Édouard Louis : Une transformation personnelle et littéraire en 2023

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Dans cette vidéo, on explore le parcours d'Édouard Louis, un auteur contemporain dont l'œuvre aborde des thèmes de l'identité, de la sexualité et de la classe sociale. À travers ses écrits et ses réflexions, il retrace sa propre transformation personnelle et littéraire. Cette analyse met en lumière comment son expérience de vie et ses combats résonnent avec des enjeux sociétaux actuels. Édouard Louis se révèle non seulement comme un écrivain talentueux, mais aussi comme un penseur engagé, dont les idées continuent d'évoluer et d'influencer les débats contemporains.
Transcription
00:00:00C'est une histoire de cadre.
00:00:15Ok.
00:00:16Comme ça.
00:00:17Bonjour, François Caillat.
00:00:18Je m'appelle Edouard.
00:00:19Je voudrais bien réussir ma vie.
00:00:20Être aimé.
00:00:21Être beau.
00:00:22Gagner de l'argent.
00:00:24Je voudrais bien réussir ma vie.
00:00:26Être aimé.
00:00:28Être beau.
00:00:29Gagner de l'argent.
00:00:31Et surtout être intelligent.
00:00:34Mais pour tout ça, il faudrait que je bosse à plein temps.
00:00:53Je suis né dans un village du nord de la France où, jusqu'au début des années 80,
00:01:16une usine locale employait à peu près tous les habitants.
00:01:19À l'époque où je suis né, au début des années 90, après plusieurs vagues de licenciement,
00:01:27beaucoup d'habitants étaient au chômage et tentaient de survivre avec les aides sociales.
00:01:38Mon père et ma mère avaient quitté l'école à l'âge de 15 et 16 ans,
00:01:41comme l'avaient fait avant eux mes grands-parents et comme le feraient plus tard mes frères et sœurs.
00:01:50C'est compliqué.
00:01:52De toute façon, on n'a jamais eu une seule personne à la fois,
00:01:54on n'a jamais eu une seule histoire à la fois en soi à un moment donné.
00:01:57Et donc pour moi, l'arrivée à Amiens, c'était à la fois l'échec,
00:02:00parce que j'avais échoué à être ce que mon père aurait voulu que je sois,
00:02:03j'avais échoué à être ce que ma mère voulait que je sois.
00:02:06Et en même temps, il fallait bien que je fasse quelque chose de moi-même.
00:02:11Donc il fallait bien que je convertisse cet échec quelque part en moi.
00:02:15Et donc il fallait bien que je me dise si je suis là, c'est parce que je fais quelque chose
00:02:17que ma sœur n'a pas fait, que mon frère n'a pas fait.
00:02:20J'avais ce genre de pensée violente, si tu veux.
00:02:22C'est-à-dire que quand je dis que je suis parti contre moi-même,
00:02:26et que quand je dis que je suis devenu différent et que je ne suis pas né différent,
00:02:30contrairement à ce que laisse entendre toute une tradition de l'histoire des transfuges,
00:02:34de la littérature des transfuges de classe, de la littérature des personnes qui changent de milieu,
00:02:38ça c'est une partie de moi-même.
00:02:41Ça c'est une pensée que je peux articuler aujourd'hui.
00:02:45C'est-à-dire que, évidemment, quand on est au cœur de la fuite,
00:02:50on ne pense pas les choses de la même manière.
00:02:52Et moi, quand j'étais au cœur de la fuite, je ne pensais pas les choses de la même manière.
00:02:55A la fois, je savais que j'avais échoué.
00:02:57Et à la fois, j'étais obligé de transformer mon échec, si tu veux.
00:03:01C'est comme Jean Genet qui transforme les crachats en rose, tu vois.
00:03:04Je me disais mon échec, alors peut-être que c'est le signe de...
00:03:07d'une forme de supériorité, que c'est le signe d'une forme de distinction que les autres n'avaient pas.
00:03:12Et aujourd'hui, la personne que j'étais à cette époque-là et qui pensait ça me révulse, tu vois.
00:03:16Mais pourtant, c'était le cas.
00:03:18C'est assez difficile de parler d'Amiens sans parler de ce qui a existé avant
00:03:22et sans parler de l'enfance et du village de mon enfance
00:03:25parce que les deux sont toujours liés, sont toujours liés.
00:03:29La maison me faisait honte à cause de sa façade délabrée,
00:03:33de ma chambre humide et froide que je détestais,
00:03:36dans laquelle l'eau s'infiltrait les jours de pluie.
00:03:43Une tempête très violente avait un jour arraché le volet qui,
00:03:46en se décrochant, avait fait exploser la vitre.
00:03:51J'avais peur de l'échec.
00:03:53J'avais peur de l'échec.
00:03:55Une tempête très violente, en se décrochant, avait fait exploser la vitre.
00:04:00Mon père, après que je lui avais dit, longtemps après,
00:04:04avait mis un morceau de carton pour couvrir le trou laissé par la vitre cassée.
00:04:10Il ne la changea jamais.
00:04:20Quand je suis arrivé au lycée ici, pas très loin,
00:04:25j'avais demandé à ma mère de m'acheter une veste de sport Ernest,
00:04:29qui était une marque que les footballeurs portaient,
00:04:33et qui était, dans le village où j'ai grandi,
00:04:35une marque que tous les garçons avaient envie de porter,
00:04:37qui était à la fois un symbole de masculinité, parce que c'était associé au football,
00:04:41et à la fois, je ne sais pas, quelque chose de l'ordre du pouvoir, presque.
00:04:44Et c'était une veste jaune, rouge, avec des signes et tout ça.
00:04:48C'était des choses qui coûtaient très cher,
00:04:50et j'avais demandé à ma mère de me l'acheter.
00:04:52Ma mère m'a dit que je ne pouvais pas, que je n'avais pas l'argent.
00:04:55J'ai insisté et je lui ai dit que je ne pouvais pas arriver à Amiens sans des vêtements comme ça,
00:04:59sinon je vais être totalement largué, totalement rejeté par les autres.
00:05:03Je suis arrivé avec cette veste, et quand je suis arrivé au lycée, à Amiens,
00:05:07tout le monde me regardait bizarrement,
00:05:09parce que cette veste était trop visible, trop flashy, trop fluorescente
00:05:14pour la population que je rencontrais ici, à Amiens,
00:05:17qui étaient des lycéens qui faisaient du théâtre, qui faisaient de la danse, qui faisaient de la musique,
00:05:22qui étaient plutôt d'un milieu culturel.
00:05:24Et en fait, ma veste, qui pour moi apparaissait comme un signe de distinction,
00:05:28était quelque chose ici de ringard, de presque vulgaire, de populaire.
00:05:34Et donc, ma mère s'était sacrifiée pour acheter cette veste,
00:05:39et quand je suis arrivé ici, tout le monde me regardait bizarrement.
00:05:41Et moi, j'ai pris la veste et je l'ai mise à la poubelle,
00:05:44et j'ai dit à ma mère que je l'avais perdue,
00:05:46et ma mère a pleuré, ma mère a été vraiment très mal,
00:05:49c'était quelque chose d'assez terrible.
00:05:53Et donc, c'est une histoire comme ça,
00:05:55mais ça a été pour moi vraiment le lieu où il a fallu,
00:05:59Amiens a été le lieu où il a fallu tout réinterroger,
00:06:01tout repenser, tout repenser dans mon rapport à moi-même,
00:06:04dans mon rapport aux autres, dans ce que j'étais.
00:06:16C'est le lycée, c'est le point de départ de la transformation,
00:06:43et l'arrivée à Amiens,
00:06:45c'est là que je suis venu la première fois,
00:06:50et je suis ému de voir cet endroit.
00:06:57C'était une résistante, Madeleine Michlis.
00:07:02Le lycée Madeleine Michlis, c'était un lycée d'options artistiques,
00:07:08moi j'étais là pour faire du théâtre,
00:07:09il y avait des options théâtre, il y avait des options danse,
00:07:11il y avait des options musique,
00:07:13donc les élèves qui étaient là étaient plutôt des gens qui étaient familiarisés avec la culture,
00:07:19parce qu'ils avaient des parents qui leur avaient fait faire du théâtre,
00:07:21des parents qui leur avaient fait faire de la danse, de la musique,
00:07:23et c'est pour ça qu'ils étaient ici.
