L'interview d'actualité - Antoine Wystrach

  • il y a 6 mois
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Transcript
00:00 Maïa, vous recevez ce matin Antoine Bistrache, myrmécologue,
00:04 chercheur CNRS en neuro-éthologie au Centre de recherche sur la cognition animale
00:09 et spécialiste du comportement des fourmis.
00:12 Bonjour Antoine Bistrache.
00:13 Bonjour.
00:14 Merci d'être avec nous ce matin.
00:15 Vous êtes aussi l'auteur avec Audrey Dussutour de "L'Odyssée des fourmis"
00:18 chez Grasset et aussi chez Gélu en Poche.
00:21 À quel moment se dit-on "Tiens, je vais consacrer ma vie professionnelle aux fourmis" ?
00:25 On y arrive plus qu'on se le dit.
00:27 Bien sûr, comme tous les enfants, j'aimais bien les fourmis,
00:30 mais ce n'est pas à ce moment-là que j'ai eu une vocation.
00:32 Mais j'aimais bien la biologie en général, et particulièrement les animaux.
00:36 J'ai fait ce master d'éthologie à Paris 13, l'université de Paris 13.
00:40 Et là, on veut y aller étudier les dauphins ou des choses comme ça, les singes.
00:44 Mais au final, je me suis retrouvé à travers des stages à travailler sur les insectes,
00:47 puis les fourmis.
00:48 Et puis c'est super parce que c'est un monde alien qu'on ne peut pas comprendre juste comme ça
00:51 en intuitant ce que nous on pense.
00:53 Il faut faire des petites expériences pour découvrir leur monde.
00:56 Vous allez nous raconter comment vous travaillez.
00:58 D'abord, vous êtes l'un des grands spécialistes mondiaux du comportement des fourmis.
01:01 Je crois qu'il existe 13 000 espèces dans le monde.
01:03 Est-ce qu'elles sont toutes très différentes, ces espèces ?
01:07 13 000 recensées, on en estime peut-être 20 000, 30 000.
01:11 On en découvre encore.
01:13 Il y a des espèces qui sont proches les unes des autres,
01:15 mais il y en a certaines qui sont séparées de centaines de millions d'années.
01:19 C'est une histoire évolutive plus que toute la séparation des mammifères, par exemple.
01:23 Est-ce que, comme chez les abeilles, la vie est très hiérarchisée chez les fourmis ?
01:27 Dans leur société, c'est toujours la réponse.
01:30 Ça dépend des espèces.
01:31 Il y en a où c'est très clairement établi par des différences morphologiques.
01:35 La reine va être là pour pondre.
01:37 Elle a une morphologie différente de faire pour pondre.
01:39 Il y a des soldates, il y a des ouvrières.
01:41 Mais il y a d'autres espèces où elles sont un peu toutes les mêmes.
01:43 Et là, ça va se jouer au niveau du comportement.
01:45 Qui sait qui va devenir dominante et se reproduire ?
01:47 Mais toutes les espèces sont sociales.
01:49 Ça fait qu'une fourmi va devenir médecin, navigatrice, aller chercher à manger.
01:55 Parce qu'elles vont avoir plein de rôles différents.
01:59 C'est assez intéressant.
02:00 On pourrait penser que c'est purement génétique et déterminé.
02:03 Mais même quand il s'agit de classes morphologiques différentes,
02:06 ça va se jouer à la nourriture qu'elles ont reçue en tant que larves.
02:09 Et pour celles qui vont devenir ouvrières,
02:11 si ça va devenir plutôt une experte chasseuse ou alors quelqu'un qui reste près du couvain,
02:14 ça va être leur histoire personnelle, comme nous.
02:16 Notre expérience personnelle va nous amener à travers des mémoires
02:19 à devenir des personnalités différentes.
02:21 Avant de continuer à parler des particularités des fourmis,
02:24 un mot sur votre manière de travailler.
