• il y a 4 mois
Dans le Monde, plus de mille historiens appellent la France à faire battre le Rassemblement National. Sonia Devillers reçoit l'historien Nicolas Offenstadt, professeur des Universités à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, auteur de "Zemmour contre l'histoire" (Tracts/Gallimard 2022). Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-jeudi-04-juillet-2024-3950649

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00:007h48, Sonia De Villers, votre invitée ce matin est co-signataire avec plus d'un millier d'historiennes et d'historiens
00:07d'un appel à battre le Rassemblement National dans les urnes.
00:11Et parmi eux, Nicolas, Pierre Nora, Michel Perrault, Antoine Lilti, Patrick Boucheron, Pierre Rosanvalon, Laurent Joly, Mona Ozouf, Michel Vinoque, Stéphane Audouin-Rousseau
00:19pour ne citer qu'une poignée des plus célèbres qui clament d'une seule fois, je cite
00:24« Cette élection n'est pas une élection ordinaire, il s'agit de défendre la démocratie et la république contre leurs ennemis, d'être au rendez-vous de notre histoire. »
00:33Bonjour Nicolas Hoffenstadt, vous êtes professeur à Paris 1, « Être au rendez-vous de l'histoire », sommes-nous en train de vivre un événement historique ?
00:42Ah ça me paraît indéniable, c'est une rupture. Alors qu'est-ce que c'est qu'un événement historique ?
00:47Oui, qu'est-ce que c'est qu'un événement de l'histoire ?
00:49C'est pas simplement un fait qu'on peut identifier comme très important sur le moment, c'est quelque chose qui ferme une séquence, qui généralement en ouvre une autre.
00:56Le 11 septembre 2001 par exemple, c'est une rupture absolue, et bien là je crois qu'on est pour la France en tous les cas dans un moment qui va sans doute clôturer quelque chose,
01:04peut-être sans doute qui attraite d'ailleurs aux mémoires de la seconde guerre mondiale qui s'efface, à un temps qui s'efface, à tout un ensemble de consensus qui s'efface.
01:11Donc indéniablement, on ferme une série et on en ouvre une autre. Et laquelle ?
01:15Oui, et laquelle ? La tribune publiée dans le monde, je l'ai dit, est signée par plus d'un milieu d'historiens, mais ce qui est très intéressant c'est que ce sont des historiens de différentes générations,
01:25de multiples obédiences politiques, il y a des enseignants dans toutes les grandes institutions françaises, les universités.
01:32Il y a un mot, un mot, qui fait consensus, cette fois entre vous tous, c'est le mot « extrême droite ».
01:37Et pourtant le Rassemblement National refuse de se présenter comme un parti d'extrême droite. Les historiens persistent et signent.
01:45Oui, tout à fait. D'ailleurs, ce n'est pas nouveau, il faut rappeler Jean-Marie Le Pen lui-même ne cessait de jouer avec la dénomination de son parti,
01:51il refusait déjà le qualificatif d'extrême droite. Donc il ne faut pas se laisser prendre au langage de cette extrême droite qui joue toujours, il s'est appelé « droite populiste »,
01:59il a dit « on n'est ni droite ni gauche ». Donc c'est en permanence une stratégie de cette extrême droite de jouer avec les mots pour s'adapter à la conjoncture.
02:07Et le rôle des historiens c'est aussi d'appeler les choses par leur nom.
02:10Alors quels sont les critères qui permettent à un historien de qualifier l'extrême droite ?
02:14Alors ça pourrait faire l'objet de plusieurs cours d'amphi mais je vais essayer d'être court.
02:17D'abord il y a un élément qui est très classique, c'est l'obsession du déclin, l'obsession de la nostalgie.
02:22Et on le retrouve d'ailleurs dans le court programme de Bardella, c'est le renoncement, le déclin.
02:26Deuxième élément fondamental, un nationalisme exclusif. Et l'obsession aussi de l'extrême droite c'est la définition d'un « nous » et d'un « eux ».