00:07:25Et donc il y a eu aussi un décalage culturel immédiat,
00:07:29où tout à coup j'entendais des noms que je ne connaissais pas,
00:07:32des références que je ne connaissais pas.
00:07:34Je me souviens qu'un jour une fille parlait de Richard Wagner
00:07:40dans les couloirs du lycée ici,
00:07:42et je n'avais jamais entendu parler de Richard Wagner,
00:07:45je ne savais pas qui c'était, qu'est-ce que c'était, ce que ça voulait dire.
00:07:49Et puis je voyais que cette personne, quand elle disait Richard Wagner,
00:07:52elle en tirait une forme de fierté, une forme de sens de la distinction.
00:07:56Et je suis rentré à l'internat le soir,
00:08:00et je me suis connecté sur Wikipédia,
00:08:02j'ai regardé qui était Richard Wagner,
00:08:04et j'ai noté le plus de choses possibles sur Richard Wagner,
00:08:06et le lendemain je suis arrivé et j'ai dit
00:08:09« J'adore Richard Wagner, c'est un de mes compositeurs préférés,
00:08:12particulièrement Tristan et Iseult, vraiment, quelle oeuvre ! »
00:08:16Et en fait c'était étrange, c'était comme de mimer une vie,
00:08:24parce que je savais que si je voulais devenir quelque chose,
00:08:28il fallait le mimer, il y avait quelque chose de cet ordre-là,
00:08:32qu'il fallait faire semblant d'être quelqu'un
00:08:36dans l'espoir de le devenir à un moment donné.
00:08:39Et donc pendant longtemps, ici, j'ai dû faire semblant au lycée.
00:08:44Mais l'écart entre faire semblant et être,
00:08:49c'est une frontière qui est assez poreuse.
00:08:52Et toute personne qui a changé de milieu social,
00:08:56qui a eu une trajectoire comme ça de transfuge,
00:09:00pourrait, je pense, parler de ça.
00:09:04Qu'est-ce que veut dire mentir sur soi,
00:09:10mais dans l'espoir que ce mensonge y deviendra un jour
00:09:13la vérité de ce qu'on est ?
00:09:16Pour moi, l'arrivée à Amiens et l'arrivée au lycée,
00:09:20c'était le moment de la honte, c'était le moment de la honte sociale.
00:09:24C'est que je sentais que mon milieu était illégitime,
00:09:28que mes origines étaient illégitimes, et donc je le cachais.
00:09:31Personne connaissait ma famille, même mes amis les plus proches.
00:09:35Je voulais pas qu'ils...
00:09:38Comme des amis du lycée, les gens me disaient
00:09:40« On a qu'à aller passer un week-end chez toi, à la campagne. »
00:09:44Et moi, j'étais tétanisé par ça.
00:09:46Je me disais « Je veux pas, j'avais honte de ce que j'avais été,
00:09:49j'avais honte de qui j'avais été, j'avais honte de... »
00:09:53Et pourquoi on a honte aussi facilement ?
00:09:58Pourquoi... Je faisais déjà de la politique,
00:10:01j'étais déjà engagé très à gauche,
00:10:04et donc j'étais le premier à critiquer la violence de classe,
00:10:08et j'étais le premier à dire « Il faut pas avoir honte »,
00:10:11mais j'étais le premier à avoir honte en même temps.
00:10:16Je ne voulais pas que les autres sachent que ma mère ne ressemblait pas à la leur,
00:10:20que ma mère à moi n'avait pas fait d'études, qu'elle n'avait pas voyagé,
00:10:23qu'elle n'avait pas de vêtements aussi distingués que les leurs,
00:10:26qu'elle n'était pas souriante et lancée comme leur mère à eux.
00:10:34J'avais réussi à cacher son existence,
00:10:36mais un jour le lycée m'a dit que je n'avais pas le choix,
00:10:39il fallait qu'elle vienne.
00:10:42Quelques jours plus tard, j'étais avec elle dans le petit train au banquette rayé,
00:10:45grillé bleu, en direction d'Amiens où le lycée se trouvait.
00:10:49C'est idiot, mais j'avais peur d'être vue par des personnes que je connaissais,
00:10:53celle de mon nouveau monde.
00:10:57A deux ou trois cents mètres des locaux où elle était attendue pour signer les papiers,
00:11:00je lui ai dit « Par contre, s'il te plaît,
00:11:04tu ne mets pas tes doigts dans ton nez quand tu parles, et tu parles bien.
00:11:08Les autres ont des mères qui parlent bien. »
00:11:17Elle s'est arrêtée sur le trottoir et elle m'a regardée.
00:11:23C'était vraiment une petite ordure.
00:11:26Je voyais le dégoût sur son visage.
00:11:31Toute la journée, elle a marché à côté de moi,
00:11:35en silence, sans rien dire.
00:11:40Dans le train du retour, j'étais un mètre d'elle,
00:11:42mais je me sentais à des centaines de kilomètres de son corps.
00:11:46Elle regardait par la fenêtre le défilé des champs et des forêts.
00:11:50Au milieu du silence, elle m'a demandé
00:11:55« C'est bon ?
00:11:58Je ne t'ai pas trop fait honte ? »
00:12:01Précisément, comme j'avais honte,
00:12:03l'urgence de la réinvention était d'autant plus grande
00:12:06pour m'éloigner du passé dont j'avais honte.
00:12:09Maintenant, j'ai honte d'avoir eu honte.
00:12:11Évidemment, mon regard est très différent.
00:12:14J'ai honte de ne pas avoir dit « Mon père est ouvrier au chômage
00:12:17et ma mère est mère au foyer ».
00:12:21Mais à l'époque, ce n'était pas possible,
00:12:23ce n'était pas pensable pour moi.
00:12:25J'étais trop jeune, je ne sais pas.
00:12:28Mais la réinvention est née de là aussi.
00:12:31Cette force de la réinvention est née de la honte accumulée
00:12:35qui produit une forme d'énergie à l'intérieur de soi
00:12:38qui pousse à un moment donné à se réinventer.
00:12:41Et moi, au moment où je me suis dit « Je veux me réinventer,
00:12:46je voulais le faire jusqu'au bout.
00:12:48Je voulais vraiment le faire jusqu'au bout.
00:12:50Je travaillais dans une boulangerie la nuit et le matin
00:12:54et avec l'argent que j'avais gardé,
00:12:57j'ai jeté tous mes vêtements d'avant
00:13:01pour aller m'acheter des vêtements qui correspondaient plus à ma nouvelle vie.
00:13:04Je ne voulais plus avoir le moindre vêtement de mon passé.
00:13:07Je ne voulais plus avoir l'accent de mon passé.
00:13:09Je ne voulais plus avoir la manière de rire de mon passé.
00:13:11Je ne voulais plus avoir la manière de manger, de parler,
00:13:13de m'adresser aux autres, de regarder.
00:13:15J'ai voulu tout réinventer.
00:13:18Et je m'entraînais à rire devant un miroir presque tous les jours
00:13:22pour avoir un rire différent,
00:13:24parce que je pensais que mon rire était trop marqué,
00:13:26que mon rire était trop visible,
00:13:28était trop audible, était trop populaire.
00:13:30Et là, maintenant, j'ai honte de dire ça,
00:13:32mais si je veux être honnête, je dois le dire.
00:13:35C'est comme ça que c'était à ce moment-là.
00:13:46Bonsoir Édouard-Louis.
00:13:48Enchanté de faire connaissance.
00:13:50C'est la première fois qu'on se rencontre.
00:13:52Combats et métamorphoses d'une femme, c'est votre dernier livre.
00:13:55On va peut-être retracer, avant de parler du contenu de celui-là,
00:13:59qui vous êtes et ce que vous avez publié au départ.
00:14:02Vous aviez 21 ans quand vous avez publié votre premier livre.
00:14:04Absolument.
00:14:05Qui s'appelait ?
00:14:06En finir avec Eddie Bellegueule.
00:14:08En finir avec Eddie Bellegueule.
00:14:10C'est le théâtre qui vous a libéré de votre milieu social,
00:14:14qui vous a libéré, on va dire, de ces difficultés que vous aviez
00:14:18à vivre votre homosexualité dans votre famille et dans votre village.
