À 8h20, Heinz Wismann, philologue, et historien franco-allemand, figure majeure de la pensée européenne, est l'invité du Grand Entretien. Il publie aux éditions Albin Michel, Lire entre les lignes, sur les traces de l’esprit européen. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-lundi-01-avril-2024-6098323
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00:00 France Inter, Léa Salamé, Nicolas Demorand, le 7/10
00:06 Et avec Léa Salamé, nous recevons ce matin dans le Grand Entretien un philologue et philosophe.
00:11 Il publie entre les lignes sur les traces de l'esprit européen chez Albin Michel et
00:17 vous pourrez dialoguer avec lui au 01 45 24 7000 et sur l'appli de France Inter.
00:24 Heinz Wiesmann, bonjour.
00:26 Bonjour.
00:27 Bonjour.
00:28 Vous êtes né en Allemagne, vous avez fait une grande carrière universitaire en France,
00:33 directeur d'études à l'EHESS, vous avez formé des générations d'étudiants,
00:39 je vais citer Luc Ferry, Pierre-Henri Tavoyo, qui restent éblouis par vos cours.
00:43 Vous êtes un grand spécialiste des langues, à la fois le français, l'allemand, mais
00:47 aussi le grec, le latin, et vous publiez donc « Lire entre les lignes sur les traces de
00:53 l'esprit européen ». Ce livre, c'est une mine de savoir, vous y avez réuni des
00:57 textes écrits au fil des années sur des sujets très divers, il y est question de
01:02 Kant, de Nietzsche, d'Heidegger, d'Homer, mais aussi du couple franco-allemand, d'Astérix,
01:08 dont on découvre qu'il a été un grand succès en Allemagne, un succès peut-être
01:12 politique, et de ce vaste projet qu'est l'Europe.
01:16 Ce livre, c'est une sorte d'autoportrait intellectuel et une tentative de définition
01:21 de ce qu'est l'esprit européen.
01:23 Qu'est-ce que l'esprit européen, Heinz Wiesmann ?
01:26 Il faut le dire en un mot, c'est l'esprit de séparation.
01:30 Ça revient du verbe grec « kridin » qui est à l'origine de « crise » et de
01:36 « critique ». L'Europe, c'est l'esprit critique, tourné en un premier temps contre
01:42 elle-même.
01:43 Dans l'histoire des civilisations, c'est la seule que je connaisse qui s'identifie
01:50 avec quelque chose qui est une rupture d'avec soi.
01:53 Et les différentes formes qui historiquement reprennent cette rupture, c'est ça la vérité
01:59 de l'Europe.
02:00 Et pas une identité durable, une tradition maintenue, quelque chose comme une continuité.
02:06 Et c'est pour ça que l'Europe gêne dans le monde, parce qu'elle comporte une injonction
02:13 de vérification critique de ce qu'on est ou de ce qu'on veut être.
02:18 Et la meilleure, pour finir, la meilleure incarnation de l'esprit européen, c'est
02:25 la science moderne.
02:27 Dans la science moderne, on ne campe pas sur l'acquis.
02:31 La science moderne rompt systématiquement de façon critique avec ce qu'elle sait
02:37 pour découvrir des choses qu'elle ne sait pas encore.
02:40 Or, ça éveille toutes les résistances.
02:43 Ça provoque même du terrorisme.
02:46 On va en parler, on va parler de tout ça.
02:48 Vous allez nous expliquer pourquoi l'Europe gêne le monde, pourquoi cet esprit de séparation,
02:52 cet esprit de contradiction gêne le monde.
02:54 Cette séparation dont vous parlez, qui est à l'origine de l'Europe, elle vient même
03:00 mythologiquement de la princesse Europe, qui a été arrachée par Zeus, princesse phénicienne,
03:05 qui a été, c'est-à-dire l'actuel Liban, qui a été arrachée par Zeus et qui a fait
03:10 l'Europe.
03:11 C'est ce que vous racontez aussi dans le livre.
03:12 Parce que très souvent les mythes fournissent une clé pour comprendre le présent que l'on
03:18 vit et qui peut être inédit.
03:20 Or, que des habitants du minuscule promontoire de l'immense continent asiatique se sentent
03:28 soudain séparés de l'Asie, eh bien, ça demandait une explication.
