• il y a 6 mois
La prix Nobel de littérature 2022 Annie Ernaux a inauguré, samedi 1er juin 2024, le festival littéraire "MOT pour mots", organisé par "le Monde", "le Nouvel Obs" et "Télérama". Une rencontre exceptionnelle, où elle s’est confiée sur un sujet inédit chez elle : ses nombreux voyages, et le rôle qu’ils ont joué dans sa vie et son oeuvre. Une conversation passionnante à écouter ici.

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Transcription
00:00 Je suis très très heureux et fier et honoré de retrouver Annie Ernaud sur la scène de "Mot pour mot".
00:08 On s'est rencontrés plusieurs fois auparavant, donc vous vous retrouvez ici, c'est magnifique.
00:14 D'autant que je sais à quel point vous êtes sollicité ici, ailleurs, dans le monde entier.
00:20 Surtout depuis le... et à quel point vous aspirez à un peu de tranquillité aussi,
00:25 surtout après le tumulte qui a suivi le prix Nobel.
00:28 Donc vraiment Annie, merci beaucoup d'être avec nous.
00:32 Je ne suis pas certain qu'il soit nécessaire de vous présenter de manière détaillée.
00:38 Je ne ferai cette offense à personne.
00:41 En revanche, j'aimerais dire quelques mots de l'esprit dans lequel on a conçu cette rencontre.
00:45 Annie Ernaud, elle est formidable, elle pose quand même un problème majeur pour quelqu'un comme moi.
00:50 C'est que absolument toutes les questions lui ont déjà été posées.
00:54 Les bonnes, les mauvaises...
00:58 - Depuis très longtemps. - Oui, je crois que oui.
01:04 Sur votre oeuvre, sur vos engagements, sur les enjeux de votre écriture, sur votre trajectoire,
01:12 votre jeunesse normande à Yvetot, vos études à Rouen,
01:18 votre ancrage à Sergy où vous vous êtes installée dans les années 80.
01:23 On pense immédiatement à ces lieux-là quand on prononce votre nom,
01:28 d'autant qu'ils imprègnent votre oeuvre.
01:30 Et du coup, je me suis dit qu'on allait essayer de se décaler un peu en postulant que vous êtes aussi,
01:36 par ailleurs, ce qui n'apparaît pas au premier abord dans votre oeuvre, une grande voyageuse.
01:42 Je ne sais pas si on peut dire ça, mais j'ai fait beaucoup de voyages, c'est vrai.
01:49 - Alors, il faut peut-être commencer au début, et ça va vous donner peut-être l'atmosphère de notre échange.
01:58 Lorsque j'étais enfant, j'étais une très grande lectrice, liseuse,
02:04 et j'étais absolument éblouie par les voyages que je lisais dans les livres.
02:12 Ceux-ci me projetaient dans des pays absolument, pour moi, fabuleux dans la mesure où ils étaient imaginaires.
02:23 Je me souviens de l'Argentine, par exemple, ou alors l'Afrique, le Niger, enfin tout ce que je pourrais développer.
02:33 Et que dans cette idée de voyage, cette idée de voyager, pendant toute l'adolescence aussi,
02:41 c'était une visée, c'est-à-dire, je dirais aussi, c'était quitter Ifto.
02:47 Voilà, c'est ça, c'était aussi ça.
02:50 C'était partir, au fond, c'est ça, c'était partir, mais aussi connaître des pays.
02:57 En réalité, je fais ça, ça peut paraître tard maintenant,
03:03 mais ça ne l'était pas en 1960, quand je suis partie pour la première fois dans le premier pays,
03:10 c'est l'Angleterre, où beaucoup déjà de jeunes allaient,
03:14 mais moi j'y suis allée un peu forcée, parce que j'étais en une sorte de stand-by
03:20 entre l'école normale d'institutrice et la fac de lettres.
03:24 Et donc j'étais à Londres et j'ai été au pair, j'ai travaillé, j'ai fait le ménage, etc.
03:32 Bon, je raconte ça dans mémoire de fille, donc je ne vais pas m'étendre.
03:36 Vous avez même chourré des friandises.
03:38 Oui, oui, c'est ça, oui, et sur une grande échelle.
03:42 Sur une grande échelle, c'était vraiment... on aurait pu en revendre avec ma copine.
03:48 Bon, donc voilà.
03:51 Et après, donc, j'étais étudiante et le voyage, celui-là, choisi,
04:00 et tout à fait pour moi, vraiment un rêve qui s'accomplissait, c'était l'Espagne.
04:07 C'est de partir avec une amie qui avait une 2 chevaux,
04:11 parce qu'elle avait assez d'argent comme institutrice pour se payer une 2 chevaux,
04:15 et on est parties toutes les deux, alors c'était sous Franco.
04:20 Donc c'est une expérience intéressante dont je ne vais pas m'attarder là-dessus.
04:29 L'année suivante, je ne sais pas si je lui avais des plumes,
04:36 mais elle a dit qu'elle ne partait pas, mon amie.
04:40 Donc j'ai décidé de partir toute seule.
04:44 Et j'ai décidé d'aller en Italie et d'aller à Rome.
04:52 Et je suis partie avec ce qu'étaient à l'époque les billets-biges,
04:56 c'est-à-dire pour les étudiants, donc train de nuit, Rome,
05:02 et une vague, enfin pas un hôtel, mais une pension.
05:11 Et là, j'ai vécu un mois toute seule, toute seule à Rome.
05:18 Et là, je me suis dit que, enfin, je crois que j'avais gagné ma liberté.
05:29 Je me souviens de descendre les marches de la maison en face de la pension
05:38 où j'avais une chambre, et de dire à la gardienne qui était en bas de dire "Buongiorno".
05:45 Et c'était comme une autre fille qui était là, qui...
05:49 Esto était très loin, même la fac de Rouen, tout cela.
05:54 Et c'est ce que j'ai vu, surtout dans le voyage seul,
06:00 c'était cette liberté que je m'étais donnée.
06:03 Oui, d'ailleurs, vous m'aviez raconté que vous étiez partie contre la vie de votre père.
06:09 C'était une liberté qui n'était pas donnée, il fallait la prendre quand même.
06:13 Vous aviez déjà un certain caractère.
06:15 Oui, il fallait la prendre, mais ma mère trouvait que je devais...
06:20 Elle était vraiment pour que je parte, que je sorte.
06:26 Évidemment, elle pensait m'avoir munie d'un bagage de moralité suffisant, je crois.
