A une passante 3-3

  • il y a 4 mois
Transcription
00:00Petite dernière vidéo, jeunes gens, pour le dernier tercer qui confirme cette déception,
00:09cette amertume, cette fugacité douloureuse de la rencontre amoureuse chez Baudelaire.
00:15D'abord, vous noterez que le premier vers de ce dernier tercer, donc le vers 12,
00:22ailleurs, bien loin d'ici, trop tard, jamais, peut-être, est marqué par un rythme qui n'est
00:27plus du tout harmonieux comme on l'avait par exemple dans la première strophe. Dans la première
00:32strophe, on avait des alexandrins parfaits, notamment à partir de la survenue de la figure
00:37féminine. Une femme passa une main fastueuse, sous le vent balançant le feston et l'ourlet.
00:44Là, on a l'alexandrin parfait en deux hémistice de ces syllabes. Or, ici, on a ailleurs, bien
00:50loin d'ici, trop tard, jamais, peut-être. Donc, on a un rythme extrêmement irrégulier en quatre temps,
00:55ce qui est quand même très rare, un rythme extrêmement haché, syncopé, qui va vraiment briser
01:04le rythme, l'élégance et l'esthétique du poète. En fait, ce vers, particulièrement, donne à entendre
01:12la voix du poète, c'est-à-dire de ce petit homme crispé, buvant, amer, triste, beaucoup moins
01:21élégant et gracieux que de l'étaient les premiers vers consacrés à la femme tant aimée. Vous pourrez
01:28noter aussi, c'est très important, l'abondance des exclamations, qui montrent ici que nous avons
01:34affaire quasiment à des supplications, des cris pathétiques de la part du poète, qui est pris
01:39vraiment dans le pathos, dans la tristesse, avec notamment la gradation de la perte du temps,
01:45le loin, trop tard, jamais, qui montre ici le caractère irrémédiable de cette séparation.
01:54Cette séparation, elle a une cause aux yeux du poète, et la cause principale aux yeux du poète,
02:02au-delà, vous pouvez dire facilement que la cause principale du fait que cette rencontre n'ait pas
02:07lieu, c'est qu'elle n'a jamais vraiment eu lieu, c'est une des premières causes évidentes. La
02:11deuxième raison du fait que cette rencontre est avortée, c'est que le poète n'est qu'un petit
02:17homme crispé et un peu ridicule, très bien, en effet, sans doute. L'autre raison, l'autre facteur,
02:24je dirais, de responsabilité de cet échec absolu, c'est le cadre urbain, très évidemment,
02:30puisqu'on a, dès le début de l'astrophe, ailleurs et ici, donc deux adverbes de lieu qui nous disent
02:37que c'est bien le lieu qui porte une responsabilité dans ce moment, et d'ailleurs il imagine, avec le
02:45bien loin, la possibilité que les choses auraient pu se passer autrement dans un autre espace, dans
02:50un autre univers. C'est donc la ville, avec son rythme, avec ses obligations, peut-être que c'est
02:57quelque chose qui vous parle, vous jeunes urbains que vous êtes, c'est la ville qui, par son rythme,
03:02par ses contraintes, par ses obligations, empêche, interdit le développement des coups de foudre. Les
03:11coups de foudre ne peuvent se faire, ils ne peuvent aboutir, ils ne peuvent aboutir, pardon, car le
03:18rythme de la ville, l'espace urbain, le bruit de la ville les empêche d'aboutir. Et donc, il y a
03:26aussi ce caractère, je dirais, l'anonymat des grandes villes. On voit cet anonymat notamment
03:33dans le « j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais », donc là c'est une structure en chiasme « je,
03:39toi, toi, je », ce chiasme montre que la première et la deuxième personne sont séparées de manière
03:47inexorable, irrémédiable, les deux amants potentiels ne seront jamais réunis, ce chiasme
03:55insiste sur cette double séparation, et cette double séparation est liée à quoi ? Elle est liée à
04:00l'anonymat urbain. On ne sait pas, on se perd dans la foule, on se perd de vue, on ne sait pas,
04:06contrairement à ce que pourrait être la vie dans un village par exemple, où les gens se rendent,
04:11on ne sait pas où les revoir, où les recroiser, donc le jeu et le cul par ce chiasme dans l'avant
04:17dernier vers sont irrémédiablement séparés et disjoints, et ils sont disjoints par les contraintes
04:23de l'urbanité, par les contraintes de la ville en elle-même. Enfin surgit le dernier vers avec
04:31ce double olyrique et cette double interpellation, et finalement c'est assez paradoxal puisque c'est