03:33 Et à l'époque où les mythes fournissaient les explications, on a imaginé que Zeus,
03:39 transformé en taureau, a enlevé une princesse asiatique, phénicienne, dont la sœur Asie
03:46 et l'autre sœur Libye, c'est l'Afrique pour l'époque, restent sur place.
03:51 Et du coup, dans l'île de Crète, Zeus engendre les premiers Européens.
03:57 Et là, il y a un vaste programme de séparation qui commence dans une île.
04:02 - Dès les premières lignes de ce livre, vous écrivez « devant nous l'Europe », comme
04:09 si l'idée européenne était un mouvement, qu'elle n'était pas acquise mais toujours
04:13 à construire, qu'elle n'était pas qu'un passé mais aussi et peut-être surtout un
04:19 avenir.
04:20 En clair que l'Europe n'est surtout pas un musée.
04:22 - Exactement.
04:23 Il y a des réalités européennes qui, historiquement, se sont concrétisées.
04:29 Pendant très longtemps, l'Europe ne s'appelait pas l'Europe, par exemple.
04:32 Elle s'appelait Chrétienté, s'appelait Occident, encore aujourd'hui on l'appelle
04:37 Occident pour la délégrer.
04:39 Donc ces différentes réalisations de l'esprit européen ne sont pas l'Europe.
04:46 Les mille cathédrales sont des réalités européennes mais l'esprit européen peut
04:54 très bien en être absent.
04:55 Et c'est ça le problème de l'Europe.
04:57 - Vous n'aimez pas la caricature « l'Europe c'est les mille cathédrales », ce cliché
05:01 dont vous parlez dans le livre.
05:02 Vous dites « non, il n'y a rien de figé dans l'idée européenne, c'est quelque
05:06 chose qui est en perpétuel mouvement, mouvement vers l'avenir, mouvement contre lui-même
05:11 ». Et l'esprit européen ne se vit pas dans le passé.
05:14 C'est intéressant, à l'aune de nos débats aujourd'hui, de se dire que l'esprit
05:18 européen, non, ce n'est pas regardé en permanence dans le passé.
05:21 - L'esprit européen est peut-être la plus puissante injonction à ne pas camper sur
05:28 une identité immuable.
05:29 Et surtout de ne pas se replier sur un passé qui reste éternellement la prison du présent.
05:38 L'Europe, c'est la renaissance.
05:40 Le mot qui dit le mieux ce qu'est l'Europe, c'est que chaque fois qu'elle s'épuise,
05:46 parce qu'elle s'épuise, elle renaît sous une autre forme.
05:49 - Et pourtant, vous dites aussi, elle peut s'éteindre.
05:52 L'idée européenne peut s'éteindre.
05:55 C'est-à-dire qu'il peut y arriver un moment où les menaces sont telles qu'elle ne pourra
05:58 pas renaître et qu'elle peut s'éteindre.
06:00 Vous trouvez que le risque est là ?
06:01 - Le risque est là.
06:03 Mais je dirais même dans les mouvements qui traversent ce qu'on appelle l'Europe aujourd'hui,
06:09 à savoir les populismes qui, en démocratie, prônent de certaine manière une stabilité
06:15 retrouvée et qui appartient en principe au passé chaque fois.
06:19 C'est l'identité d'une nation, d'un peuple, etc.
06:23 Ce syndrome-là est mortifère pour l'Europe.
06:27 Parce que l'Europe, justement, tranche chaque fois pour se séparer de cette espèce de tentation
06:34 de rester pareil, de ne pas changer.
06:37 Et dans un monde dans lequel le changement est devenu le mot d'ordre absolu de l'économie,
06:43 de la culture, etc., on peut comprendre que des gens cherchent à s'agripper à un passé
06:50 qui perdure.
06:51 Et bien c'est ça la mort de l'Europe, le passé qui perdure.
06:54 Tandis que le passé est repris, transformé, en deux mots, les Italiens du XVe siècle
07:02 ne voulaient pas redevenir des Romains, ne voulaient pas jouer aux Grecs, ils se sont
07:07 emparés de ce...
07:08 C'est un lague historique, une sorte d'héritage, pour le refaçonner et à partir du XVIe siècle
07:16 naît une nouvelle Europe autour de la science.
07:19 Et c'est la Renaissance italienne qui n'est pas la répétition des Romains et des Grecs,
07:25 qui est une manière de digérer le passé mais de l'amener vers quelque chose d'autre.