06:37 Sans quoi elle se trompait quand même pas mal.
06:40 Mais voilà.
06:43 Et donc ce voyage...
06:46 Oui, mon père avait toujours très peur.
06:49 Moi, en voyage, j'étais vraiment...
06:52 Je crois que c'était assez rare sans doute.
06:56 C'est-à-dire que je n'envoyais pas de lettres à mes parents.
07:00 Je partais, c'était bon là.
07:03 Je partais et je revenais.
07:06 Là, c'est vrai que j'avais eu des problèmes d'argent et que j'avais dû tout de même envoyer une lettre
07:13 pour demander un mandat qui arriverait.
07:17 Voilà.
07:18 Donc, c'est ce voyage.
07:21 Alors là, dans la même foulée, oui, mais alors là, je vais être obligée de raconter ma vie, là.
07:27 Vous voyez ?
07:28 J'ai peur que tout le monde s'en aille si vous commencez à raconter vos vies.
07:32 Non, moi j'ai le souvenir, vous m'aviez raconté, c'était assez intéressant quand même,
07:35 vous m'avez raconté qu'au cours de ce voyage en Italie, à un moment sans doute où vous manquiez d'argent,
07:39 vous vous étiez retrouvée à faire du stop avec deux chauffeurs routiers Slovaques, si je me souviens bien.
07:46 Non, non, italien quand même.
07:48 Ah, ils étaient italiens, d'accord.
07:50 Vous ne comprenez rien à ce qu'ils disaient.
07:52 Alors, écoutez, je veux dire raconter ma vie parce que tout de même, j'ai fait là la rencontre,
07:56 une rencontre qui a été très importante dans ma vie et qui fait que je ne m'appelle plus Duchesne,
08:01 mais que je m'appelle Ernaud.
08:03 Et donc, voilà, nous sommes allés ensemble à Venise.
08:12 Mais après, alors là, réellement, je n'avais plus d'argent.
08:17 Et je n'avais plus d'argent pour rentrer à Rome, et pour le billet de retour Rome-Paris, je l'avais,
08:24 mais pas pour rentrer à Rome.
08:27 Et donc, à Florence, non, à Venise, Philippe Ernaud est remonté vers la France et moi, vous savez,
08:39 c'est comme une chanson, elle montait vers le midi, etc.
08:43 Et donc, moi, je rentrais à Rome, donc sur le pont de Venise, à la sortie de Venise,
08:51 on a fait du stop en sens inverse.
08:54 Et moi, j'ai eu, je n'étais pas très, très fière quand même, c'était une voiture très rapide,
09:02 où j'étais à l'arrière, mais il n'y avait pas de porte à l'arrière.
09:06 Et c'était deux hommes très bien habillés, mais alors vraiment, on sait bien que ça ne veut rien dire.
09:13 Et donc, voilà, je n'étais pas très, très rassurée, mais tout de même, ils m'ont laissé,
09:19 non seulement ils m'ont, ils ont été très corrects, mais à Florence, ils m'ont même payé à manger.
09:24 Ah voilà, donc, mais après, je refais du stop pour Rome et là, ça a été l'enfer,
09:29 parce que c'était un camion avec deux ouvriers italiens qui m'ont pris.
09:37 Et alors, le camion n'avançait pas.
09:39 Qu'est-ce que je pourrais dire ?
09:42 Je ne comprenais rien du tout de ce qu'ils disaient et ils criaient de plus en plus fort pour que je comprenne.
09:47 C'est souvent comme ça.
09:49 Et alors, à un moment, je dis, non, vous m'arrêtez à la prochaine gare.
09:55 Et à la gare, là, je vais assez quand même d'argent pour prendre le train et aller jusqu'à Rome.
10:01 Mais là, j'ai vécu un grand moment de solitude.
10:05 Alors, le stop, c'est quelque chose que l'on faisait quand même beaucoup dans les années 60 et 70.
10:15 Après, non, c'est devenu effectivement quelque chose de...
10:20 Alors, c'est toujours une... Je me suis demandé si ça paraissait comme dangereux.
10:25 Oui, ça l'avait... De toute façon, ça l'était toujours.
10:28 Mais c'est peut-être aussi que les conducteurs ne voulaient plus prendre des filles ou des garçons en stop.
10:39 C'est une forme d'individualisme qui est apparue quand même.
10:44 On observe la société et voilà.
10:50 Alors, je... Maintenant, de quel voyage on peut parler ?
10:54 Non, non, mais ce sentiment de liberté dont vous parlez, il est intéressant parce que...
10:57 Donc, ce voyage en Italie, vous l'effleurez un peu dans la femme gelée, je crois.
11:03 Et c'est vraiment un moment d'accomplissement de liberté quand même dans votre parcours.
11:09 Et moi, je me souviens quand on en avait parlé, puisque j'ai eu la chance de me retrouver en Italie avec vous.
11:14 Donc, c'est ça qui avait réveillé tous ces souvenirs.
11:17 Et vous aviez terminé le récit de votre histoire en me disant, et avec une pointe de mélancolie,
11:23 j'étais plus faite pour cette ville-là que pour partir emménager à Annecy.
11:28 Et effectivement, un des enjeux du voyage, c'était de retrouver Philippe Arnault à Venise,
11:33 qui a été suivi de votre mariage et du début de l'histoire que vous racontez dans la femme gelée.
11:37 Oui, c'est sûr que de commencer de cette façon-là, en toute liberté, et aller à Venise,
11:44 d'où mon amour indéfectible pour cette ville ensuite, où je suis allée depuis.
11:50 Je suis allée 18 fois à Venise, jamais dans des longues périodes, maximum une semaine.
11:57 Mais Venise, c'est pour moi le lieu qui a gardé mon histoire, en quelque sorte.
12:05 Il y a des lieux qui peuvent garder, parce que Venise a changé, bien sûr,
12:12 mais elle est quand même demeurée la ville où il n'y a pas de voiture,
12:18 où les maisons sont restées telles qu'elles étaient il y a plusieurs siècles.
12:24 Pour moi, c'est là où je me replonge dans un temps qui n'est même plus le temps,
12:32 qui est, c'est vrai que si j'imagine l'éternité, ce serait à Venise.
12:37 C'est à ce point-là pour moi, et c'est lié, bien entendu, à cette découverte,
12:47 parce que, comme j'ai dû vous l'expliquer, j'avais le plus grand mépris pour Venise avant d'y aller,
12:54 c'est-à-dire c'est la ville des voyages de noces.
