamais vraiment explorées
18:04comme le merveilleux,
18:06le surnaturel.
18:08Et j'ai trouvé un plaisir inouï
18:10auquel je ne m'attendais pas du tout.
18:12Et même dans les récits de batailles,
18:14par exemple,
18:16qui sont très très violents,
18:18je me suis découvert…
18:20– Vous êtes autorisé.
18:22– Je me suis autorisé, voilà.
18:24– Des petits chemins de traverse.
18:26Mais tout auteur parle d'une mère,
18:28enfin Jérôme Garcin aussi,
18:30vous avez évidemment parlé surtout de celle
18:32qui va perdre votre jumeau et de votre mère.
18:34Et ça, c'est des rapports qui nous touchent,
18:36mais tout le monde s'en reconnaît.
18:38Et puis c'est vrai qu'il n'y a pas de…
18:40On le sait, il n'y a pas de nom pour…
18:42– Non, il n'y a pas de mot.
18:44– Pour désigner une mère qui a perdu un enfant.
18:46– Ça reste quelque chose.
18:48– Elle est orpheline de son enfant.
18:50– C'est un tabou en fait.
18:52– C'est le nom dit,
18:54mais qui a
18:58fondé sur du vide.
19:00– Oui.
19:02C'est vrai que j'ai vu des mères
19:04dans la vie réelle,
19:06certaines qui résistaient bien
19:08à ça, qui le transformaient,
19:10et d'autres qui ne pouvaient pas,
19:12qui sombraient.
19:14Et c'est dans ce sens-là que la métamorphose
19:16des cubes m'intéresse,
19:18parce que c'est comme si tout à coup
19:20l'impensable, l'invisible
19:22de ce qu'elle vit,
19:24elle s'en échappe
19:26en changeant de couleur,
19:28en se métamorphosant.
19:30– D'une certaine façon, elle va échapper
19:32à la domination aussi.
19:34Est-ce que vous pourriez dire que ce thème
19:36de la mère ou de la femme
19:38sous la domination masculine
19:40résonne avec nos préoccupations aujourd'hui ?
19:42Ou est-ce que
19:44il s'est trouvé que vous écriviez sur cette héroïne
19:46et que ce sont aussi
19:48les questionnements dans notre société ?
19:50– Personnellement, j'aime bien
19:52écrire sur des femmes.
19:54Mais il n'y a pas de visée politique
19:56ou militante derrière tout ça,
19:58c'est juste moi.
20:00Il se trouve qu'on est rattrapé par son époque
20:02et on peut toujours se transporter 2500 ans
20:04ou 3000 ans en arrière, on est rattrapé par l'époque.
20:06J'étais en train
20:08d'écrire sur une guerre
20:10et puis la guerre
20:12est venue frapper à la porte
20:14de ma maison, de mon jardin.
20:16D'abord il y a eu l'Ukraine,
20:18puis il y a eu le 7 octobre.
20:20Donc on n'y échappe pas
20:22et de même, cette
20:24question de la condition féminine,
20:26la condition des femmes, elle est en fait
20:28présente, qu'on ne le croit,
20:30dans l'Antiquité. J'ai été frappé
20:32en plongeant
20:34un peu dans des textes parallèles
20:36aux épopées,
20:38notamment
20:40chez les moralistes,
20:42chez les historiens et ce qu'on pourrait appeler
20:44presque des philosophes,
20:46par le fait que tous
20:48s'interrogent, en ayant chacun
20:50des avis très tranchés,
20:52sur que faire des femmes,
20:54comment on fait
20:56nous, les hommes, avec les femmes ?
20:58Quelle place on leur donne dans la société ?
21:00Est-ce qu'il faut
21:02les éduquer ? Est-ce qu'il faut les garder à la maison ?
21:04Et vraiment, c'est un débat
21:06qui m'a beaucoup frappé, parce que je ne m'imaginais pas
21:08qu'il y a presque 3000 ans,
21:10déjà, cette question
21:12se posait aussi ardemment.
21:14Et c'est vrai que du coup, dans le roman,
21:16j'en ai joué
21:18de ça, parce que... – Et vous dites je, d'ailleurs.
21:20Vous écrivez à la première fois.
21:22– Première personne du féminin, comme j'ai dit.
21:24– C'est pas la première fois.
21:26– Et c'est pas la première fois. – Non, bien sûr.