07:29 Je dis toujours que les Grecs avaient cette particularité qu'ils donnaient à leur fils
07:34 le nom du grand-père.
07:36 C'est reculer pour mieux sauter.
07:39 Le problème pour le fils c'est le père.
07:42 Le père qui pèse sur lui, qui risque de l'empêcher de s'épanouir et du coup, symboliquement,
07:53 Aristote c'est son grand-père qui s'appelait Aristote, pas son père.
07:58 J'ai toujours trouvé ça extrêmement touchant que les grands problèmes historiques, idéologiques
08:07 peuvent s'inscrire dans les gestes tout simples de la vie ordinaire, de la manière dont on
08:12 gère la vie familiale.
08:14 Soudain, on a sous les yeux un principe qu'on peut ensuite essayer d'extraire pour le formuler.
08:20 Heinz Wiesmann, vous qui êtes né à Berlin en 1935, qui avez fui Berlin à la fin de
08:25 la Seconde Guerre mondiale avant d'obtenir une bourse pour étudier la philosophie en
08:30 France à la fin des années 50, vous qui êtes un grand esprit européen, qui incarnez
08:35 cette idée européenne, que ressentez-vous quand vous voyez les jeunes générations
08:40 se désintéresser peut-être de l'Europe ou du couple franco-allemand, se replier sur
08:47 la nation, sur le chez-soi ? Ça suscite quel type de commentaires ?
08:53 C'est un mouvement paradoxal parce que d'un côté, cette jeunesse est entraînée par
08:58 l'accélération et la multiplication des satisfactions rapides et faciles.
09:03 D'un autre côté, pris de vertige par cela, ils vont se replier sur quelque chose qu'ils
09:12 espèrent plus solide, plus durable, moins changeant.
09:16 J'étais à Rotterdam récemment dans une entreprise de jeux vidéo et au-dessus de
09:22 la porte d'entrée, on pouvait lire « fast, easy, fun ». Et ça, c'est les mots d'ordre
09:29 qui à la fois séduisent et effraient la jeunesse d'aujourd'hui.
09:32 Rapides, faciles et divertissants.
09:35 Et vous, ils vous font peur ces trois mots ? Rapides, faciles et divertissants ?
09:40 En tant que père de famille, un de mes soucis a été très vite de préserver dans la mesure
09:48 du possible mes propres enfants contre cette tentation qui s'apparente à la drogue.
09:54 C'est exactement la même accélération des satisfactions éphémères.
09:59 Et ce qu'il y a eu en 68 d'ailleurs, parmi mes étudiants, il y en avait certains qui
10:05 sont pris de vertige devant l'injonction de jouir à tout instant.
10:10 Le fameux Paradise Now.
10:12 Ils sont partis dans le Lazac faire comme on a fait selon leur imaginaire depuis toujours,
10:20 du fromage de chèvre.
10:21 Et je trouve extrêmement intéressant que la jeunesse peut être prise dans une espèce
10:26 de clivage mental et affectif où d'un côté elle est entièrement entraînée dans cette
10:33 accélération des changements rapides et de l'autre, cherchée de sécurité, à trouver
10:42 dans le passé la promesse de l'extrême droite en Europe n'est pas une promesse de changement.
10:48 Ça c'était depuis Giscard, on se faisait élire en France jusqu'au changement maintenant
10:53 de Hollande sur le thème du changement, plus aujourd'hui.
10:57 Aujourd'hui on va se faire élire sur le changement du retour aux fondamentaux, à
11:03 ce qui ne change pas.
11:04 Et ça c'est un jeu de bascule qu'on peut observer dans l'histoire et à d'autres
11:10 exemples.
11:11 Sur ce plaisir immédiat de la jeunesse qui veut fun, fast, easy, vous racontez que votre
11:20 fils, notamment, le problème de l'exigence face à un texte qui au début est compliqué.
11:26 Racontez-nous votre fils face au frère Karamazov de Dostoyevski qui vient vous dire "il ne
11:31 se passe rien, je m'ennuie".
11:33 Oui, parce que je crois beaucoup dans l'ordre de l'éducation au mimétisme.
11:39 Même pour les professeurs d'école je crois que plutôt que de pratiquer l'injonction,
11:46 le raisonnement, l'explication, tout ça est tout à fait honorable.