00:14:21Dès que vous avez été à Amiens, en pension, grâce à une bourse, j'imagine.
00:14:25Oui.
00:14:26Dès que vous avez été en pension et que vous avez appris ce qu'était le théâtre,
00:14:29c'est ce qui vous a permis d'évoluer, de vous libérer.
00:14:43S'il vous plaît.
00:15:04Si tu veux, on peut faire une scène de danse dans le film.
00:15:07Comme ça…
00:15:09Tu vois ?
00:15:13Alors là c'est le terrain de foot de l'internat où je jouais pas au foot parce que je détestais
00:15:33le foot et que le foot me détestait. Et là c'est la cantine, le réfectoire de l'internat
00:15:46que j'aimais pas non plus, où je mangeais pas parce qu'on nous servait des légumes.
00:15:53Il y avait un programme, je sais pas sans doute un peu étatique avec les cantines scolaires
00:15:57où il fallait donner des légumes à manger. Et moi je mangeais pas de légumes parce que
00:16:02mon père en mangeait pas, ni de fruits d'ailleurs, parce qu'il disait que les légumes c'était
00:16:07un truc de fille et que manger des légumes c'était associé à quelque chose de féminin.
00:16:11Et moi, en dépit de tout ce que je voulais déjà changer en arrivant, ça s'est resté
00:16:16en moi assez longtemps. Donc j'avais beaucoup de difficultés à manger, je mangeais pas
00:16:21de poisson non plus. Ça pour des raisons un peu différentes parce que mon père pêchait
00:16:26et que j'ai mangé du poisson pendant toute mon enfance et que j'en ai fait comme une
00:16:29forme d'allergie sociologique au poisson. Et donc sans poisson et sans légumes, vraiment
00:16:36ça restreignait un peu les possibilités de manger. Et donc je mangeais vraiment pas
00:16:42beaucoup. Et c'est aussi pour ça que j'ai perdu du poids à l'arrivée à Amiens.
00:16:47C'était vraiment un moment à part pour moi, l'internat, parce que je détestais tout.
00:17:02Attends, je suis curieux, j'ai envie de voir.
00:17:17J'ai été malheureux à l'internat, j'ai été très très malheureux. J'ai détesté
00:17:36être avec des groupes de garçons qui parlaient de choses de garçons, qui parlaient de filles,
00:17:40qui parlaient mal des filles, qui parlaient de bandes dessinées, de football. Ça me tétanisait,
00:17:49de basket, de sport en général, qu'il se faisait des blagues que je ne comprenais pas,
00:17:56enfin que je comprenais trop bien plutôt.
00:18:10Un jour ma meilleure amie au lycée m'a dit tu manges trop mal, tu sais pas manger. Alors
00:18:22elle m'a emmené dans sa chambre, elle m'a donné une assiette, elle a coupé des petits morceaux de
00:18:27pain qu'elle a mis dans l'assiette et elle m'a dit voilà comment on tient une fourchette. Et
00:18:32donc elle m'a mis la fourchette dans la main et elle me dit tu fais ça, tu tiens la fourchette
00:18:36comme ça, tu la mets dans ta bouche, tu fermes la bouche quand tu manges et puis c'est comme ça
00:18:41qu'il faut faire. Et c'était étrange, enfin c'était tellement direct, c'était même pas une affaire de
00:18:52processus et d'imitation, c'était un moment comme ça. Et ce qui est étrange d'ailleurs c'est que
00:18:58un jour j'ai raconté cette histoire dans une interview et cette amie, cette ancienne amie,
00:19:04cette amie, l'a lu et elle m'a dit mais n'importe quoi c'est faux. Et moi je lui ai écrit, je lui ai
00:19:16dit mais si souviens-toi, c'était à ce moment-là, après ça. Et puis elle m'a dit ah oui en fait ça
00:19:22y est maintenant je m'en souviens. Et le fait est que sans doute pour elle c'était un jeu et pour
00:19:28moi ça a engagé tout mon être, ça a engagé tout mon rapport à mon futur, ça a engagé toute ma
00:19:33nécessité et mon envie et mes difficultés à me transformer. Et donc c'est difficile ce que
00:19:45c'est la mémoire, une mémoire partagée. Parce que moi je jouais ma vie et elle c'est quelque chose
00:19:49qu'elle a oublié le lendemain. C'était un petit jeu comme ça, il mange vraiment mal, pour l'amuser
00:19:54je vais lui montrer. Essayez de vous oublier.
00:20:24Quand je suis arrivé à Amiens, je me suis lié au lycée, à des gens et à des élèves, à des
00:20:39enfants, je sais pas comment on dit, qui étaient mes amis à l'époque, qui n'étaient pas du tout
00:20:44du même milieu que moi, pas du tout de la même classe sociale que la mienne et qui étaient plutôt
00:20:49des enfants de professeurs, des enfants de journalistes, des enfants d'universitaires
00:20:54parfois. Et en allant chez eux, en passant du temps chez eux, j'ai dû réapprendre tout le rapport
00:21:04à mon corps et plus précisément que ça, j'ai dû apprendre à nier mon corps le plus possible. Et je
00:21:13pense qu'une des définitions qu'on pourrait donner des classes dominantes, c'est qu'elles mentent
00:21:21toujours sur ce qu'elles sont en train de faire, qu'elles sont toujours en train de cacher ce qu'elles
00:21:24sont en train de faire. Donc quand tu dînes, par exemple, tu dois cacher le plus possible l'aspect
00:21:30physiologique du dîner, le fait que tu es en train de te nourrir, le fait que tu es en train de remplir
00:21:33une fonction physique, physiologique et tu dois faire comme si c'était une cérémonie, une
00:21:39cérémonie où on discute, une cérémonie où on met les formes, on fait une belle table, on produit
00:21:45de l'esthétique plutôt que du physiologique. Et pour moi, et je porte pas de jugement de valeur,
00:21:50je dis pas que c'est moins bien ou que c'est mieux, mais simplement pour moi, ça c'était une vraie
00:21:53découverte d'arriver. Quand j'étais enfant, dans ma famille, il n'y avait pas d'esthétisation du
00:22:02dîner. On mangeait parce que si on mange pas, on meurt, parce que l'être humain a besoin de se
00:22:07nourrir. Chez mes parents, nous ne dînions pas, nous mangions. La plupart du temps même, nous
00:22:14utilisions le verbe bouffer, l'appel quotidien de mon père. C'est l'heure de bouffer. Quand, des
00:22:24années plus tard, je dirais dîner devant mes parents, ils se moqueront de moi. Comment ils
00:22:29parlent, l'autre, pour qui il se prend. Chez mes parents, nous ne dînions pas, nous mangeons. La plupart du
00:22:36temps même, nous utilisions le verbe bouffer, l'appel quotidien de mon père. Attends, c'est l'heure de bouffer.
00:22:44Le repas était fait uniquement de frites, de pâtes, très occasionnellement de riz et de viande, de
00:22:50steaks hachés surgelés ou de jambons achetés au supermarché à discount. La pièce avait une
00:22:57odeur de graisse à cause des frites qui préparait ma mère, le plat préféré de mon père. Moi, j'aime
00:23:05bien la bouffe d'homme qui tient bien à l'estomac, pas comme dans les trucs de bourge là où plus c'est
00:23:09cher et moins t'en as dans l'assiette. Ce n'était pas simplement le plat préféré de mon père, mais aussi un
00:23:16des rares plats dont il se nourrissait et dont on se nourrissait puisque c'était lui qui décidait de
00:23:21la composition des repas à la maison. Moi, à Amiens, j'ai perdu presque 30 kg en quelques temps, très
00:23:29rapidement et là, j'ai eu honte de ce corps-là parce que ce corps entraînait
00:23:37une représentation, c'est-à-dire la représentation d'un corps qui ne s'occupe pas de lui, d'un corps
00:23:40qui ne prend pas soin de lui. Et l'idée de soin, c'est une idée de classe aussi, l'idée
00:23:45de faire du sport, l'idée de manger bio. Je comprenais
00:23:51aussi que dans les classes dominantes, il y avait tout un ensemble de technologies,
00:23:55du soin de soi-même, alors qu'auparavant, dans mon enfance, au contraire, c'était
00:24:04presque la destruction de son propre corps qui apparaissait, surtout pour les garçons,
00:24:10comme quelque chose de positif, c'est-à-dire de ne pas avoir peur, de se moquer de la médecine,
00:24:15de se moquer du soin, que le soin apparaissait comme quelque chose de féminin.