12:57 Et l'idée du voyage de noces et même l'idée du mariage, c'était pour moi rédhibitoire.
13:03 Et en fait, je me suis mariée à cause de Venise,
13:08 et puis j'ai découvert que c'était pas, que c'était, quelle ville c'était.
13:17 C'est ainsi qu'en arrivant à Venise, je ne savais pas, et Philippe Ernon non plus,
13:24 qu'il n'y avait pas du tout de voiture.
13:27 C'était quelque chose, déjà à cette époque-là, qu'il n'y ait pas de voiture, c'était un autre lieu.
13:35 L'eau, les pierres, ce silence, pour moi, c'est effectivement,
13:45 c'est le lieu d'où je nais quand j'y suis, je n'ai pas envie d'en sortir.
13:51 Et vous avez écrit des pages qui sont très belles sur Venise dans votre journal,
13:56 qui ont été publiées dans le volume des cahiers de Lerne,
14:00 et qui sont vraiment très intéressantes,
14:02 parce qu'on se rend compte en les lisant à quel point Venise est importante dans votre imaginaire,
14:08 si j'ose dire, si l'on se place d'un point de vue de critique littéraire, et dans votre vie aussi.
14:12 Et vous écrivez que, vous écrivez "Je reviens à Venise pour rattacher tout.
14:19 Mon enfance, 63, les hommes, similitude des retours à Ivto et Venise,
14:24 l'un dans l'horreur, l'autre dans la plénitude."
14:26 Alors l'importance d'Ivto dans votre vie, je pense que votre lectorat l'a bien saisi,
14:29 mais celle de Venise, elle est restée souterraine.
14:33 Elle reste souterraine parce que je me suis posé effectivement la question
14:37 de comment écrire sur Venise.
14:41 Et quelque part, peut-être suis-je plus faite pour écrire sur les problèmes,
14:53 sur les douleurs, sur ce qui pose question aussi.
14:59 Et d'une certaine manière, Venise a plani toutes les questions.
15:03 Donc il y a quelque chose qui est de l'ordre du bonheur.
15:10 Et le bonheur en écriture, c'est peut-être pas tout à fait mon affaire.
15:19 Alors le bonheur, et pardon, je m'attarde un tout petit peu sur Venise
15:23 parce que je pense que c'est assez important quand même.
15:25 Il n'y a pas que du bonheur dans la manière dont vous l'évoquez.
15:28 C'est-à-dire que oui, il y a une forme de sensualité, de beauté absolue
15:31 qui vous subjugue.
15:33 Mais il y a aussi, dites-vous, tous ces souvenirs qui viennent se rassembler
15:38 dans une sorte de kaleidoscope.
15:39 Et vous parlez même d'un piège.
15:43 Le piège de Venise, c'est aussi que pour moi, c'est une ville de mémoire
15:49 où ma mémoire tourne en boucle.
15:52 Et puis il y a un autre aspect qui est un peu différent.
15:54 Vous évoquez votre mère à un moment dans votre journal et vous dites
15:57 que ma mère n'ait pas connu cette beauté.
16:00 Pour moi, c'est un scandale et un remord.
16:02 Et du coup, le voyage comme ça, dans des conditions relativement privilégiées,
16:07 est-ce que c'est aussi une façon de réveiller ce qui est à l'origine
16:10 de votre écriture, c'est-à-dire le sentiment de trahison,
16:13 le sentiment de la coupure, de la déchireur?
16:15 Oui, il est certain qu'à Venise et également à Rome,
16:19 parce que ma mère aurait aimé aller à Rome pour voir le pape.
16:22 Mais elle l'avait dit.
16:28 Mais c'est vrai que moi, ce que j'aurais aimé, c'est qu'elle voit,
16:34 c'est la beauté, moi je la souhaite à tout le monde.
16:37 Et Venise, je sais qu'à un moment, après 1989,
16:42 et donc la fin des régimes soviétiques,
16:48 beaucoup de gens ont afflué à Venise et il y a eu des hauts cris.
16:55 On voulait faire payer, etc. On continue de vouloir le faire.
17:00 Mais moi, je disais mais non, on ne peut pas.
17:05 Je veux dire, la beauté, ça doit être à tout le monde.
17:09 Alors je pouvais déplorer qu'effectivement, à Venise,
17:14 à partir d'un moment, on voit des gens qui mendient,
17:16 ce qu'on ne voyait pas.
17:19 Mais je ne protesterai jamais pour un afflux de gens, de touristes.
17:30 Alors il faut certainement les réguler, c'est autre chose là.
17:36 Mais pourquoi on attend par exemple les grands bateaux qui ruinent,
17:41 les grands paquebots qui traversent le canal de la Giudecca
17:46 et qu'il faut que Venise s'enfonce un peu plus chaque année,
17:50 ceux-là, parce que ça rapporte, on ne les interdit pas.
17:54 On était où vous là ?
18:00 Je ne sais plus. On était à Venise.
18:03 On est venu à Venise parce qu'on a démarré sur les voyages émancipateurs.
18:08 Je laisse de côté l'Angleterre qui n'est pas que des bons souvenirs.
18:11 Mais les voyages plutôt émancipateurs et les lieux qui ont quelque chose de positif pour vous.
18:18 Et il y a une deuxième catégorie de voyages qui apparaît dans votre oeuvre,
18:22 qui est apparue pour nous, lecteurs, récemment également,
18:25 de la même manière que dans les cahiers de Lerne, vos voyages sont apparus récemment.
18:30 Ce sont tous les voyages qui se trouvent évoqués et filmés dans les années Super 8.
18:34 Le film vraiment remarquable qu'a réalisé votre fils, David,
18:39 à partir des images tournées à l'époque par Philippe Ernaud, votre mari.
18:44 Là, on se promène un peu quand même dans ce film.
18:47 Oui, c'est-à-dire que les voyages effectivement que l'on a fait en tant que mari et femme,
18:55 ce sont des voyages, je me suis aperçue d'ailleurs,
18:59 a posteriori, ce sont des voyages qui sont d'ordre politique.
19:05 Et qui, au fond, je pense, j'ai encore une opinion là-dessus,
19:11 qui contrebalance le fait que mon mari avait une fonction dans une mairie,
19:17 une mairie qui était complètement, qui était de droite,
19:21 qui est toujours, je crois, ou presque, c'est Annecy.