21:28Et c'est vrai que ces héroïnes antiques,
21:30on aime aller les voir, d'ailleurs, au théâtre,
21:32parce qu'il y a Phèdre, parce qu'il y a Andromaque,
21:34parce qu'il y a Bérénice,
21:36parce que c'est des magnifiques personnages, quand même.
21:38– Oui, mais il faut oser. Il faut oser
21:40faire ce qu'il fait, parce que c'est pas...
21:42C'est le seul auteur de cette rentrée
21:44littéraire à oser s'attaquer
21:46à l'Antiquité,
21:48à un personnage comme Écube. C'est pas évident.
21:50– Alors, est-ce que vous allez...
21:52Je le précisais en entrée de jeu,
21:54j'ai le bonheur de vous recevoir aussi,
21:56parce que nous sommes partenaires
21:58de cette foire de Brève. C'est important, bien sûr.
22:00Qu'est-ce que c'est que votre rôle, cher Jérôme,
22:02d'être président de Brève ?
22:04– D'abord, c'est président un an.
22:06– Oui, c'est ça, vous ne voulez pas.
22:08– Il n'y a pas de quinquennat.
22:10Non, c'est assez symbolique.
22:12Alors, je suis...
22:14Je fais venir
22:16certains auteurs,
22:18je propose des rencontres
22:20avec... La première soirée,
22:22ce sera avec Gaël Faille, par exemple.
22:24– Oui, que nous avons reçue dans notre édition.
22:26– Voilà, à la fois lecteur
22:28et écrivain et chanteur.
22:30Il y aura des rencontres.
22:32J'ai voulu, par exemple,
22:34nous aimons beaucoup, Claire,
22:36vous et moi, le cinéma et le théâtre.
22:38J'ai voulu rassembler, par exemple,
22:40pour un dialogue, Marthe Keller
22:42et Rachida Brackney.
22:44Je trouve qu'elles ont chacune...
22:46– Marthe Keller qui a fait des belles mises en scène.
22:48– Marthe Keller, etc.
22:50Et donc, c'était un rôle assez symbolique.
22:52En même temps, je trouve que le...
22:54Je trouve que c'est un...
22:56Moi, je suis ravi d'y être.
22:58Je suis ravi d'y être.
23:00– C'est un rendez-vous important, on peut le dire.
23:02– Ah, mais c'est plus qu'un rendez-vous important.
23:04C'est surtout un rendez-vous
23:06qui est, finalement,
23:08qui résume, qui décrit, qui désigne...
23:10– C'est ta rentrée littéraire.
23:12– Tout ce que j'ai fait dans ma vie,
23:14c'est-à-dire organiser des rendez-vous
23:16très populaires.
23:18Moi, je n'aime pas que les deux soient distincts,
23:20voire opposés.
23:22Et à cet égard,
23:24la Foire du Livre de Brive,
23:26on le sait par sa fréquentation,
23:28on le sait par le nombre de livres qui sont vendus,
23:30par les rencontres qui sont organisées,
23:32le nombre d'auteurs qui s'y rendent,
23:34on sait que c'est un rendez-vous pour toute la région
23:36et au-delà, très populaire.
23:38Et je trouve ça magnifique.
23:40Il se trouve qu'en plus,
23:42c'est la dernière grande foire du livre
23:44juste avant la cérémonie
23:46de la distribution des prix littéraires.
23:48– C'est très important.
23:50On est content, Gilles Leroy, d'aller à la rencontre
23:52de son public dans ces moments-là,
23:54dans ces salons-là, dans ces foires ?
23:56– Pour moi, c'est un grand retour,
23:58parce que ça fait très très longtemps
24:00que je n'ai pas allé dans un salon comme ça,
24:02et à Brive particulièrement.
24:04Je fais un petit tour comme ça,
24:06une petite piqûre de rappel.
24:08– Et puis on peut rencontrer des auteurs.
24:10– Bien sûr. Objectivement,
24:12je ne veux pas dire ça,
24:14mais je le faisais plus quand je faisais ça
24:16pour rencontrer d'autres auteurs
24:18que d'éventuels lecteurs,
24:20parce qu'on ne rencontre pas vraiment
24:22les lecteurs dans ce cas de figure
24:24où on est assis derrière une table.
24:26– À Brive, je crois qu'on les rencontre vraiment.
24:28Moi, les souvenirs que j'en ai,
24:30je ne suis pas allé tous les ans,
24:32il se passait quelque chose quand même
24:34qui était de l'ordre de la rencontre,
24:36parfois même amoureuse, passionnelle,
24:38entre les lecteurs.