00:24:20Les durs au village, qui incarnaient toutes les valeurs masculines tant célébrées, refusaient de
00:24:26se plier à la discipline scolaire et il était important pour mon père d'avoir été en
00:24:31durs. Lorsqu'il disait d'un de mes frères ou d'un de mes cousins qu'il était en durs,
00:24:36je percevais de l'admiration dans sa voix. Au village, il n'importait pas seulement d'avoir
00:24:40été en durs, mais aussi de savoir faire de ses garçons des durs. Un père renforçait
00:24:46son identité masculine par ses fils, auxquels il se devait de transmettre ses valeurs viriles.
00:24:50Et mon père le ferait. Il allait faire de moi en durs. C'était sa fierté d'homme qui était en
00:24:56jeu. Il avait décidé de m'appeler Edie à cause des séries américaines qu'il regardait à la
00:25:00télévision. Avec le nom de famille qu'il me transmettait, et tout le passé dont était
00:25:05chargé ce nom, j'allais donc me nommer Edie Bellegueule. Comme on était dépossédés de
00:25:13l'argent, comme on était dépossédés du capital culturel, comme on était dépossédés du capital
00:25:17économique, de l'accès aux études, de l'accès au voyage, la seule chose qu'on avait pour nous,
00:25:22c'était le corps. Et à partir de ce moment-là, on ne peut pas s'étonner si des gens produisent
00:25:27une idéologie du corps, et donc de la force, et donc de la masculinité, qui a des effets
00:25:32violents sur les femmes, sur les gays, sur toutes les personnes considérées comme sexuellement
00:25:36dissidentes. L'obsession de la masculinité dans les classes populaires, c'était un effet de la
00:25:43domination sociale. C'était un effet du fait qu'on n'avait que nos corps pour nous. Et à l'inverse,
00:25:48les milieux plus dotés en capital culturel, avec plus de culture, avec plus d'argent,
00:25:55là vous pouvez vous permettre de daigner le corps, puisque vous avez les moyens d'ajouter
00:26:00quelque chose par rapport à ça. Tout vous est donné pour pouvoir le cacher, en fait.
00:26:25J'ai
00:26:55venu voir mes premières pièces de théâtre ici, avec le lycée, et ensuite j'ai travaillé ici
00:27:02pendant plusieurs années, à la fin du lycée et quand j'étais étudiant. Et là, j'ai rencontré des
00:27:11gens qui m'ont fait confiance et qui ont beaucoup encouragé ma transformation, justement. C'est un
00:27:24endroit dans lequel j'ai passé beaucoup, beaucoup, beaucoup de temps. C'est là que j'ai vu mes
00:27:27premières pièces de théâtre, c'est là que j'ai vu les premiers films, c'est là que j'ai vu les...
00:27:30Enfin, ça a été vraiment un lieu très, très central.
00:27:54J'ai travaillé à la caisse du cinéma aussi, ici, quand je travaillais au théâtre.
00:28:09Je me souviens qu'un jour, il y avait un spectacle de Warlikowski, qui mettait en scène la pièce de
00:28:17Tony Kushner en Jalscin America, donc une pièce sur l'homosexualité et le sida, et on voyait sur
00:28:23scène des hommes qui couchaient ensemble, des hommes qui avaient des relations comme ça. C'était
00:28:26mis en scène très directement, très... Et pendant la pièce, j'avais 15 ans peut-être, pendant la pièce,
00:28:32je me suis levé au milieu et j'ai dit je veux pas voir des trucs de pédés. Et je suis sorti de la
00:28:38salle et j'ai pas vu le spectacle, alors que j'avais terriblement envie de le voir. Et c'est un des
00:28:45grands regrets de ma vie de ne pas avoir vu ce spectacle jusqu'au bout, j'y pense très, très
00:28:48souvent. Et parce qu'en fait, cette pièce me mettait, cette pièce de théâtre, me mettait face à
00:28:53ce que j'étais, ce que j'avais voulu nier en moi, ce que j'avais voulu cacher depuis toujours.
00:29:18L'enfance gay, c'est assez particulier. L'enfance et l'adolescence, pour moi, l'enfance gay à
00:29:40Alencourt et l'adolescence gay à Amiens, c'est assez... C'est assez étrange de penser que tu as 17
00:29:48ans et depuis 17 ans tu caches un secret. Les autres enfants jouent et toi tu caches ton secret,
00:29:53les autres enfants rient et toi tu caches ton secret. Ça veut pas dire que tu ne joues pas avec
00:29:57eux, ça veut pas dire que tu ne ries pas avec eux, mais pendant ce temps-là, tu fais tout pour qu'ils
00:30:03ne sachent pas cette chose-là. Et moi, j'ai passé toute mon enfance et toute mon adolescence à
00:30:10avoir peur que quelqu'un dise qui je suis, qui j'étais. Et en même temps, en ayant la conscience
00:30:19que tout le monde plus ou moins le savait, tout le monde plus ou moins s'en doutait, mais j'étais
00:30:24terrorisé par la formulation. Les adultes du village qui me disaient manieré et féminé ne le disaient
00:30:32pas toujours comme une insulte. Ils le disaient parfois avec étonnement. Pourquoi ils choisissent
00:30:38parler comme ça, de se comporter comme une fille alors qu'il est un garçon ? Il est bizarre ton
00:30:44fils Monique. C'était le nom de ma mère. Cet étonnement me compressait la gorge et me nouait
00:30:52l'estomac. Un matin, je me prépare pour l'école et quand j'ouvre la porte pour sortir, ma mère me dit
00:30:58pourquoi t'es comme ça ? Pourquoi tu te comportes comme une fille ? C'était quelque chose qu'elle
00:31:08m'avait dit souvent, mais elle ne l'avait pas fait aussi durement et aussi directement. Pas
00:31:15encore. Elle me dit pourquoi t'es comme ça ? Pourquoi tu te comportes toujours comme une
00:31:22fille ? Dans le village, tout le monde dit que t'es pédé. Nous on se tape la honte à cause de ça.
00:31:29Tout le monde se moque de toi. Je comprends pas pourquoi tu fais ça. On avait toujours dit qu'il
00:31:39était un peu bizarre le petit belgueule, qu'il n'était pas comme les autres. Vous vous souvenez
00:31:44les gestes qu'il faisait quand il parlait et tout ça ? On savait bien qu'il en avait du pédé celui-là.
00:31:49L'homosexualité, ça a été une force de dissension par rapport au monde qui m'entourait
00:31:59dès mon enfance. Ça a été une manière de me réinterroger sur le monde autour de moi,
00:32:04puisque je ne vivais pas dans l'évidence dans laquelle les autres vivaient. Les codes,
00:32:08les manières d'être, les manières de se comporter avec les autres pour moi n'étaient pas évidentes.
00:32:12Ça aussi, l'homosexualité, la haine de l'homosexualité, ça a fait partie du
00:32:19processus de réinvention puisque dans la mesure où j'étais créé par les autres,
00:32:24j'étais créé par l'insulte. Pédé, pédale, enculé, pédale, tarlouze, tapette, tapette à mouche,
00:32:31fiotte. J'étais créé par les autres et donc se recréer, c'était quelque chose qui était comme
00:32:40une nécessité. C'était la seule manière de me défaire de ce qu'on avait fait de moi. Et en fait,
00:32:49il y a bien sûr un lien entre le secret, le placard, le fait que pendant mon enfance et mon
00:32:57adolescence, j'ai caché ce que j'étais, j'ai dû cacher ce que j'étais parce que les autres me
00:33:01créaient par l'injure et le fait qu'à un moment donné, il a fallu me créer moi-même pour résister
00:33:10à ça, pour résister à cette création qui venait, à cette création infériorisante qui venait de
00:33:15l'extérieur. Si j'y réfléchis, beaucoup de moments de liberté dans ma vie ont été des moments où j'ai
00:33:21pu mentir et par mentir, j'entends résister à une vérité qui tentait de s'imposer à moi, à mes tissus,
00:33:31à mes organes. En fait, c'est une vérité déjà établie en moi mais qui avait été établie en moi par
00:33:37les autres de l'extérieur, une vérité extérieure. Je me rends compte que les mensonges sont la seule
00:33:45force qui m'appartient vraiment, la seule arme à laquelle je peux faire confiance, sans condition.