11:50 Le premier geste pédagogique est un geste qui incite à imiter.
11:55 Et pour cela il faut être séduisant.
11:57 Les parents ont une tâche terrible, ils doivent séduire leurs enfants pour que les enfants
12:02 aient envie de le ressembler.
12:04 Or, dans mon cas, cette histoire qui vaut ce qu'elle vaut, mon fils devait avoir 13
12:10 ans je pense, il arrive avec un gros volume et il se trouve que c'était les frères
12:14 Karamazov, parce qu'il avait vu que je lisais ça régulièrement à l'écart du
12:21 bois de la famille.
12:22 Il dit "j'ai lu 30 pages, mais papa je ne comprends pas, il ne s'y passe rien".
12:28 Alors je dis "bon pauvre, c'est peut-être vrai, mais si tu veux savoir pourquoi ça
12:35 m'intéresse quand même, tu es condamné à lire, sinon tu ne sauras jamais.
12:40 Alors tu as le choix, tu peux te désintéresser de ça, ce n'est pas le problème, mais
12:46 si tu veux vivre dans le même monde que moi, tu dois m'emboîter le pas et lire".
12:53 Alors le pauvre il a continué à lire, je ne sais pas 80-90 pages, il revient et il
12:59 me dit "papa, il ne s'y passe toujours rien, mais ça commence à m'intéresser
13:05 et je ne sais pas pourquoi".
13:07 Ça c'est le mystère de la littérature, le mystère de la culture, ça facile, alors
13:13 que c'est laborieux au départ, et ça facile on ne sait pas trop pourquoi.
13:17 - Une question sur l'application de France Inter, elle vous est posée par Pauline, vous
13:22 ne parlez pas de guerre à venir dans l'Europe, alors que nos politiques n'arrêtent pas
13:28 de dire qu'elle va arriver, va-t-on y échapper ?
13:31 Quel est le retour sur le continent européen ?
13:34 - On a évoqué tout à l'heure la haine et l'appréhension que suscite dans le monde
13:41 des grandes traditions l'esprit européen.
13:45 L'Europe est maintenant en but à une hostilité mondiale qui est à la mesure de son succès
13:52 mondial, puisque l'Europe s'est mondialisée, les États-Unis sont largement de l'Europe,
13:59 et on ne peut pas dire que l'Europe soit simplement la France, l'Allemagne, le Danemark et la Suisse.
14:06 L'Europe, son principe, s'est mondialisée, et cette mondialisation heurte de plein fouet
14:13 de grandes civilisations antiques.
14:15 Je prends juste l'exemple de la Chine, j'ai un peu enseigné en Chine, c'est ça, saisissez-en,
14:22 vous entrez dans une pharmacie chinoise, sur le mur de gauche vous avez les médecines
14:27 traditionnelles, alors une médecine traditionnelle doit sa valeur, la reconnaissance qu'on lui
14:33 vaut, du fait qu'elle n'a jamais changé, qu'elle est dans l'expérience d'une répétition
14:41 qui réussit.
14:42 Et sur le mur d'en face, vous avez toute la pharmacopée européenne, c'est-à-dire
14:49 élaborée par la science dans l'esprit d'une amélioration de l'effet produit par le médicament.
14:55 Et quand vous rentrez dans cette pharmacie, vous êtes dans la schizophrénie chinoise.
15:00 - Et ils préfèrent quoi, la pharmacopée chinoise ou l'occidentale ?
15:05 - Ils basculent de l'un à l'autre.
15:07 L'empire, c'est le parti communiste, ça n'a rien à voir avec le communisme, c'est
15:12 l'empire traditionnel, rien ne change, c'est un immobilisme total.
15:17 Et dans les zones franches, on produit sur le mode européen de la nouveauté, des colifichés
15:23 qu'ils nous vendent, etc., avec autant d'adresses qu'ils répriment de l'autre côté.
15:29 Et les Chinois pragmatiques, pour l'instant, tant que le PIB ne descend pas au-dessous
15:34 de 5%, c'est ce qu'ils me disent, ça tient parce qu'on trouve notre avantage.
15:40 - Dans les deux.
15:41 - Or, ils sont hostiles à l'esprit européen.
15:46 Ils empruntent sur un mur de leur pharmacie, mais ils ne suivent pas l'Europe dans leur
15:54 manière de concevoir la Chine à venir.