24:40On est ravi de pouvoir échanger
24:42quelques mots comme ça avec un lecteur.
24:44Ce que je voulais dire,
24:46c'est que moi, j'ai des souvenirs,
24:48mes souvenirs de ces salons,
24:50c'est d'avoir rencontré des auteurs
24:52qui sont parfois devenus des amis.
24:54– C'est quand même précieux parce qu'on n'a pas forcément,
24:56quand on écrit dans le silence de sa chambre
24:58et dans sa solitude…
25:00– On est quand même seuls.
25:02– Et puis à côté, il y a le marché de Brive
25:04où on festoie autour de la bonne chambre.
25:06– Oui, c'est une vraie foire.
25:08– Oui, c'est une vraie foire.
25:10– Au fond, c'est là où vous exprimez votre amour
25:12à l'un et à l'autre de la littérature
25:14qui existe depuis toujours.
25:16– Absolument, et encore une fois,
25:18je crois qu'il faut que ça soit ouvert
25:20vers le plus grand nombre.
25:22C'est comme ça que la littérature,
25:24selon moi, a un sens.
25:26– Alors, nous partageons entièrement ce point de vue.
25:28Enfin, en tout cas, nous essayons.
25:30Alors, pour compléter cette émission,
25:32quelques petits coups de cœur littéraires.
25:34Presque mourir à Venise,
25:36c'est Jacky Beroyer.
25:38Ça, c'est l'édition La Dilettante.
25:40Et c'est l'occasion, bien sûr,
25:42de parler d'une maison d'édition
25:44facilement reconnaissable à ses couvertures
25:46et qui a un catalogue formidable.
25:48Parce qu'on essaye aussi de promouvoir,
25:50de parler des maisons d'édition.
25:52Et puis, l'apparition au livre de poche,
25:54ça, il faut le signaler parce que c'est…
25:56Oui, d'un livre assez intéressant sur Proust.
25:58Enfin, plutôt d'ailleurs sur la famille de Lormura
26:00mais qui avait à voir, bien sûr,
26:02avec la famille de…
26:04Qui est un livre passionnant,
26:06passionnant et, à mon avis,
26:08très, très important
26:10où elle raconte, effectivement,
26:12comment et pourquoi la littérature,
26:14en l'occurrence, la recherche du temps perdu,
26:16l'a sauvée et a déterminé
26:18et a fondé sa vie.
26:20Voilà, parce que c'est plus un livre personnel
26:22qu'un livre sur Proust.
26:24Ça a sauvé beaucoup de gens, la recherche du temps perdu.
26:26Prix Médicis, essai de l'année dernière.
26:28Et puis, pour ma part,
26:30mais je crois que je suis assez partagée,
26:32je veux quand même citer le livre
26:34de Kamel Daoud, Ouris.
26:36Alors, je sais qu'on ne parle pas des prix
26:38mais, pour moi,
26:40c'était vraiment l'une des plus belles écritures
26:42de cette rentrée.
26:44Cet écrivain algérien qui avait écrit
26:46un morceau contre-enquête et qui, là,
26:48va nous éclairer sur une période
26:50dont on ne parle pas du tout,
26:52qu'on cache bien sûr quand on est en Algérie,
26:54c'est-à-dire cette décennie noire de 1990 à 2000
26:56où les islamistes s'en prennent un sauvagement
26:58à la population et ils racontent ça
27:00de grièvement blessés
27:02et qui, même si elle a perdu la parole,
27:04va faire le récit
27:06de ces années horribles.
27:08Kamel Daoud, d'ailleurs, qui n'a pas pu publier
27:10ce livre en Algérie, qui a été obligé de venir en France
27:12pour y vivre
27:14et y écrire.
27:16– On parlait de la résistance au début,
27:18voilà un livre de résistance d'un écrivain
27:20qui ose dire non.
27:22– Voilà, absolument.
27:24Les écrivains sous l'occupation,
27:26c'est le titre de votre livre, cher Jérôme Garcin,
27:28c'est des actes, je ne me trompe pas,
27:30et monologue de la Louvre, c'est vous Gilles Leroy.
27:32Nous vous souhaitons bonne foire du livre de Brive,
27:34dont nous sommes partenaires.
27:36Merci de nous avoir suivis.
27:38On se retrouve très vite pour Au bonheur des livres.
27:40– Sous-titrage ST' 501

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