00:33:52Quand je pense à ma trajectoire, je vois presque rien que je pourrais appeler liberté. Je vois
00:34:06défaites et je vois fuite nécessaire, mais je vois pas liberté. Rien ne se rapporte à ça,
00:34:14mais peut-être que c'est ça l'émancipation, peut-être que c'est ça l'émancipation réelle.
00:34:22Peut-être que quand on parle de liberté, on parle de quelque chose de faux, qui reproduit une
00:34:31frontière violente entre des gens qui auraient utilisé cette liberté et d'autres qui ne l'auraient
00:34:34pas utilisé. L'idée de la liberté m'apparaît comme une violence de classe, parce que c'est
00:34:43rendre les gens responsables de ce qu'ils sont, et donc responsables de leur malheur et responsables
00:34:49de leur misère. Et je sais que c'est beaucoup plus difficile à dire. Si tu vas devant une salle
00:35:00et que tu dis « vous êtes tous libres », tout le monde est content et tout le monde t'applaudit.
00:35:04Si tu leur dis « vous êtes produits par des forces », c'est beaucoup moins plaisant. C'est
00:35:11beaucoup plus difficile pour le narcissisme. Et donc c'est beaucoup plus difficile pour le
00:35:14narcissisme de la petite bourgeoisie qui a développé toute une technologie de l'ego,
00:35:20la psychanalyse, le jeu, l'idée de soi, l'idée du soin de soi, l'idée de sa personne. Mais en même
00:35:31temps, ce que je dis est politique. C'est-à-dire que ce que j'essaie de dire, c'est que ces forces,
00:35:40on peut peut-être les créer. La fuite était la seule possibilité qui s'offrait à moi,
00:35:49la seule à laquelle j'étais réduit. J'ai voulu montrer ici comment ma fuite n'avait pas été le
00:35:55résultat d'un projet depuis toujours présent en moi, comme si j'avais été un animal épris de liberté,
00:36:00comme si j'avais toujours voulu m'évader, mais au contraire comment la fuite a été la
00:36:06dernière solution envisageable après une série de défaites sur moi-même. Le fait de parler de la
00:36:14difficulté de la transformation et le fait de parler de la difficulté du changement peut aussi
00:36:18avoir un effet socialement, littérairement et politiquement négatif, parce que la reproduction
00:36:30sociale elle est dans la tête de tout le monde. La reproduction sociale, c'est pas simplement
00:36:34l'état, c'est pas simplement le système scolaire, c'est pas simplement l'église et je ne sais quoi,
00:36:39c'est le fait que chacun a une idée de la place à laquelle chacun doit être, doit rester,
00:36:51le lieu auquel chacun doit appartenir. Et en fait, tous les jours dans les relations entre
00:36:58les individus, il y a ce que Michel Foucault aurait appelé des micro-pouvoirs de reproduction sociale.
00:37:04Pour qui tu te prends, à quoi tu joues, mais ça c'est pas toi. Et à Amiens, quand j'ai commencé
00:37:16à changer de prénom, je me souviens, je m'appelais Eddy Belgueul et tout à coup je m'appelle Édouard,
00:37:23et des gens avec qui j'étais au lycée me disaient mais non mais Eddy Belgueul c'est génial, c'est
00:37:30drôle, et ça, ça voulait dire reste à ta place de pauvre parce que tu nous amuses,
00:37:38t'es le pauvre de service, t'es notre pauvre. Évidemment, si j'avais dit à ces personnes si
00:37:45tu trouves qu'Eddy Belgueul est si génial, va au tribunal et change de nom et demande à t'appeler
00:37:50Eddy Belgueul.
00:39:31Ça c'est la maison de la culture où j'ai travaillé pendant quatre ou cinq ans. J'étais ouvreur ici,
00:39:37donc j'arrachais les tickets, je plaçais les personnes dans la salle et puis je m'installais
00:39:43après pendant le spectacle, soit à l'intérieur ou soit dehors, et je lisais. C'est à ce moment-là
00:39:48que j'ai lu d'ailleurs pour la première fois les livres de Pierre Bourdieu, Jacques Derrida,
00:39:53Anna Arendt. Là, comme ça, j'avais un petit siège ici, à côté, pour contrôler les gens qui
00:39:59pourraient entrer ou qui avaient besoin d'aide à la sortie. Et c'est là que j'ai vu beaucoup de
00:40:07spectacles aussi. Thomas Ostermaier, Ivo Vanov, tout ça pour la première fois. C'était un lieu
00:40:14très très très important. Et l'endroit qui est derrière, c'est l'endroit où il y avait les
00:40:18cocktails le soir, donc c'était aussi très important. Je sentais que j'avais le droit
00:40:36d'être quelqu'un d'autre au théâtre, que c'était même plus tout ce qui était valorisé. C'est le
00:40:39travail qu'on me demandait. Et tout à coup, moi qui avais toujours rêvé d'être quelqu'un d'autre,
00:40:49moi qui, très banalement, comme tout enfant dissident, comme tout enfant gay, comme tout
00:40:56enfant différent, comme tout enfant constitué comme différent par les autres, pendant toute
00:41:01mon enfance, j'ai rêvé d'être l'enfant que je n'étais pas. Je voulais toujours être quelqu'un
00:41:05d'autre. Pour moi, c'était terrible d'être moi. Je regardais les vrais durs qui sortaient du
00:41:10football, je regardais, d'une autre manière, je regardais les filles. J'aurais adoré être une
00:41:15fille, c'est-à-dire j'aurais pu être amoureux des garçons sans que ça pose problème. Donc soit je
00:41:21voulais être les garçons les plus durs, soit je voulais être les filles les plus féminines au
00:41:26sens où on entend socialement la féminité. Mais en tout cas, dans les deux cas de figure,
00:41:31je rêvais de ne pas être moi. Et vraiment, je pense que c'est assez commun. Je pense que
00:41:38ce n'est pas du tout un trait exceptionnel ou de caractère. Je pense que beaucoup de gens pourraient
00:41:42dire la même chose que moi. Mais c'était une obsession. Tous les jours, je voulais être
00:41:47quelqu'un d'autre. Regretter le lendemain quand les effets de l'alcool ont disparu et qu'il ne
00:41:55reste plus de nos actes qu'un souvenir douloureux, honteux.
00:42:25À mesure que je grandissais, je sentais les regards de mon père de plus en plus pesants sur moi. La
00:42:38terreur qui montait en lui. Son impuissance devant le monstre qu'il avait créé et qui chaque jour
00:42:44confirmait un peu plus son anomalie. Désemparé devant cette créature qui leur échappait,
00:42:49mes parents tentaient avec acharnement de me remettre dans leur chemin.
00:42:53Peut-être ce qui m'intéresse dans le théâtre, c'est qu'il peut sauver des gens ou amener des
00:43:00gens autre part par des mécanismes qui sont autres que ceux de l'exaltation artistique,
00:43:08de l'idéologie, de la grâce artistique, etc. Et le théâtre a permis ça. Moi, je fais du théâtre
00:43:15parce que je n'avais nulle part d'autre où aller. Personne d'autre m'accueillait, à part les gens
00:43:19qui faisaient du théâtre. Ils me disaient, chez nous, tu as ta place. D'ailleurs, c'était étonnant,
00:43:24au lycée, la classe de théâtre était une sorte de classe de freaks. Il y avait plein de gens avec
00:43:28des profils un peu particuliers, qui étaient un peu les originaux du lycée. Je dis freaks au très
00:43:32bon sens du terme, évidemment. Je n'aime rien de plus que les freaks. Mais il y avait quelque chose
00:43:37de cet ordre-là. Et moi, aujourd'hui, c'est ça aussi qui m'intéresse dans le théâtre. Tu sais,
00:43:43il y a toujours une phrase de la rappeuse Diams que j'aime beaucoup, qui disait, moi,
00:43:54je n'avais pas de formation musicale, je n'avais pas de formation artistique, je ne connaissais pas
00:43:59les grands compositeurs de musique, je n'avais pas de voix, je n'avais pas une voix particulièrement
00:44:04extraordinaire, mais j'avais souffert et j'avais plein de choses à dire. Et le rap m'a permis ça.