19:25 Donc, il y avait une fonction, et moi j'étais professeure,
19:31 comme je l'ai été toute jusqu'à la retraite,
19:34 et on avait envie, le premier grand voyage effectivement que l'on a fait,
19:41 c'est avec votre journal, le Nouvel Observateur.
19:44 Pour ne pas bronzer idiot.
19:47 Voilà.
19:48 Dites-vous dans le film.
19:49 Oui, oui, oui.
19:50 Mais c'était le slogan, ne pas bronzer idiot, après 68.
19:54 Et effectivement, ça tombait bien,
19:58 parce que le Nouvel Obs proposait ce voyage de 15 jours au Chili
20:05 pour voir comment fonctionnait l'unité populaire
20:11 qui avait à sa tête Salvador Allende,
20:15 qui avait été élu, ce n'est pas une révolution, il avait été élu,
20:19 et c'était donc en 72.
20:23 C'est-à-dire un an, quatre mois avant qu'il soit assassiné,
20:31 que Pinochet vienne au pouvoir.
20:34 Donc, on y est allé, et c'était un voyage qui était vraiment sous le signe du politique.
20:43 Tout avait été conçu, le programme avait été conçu pour visiter les usines,
20:51 pour voir les poblaciones,
20:55 et finalement même Salvador Allende nous a reçus,
21:00 a reçu le groupe de touristes que nous étions,
21:05 qui comportait aussi des gens qui étaient venus là pour acheter des bijoux.
21:12 Il y avait quelques personnes qui s'étaient mêlées au groupe pour un but commercial.
21:21 Mais c'est très très important, je viens encore je crois de répondre dans une interview,
21:31 à ce que, je ne sais pas pourquoi à ce moment-là,
21:38 j'avais lu Pierre Bourdieu, j'avais lu Les Héritiers,
21:43 et je suis allée donc quelques mois après au Chili,
21:49 et c'est à ce moment-là que de plus en plus j'ai eu ce sentiment
21:56 que j'avais quelque chose à dire, à écrire,
22:01 et c'était maintenant que le livre a été écrit,
22:06 et que j'ai écrit ce livre, c'est Les Armoires Vides,
22:09 et que tout qui au fond a décidé aussi de la direction,
22:16 j'allais dire sociologique en partie, mais littéraire aussi de mon travail,
22:22 je sais que c'est donc un moment clé,
22:26 puisque je repense bizarrement dans une poblation,
22:34 je repense, je vois les enfants, etc.,
22:36 et moi je repense à mon enfance, je pense au quartier où j'habitais,
22:40 et je me dis que d'un seul coup j'ai ce sentiment
22:47 que la femme que je suis devenue, elle est fausse quelque part,
22:51 et c'est déjà l'idée de trahison,
22:55 et c'est vraiment cela qui va naître dans ce moment-là.
23:05 Il faut ajouter autre chose, c'est que le journaliste de Le Nouvel Obs qui nous accompagnait,
23:12 qui était Jean-François Josselin, qui devait tant me détester ensuite,
23:16 et à cette époque-là me considérait comme une jeune femme qui voyage avec Le Nouvel Obs,
23:24 un soir on avait bu pas mal de Pisco Solaire,
23:29 et lui était écrivain, et je ne sais pas, il me dit
23:36 « Mais toi, tu n'écris pas, toi ? »
23:39 Et j'ai avoué que j'avais écrit,
23:43 oui, dix ans auparavant que j'avais écrit un roman qui avait été refusé par le seuil.
23:47 Et donc il me fait jurer de le lui envoyer au retour.
23:55 Et au retour, j'ai ressorti cet objet que j'avais gardé,
24:03 mais je n'avais jamais relu depuis presque dix ans,
24:08 et là je me suis dit « Non, non, non, on ne va pas lui envoyer ça ! »
24:15 Voilà, et il est vrai que j'avais aussi beaucoup changé dans mes pensées.
24:22 Donc je me suis mise à écrire,
24:28 et quand je pense maintenant de me dire que j'étais devant cette matière,
24:36 le terme n'existe pas, transfuge,
24:41 que je suis devant ces souvenirs de ma jeunesse, de mon enfance,
24:48 alors du bonheur de l'enfance dans l'épicerie de ma mère,
24:53 même le café de mon père, et puis l'école, la bourgeoisie locale,
25:00 et tout cela je vais peu à peu changer, et voilà.
25:06 Et comme en même temps je suis au mouvement de libération
25:16 pour la contraception et l'avortement,
25:20 mais la loi veille, ce sera seulement en 1970-1975,
25:31 et là on est en 1972.
25:34 Donc je sais que tous les souvenirs aussi de cet avortement clandestin sont redevenus proches.
25:43 Et au fond, je vais faire en quelque sorte un lot avec cette liberté des femmes
25:51 et aussi ce retour pour examiner comment au fond je suis devenue celle que je suis devenue,
26:03 si loin de mon enfance, si loin aussi de mes goûts, de mes lectures, etc.
26:11 Donc je n'ai pas d'exemple.
26:15 J'écris, je vais me mettre à écrire sans avoir rien lu d'autre de Bourdieu
26:22 qui n'a pas encore écrit la distinction, que simplement les héritiers.
26:29 Et ça je sais par contre, c'est que j'ai été une étudiante boursière
26:35 et que disons que la culture, elle m'est venue par ce terme que j'employerai souvent,
26:43 par effraction.
26:47 Et donc j'en garde cette réflexion.
26:55 Et voilà, j'écris.
26:59 Donc effectivement, le chibi a une importance très grande, effectivement,
27:04 plus dans mon travail, dans l'écriture que dans toute autre chose.
27:12 C'est intéressant ça.
27:14 Et dans le film, je me souviens qu'on vous entend dire que tous ces voyages,
27:19 parce qu'il y a aussi le Club Med à Tangers et tout ça,
27:22 sur lequel j'aimerais bien vous interroger deux secondes,
27:25 nous classait dans la bourgeoisie de Fresh Dat.
27:28 Donc c'est vrai que ces voyages touristiques-là, dans ces années 80-là,
27:32 c'est ce qui enterrine la rupture de la...
27:36 Absolument, parce que même l'achat d'une caméra, bien sûr, oui, oui.
27:42 Et à ce moment-là aussi, on a une maison de fonction
27:48 qui est même plutôt jolie et très bourgeoise.
27:53 Donc il y a un saut vraiment énorme.
27:59 Et cette conscience-là, elle ne me lâche pas, au fond.
28:04 Elle ne me lâche pas.