02:34Et ce « eux » qui peut être les étrangers, les immigrés, qui a pu être autrefois les juifs, les francs-maçons, on doit le mettre à l'extérieur.
02:40Donc c'est un nationalisme qui clive, un nationalisme qui exclue.
02:43C'est le corps de la nation ?
02:44Absolument. Mais un corps mythifié. Parce que l'identité telle qu'elle est conçue par le Rassemblement National et par l'extrême droite en général, c'est une identité fermée.
02:51C'est quelque chose qui ne bouge pas, c'est fixiste. On a l'impression qu'il y a une civilisation française qui est éternelle.
02:57Et on est donc dedans ou dehors. Voilà tout un ensemble de traits, entre autres de l'extrême droite.
03:02Est-ce qu'il est pertinent, parce que la question s'est posée beaucoup aussi à nous journalistes,
03:07est-ce qu'il est pertinent de ramener un parti à son histoire ?
03:10Quand des millions de gens en France, 10 millions et demi de personnes,
03:15votent pour lui non pas en vertu de son passé, mais en vertu du présent et même en vertu de l'avenir.
03:21Alors d'abord il faut rappeler qu'évidemment dans un parti qui a autant d'électeurs, il y a forcément une diversité.
03:27Les électeurs, le cœur du parti, les élites, ce n'est pas forcément exactement le même positionnement.
03:32Mais bien sûr, en plus c'est une tradition très puissante la tradition de l'extrême droite.
03:36Elle est ancienne, elle est lourde et aussi elle est assumée.
03:40Ce n'est pas seulement nous qui disons que l'extrême droite c'est toute une tradition extrêmement exclusive, nationaliste, avec de l'antisémitisme, etc.
03:47C'est le Rassemblement National et fier de son histoire. Marine Le Pen l'a répétée régulièrement.
03:53Elle parle d'une histoire épique, elle parle de combats épiques et plusieurs fois elle a rendu hommage à son père à ses combats.
03:58Donc cette tradition, elle est assumée par le Rassemblement National d'aujourd'hui.
04:02Donc oui, bien sûr, on peut ramener un parti à son histoire.
04:05D'abord parce qu'il en est évidemment le produit, mais aussi parce qu'il l'assume.
04:09La France ne doit pas tourner le dos à son histoire.
04:13C'est une phrase très forte de la tribune qui conclut un passage sur la conséquence d'exclure les binationaux de la fonction publique
04:22qui aboutira, je cite, à une discrimination intolérable entre plusieurs catégories de Français.
04:27Vous venez d'en parler, Nicolas Hoffenstadt.
04:30Jusqu'à ce jour, l'extrême droite est arrivée au pouvoir que dans la tourmente d'une défaite militaire et d'une occupation étrangère en 1940.
04:37Ne nous résignons pas à une nouvelle défaite, celle des valeurs qui depuis 1789 fondent le pacte politique français et la solidarité nationale.
04:46Une nouvelle défaite ?
04:48Absolument. Pour les historiens, ce serait une défaite.
04:51Une défaite d'abord pour le corps, parce que la conception de l'histoire du Front National est complètement rétrograde.
04:56Elle n'est pas du tout en accord avec ce qu'est l'histoire, ce qu'est l'histoire comme esprit critique.
05:01Vous savez, dans le fond, ce que fait l'extrême droite de l'histoire, c'est en faire un instrument d'édification, un instrument d'adhésion.
05:07C'est l'idée qu'il faut adhérer.
05:09C'est ce qu'on disait tout à l'heure, c'est-à-dire une identité fermée, une civilisation toute faite.
05:13Dans le fond, l'histoire n'est pas le lieu de l'apprentissage, le lieu de la connaissance, le lieu de l'esprit critique, de la réflexion, le lieu pour faire un tout.
05:19C'est un lieu, finalement, d'exclusion.
05:21Vous adhérez ou vous n'adhérez pas, une histoire qui est fermée.
05:23C'est ce qu'on appelle le roman national.
05:25C'est tout à fait. D'ailleurs, le terme est employé.