00:44:09Et le rap m'a accueilli. Et c'est une phrase qui m'a toujours beaucoup frappé. Et toujours,
00:44:17je me demande, est-ce que des espaces comme l'art ou la littérature peuvent produire ça ? Est-ce
00:44:23qu'ils peuvent attirer des gens, transformer des gens, offrir la possibilité à des gens de se
00:44:29transformer, d'exister, de s'affirmer, alors même qu'ils ne sont pas préparés à ça ? Et au fond,
00:44:34peut-être la littérature moins, peut-être que la littérature est plus violente, peut-être que
00:44:39la littérature est plus excluante, parce qu'on ne peut pas ouvrir Claude Simon comme ça, du jour
00:44:44au lendemain, si on n'a jamais lu d'autres livres, fait des études et tout ça. Mais peut-être que
00:44:50le théâtre peut être ça. Il ne l'est pas souvent, mais il peut être ça. Et pour moi, il a été ça.
00:44:55Il a été cet endroit où, alors que je n'étais rien, que je ne savais rien, que je ne connaissais
00:45:01rien, que je n'avais jamais rien appris, c'est un espace qui m'a accueilli.
00:45:17Bonsoir Édouard Louis. Bonsoir. Deuxième roman, Histoire de la violence adaptée,
00:45:21mis en scène par Thomas Austermeyer au Théâtre de la Ville, les Abbes, jusqu'au 15 février 2020.
00:45:27C'est un texte extrêmement important, c'est l'adaptation de Coeur de la violence,
00:45:30disponible aux éditions du Seuil. Question très très simple, aujourd'hui, c'est quoi la violence ?
00:45:56La violence, c'est l'adaptation du texte de Coeur de la violence, disponible aux éditions du Seuil, aujourd'hui, c'est quoi la violence ?
00:46:01La violence, c'est l'adaptation du texte de Coeur de la violence, disponible aux éditions du Seuil, aujourd'hui, c'est quoi la violence ?
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00:46:44La violence, c'est l'adaptation du texte du Seuil, aujourd'hui, c'est quoi la violence ?
00:46:46Un, deux...
00:47:16Tu vois ?
00:47:18C'est un choc.
00:47:46C'était moi, c'était l'enfant que j'étais.
00:47:48C'était moi, c'était l'enfant que j'étais.
00:47:50Et puis au fond, plus j'y réfléchissais, plus je me disais mais...
00:47:52Et puis au fond, plus j'y réfléchissais, plus je me disais mais...
00:47:54Eddie Belgol c'était pas moi, c'était ce que j'ai jamais réussi à être.
00:47:56C'était ce que le monde attendait de moi.
00:47:58C'était ce nom de ce petit garçon dans cette famille,
00:48:00C'était ce nom de ce petit garçon dans cette famille,
00:48:02qui était un nom de dur, qui était un nom Eddie comme les méchants dans les séries américaines,
00:48:04qui était un nom de dur, qui était un nom Eddie comme les méchants dans les séries américaines,
00:48:06comme les voyous, un prénom américain...
00:48:08Belgol, qui était dans le village de mon enfance,
00:48:10qui était un nom qui avait une histoire,
00:48:12parce que j'avais un de mes cousins qui était en prison,
00:48:14que mon père avait toujours été un dur.
00:48:16Et au fond,
00:48:18Et au fond,
00:48:20on voulait que je sois Eddie Belgol,
00:48:22et moi j'aurais bien aimé ne pas l'être.
00:48:24Et peut-être que le théâtre, ça peut être ça aussi.
00:48:26Et peut-être que le théâtre, ça peut être ça aussi.
00:48:28C'est un moment où on peut ne pas être ce que les autres appellent soi,
00:48:30C'est un moment où on peut ne pas être ce que les autres appellent soi,
00:48:32et qui est en fait pas soi, mais ce que le monde a voulu de nous.
00:48:34et qui est en fait pas soi, mais ce que le monde a voulu de nous.
00:48:36Parce qu'à partir du moment où on essaie de devenir quelqu'un d'autre,
00:48:38Parce qu'à partir du moment où on essaie de devenir quelqu'un d'autre,
00:48:40les gens trouvent ça superficiel,
00:48:42alors que justement, c'est là qu'est l'authenticité.
00:48:44C'est dans le rôle qu'on s'invente
00:48:46C'est dans le rôle qu'on s'invente
00:48:48pour créer un écart par rapport à ce que le monde nous impose,
00:48:50par rapport à l'identité qu'on n'a pas choisie.
00:48:52Et c'est pour ça que...
00:48:54Voilà, c'est pour ça que le théâtre,
00:48:56c'est pas forcément la simulation.
00:48:58Qu'être sur scène,
00:49:00ce qu'on appelle être quelqu'un d'autre,
00:49:02c'est pas forcément être plus quelqu'un d'autre
00:49:04que être ce qu'on appelle être soi.
00:49:06Parce que soi, on ne l'a pas choisi.
00:49:08On n'a pas choisi sa tête,
00:49:10on n'a pas choisi sa voix,
00:49:12on n'a pas choisi la couleur de ses yeux,
00:49:14on n'a pas choisi...
00:49:16Et donc...
00:49:18Ouais...
00:49:20La simulation, elle est pas toujours là où on le croit.
00:49:22La simulation, elle est pas toujours là où on le croit.
00:49:24La simulation, elle est plutôt dans l'acceptation
00:49:26La simulation, elle est plutôt dans l'acceptation
00:49:28non questionnée, non interrogée
00:49:30d'une identité qu'on n'a pas choisie.
00:49:32En fait, moi, j'aurais beaucoup plus simulé
00:49:34en continuant d'être Eddie Belguel,
00:49:36et je suis beaucoup plus, en tout cas j'espère,
00:49:38vrai en n'étant pas ce que j'avais pas choisi.
00:49:40vrai en n'étant pas ce que j'avais pas choisi.
00:49:42Donc peut-être que c'est ça le théâtre.
00:49:44Peut-être que c'est ça qui est intéressant.
00:49:46Je sais pas.
00:49:482001, soirée d'hiver encore.
00:49:502001, soirée d'hiver encore.
00:49:52Tu as invité du monde pour manger avec nous,
00:49:54beaucoup d'amis.
00:49:56Ce n'était pas quelque chose que tu faisais souvent,
00:49:58et j'ai eu l'idée de préparer un spectacle
00:50:00pour toi et pour les adultes
00:50:02qui étaient là.
00:50:04J'ai proposé à tous les enfants assis autour
00:50:06de la table, trois garçons
00:50:08en plus de moi, de venir dans ma chambre
00:50:10pour se préparer et répéter.
00:50:12J'avais décidé qu'on imiterait le concert
00:50:14d'un groupe de pop qui s'appelait
00:50:16Aqua, disparu
00:50:18depuis.
00:50:24J'avais choisi d'être la chanteuse
00:50:26et les trois autres garçons
00:50:28feraient les choeurs et les musiciens.
00:50:38Je suis entré le premier dans la salle à manger,
00:50:42les autres me suivaient.
00:50:46J'ai donné le signal
00:50:50et nous avons commencé le spectacle,
00:50:52mais...
00:50:54Tu as tout de suite tourné la tête.
00:50:58Je comprenais pas.
00:51:04Tous les adultes m'ont regardé, mais...
00:51:06Pas toi.
00:51:10Je chantais plus fort,
00:51:12je dansais avec des gestes plus violents
00:51:14pour que tu me regardes,
00:51:16mais tu regardais pas.
00:51:20Je te disais...
00:51:22Regarde, papa.
00:51:24Regarde, papa.
00:51:26Regarde.
00:51:30Mais tu regardais pas.
00:51:32Je me suis obstiné.
00:51:34Je voulais pas abandonner.
00:51:36Je voulais que tu me regardes.
00:51:38La gêne commençait
00:51:40à s'installer dans la pièce
00:51:42et je continuais à implorer.
00:51:44Regarde, papa.
00:51:46Regarde.
00:51:50Je commençais vraiment à m'essouffler, mais...