28:06 Il ne faut pas oublier non plus que ma belle-famille
28:09 est une bourgeoisie déclassée aussi, désargentée.
28:16 Le contraire d'une bourgeoisie de Fresh Dat.
28:19 Après, on va passer à autre chose, mais dans ce film,
28:22 qu'il faut absolument voir et revoir, et dont j'espère vous tirerez un livre un jour,
28:27 parce que votre texte est...
28:29 Il est plus long qu'un de vos meilleurs.
28:32 Il y a un séjour vraiment très étonnant,
28:35 vous parlez de la dimension politique de ces voyages,
28:37 dans l'Albanie maoïste, qui voit les touristes, je cite,
28:41 comme les vecteurs de la pourriture occidentale.
28:44 Est-ce que ça, pour le coup, sur la construction de votre pensée politique au sens très large,
28:53 quelle trace ça a laissé, quel impact ça a eu, ce voyage-là ?
28:57 En fait, là, c'est évident que ce n'est pas du tout une attirance,
29:02 c'est le repoussoir.
29:04 On voit ce que peut donner à l'extrême un pays qui est en fait une dictature,
29:12 une dictature communiste maoïste, donc pire, effectivement, que l'URSS,
29:18 et qui est...
29:21 Alors, il y a, par exemple, ce qui a été tout à fait remarquable,
29:25 c'était qu'il y avait partout des musées de l'athéisme.
29:29 Donc, du coup, on voyait des croix partout.
29:32 C'était bouffon, mais...
29:37 Voilà, et c'était aussi vestimentaire.
29:42 Enfin, on voyait... C'était un petit bout, je veux dire, peut-être même pire,
29:47 un petit bout de Chine en Europe.
29:50 Envers Odia, qui était en rupture avec l'URSS,
29:59 et c'était uniquement pro-chinois.
30:03 Donc, là, la construction, je veux dire, politique,
30:08 elle était effectivement...
30:12 On avait une curiosité pour ce pays improbable.
30:17 Je crois que c'était un petit peu ça aussi.
30:20 Mais absolument pas.
30:22 Alors, je sais que nous avons voyagé avec un tout petit groupe de croix de 98,
30:28 mais qu'il y avait un couple qui était communiste,
30:33 et de voir leurs problèmes, au fond.
30:37 C'était ça qui était très intéressant,
30:39 parce qu'ils ne pouvaient pas adhérer à ça.
30:43 Ils ne pouvaient pas.
30:44 Mais en même temps, ils avaient effectivement...
30:46 Ils étaient très pro-soviétique.
30:49 Ces voyages sont...
30:53 Je veux dire, des voyages comme ça, en groupe,
30:58 c'est toujours un peu délicat.
31:01 Mais c'est aussi quand même...
31:04 Ça permet de voir, de vivre avec des gens de très près aussi.
31:09 Bien.
31:12 Alors, je passerai bien à une autre catégorie de voyage que vous avez.
31:18 J'ai l'impression que je suis une globe trotteur quand vous interviens.
31:24 C'est le pari de cette conférence.
31:26 Nicolas Bouvier n'est plus là, il nous reste Ania Lopez.
31:29 Voilà, c'est ça.
31:31 Non mais sérieusement, c'est...
31:33 Oui, oui, oui.
31:34 Je pense que c'est...
31:35 Je vais parler maintenant des...
31:37 Non, mais je pense que ça a un intérêt.
31:38 Je pense que ce que vous venez de raconter sur la prise de conscience du Chili,
31:41 qui quand même a été un déclic qui vous a fait écrire les "Immortels",
31:44 c'est pas rien ce détour par le Chili, quand même.
31:46 Non, non.
31:47 Et on le soupçonne pas a priori quand on vous lit.
31:51 Non.
31:52 Mais...
31:53 Et puis, il y a toute une catégorie de voyage.
31:55 Et là, vous en avez fait beaucoup.
31:57 Ce sont vos voyages, j'allais dire, officiels en tant qu'écrivain.
32:00 Alors ça, ça commence il y a longtemps.
32:02 J'ai pas l'impression que vous aimiez énormément ça.
32:07 Je me souviens, il y a...
32:09 Un peu avant le Nobel, je vous avais vu, vous m'aviez dit
32:11 "Je veux plus faire de voyage, je veux être tranquille, j'aspire à être tranquille".
32:14 C'est vrai.
32:15 C'est très élégant.
32:16 Quand on lit vos notes dans le cahier de Lerne, que ce soit en Corée ou en Roumanie,
32:19 je crois que c'est en Roumanie,
32:21 vous dites que vous avez envie de tout détruire lors du prochain happening qu'on organise.
32:26 Vous écrivez "Il y a en moi violemment du Céline et du Jeunet, voire du Harto".
32:29 Alors, quand j'ai relu ça, j'ai pensé à Dominique Blanc,
32:32 qui jeudi soir nous a parlé de vous,
32:34 en disant que la première fois qu'elle vous avait vue, elle avait vu Patti Smith.
32:38 Et il y a ce côté punk chez vous qui ressort dans ces moments de voyage officiel, là.
32:42 Oui, mais de toute façon, mon journal est assez différent tout de même de mes livres.
32:50 Donc, c'est pour ça qu'il ne sera pas publié de mon vivant, je vous le préviens tout de suite.
32:58 Mais le premier voyage, je me souviens très bien, c'est en 1985,
33:05 c'est-à-dire quelques mois après la place et le prix Renaudot pour la place,
33:11 je suis invitée à Copenhague au mois d'avril.
33:15 Il fait extrêmement froid, la nuit tombe à 4 heures,
33:21 et je suis dans la chambre d'hôtel en attendant de faire une conférence à l'Institut français.
33:30 Et la première chose, c'est "Mais qu'est-ce que je fais là ? Qu'est-ce que je fais là ?"
33:36 Et très souvent, je penserai ça dans mes voyages.
33:39 "Qu'est-ce que je fais là ?"
33:41 C'est-à-dire que c'est cette chose-là.
33:45 Je réalise le rêve de ma jeunesse.
33:48 Je vais aller en Europe, dans beaucoup de pays d'Europe, en Égypte,
33:56 je vais en Chine, au Japon.
34:00 Et à chaque fois, je me dis "Ah, mais il faut que j'y aille parce que j'ai voulu ça,
34:09 parce que j'ai voulu autrefois, mais ça n'est plus vrai."
34:13 C'est-à-dire que, au fond, je voudrais bien, mais pas comme ça, pas officiellement.