02:26 Est-ce que vous observez les fourmis en laboratoire ?
02:29 Vous analysez des données ?
02:30 Ou alors vous vous accroupissez et regardez comment elles évoluent ?
02:34 J'aimerais bien, oui.
02:35 Effectivement, on fait un peu une approche de laboratoire,
02:38 mais principalement du terrain.
02:41 Mais aussi, on prend des données sur le terrain qu'on analyse ensuite.
02:43 Mais l'avantage du terrain, c'est que ça permet de nous donner une chance
02:46 d'observer quelque chose auquel on ne s'attendait pas.
02:48 Quand on fait des expériences très ciblées en laboratoire,
02:50 c'est un peu comme si on projetait déjà nos idées dans l'expérience,
02:53 donc on a moins de chances de découvrir quelque chose de nouveau.
02:55 Ils font un peu les deux.
02:56 Je crois que vous êtes allé notamment dans le désert, non ?
02:58 Pour mener une expérience, pour observer les fourmis
03:00 et leur évolution face à un vent fort, c'est ça ?
03:03 Ah oui, alors ça c'est une expérience de 2012.
03:05 Effectivement, c'était en Australie, à Leesprings,
03:08 où on avait simplement posé cette question,
03:10 est-ce que les fourmis sont capables de compenser ?
03:12 Parce qu'on les voit souvent se faire souffler par des bourrasques de vent.
03:14 C'est embêtant pour nos expériences, mais ça doit être une calamité pour elles.
03:17 Donc on a fait une expérience pour savoir comment elles géraient ça.
03:20 Et on a pu voir qu'avec des caméras à haute vitesse d'acquisition,
03:23 elles font un espèce de comportement où elles s'accrochent au sol
03:25 avant de se faire souffler.
03:27 Ça leur ouvre une petite fenêtre temporelle,
03:29 et à ce moment-là, elles vont faire une prédiction
03:31 dans quelle direction de compas elles vont se faire souffler,
03:33 en intégrant comment bougent mes antennes,
03:35 qui leur donnent l'information du vent,
03:36 et en regardant le ciel, parce qu'elles peuvent voir des choses
03:38 que notre œil ne peut pas voir dans le ciel,
03:40 donc elles donnent une information de compas,
03:42 et du coup, d'en déduire dans quelle direction elles risquent de se faire souffler.
03:44 On a pu montrer ça. Quelque chose qui nous dépasse.
03:46 Et elles arrivent à revenir, à retrouver leur chemin ou pas ?
03:48 Ça va les aider, disons, si elles ne sont pas faites souffler trop loin.
03:50 Mais disons que sur dix ans de terrain,
03:52 je n'ai jamais vu une fourmi qui toute seule se perd.
03:54 Il faut qu'on soit là pour vraiment les déplacer loin pour qu'elles se perdent.
03:56 Ah oui. Est-il vrai que les fourmis ont une force herculéenne ?
03:59 Oui, par rapport à nous.
04:01 Mais ce n'est pas parce que ce sont des fourmis,
04:03 c'est parce qu'elles sont petites.
04:05 En fait, dans un monde beaucoup plus petit que le nôtre,
04:07 la force de la physique ne s'exprime pas de la même manière.
04:09 La gravité devient beaucoup moins importante
04:11 par rapport à tout ce qui est viscosité de liquide
04:13 ou accroche au mur.
04:15 Pour elles, ça ne doit même pas être si évident quand on est sur un mur vertical
04:17 ou sur le sol, parce que la gravité n'est pas si forte.
04:19 Et donc, elles ont aussi cette force du fait de cette petite taille.
04:22 Il paraît qu'il y a des fourmis altruistes,
04:24 capables de se sacrifier pour les autres,
04:26 mais il y a aussi des tueuses en série, par exemple.
04:28 C'est vrai, tout ça ?