00:51:52Je voulais pas abandonner.
00:51:54Je voulais que tu me regardes.
00:51:56Je sais pas combien de temps j'ai continué.
00:51:58J'insistais.
00:52:00Regarde, papa.
00:52:02Regarde.
00:52:06Tu as fini par te lever et par dire...
00:52:08Je vais fumer une clope dehors.
00:52:12Je t'avais blessé.
00:52:18Après le faux-concert, je t'ai rejoint dehors
00:52:20où tu fumais compulsivement.
00:52:22Tu étais seul.
00:52:24En tee-shirt.
00:52:26Il faisait froid.
00:52:28La rue était déserte
00:52:30et l'absence de bruit presque infinie.
00:52:32Le silence me rentrait dans la bouche
00:52:34et dans les oreilles.
00:52:36Tu regardais vers le sol
00:52:38et je t'ai dit...
00:52:40Pardon, papa.
00:52:44Tu m'as pris dans tes bras
00:52:46et tu m'as dit...
00:52:48C'est rien.
00:52:50C'est rien.
00:52:54T'en fais pas.
00:52:56C'est rien.
00:53:02Il me semble
00:53:04souvent
00:53:06que je t'aime.
00:53:18C'est rien.
00:53:48C'est rien.
00:53:50C'est rien.
00:53:52C'est rien.
00:53:54C'est rien.
00:53:56C'est rien.
00:53:58C'est rien.
00:54:00C'est rien.
00:54:02C'est rien.
00:54:04C'est rien.
00:54:06C'est rien.
00:54:08C'est rien.
00:54:10C'est rien.
00:54:12C'est rien.
00:54:14C'est rien.
00:54:16C'était impossible.
00:54:22Une nouvelle saison
00:54:26doit commencer.
00:54:28Je le ressens
00:54:30me placer
00:54:32et me cuisiner.
00:54:36Rien n'est plus loin.
00:54:46Rien n'est plus loin.
00:54:48Rien n'est plus loin.
00:54:50Rien n'est plus loin.
00:54:52Rien n'est plus loin.
00:54:54Rien n'est plus loin.
00:54:56Rien n'est plus loin.
00:54:58Rien n'est plus loin.
00:55:00Rien n'est plus loin.
00:55:02Rien n'est plus loin.
00:55:04Rien n'est plus loin.
00:55:06Rien n'est plus loin.
00:55:08Rien n'est plus loin.
00:55:10Rien n'est plus loin.
00:55:12Rien n'est plus loin.
00:55:14Et puis donc ce lieu qui était le lieu de l'impossible,
00:55:16un jour est devenu
00:55:18le lieu qui était seulement le point de départ
00:55:20duquel il fallait partir.
00:55:22Et en fait,
00:55:24je sais pas
00:55:26comme ma vie
00:55:28a été un peu ce déplacement
00:55:30de l'impossible, tu vois ?
00:55:32J'ai essayé de déplacer l'impossible
00:55:34le plus possible.
00:55:44Je déteste mon sourire, alors j'essaie de ne pas sourire.
00:56:00Un de mes amis les plus proches, Amiens, sa mère était enseignée.
00:56:07Et un jour, elle m'a proposé de m'emmener écouter une conférence.
00:56:11Et donc j'y suis allé sans vraiment savoir.
00:56:16Et c'était une conférence de Didier Herribon sur son livre Retour à Reims qui venait de sortir.
00:56:23Et dans laquelle il raconte sa trajectoire de garçon qui est né dans les classes populaires de Reims, dans les classes ouvrières de Reims.
00:56:30Et qui est parti à Paris pour se réinventer, pour se réinventer comme écrivain, comme intellectuel, comme...
00:56:40Et j'ai entendu cette conférence et ça a été un choc vraiment très violent pour moi.
00:56:47Ma vie a changé en une heure.
00:56:51Tout a changé, tout a changé.
00:56:54Et je suis allé voir Didier Herribon après sa conférence et je lui ai dit
00:56:59votre histoire c'est la mienne, on a la même histoire.
00:57:04Ce qui m'a sans doute marqué à jamais sur le pouvoir collectif de l'autobiographie, sur le pouvoir de parler de soi pour que les autres
00:57:11se sentent la possibilité de parler d'eux-mêmes.
00:57:15Et ce qui est assez drôle c'est que maintenant quand j'y réfléchis,
00:57:19au moment où j'ai dit à Didier mon histoire c'est la vôtre,
00:57:23c'était pas tellement vrai.
00:57:25C'est-à-dire que moi je lisais presque jamais,
00:57:28je pensais pas vraiment à écrire, j'étais pas parti à Paris,
00:57:32nos vies étaient très différentes et quand je lui ai dit mon histoire c'est la vôtre,
00:57:38ça relevait plutôt d'une forme de fantasme tout à coup qu'il avait créé,
00:57:42le fantasme d'une vie possible qu'il avait créé.
00:57:45Et j'avais confondu l'identification et le fantasme.
00:57:54Je me suis rendu compte que ce que je pensais être la fin de ma vie,
00:57:57c'est-à-dire l'arrivée à Amiens, c'était en fait le début,
00:58:00et que tout était à faire, que tout était à construire.
00:58:03Et du jour au lendemain je suis allé à la librairie
00:58:07et j'ai acheté des livres de Pierre Bourdieu, de Jacques Derrida,
00:58:10de Marguerite Duras, de Simone de Beauvoir, de Toni Morrison, de Steinbeck.
00:58:16Je me suis dit je veux lire, je veux devenir auteur,
00:58:19je veux avoir la même vie que lui, je veux que ma vie soit sa vie.
00:58:23Et ensuite j'ai revu Didier plusieurs fois
00:58:27et on a fini par devenir amis très proches.
00:58:34Et puis c'est comme ça que j'ai écrit,
00:58:37et j'ai écrit entouré par des amis.
00:58:42J'aime bien citer l'idée de Foucault,
00:58:45qui est l'idée de l'amitié comme mode de vie.
00:58:48Et moi j'ai pu écrire aussi parce que j'avais des amis autour de moi
00:58:52qui me poussaient à le faire.
00:58:58C'est incroyable comme tout a changé après Retour à Reims.
00:59:02Vraiment, tout à coup je suffoquais à Amiens.
00:59:06Tout à coup comme je savais qu'il existait vraiment une autre vie
00:59:09et que peut-être je pouvais l'approcher un petit peu,
00:59:13tout a changé. Vraiment tout.
00:59:19Oui on va poursuivre avec vous si vous voulez bien édouard l'ouïe,
00:59:22parce que j'avoue je m'attendais à tout sauf à ça un jour,
00:59:26c'est-à-dire à un jeune homme comme vous, de 21 ans, normalien,
00:59:30donc a priori, on le voit, étudiant,
00:59:34qui vient d'un milieu ouvrier, qui raconte,
00:59:36et qui raconte l'histoire d'un adolescent qui n'est pas du tout
00:59:39celui que les autres voudraient qu'il soit.
00:59:42Le livre s'intitule En finir avec Eddie Belgueule,
00:59:45c'est aux éditions du Seuil, roman.
00:59:48Tiens donc, roman, qui est-il, ce Eddie Belgueule ?
00:59:53Des gens ont commencé à m'appeler Edouard,
00:59:56parce qu'ils pensaient qu'Eddie était un diminutif d'Edouard,
01:00:01ce qui n'était pas du tout le cas.
01:00:03C'était deux prénoms très distincts,
01:00:05un plutôt populaire et l'autre plutôt bourgeois, plus privilégié.
01:00:10Et je me souviens qu'au début j'ai résisté à ça,
01:00:13quand quelqu'un me disait Edouard, je disais mais moi je m'appelle Eddie.
01:00:17Et puis progressivement j'ai compris que,
01:00:20qu'en fait en me débarrassant du nom,
01:00:22je me débarrassais d'une partie de cette histoire.
01:00:25Et donc petit à petit, c'est un peu comme tout au long de ma trajectoire,
01:00:33c'est quelque chose qui m'est tombé dessus et que j'ai pas choisi,
01:00:36et qu'après j'ai choisi parce que ça m'était tombé dessus.
01:00:39Et donc je me suis appelé Edouard,
01:00:43pour certaines personnes et pas pour d'autres.