34:18 C'est ça la question.
34:20 Or, il n'y a rien à faire.
34:22 Si j'y vais, c'est officiellement.
34:25 Le seul endroit où j'allais, où c'était venu, c'est l'Italie.
34:33 Je suis retournée à Rome aussi.
34:35 Je suis allée dans des voyages à Naples, toute l'Italie.
34:41 Mais là, c'est vraiment seul ou avec quelqu'un, mais pas officiellement.
34:50 Pas officiellement, c'est ça.
34:52 C'est le côté officiel qui, malgré tout, permet de connaître des choses
35:01 qu'individuellement, seule, on ne connaît pas.
35:04 Mais je veux dire que voyager n'est pas de l'ordre du savoir.
35:11 Voyager, c'est de l'ordre de l'être, de la sensation, de l'immersion.
35:20 De l'immersion dans des lieux, avec des gens.
35:24 C'est une solitude aussi.
35:27 C'est comme ça que je le vois.
35:29 Et ce n'est pas le savoir au fond.
35:32 Je peux lire Wikipédia.
35:35 C'est une autre expérience.
35:39 Alors, pourquoi j'y vais quand même ?
35:43 Souvent, c'est parce qu'on me demande.
35:50 Je vais parler de mes livres.
35:55 Il y a une attente.
35:57 Je n'ai jamais voulu être l'écrivaine dans un tour d'ivoire.
36:05 Jamais.
36:07 Je me dis que c'est aussi partie du rôle que je peux avoir.
36:14 Oui, après le Nobel, j'ai voyagé aussi.
36:20 Mais maintenant, je ne vais plus pouvoir.
36:24 Parce que d'abord, au point de vue fatigue,
36:28 ça devient très fatigant pour moi.
36:32 Ce qui est intéressant dans les notes de voyage,
36:36 qui sont parues dans les cahiers de Lerne,
36:38 c'est que vous soyez en Corée, au fin fond des Etats-Unis,
36:41 ou en Roumanie, ou en Égypte.
36:44 Il y a cette question en permanence.
36:49 Qu'est-ce que je fais là ?
36:51 On sent que vous n'êtes pas extrêmement heureuse
36:53 de vous retrouver loin de chez vous et dans ces conditions-là.
36:55 Et puis, régulièrement, il y a des petites choses qui vous ramènent.
36:59 Et là, c'est assez révélateur, je trouve, du fonctionnement de votre mémoire.
37:03 Ce journal de bord est aussi un laboratoire de l'écriture.
37:06 Ça vous ramène à vous, à votre passé.
37:09 Il y a un passage qui est formidable dans un hôtel en Égypte,
37:11 où vous entendez "Yesterday", la chanson des Beatles.
37:14 Et tout de suite, il y a des images du casino de Fécamp,
37:17 où vous étiez quand vous aviez 17 ans, qui reviennent.
37:19 Vous avez parlé de Venise.
37:21 Et du fait que Venise, si vous aimez autant ça,
37:23 c'est aussi parce qu'il y a cet effet de palais des glaces et de miroirs,
37:27 qui, avec tous ces souvenirs des différentes personnes
37:31 avec lesquelles vous vous êtes rendues là-bas, qui se font écho, etc.
37:34 Et très souvent, il y a ça. Il y a l'évocation de votre mère.
37:40 Il y a des petits détails comme ça qui vous ramènent à vous-même et à vos...
37:46 Oui, c'est-à-dire que c'est dans ces...
37:50 Justement parce que j'ai réalisé le rêve de l'adolescence,
37:56 de l'enfance et de l'adolescence.
37:58 Et par exemple, dans cet hôtel luxueux en Égypte,
38:03 c'est déjà une chose choquante tout de même,
38:06 parce qu'il y a une très, très grande pauvreté que je venais de côtoyer.
38:10 Et j'entends les Beatles et je me dis...
38:15 Je me vois...
38:17 C'est-à-dire, c'est comme si c'était la petite fille ou l'adolescente
38:22 qui voyait la femme que je suis devenue.
38:26 Et c'est de me dire...
38:30 Mais est-ce que j'ai vraiment voulu ça ?
38:33 Je voulais voir les pays, mais je voulais pas voir...
38:37 Je voulais peut-être pas devenir cette femme.
38:40 Il y a une coupure qui reste toujours.
38:44 Un grand étonnement.
38:48 Plusieurs fois, je me vois avec l'étonnement de mon enfance.
38:53 C'est-à-dire, est-ce moi ?
38:56 Est-ce moi ou bien est-ce maintenant que c'est moi ?
39:00 Mais oui, le voyage est tout à fait propice à ce genre de comparaison,
39:09 d'évaluation du chemin.
39:17 J'aime pas beaucoup dire du chemin parcouru,
39:20 parce que j'ai pas choisi.
39:24 J'ai l'impression de ne pas avoir choisi en réalité.
39:27 Que les choses se sont faites les unes après les autres,
39:30 sans qu'il y ait une volonté de ma part.
39:34 Mais c'est certainement une erreur.
39:37 Il y a sûrement une volonté souterraine.
39:39 La seule volonté que j'ai pu avoir, c'est tout de même d'écrire.
39:43 Oui, que vous aviez très tôt, avec beaucoup de détermination et de force.
39:47 Le reste, c'est lié à ça.
39:50 C'est-à-dire les voyages qui sont liés tout à fait à mes livres.
39:57 Depuis le Nobel et ces dernières années,
40:00 ces voyages se sont multipliés de nouveau.
40:04 Encore une fois, vous en avez fait énormément dans les années 90.
40:07 Peut-être qu'on peut dire un mot de ça aussi.
40:09 Ces voyages témoignent aussi,
40:11 et ça serait bien que le lectorat français en ait conscience,
40:15 d'une réception à l'étranger, notamment chez des universitaires,
40:20 qui a été très importante.
40:23 C'est vrai que...
40:25 C'est une structure comment, géographiquement ?
40:27 Géographiquement, c'est les États-Unis.
40:31 Aux États-Unis, j'ai fait des voyages à partir de 1990.
40:36 Jusqu'en 2002, je suis allée aux États-Unis,
40:40 pas si souvent que ça, mais avec des tournées,
40:44 comme on dit, dans les universités.
40:48 Oui, j'ai fait aussi des voyages plutôt dans les années 2000.
40:56 Mais si, dans les années 2000, je suis allée en Chine,
41:01 au Japon dans les années...
41:03 Oui, dans les pays asiatiques aussi.