15:57 Or, vous allez dans les pays arabes, c'est strictement pareil.
16:00 Pourquoi Poutine et les Molas s'entendent comme cul et chemise ? Parce qu'ils ont le
16:06 même rapport au passé incantatoire, un passé invoqué parfois comme un mythe.
16:12 Mais c'est le maintien de la tradition contre la dépravation.
16:16 - Et la dépravation, c'est l'Europe, en tout cas l'Occident.
16:20 Vous avez des pages très intéressantes et très drôles sur les malentendus entre les
16:24 Allemands et les Français.
16:25 Vous écrivez par exemple « Les Allemands ne comprennent pas pourquoi les Français taillent
16:29 les arbres, ce qui est pour eux un geste cruel qui va à l'encontre de la nature.
16:34 Bref, ils ne comprennent pas ce qu'on peut appeler le refoulement de notre barbarie naturelle.
16:38 Les Allemands pensent qu'être authentique, c'est manifester ses sentiments, c'est laisser
16:42 l'arbre pousser, alors que nous les Français, on réprime nos sentiments et on taille les
16:47 arbres.
16:48 - On l'a dans deux mots.
16:50 Les langues sont extraordinaires si on cherche des explications.
16:55 Les Allemands ont opté à partir du 18e siècle, et c'était en réponse à Rousseau en gros,
17:03 qui n'était ni Français ni Allemand, il venait de nulle part de Tataoua, de Genève.
17:09 - La Suisse, c'est un peu nulle part.
17:11 - Ils ont opté pour cultura, culture, à partir de l'idée que colo en latin signifie prendre
17:20 soin d'une plante.
17:21 Et donc, le soin que les Allemands prennent de la végétation, de la forêt, dans l'imaginaire
17:28 parfois ils sont même en train de faire le contraire de ce qu'ils veulent faire, tranche
17:34 avec la notion de civilisation.
17:36 Les Français, au 18e siècle, c'est Mirabeau l'Ancien, le père du fameux Mirabeau des
17:42 États Généraux, qui avait écrit un immense ouvrage intitulé "L'Ami des Hommes", dans
17:50 lequel il explique que la culture c'est pas la bonne solution, parce qu'elle cultive aussi
17:56 les instincts violents, alors que la civilisation de civis, de citoyens, c'est la répression
18:04 de la nature et la France doit suivre ce chemin qui est essentiellement incarné par les femmes.
18:11 Et là, on tient un truc.
18:13 Parce qu'il a écrit une chose qui s'appelle "L'Ami des Femmes", c'est il achevé, que
18:19 j'ai déterré à la suite de Benveniste, où il dit "Oui, les femmes, en imposant aux
18:24 hommes de baisser le ton", c'est ce qu'on appelle le "bon ton" en français.
18:29 Le bon ton, c'est savoir converser sans élever la voix.
18:33 Là, on a à l'égard de la nature et dans les salons à l'égard des convives, exactement
18:40 le même geste de retenue qui est de bon alloi.
18:44 Les Allemands, à un certain moment, quand ils étaient tout à fait avertis, essayaient
18:50 d'imiter les Français.
18:52 Humboldt, le grand historien des langues, par exemple, avait créé une association
18:58 d'apprentissage de la conversation.
19:00 Parce qu'en allemand, le mot "la fin tranche", on n'est pas capable de converser parce qu'il
19:07 faut se laisser interrompre et donc avoir une voix un peu douce.
19:12 Je pourrais pas dans une heure vous décrire ce truc.
19:15 Et tout ça s'incarne dans le jardin des plantes avec les platanes taillées au cordon.
19:21 L'allemand est une langue où toute conversation est impossible.
19:25 J'ajouterais que l'allemand est une langue qui tente au monologue.
19:28 C'est ce que vous écrivez, Heinz Wiesmann.
19:30 Il y a une chose qui marche très bien entre la France et l'Allemagne, c'est Astérix,
19:35 que je mentionnais tout à l'heure.
19:37 On est très amusés de découvrir dans votre livre qu'Astérix a été un immense succès
19:42 outre-Rhin.
19:43 Je vous cite "120 millions d'exemplaires des albums d'Astérix se sont vendus en
19:49 Allemagne".