05:27Le récit national disait un des membres du Front National en parlant de l'éducation.
05:30Donc oui, c'est de l'édification, c'est de l'histoire sainte, c'est de l'adhésion.
05:34Et ce n'est pas de l'apprentissage, ce n'est pas de la réflexion.
05:36Donc c'est déjà un danger pour l'histoire elle-même comme lieu du savoir, comme lieu de la connaissance, comme lieu aussi du partage même dans une collectivité qui serait une république.
05:44Alors, il y a cette tribune qui est totalement inédite parce que, je l'ai dit, elle rassemble des signatures et des chercheurs qui ne travaillent pas ensemble.
05:53Surtout, ce qui est assez incroyable, c'est que les historiens prennent...
05:56Les historiens ont l'habitude de prendre position sur des questions d'histoire, sur des questions de mémoire.
06:00Ça, c'est leur travail. Mais là, ils prennent position sur un vote.
06:02C'est pour vous dire combien la menace est pour nous très grave. Elle est même gravissime, comme disent nos collègues.
06:06C'est ce que j'allais dire. C'est-à-dire qu'à la précédente élection présidentielle, vous, historiens, et plusieurs confrères et consœurs historiens,
06:13avez uni vos forces pour contrer les manipulations de l'histoire proposées par la candidature d'Éric Zemmour, la campagne d'Éric Zemmour et le discours d'Éric Zemmour.
06:21Là, il se passe aussi quelque chose d'inédit. Je laisse sous les yeux.
06:25C'est le texte publié par le Bureau National de l'Association des Professeurs d'Histoire et de Géographie.
06:30Ce sont des enseignants qui travaillent dans les collèges et dans les lycées, qui commencent par en ces heures d'une inimaginable dangerosité pour notre République.
06:39Nous ne pouvons plus garder le silence. Ils parlent de menaces gravissimes pour l'unité de la République.
06:46Et ils rappellent que cette association a été interdite sous Vichy et qu'elle comptait parmi ses membres d'éminents collègues, comme le médiéviste Marc Bloch.
06:55Oui, ce texte, qui est aussi un texte très important, montre la mobilisation de tous les historiens, ceux du secondaire comme du supérieur.
07:02Parce que dans le fond, le principe des historiens et le principe de l'enseignement, c'est l'intégration.
07:06Et on a face à nous l'exclusion. Une exclusion qui, en plus, s'assoit sur les principes de la République.
07:12Vous comprenez pourquoi l'incorporation dans son ensemble, à travers ces deux textes, donc professeurs du secondaire et des supérieurs, se mobilise.
07:18Parce qu'il s'agit non seulement de l'histoire comme discipline, de l'histoire comme un partage commun, qu'on veut ouvert à la discussion.
07:25Mais que peuvent les historiens ? Il y a une expression toute faite, une expression familière qui dit « l'histoire ne repasse jamais les plats ».
07:33Je crois que c'est une expression qui est juste. Effectivement, on n'est jamais dans le même contexte.
07:37Donc ça ne sert à rien de comparer sans cesse en disant « il va se passer ce qui s'est passé dans les années 30 », « il va se passer ce qui s'est passé sous Vichy ».
07:43C'est tout à fait juste. L'histoire ne repasse pas les plats. Par contre, l'histoire nous permet de résister au présent.
07:48De ne pas se laisser avoir par les grands discours. De voir qu'il y a eu un passé qui n'est pas aujourd'hui.
07:52Et donc la comparaison, elle est intéressante, pas pour voir uniquement des similitudes, pas pour faire peur, mais pour mieux comprendre le présent.
07:57C'est ça l'enjeu de l'histoire. Ce n'est pas de dire « en fait, il va se repasser la même chose, si on n'apprend pas l'histoire, on ne va pas comprendre le présent ».
08:03Ce n'est pas ça. C'est que l'histoire, ça nous sert à réfléchir, à avoir un esprit critique.
08:06Et donc à résister à ce qu'on nous sert comme des discours d'évidence, mais qui en fait sont des constructions très dangereuses.

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