Le cinéaste russe en exil Kirill Serebrennikov a présenté son adaptation rock du roman d'Emmanuel Carrère, avec "Limonov, la ballade". Il s’inspire de la vie rocambolesque d’Édouard Limonov.
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00:00 Il adapte au cinéma Limonov le génial roman d'Emmanuel Carrère
00:04 qui a été un best-seller en France il y a quelques années.
00:07 Roman qui retrace la vie totalement déjantée d'un écrivain, truant et militant politique russe,
00:13 Edouard Limonov, qui s'est d'abord exilé à New York dans les années 70.
00:17 Et puis à Paris, rien que le tournage du film est déjà une aventure extravagante,
00:22 à l'image du personnage, quand la petite histoire percute la grande, c'est toujours comme ça avec Limonov.
00:27 Bonjour Kirill Serebrynnikov.
00:30 Merci, merci vraiment beaucoup.
00:34 Merci pour l'intérêt que vous me portez parce que pour moi, ça a toujours été une aventure absolument incroyable.
00:43 Tout ce film est une aventure incroyable parce que ça a pris à peu près quatre ans pour faire ce film.
00:49 Et bien sûr, je connaissais le succès phénoménal du roman de Carrère, à la fois en France et en Europe.
00:59 Et pour moi, c'était une énigme en fait.
01:03 Pour un lecteur français, qu'est-ce qu'il peut y avoir d'intéressant dans ce punk, de ce poète, de ce personnage ?
01:15 C'est pour ça que j'ai vraiment accepté avec plaisir la proposition que m'ont faite les producteurs italiens d'adapter le roman de Carrère.
01:27 Je tiens à souligner bien évidemment que ce n'est pas un biopic de Limonov, mais c'est évidemment une adaptation du roman de Carrère.
01:36 C'est-à-dire que c'est aussi un personnage qui a été comme une espèce du reflet du reflet.
01:44 Alors, vous commencez à tourner à Moscou où vous aviez construit tous les décors du film.
01:49 Et là, la Russie attaque l'Ukraine. On est le 24 février 2022. Qu'est-ce qui se passe pour vous ?
01:55 Je vais vous dire ce qui s'est passé la veille.
02:00 La tension était absolument énorme.
02:04 On savait tous qu'évidemment, les régiments étaient le long de la frontière.
02:09 On s'en parlait, on se disait tous « mais est-ce que c'est vraiment possible ? Est-ce que c'est possible qu'il y ait la guerre ? »
02:16 Et tout le monde se disait « mais non, ce n'est pas possible, évidemment ».
02:19 Tout le monde absolument à Moscou se disait la même chose.
02:23 Et puis finalement, la guerre a commencé le lendemain.
02:25 Et donc, on avait une journée de tournage qui était prévue.
02:28 Et ça a été sans doute la journée la plus terrible, horrible de ma vie.
02:35 Parce que bien évidemment, cet événement a eu une influence sur mon destin propre à moi.
02:43 Parce que de toute façon, je ne peux plus retourner en Russie aujourd'hui.
02:45 Et puis ça a évidemment eu une influence terrible sur une énorme quantité de personnes.
02:50 Et il y a bien évidemment la vie qui a été interrompue pour de nombreuses personnes.
02:55 D'où le fait qu'on sentait bien évidemment l'horreur de cet événement.
03:02 Donc le tournage finit par s'interrompre.
03:06 Où est-ce que vous avez fini par tourner ?
03:09 Parce que vous n'avez plus pu tourner en Russie.
03:11 Où est-ce que vous avez tourné finalement ?
03:13 On a effectivement arrêté de tourner à Moscou.
03:18 D'autant plus que les gens quittaient Moscou.
03:20 Parce que la situation était devenue absolument…
03:24 Et puis je rappelle que votre acteur est anglais.
03:26 Il est britannique.
03:27 Donc il a fallu qu'il quitte Moscou.