01:00:47Certaines personnes continuent de m'appeler Eddie et d'autres m'appeler Edouard,
01:00:50et donc c'est comme si mon présent et mon passé et l'espoir de mon futur
01:00:55cohabitaient exactement au même moment.
01:01:02Et puis plus tard, après en passant par l'université à Amiens,
01:01:05et ensuite à Paris où je l'ai réellement fait, où je l'ai réellement accompli,
01:01:10j'ai compris qu'il fallait aussi que je me débarrasse de mon nom de famille,
01:01:14Belle Gueule, qui est très lourd et très...
01:01:21qui pour moi portait vraiment de manière très sonore une origine.
01:01:27Quand je disais je m'appelle Eddie Belle Gueule,
01:01:29tout le monde pouvait à peu près dire de quel milieu je venais.
01:01:33Et donc j'ai mis du temps à avancer comme ça,
01:01:40jusqu'à me débarrasser progressivement de mon nom,
01:01:43et donc à me débarrasser progressivement de l'histoire que portait ce nom.
01:02:14Toutes ces phrases étaient magiques, les plus puissantes que j'ai jamais entendues.
01:02:19Toutes ces phrases quotidiennes, ordinaires,
01:02:22que la plupart des gens ne remarquent pas, étaient pour moi inoubliables.
01:02:28J'écris parce que je voudrais que d'autres éprouvent cette joie, un jour.
01:02:34Le nom c'est quelque chose qui est vrai quand c'est quelque chose qui est voulu,
01:02:38et c'est là qu'est la clé pour moi.
01:02:43C'est-à-dire que la question de l'authenticité, de la vérité de ce qu'on est,
01:02:48c'est ce qu'on construit, c'est ce qu'on fabrique.
01:02:51Il y a une scène magnifique dans un film de Pedro Almodovar,
01:02:55où il y a un agrado, un personnage transgenre,
01:02:58qui décrit toutes ces chirurgies esthétiques,
01:03:01et qui dit alors voilà, la poitrine ça m'a coûté 50 000 pesos,
01:03:05le nez 40 000 pesos, le menton 20 000.
01:03:08Et agrado dit, et tout ce plastique c'est ce qu'il y a de plus authentique en moi,
01:03:12parce que c'est ce que j'ai voulu.
01:03:14Et pour moi, le changer de nom c'était produire cette authenticité.
01:03:22C'était l'idée que l'authenticité c'est pas quelque chose qu'on doit aller chercher dans notre passé,
01:03:26mais que l'authenticité c'est quelque chose qu'on doit vouloir et qu'on doit fabriquer.
01:03:31Je me suis aperçu qu'en fait, notre identité nous appartient pas,
01:03:36notre identité appartient à l'Etat.
01:03:38Et si une personne souhaite changer de nom,
01:03:41elle doit demander l'autorisation à l'Etat.
01:03:44Est-ce que j'ai le droit de me transformer ou est-ce que j'ai pas le droit de me transformer ?
01:03:47Et l'Etat vous dit oui ou non.
01:03:50Et j'ai dû aller devant des juges, devant des jurys presque,
01:03:55qui m'accordaient ou non le droit de me transformer.
01:03:59Et...
01:04:02C'est un processus très long, il faut avoir un avocat,
01:04:06il faut presque écrire une autobiographie pour expliquer pourquoi on veut changer de nom.
01:04:14Et donc je l'ai fait, j'ai raconté ma vie à une avocate et à un avocat,
01:04:20et ensuite on est allé au tribunal.
01:04:23Et...
01:04:25La juge m'avait dit,
01:04:28vous qui vous revendiquez tellement de Pierre Bourdieu,
01:04:31vous trouvez pas que c'est un peu néolibéral et individualiste le changement de nom ?
01:04:38Alors ça m'avait un peu étonné.
01:04:41J'avais dit, c'est pas vraiment ma lecture de Pierre Bourdieu,
01:04:44pour moi la lecture de Pierre Bourdieu c'est plutôt la possibilité de l'émancipation
01:04:48et de la libération et de l'émancipation des déterminismes.
01:04:53Et puis elle m'avait accordé le changement de nom.
01:04:56Et je ne sais pas d'où vient cette force du nom,
01:05:03je sais pas d'où elle vient.
01:05:05Les seules personnes qui comprennent à peu près cette histoire,
01:05:08c'est souvent les personnes transgenres qui,
01:05:11en changeant de nom, comme ça une marque du changement d'identité accomplie.
01:05:16Et pour moi Édouard Louis c'était vraiment le nom de la liberté, le nom de la réinvention.
01:05:28Après c'est une histoire compliquée.
01:05:30Peut-être que là j'en ai déjà marre d'être Édouard Louis et qu'il faudrait changer encore une fois.
01:05:36J'y pense parfois.
01:05:47J'ai hâte d'avoir un homme qui m'aime dans ma vie.
01:05:50J'ai hâte d'avoir un père.
01:05:53Peut-être que j'aurais bien changé.
01:05:56Et maintenant je suis juste fou.
01:05:59Je suis totalement mine.
01:06:02Et je suis juste fou.
01:06:05Je suis foutu de ma tête.
01:06:08Peut-être que si j'essaie vraiment c'est tout de ma faute.
01:06:12Peut-être que je pourrais faire un homme qui m'aime.
01:06:31La plupart des gens qui racontent la trajectoire d'un passage d'une classe sociale à une autre
01:06:35racontent la violence qu'ils ont ressentie par inadaptation,
01:06:39par la connaissance des codes du monde dans lequel ils entraient.
01:06:43Je me souviens surtout de la violence que j'infligeais.
01:06:46Je voulais utiliser ma nouvelle vie comme une vengeance,
01:06:50contre mon enfance,
01:06:52contre toutes les fois où vous m'aviez fait comprendre, mon père et toi,
01:06:56que je n'étais pas le fils que vous auriez voulu avoir.
01:07:01Écrire l'histoire d'un changement devrait toujours signifier
01:07:05l'histoire d'une résistance collective aux possibilités du changement.
01:07:11En fait, beaucoup d'histoires de tentatives de changement sont des histoires de destruction.
01:07:16Denise est constamment humiliée dans « Au bonheur des dames » de Zola.
01:07:20Julien Sorel meurt à la fin du roman « Le rouge et le noir ».
01:07:23Marguerite Gauthier meurt à la fin de « La dame aux camélias ».
01:07:27Une question. Est-ce que nous pourrions construire un mouvement social de personnes qui ont changé ?
01:07:32Est-ce que nous pourrions nous organiser nous-mêmes,
01:07:35comme l'ont fait le mouvement LGBT ou le mouvement féministe ?
01:07:39Moi, je suis persuadé que chaque personne qui parle du changement
01:07:43et chaque personne qui parle de la transformation de soi
01:07:46rend possible la possibilité du changement pour d'autres personnes.
01:07:51Un peu comme quand, dans les États-Unis esclavagistes,
01:07:58des Noirs fuyaient du Sud pour les pays du Nord,
01:08:01où d'ailleurs il n'y avait pas une situation formidable qui les attendait, mais un peu moins pire.
01:08:06Et chaque personne qui fuyait rendait la possibilité de la fuite possible pour d'autres personnes.
01:08:11Et au fond, pour moi, le changement, il est de ce côté-là aussi.
01:08:21Et je pense que c'est un type de politique qu'il ne faut pas négliger.
01:08:24À chaque fois qu'on dit « je change », on donne la possibilité à d'autres personnes de dire « je veux changer ».
01:08:55Le changement, c'est le changement.
01:08:58Le changement, c'est le changement.
01:09:01Le changement, c'est le changement.
01:09:04Le changement, c'est le changement.
01:09:07Le changement, c'est le changement.
01:09:10Le changement, c'est le changement.
01:09:13Le changement, c'est le changement.
01:09:16Le changement, c'est le changement.
01:09:19Le changement, c'est le changement.
01:09:22Le changement, c'est le changement.
01:09:25Le changement, c'est le changement.
01:09:28Le changement, c'est le changement.
01:09:31Le changement, c'est le changement.
01:09:34Le changement, c'est le changement.
01:09:37Le changement, c'est le changement.
01:09:40Le changement, c'est le changement.
01:09:43Le changement, c'est le changement.
01:09:46Le changement, c'est le changement.
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