04:38dans cette interpellation directe à la deuxième personne du singulier que l'on pourrait penser
04:43se rapprocher le plus de cette femme, et c'est pourtant là que l'on va faire le constat fatal
04:49du caractère irrémédiable de cette séparation. Et donc le double olyrique, le o3, ce qu'on appelle
04:57un appellatif lyrique, quand on interpelle quelqu'un, une interpellation lyrique grâce au olyrique,
05:02débute chacun des deux derniers élistiches et il est porteur de deux choses. D'abord l'emploi
05:11d'un temps finalement assez rare, c'est le subjonctif plus que parfait juste aimé, c'est
05:18un subjonctif plus que parfait qui formule à la fois l'hypothèse d'un amour tout en le congédiant
05:24dans le passé. C'est intéressant d'avoir ça, c'est vraiment la valeur de ce subjonctif plus que parfait,
05:29il y a eu l'hypothèse d'un amour qui est portée par le subjonctif mais le fait que ce soit un
05:33subjonctif passé plus que parfait dit que c'est une hypothèse qui est congédiée, qui est réglée,
05:39qui est finie. Le poète constate donc avec ce juste aimé le caractère irréalisable, inaccessible de
05:46cet amour au moment même avec le double tutoiement où il en était, où il était le plus proche de
05:52cette femme. On finit tout de même par une hypothèse qui a quelque chose de touchant, d'émouvant pour le
06:01poète lui-même et peut-être pour le lecteur ou pour tous ceux qui sont comme Charles Baudelaire
06:07amateurs de la fugacité du coup de foudre. Il fait l'hypothèse pour finir, une hypothèse qui
06:15apparaît presque comme une certitude dans la mesure où on revient à l'indicatif avec l'imparfait,
06:19l'imparfait d'indicatif, toi qui le savais. Il conclut ce poème par l'hypothèse que ce moment
06:27n'a pas été un moment solitaire, c'est-à-dire qu'il ne relevait pas seulement du pur fantasme
06:33individuel et singulier du poète assis et crispé mais qu'il y a bien eu un échange, un partage,
06:39voire même une forme de réciprocité avec le toit qui est sujet de saver ou de savoir. Donc l'idée
06:50que ce coup de foudre n'est pas tout à fait passé inaperçu, l'idée que l'anonymat a quelque part
06:56été rompu et pourquoi pas, soyons de grands romantiques optimistes, l'idée que ces deux
07:03protagonistes se recroisent. Donc la beauté de cet événement pour Baudelaire tient à sa
07:10fulgurance, tient au fait aussi que cette femme parfaite à la beauté classique et sublime et
07:19inatteignable soit venue percuter sa vie dans un cadre qui était un cadre désagréable et hostile,
07:26pour autant c'est un moment qui est beau et poétique aussi parce qu'il n'est pas advenu,
07:33c'est-à-dire que vraiment Baudelaire est un poète de la fugacité certes mais aussi d'une
07:39forme de mélancolie de ce qui aurait pu advenir et qui ne se fera pas, c'est ce qui rend ce texte
07:45si beau et si poétique. Comme je vous ai dit on peut aussi très facilement faire de cette femme
07:52une sorte de symbole, d'allégorie de la beauté poétique notamment, de la beauté de la poésie
07:58classique que ce petit poète crispé, tendu et extravagant tenterait de capter, d'attraper au
08:07vol en quelque sorte mais qui s'enfuirait entre ses doigts irrémédiablement l'obligeant à renaître,
08:14c'est-à-dire à créer quelque chose de nouveau. Et cela bien évidemment ce n'est pas sans avoir
08:19un écho très fort avec votre lecture rimbaldienne puisque chez Rimbaud il y a vraiment cette image
08:25là aussi de la beauté classique qui n'arrive pas à saisir, qui ne suffit pas à dire le monde. Chez
08:31Rimbaud c'est plutôt qu'il ne suffit pas et chez Baudelaire c'est plutôt qu'elle s'échappe et
08:35l'obligeant à partir de cette souffrance, de ce mal qu'il ressent, à créer une autre forme poétique.
08:42Ce qui fait aussi de la poésie baudelairienne une poétique inquiétante, c'est une poétique de
08:50l'inquiétude dans la mesure où Baudelaire est vraiment le poète des extravagants, des marginaux,
08:57du petit homme crispé et solitaire qui regarde cette beauté inaccessible passer devant lui.
09:07C'est une poésie qui a quelque chose de dérangeant pour cela aussi. Je vous remercie,
09:12on se revoit très vite pour l'évoquer in situ et de visu. Bonne soirée à tous et à très vite.