41:06 Et d'ailleurs, en Égypte aussi, dans les Émirats arabes unis.
41:15 Les Émirats arabes unis, qui n'étaient pas ce qu'ils sont actuellement.
41:20 Et donc, ça c'était en 1990.
41:24 C'est quand même...
41:26 Oui, il y avait un...
41:28 Pour ce que j'écrivais,
41:30 ce que je constatais, je n'ai pas...
41:33 J'expliquais ce que je faisais.
41:36 Mais voilà, je n'avais pas une théorie.
41:43 Je ne présentais pas une théorie littéraire,
41:46 ce que je n'ai jamais fait.
41:48 Je me souviens qu'aux États-Unis, dans les conférences,
41:53 parce que là, je faisais vraiment des conférences,
41:56 je commençais par démolir la conférence elle-même.
42:02 En disant qu'en fait,
42:05 qu'est-ce qu'un écrivain peut apporter dans une conférence ?
42:08 C'est un discours tout prêt,
42:10 qui se copie sur le discours universitaire.
42:16 Et je disais, moi, je n'ai rien à vous apprendre.
42:19 Donc, c'était assez agressif.
42:22 Et puis ensuite, oui, oui.
42:26 Et puis après, je ne cherchais pas du tout à plaire.
42:30 Et après, effectivement, je parlais des livres,
42:34 comment j'avais écrit La Place, par exemple.
42:37 Donc, ce qui m'intéressait,
42:40 enfin, pourquoi j'avais écrit de cette façon-là.
42:45 - Alors, j'ai le souvenir qu'à l'époque du prix Nobel,
42:52 vos livres étaient traduits dans 45 langues,
42:55 dont le tamoul et le créole des Antilles.
42:59 J'ai fait l'erreur de ne pas demander à l'indispensable Isabelle Saugier
43:04 de me mettre à jour ses chiffres.
43:06 Donc, j'imagine que désormais, on en est à 60 ou 70 langues.
43:11 - Je ne sais pas.
43:12 - Non, peut-être pas.
43:13 - Non, mais je vais vous faire un aveu.
43:15 Moi, je ne compte pas.
43:17 - D'accord.
43:18 Donc, on est pareil.
43:20 Là où je voulais en venir, c'est que c'est quand même extrêmement frappant.
43:25 C'est-à-dire que votre œuvre, on ne peut pas faire plus géographiquement ancrée,
43:30 sociologiquement ancrée, même du point de vue du genre.
43:33 Enfin, je vais résumer de manière presque insultante ce que vous avez fait.
43:38 Vous racontez la vie d'une femme normande, issue d'un milieu populaire,
43:44 qui a grandi en France dans la deuxième moitié du 20e siècle.
43:48 Et pourtant, c'est traduit partout.
43:51 Là, vous avez fait une tournée de rock stars à travers le monde après le Nobel.
43:54 Vous m'avez raconté des jeunes brésiliennes qui sont venues vous dire pourquoi
43:58 elles aiment vos livres.
43:59 En Inde, même chose.
44:01 Aux États-Unis, pareil.
44:02 En Italie, je l'ai vu avec vous, c'était extraordinaire.
44:05 Et du coup, comment vous comprenez cette universalité ?
44:10 Est-ce que c'est juste l'universel, c'est Yvetot moins les murs ?
44:14 Non, je pense que ce n'est pas ça, c'est l'écriture.
44:18 Bien sûr, c'est l'écriture.
44:20 C'est-à-dire que j'ai quand même un peu conceptualisé à un moment,
44:26 parce qu'on me le demandait.
44:28 Je parlais d'université française et ailleurs aussi.
44:34 C'est-à-dire d'écrire à la première personne,
44:40 mais que ce jeu-là ne soit pas narcissique,
44:47 il soit en fait situé universellement.
44:54 Même si l'universel, c'est une idée, ça n'existe pas vraiment.
44:59 Mais disons une sorte de décentrement.
45:02 Le décentrement de ne pas…
45:08 Oui, et surtout, il y avait un autre point qui était
45:13 ne pas donner les signes de l'affectivité et de l'émotion dans mes textes.
45:22 C'est bien pour laisser une sorte de liberté au lecteur.
45:28 Je n'ai pas toujours respecté ce pacte, en quelque sorte.
45:38 Mais oui, c'est-à-dire qu'il y a une évolution de toute façon dans l'écriture
45:46 qu'on ne peut pas maîtriser.
45:49 Moi, j'ai toujours l'impression que je ne maîtrise pas grand-chose quand j'écris.
45:55 Mais si, j'ai une certaine posture.
46:00 Une certaine posture qui est de ne pas…
46:07 Je sors facilement de moi, dirons-nous.
46:10 Je peux me considérer à distance, comme une femme à distance.
46:18 Et ça, je l'ai fait, même presque, j'allais dire pratiquement,
46:24 dans un livre comme « Mémoire de fille » où je vais dissocier le « je » et le « elle ».
46:32 Et c'est effectivement…
46:35 L'écriture sera une sorte d'avancée pas à pas, comme si c'était un film.
46:46 Avec sur l'écran, un personnage qui est « elle »,
46:54 c'est-à-dire le « je » passé,
46:57 et qui ne ressemble évidemment pas au « je » qui est écrit.
47:05 Mais c'est quand même la même personne.
47:09 Est-ce que c'est la même personne ?
47:12 Voilà, c'est la question.
47:14 C'est la question que pose le livre.
47:16 Tout le monde se pose aussi.
47:18 Ce jeu grammatical entre le « je » et le « elle ».
47:21 Mais sur cette question de l'universalité,
47:24 puisque vous êtes allée à la rencontre de différents publics,
47:29 des gens issus de cultures différentes,
47:32 qui sont d'âges différents, etc.
47:34 Qu'est-ce qui ressort de ça ?
47:37 Est-ce que vous avez été frappée par exemple par le fait que,
47:40 dans tel pays, c'était plutôt cet aspect-là de votre œuvre qui ressortait ?
47:45 Vous avez des exemples un peu significatifs de ça,
47:48 de différences de perception ?
47:50 J'ai un exemple tout de même, c'est au Brésil.
47:54 Au Brésil, où l'avortement n'est pas autorisé,
47:59 il y avait effectivement beaucoup de jeunes femmes
48:06 qui étaient présentes et qui me posaient des questions là-dessus.
48:13 Il y a même eu une séance tout à fait extraordinaire
48:16 où une femme a dit qu'elle était avocate.