03:28 Oui, oui, absolument.
03:30 Et moi je me souviens de cette dernière journée à Moscou,
03:37 quand on était dans le décor de New York.
03:40 C'était un énorme décor de New York en fait.
03:43 Et avec Roman Vasyanov et avec Agaï, qui était mon chef décorateur, mon chef opérateur,
03:48 on était dans ce décor complètement vide de New York.
03:51 Et on se disait qu'on ne pourrait pas tourner ce film en fait du tout.
03:54 Et puis in fine, beaucoup sont partis, dont moi d'ailleurs.
04:00 On a quitté le pays pour aller en Europe.
04:02 Et puis d'ici environ six mois plus tard, les producteurs m'ont dit
04:06 "Finalement, allez, on va essayer de le finir ce tournage".
04:09 Et donc on a reconstruit New York pour la deuxième fois en Europe.
04:12 En Europe, c'est ça.
04:14 Alors au début du film, un journaliste français demande au personnage,
04:18 demande à Limonov si c'est facile d'être un immigré.
04:21 Limonov répond "Pour moi, oui. Et pour vous ?"
04:24 Alors Cyril Serebrennikov, c'est facile d'être un immigré ?
04:28 Oui, effectivement.
04:31 Il dit qu'effectivement un vrai écrivain doit être chassé de son pays.
04:35 C'est comme ça qu'en fait il répond.
04:38 Mais oui, en fait on comprend très bien évidemment ce que c'est
04:45 la destinée de quelqu'un qui ne peut pas retourner en arrière, retourner dans son pays.
04:50 Et comment vous vivez le fait que vos propres films, vous qui êtes un cinéaste russe,
04:54 soient interdits en Russie, dans votre pays natal ?
04:58 Comment vous le vivez ça ?
05:01 Ça va.
05:04 Mais un jour, une fois que tout ça sera terminé et que le régime changera,
05:14 je suis sûr que les spectateurs russes les verront.
05:17 Et puis aujourd'hui tout devient beaucoup plus transparent.
05:21 Et en fait grâce aux communications de masse, aujourd'hui les gens peuvent voir les films.
05:27 Ça veut dire qu'ils sont piratés ?
05:29 Oui, en fait dans le cas qui nous occupe, j'estime que tout est possible.
05:38 Et je ne sais pas comment les Russes le verront, ça on verra ça plus tard.
05:43 Alors Limonov, il a passé toute la première partie de sa vie à Kharkov.
05:47 Donc à l'époque c'est l'URSS, évidemment, aujourd'hui c'est l'Ukraine.
05:50 Donc en fait Limonov, il est ukrainien.
05:52 Et il est mort en 2020, le vrai Limonov, il est mort en 2020.
05:56 Que disait-il de la guerre contre l'Ukraine ?
05:59 Je rappelle que les événements ont commencé dès 2014.
06:02 Lui, il était tout à fait pour l'annexion de la Crimée.
06:08 C'était quelqu'un d'un guerrier en fait.
06:11 Et je pense qu'il ne se considérait pas comme un Ukrainien.
06:16 En fait, il se considérait comme un Soviétique.
06:18 En tout cas, c'est ce qui me semblait.
06:21 Lui, il voulait la restauration de l'Union Soviétique.
06:23 Et donc pour nous, il y avait cette grande époque.
06:27 C'est le nom de son roman, d'ailleurs.
06:30 C'était ça sa position à lui.
06:32 La dernière fois, Kirill Serebrennikov, que vous êtes venu à France Inter,
06:36 vous nous avez dit à propos de la guerre en Ukraine.
06:39 L'espoir, c'est ce qui meurt en dernier.
06:42 Est-ce que vous avez encore de l'espoir aujourd'hui à propos de cette guerre ?
06:46 Un jour, ça finira par se terminer de toute façon.
06:54 La vraie question, c'est de savoir à quel prix.
06:58 Quel prix il faudra payer pour ça.