19:50 Il ne faut pas exagérer d'affirmer qu'Astérix a joué un rôle essentiel dans le processus
19:55 de réconciliation initié sur le plan politique par le général de Gaulle et le chancelier
20:00 Konrad Adenauer.
20:02 Donc Astérix, c'est un des moteurs du couple franco-allemand.
20:07 Vous dites qu'il paraît si familier et si sympathique aux Allemands, historiquement
20:11 fédéralistes et régionalistes.
20:13 Oui, c'est ça.
20:15 L'opposition de ces Gaulois retranchés dans leur village à l'égard de l'Empire
20:22 romain a été immédiatement interprétée comme la résistance des petites villes de
20:27 l'Allemagne de l'Ouest à l'égard de l'Union soviétique.
20:30 Ça coule les deux sources, c'est-à-dire tous les affects, tous les syndromes de la
20:36 résistance du petit contre le grand.
20:39 Tout ça a été inscrit de manière, et c'est peut-être la grandeur de l'Astérix d'origine,
20:47 d'avoir inscrit quelque chose de mythique qui reste vrai même si on le transpose.
20:54 Et les Allemands, ça a fait un pli, ils ont transposé instantanément Astérix dans la
21:01 citation de la République fédérale face à l'Union soviétique.
21:05 Jean, sur l'application, vous pose deux questions.
21:09 Quelle langue préférez-vous ? C'est la première.
21:12 Et quelle est la plus facile à apprendre ?
21:13 C'est une belle question.
21:16 Je préfère aucune des deux.
21:18 Je prône d'ailleurs dans le livre précédent, la pensée entre les langues, le funambulisme
21:24 linguistique.
21:25 C'est-à-dire entre deux langues, comme un funambule, on emprunte une corde raide avec
21:30 le risque de dévisser, parce qu'on cherche de l'autre côté, dans l'autre langue,
21:36 quelque chose qui nous manque dans notre langue de départ.
21:39 Et c'est un va-et-vient incessant.
21:42 Et on ne peut absolument pas dire que l'une ou l'autre langue a notre préférence.
21:48 Une fois qu'on est engagé dans le va-et-vient, on est constamment happé par l'autre langue,
21:54 par la promesse de l'autre langue, puisque aucune langue ne contient tout ce qu'elle
21:59 veut dire.
22:00 Et laquelle est plus facile à apprendre ?
22:02 Ça dépend vraiment de l'état d'esprit.
22:05 Ah non, c'est quand même plus facile d'apprendre le français, non ?
22:07 C'est une française qui parle !
22:11 Non, l'allemand.
22:12 Moi j'ai enseigné l'allemand philosophique pendant des années à la Sorbonne.
22:17 Tous mes anciens étudiants se souviennent de ça, parce qu'ils découvraient avec
22:22 étonnement que, munis de cinq principes de construction syntaxique et d'un dictionnaire
22:30 à peu près correct, ils pouvaient lire Kant sans problème, très lentement, mais sans
22:35 problème et sans risque de se tromper.
22:38 Parce que l'allemand est la langue la plus construite qu'on puisse imaginer.
22:43 Les règles de construction sont immédiatement assimilables.
22:48 Le français, il a la particularité qu'on parle comme on dit, à bon entendeur.
22:56 C'est pour ça que le français est une langue civilisée.
23:00 C'est une langue de conversation où on peut surprendre, où on peut faire de mauvaises
23:06 blagues, où on peut dire des choses sans avoir dit ce qu'on a dit.
23:10 Et on peut donc parler diplomatiquement le français.
23:14 On est moins construit, quoi.
23:16 Oui, c'est beaucoup plus fluide, plus ouvert.
23:19 Et parfois, on tombe, quand on passe de l'allemand au français, on tombe sur de vraies merveilles
23:25 qui manquent en allemand.
23:27 Donc ça, c'est mon amour du français.
23:29 Mais quand je me mets dans le français, soudain, mais c'est comme la foudre parfois, il y
23:35 a un mot allemand, une tournure allemande qui vient me percuter.
23:40 - Passionnant, Heizvisman.
23:41 Merci infiniment d'avoir été au micro d'Inter ce matin.
23:46 « Lire entre les lignes sur les traces de l'esprit européen » est publié chez
23:50 Albain Michel.
23:51 On aurait adoré, je crois, avec Léa, apprendre l'allemand avec vous.
23:54 Même l'allemand philosophique.
23:56 Merci encore.