48:21 Elle s'est levée et elle a dit
48:23 « Moi, j'ai eu un avortement clandestin. »
48:27 C'était un aveu terrible pour le Brésil,
48:32 un aveu public, alors que ce n'est pas autorisé.
48:36 J'ai remarqué que les pays où j'avais vraiment le plus de jeunes,
48:46 par exemple c'est la Turquie,
48:49 beaucoup de jeunes, des garçons aussi,
48:52 c'est parce que c'est un pays qui est assujetti à la loi d'Herzogane
49:04 qui trouve dans mes livres une façon de, je veux dire,
49:09 une forme de liberté, oui c'est ça, une forme de liberté.
49:13 Bien, j'aurais beaucoup de questions à vous poser,
49:20 mais elles retournent malheureusement.
49:23 Je voulais vous redemander quand même,
49:26 parce que la préfecture s'est posée à propos de Venise,
49:29 mais elle peut se poser à propos des autres pays
49:32 où vous êtes rendu.
49:34 Cette matière-là, cette partie-là de votre expérience de la vie,
49:37 littérairement vous en avez fait assez peu.
49:39 Il y a un peu l'Angleterre dans « Mémoire de fille »
49:41 et puis l'Italie dans « La femme gelée ».
49:43 Il y a quelques bribes de voyages officiels dans « Se perdre » aussi,
49:46 si je me souviens bien.
49:48 - Vous l'avez laissé de côté,
49:50 parce que vous aviez des choses plus urgentes
49:53 et plus nécessaires à raconter.
49:55 - Oui absolument.
49:57 Je n'ai pas envie de...
50:00 Oui, dans mes journaux intimes,
50:05 aussi je crois peut-être dans « La vie extérieure »,
50:11 enfin dans ce journal « X-Team »,
50:14 là forcément, oui, j'ai pu parler, je me souviens, de Florence.
50:19 Mais non, je conçois quand même mes livres comme une totalité.
50:26 Alors justement, des voyages différents,
50:32 voilà, je veux dire, ça ne peut pas être les mémoires d'un globe tentaire.
50:38 Voilà, donc c'est pas...
50:41 C'est cette dispersion qui m'empêcherait effectivement d'écrire cette dispersion.
50:47 Oui, ce que j'envisage, c'est en général,
50:52 et ça a un rapport avec le temps, beaucoup plus qu'avec l'espace.
50:58 C'est plus le temps tout de même.
51:00 - C'est ça que je vous disais tout à l'heure,
51:02 c'est frappant dans vos petites notes,
51:04 c'est que vos voyages dans l'espace sont aussi des voyages dans le temps,
51:06 et quand vous êtes à Bratislava,
51:08 vous avez le gris du ciel, vous vous rappellez le gris du ciel d'Yvetaud, etc.
51:11 Il y a des notations partout.
51:13 - Oui, alors par contre, il y a des correspondances très fréquentes, bien sûr.
51:17 La mémoire n'est jamais absente,
51:20 et je note ces rapprochements, tout à fait.
51:26 Mais voilà, le voyage,
51:32 quel est le verre amer, savoir que l'on tire du voyage ?
51:37 On pourrait me dire de qui est-ce ?
51:39 Non, non, mais je ne dis pas une colle,
51:41 c'est juste que je ne me rappelle pas.
51:43 - Vous avez été prof de français plus longtemps que moi,
51:46 donc je ne vais pas me risquer à ce jeu-là.
51:49 Toute dernière question, il y a un livre dont on n'a pas parlé,
51:52 qui est la chambre d'écho de tous les autres,
51:54 et aussi la chambre d'écho de tout ce qui se passe dans le monde,
51:57 c'est les années.
51:58 Moi, ce qui me frappe toujours, à chaque fois que je relis les années,
52:01 c'est à quel point il y a une base continue,
52:04 qui est une forme d'optimisme, d'espoir que le monde ira mieux demain.
52:08 C'est une foi qui imprègne le livre,
52:12 et on sent à quel point c'est une foi collective,
52:15 pendant un demi-siècle quasiment.
52:18 Là, ça s'est quand même un peu retourné ces derniers temps.
52:20 Le monde ne va pas très bien, la France non plus d'ailleurs.
52:24 Quel regard vous portez là-dessus ?
52:28 Je me souviens, vous en avez parlé, vous disiez que pour vous,
52:31 le moment où ça se retourne, c'est 2001,
52:34 qui correspond à la fois aux attentats et au 21 avril en France,
52:38 deux événements qui a priori n'ont rien à voir.
52:40 Non, rien à voir.
52:42 Mais effectivement, c'est là que commence...
52:45 Mais dans les années, le livre s'arrête en réalité en 2007,
52:52 avant l'élection présidentielle de Sarkozy,
52:56 que je vois venir dans le livre.
53:02 Je ne parle pas de Mme Irma,
53:05 mais j'écris vraiment sur toutes ces sensations que l'on a.
53:11 En revanche, ce qui parcourt les années,
53:14 que je vois se réaliser maintenant,
53:18 c'est quand même le rejet des immigrés,
53:25 le racisme, tout cela est très sensible à partir des années 80.
53:33 Donc voilà, c'est la même progression.
53:38 Je dirais que c'est la même progression.
53:41 Ce qui est aussi avec Jean-Marie Le Pen,
53:46 qui est très présent dans les années,
53:49 c'est la droitisation du pays.
53:55 Bien sûr, on est dans un moment de plus grande,
54:03 encore plus forte intensité de ces phénomènes-là.
54:07 C'est l'optimisme.
54:18 C'est quand même difficile.
54:20 Je ne continuerai pas le livre les années,
54:23 mais ce serait difficile pour moi,
54:27 dans la mesure où je suis vieille.
54:31 Quand je décris les années 70, j'ai 30 ans.
54:41 Je ne pourrais pas décrire les années 2010 à 2020
54:50 d'une manière assez juste.
54:55 Je vous remercie encore beaucoup
55:00 de nous avoir fait faire ce tour du monde.
55:02 A moi aussi.
55:05 Merci beaucoup Annie.
55:09 Pour ceux que vous n'avez pas fait fuir,
55:13 qui seraient heureux de vous entendre de nouveau,
55:16 rendez-vous ici même à 13h30, je crois.
55:20 Cette fois, ce sera pour un dialogue au sommet
55:23 des Déniages Finaux animé par Nathalie Cromeau.
55:26 Merci beaucoup.
55:28 [Applaudissements]

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