07:00 Parce que ce qui m'importe le plus, c'est de me dire que chaque jour,
07:06 il y a des gens qui meurent.
07:09 C'est le nombre aussi de personnes nées politiques qu'il y a aujourd'hui.
07:13 Moi, c'est Zhenia Berkovic, Svetlana Petrichouk,
07:17 qui sont des metteuses en scène de théâtre et des dramaturges.
07:21 Ça fait maintenant un an qu'elles sont toutes les deux en prison
07:25 pour, évidemment, quelque chose qui a complètement été inventé à leur sujet,
07:29 alors que c'était pour un spectacle qui avait reçu déjà un prix national.
07:33 Maintenant, c'est important de penser à des gens en particulier.
07:39 C'est-à-dire qu'il faut aider les gens qui ont fui la Russie et l'Ukraine.
07:46 Il faut aider les gens qui sont devenus handicapés,
07:50 invalides à cause de cette horrible guerre.
07:53 Et donc, nous allons aider, bien évidemment,
07:56 les gens qui sont les victimes de cette situation absolument terrible.
08:00 Moi, ce que je veux répéter, c'est que tout finit un jour par s'arrêter.
08:04 Vous avez connu personnellement Limonov. Vous l'avez rencontré.
08:08 Ça a été un mythe pour beaucoup de gens. Non ? Jamais ?
08:11 Jamais ? Jamais vous l'avez rencontré ?
08:13 Non.
08:14 Comment c'est possible ?
08:15 Non, en fait, non, non, je le sais pas.
08:18 Non, en fait, quand j'étais jeune, bien évidemment, je lisais son journal,
08:23 les "Monka", et puis moi, ces idées, effectivement, m'intéressent
08:26 parce que c'était à l'époque, à Parthet, évidemment,
08:30 qui promouvait le nihilisme, l'anticapitalisme.
08:35 C'était une espèce de révolte intérieure.
08:38 Et donc, pour moi, c'était très...
08:41 Mon côté, ma vision du monde très maximaliste,
08:44 ça lui correspondait bien à tout ça.
08:47 Mais à une fois que...
08:49 Et quand il y a eu du sang qui a commencé à couler
08:52 et que les gens se sont retrouvés en prison
08:56 et que ça s'est transformé en véritable violence,
09:01 là, pour le coup, ça allait trop loin, bien évidemment,
09:07 parce que moi, je suis absolument contre toute violence.
09:09 Je vous pose une dernière question sur Emmanuel Carrer,
09:13 dont vous avez adapté le livre, "Limonoff".
09:16 Emmanuel Carrer, il a récemment écrit, je le cite,
09:20 "Si choquant qu'il soit de dire cela,
09:22 "s'agissant d'un peuple tout entier,
09:24 "on peut encore aimer quelques Russes,
09:26 "mais on ne peut plus aimer la Russie."
09:28 Est-ce que vous diriez la même chose ?
09:31 Emmanuel Carrer, qui parle russe,
09:35 c'est qui a tellement aimé la Russie.
09:37 Je pense qu'effectivement, aujourd'hui,
09:41 ça m'est extrêmement difficile
09:43 d'essayer de ressentir à la fois mon appartenance,
09:51 bien évidemment, ça va de soi, à ce pays,
09:54 j'y ai passé toute ma vie,
09:56 mais il va falloir quand même que je change d'identité
09:59 parce que je ne veux plus avoir affaire
10:02 à ce sang que la Russie verse en Ukraine,
10:06 et la culture, et c'est tout à fait juste
10:10 ce que dit Emmanuel d'ailleurs,
10:13 Tchaïkov, ils ne sont pas responsables de cette guerre.
10:18 Et un humaniste comme Tchaïkov,
10:22 ou même Tolstoy par exemple,
10:25 ces gens-là ont toujours été contre la guerre.
10:28 Merci beaucoup, Kirill Serebrennikov.
10:31 Merci infiniment.