04:30 Oui, oui, oui. Alors, toutes les fourmis,
04:32 puisqu'elles vivent en société, ont un côté altruiste bien développé.
04:34 Ça, c'est clair.
04:36 C'est un animal solitaire où il va être purement pour lui-même.
04:38 Et après, d'une espèce à l'autre,
04:40 c'est ce qu'on raconte dans le livre.
04:42 Il y a une énorme richesse, juste derrière le mot fourmi,
04:44 de comportements, de morphologies,
04:46 d'écosystèmes différents.
04:48 Vous parlez du cerveau des fourmis.
04:50 Elles sont intelligentes, les fourmis ?
04:52 Il y a une intelligence, vraiment ?
04:54 Oui, alors, tous les insectes ont un cerveau,
04:56 avec une trentaine de sous-régions.
04:58 Donc, ce n'est pas juste un ganglion, comme certains le disent.
05:00 Ils ont aussi des ganglions qui vont dans le thorax,
05:02 comme, notement, les pinières, mais ils ont un véritable cerveau.
05:04 Tous ces insectes montrent des comportements complètement différents.
05:06 Même au sein des fourmis, ça peut être des comportements très différents.
05:08 Pourtant, c'est un cerveau assez similaire.
05:10 Un peu comme nous, par rapport à un cerveau de souris,
05:12 il y a quand même à peu près les mêmes airs cérébrales.
05:14 Et on essaye de comprendre, justement, comment ces tout petits changements
05:16 permettent de faire une richesse de comportements aussi variés.
05:20 On a parlé, on a évoqué rapidement les fourmitueuses en série.
05:23 Il y a une fourmi dont on parle beaucoup en ce moment,
05:25 qui est la fourmi de feu.
05:27 Une espèce dangereuse qui aurait été là repérée,
05:29 enfin, qui n'est même pas du conditionnel,
05:31 elle a été repérée en Europe.
05:33 Elle change tout ce qui l'entoure.
05:35 Il n'y a pas de prénateur naturel.
05:37 Sa piqûre est douloureuse.
05:39 On dit qu'elle tuerait dix fois plus que les requins.
05:41 Est-ce que ça, la présence de ces fourmis en Europe,
05:43 c'est la conséquence du changement climatique ?
05:45 En partie, oui.
05:47 L'histoire des invasions de fourmis, c'est principalement lié
05:49 aux relations commerciales, humaines.
05:51 On transporte des pots de plantes, tout ça.
05:53 C'est avant tout nous qui les transportons.
05:55 Avec le réchauffement climatique, il peut y avoir des espèces
05:57 qui avaient été cantonnées au milieu tropical
05:59 et qui peuvent commencer à remonter.
06:01 Il y a plusieurs fourmis de feu.
06:03 Il y en a une qui a envahi Toulon, ou Asmania.
06:05 Il y en a une qui a envahi la Sicile récemment,
06:07 qui est une autre espèce, complètement différente,
06:09 Solenopsis, peut-être de celle-là dont on parle.
06:11 Peut-être qu'il y a encore une chance de l'éradiquer.
06:13 Quand il y a une invasion, au tout début,
06:15 si on le reconnaît dès le début, il y a peut-être une chance
06:17 d'éradiquer. Une fois qu'elle est installée,
06:19 si ça fait plus d'un an, il n'y a plus aucune chance.
06:21 Il faut apprendre à vivre avec.
06:23 En partie, c'est dû au réchauffement climatique.
06:25 C'est votre vie, les fourmis ? C'est votre passion ?
06:27 C'est mon travail, ça c'est clair.
06:29 Est-ce que ça vous apprend des choses sur nous ?
06:31 Oui, ça oblige à changer son point de vue
06:33 d'une manière radicale,
06:35 d'essayer de comprendre un insecte.
06:37 Ça permet de voir parfois des points communs
06:39 qui font assez bizarre.
06:41 Vous nous conseillez, j'imagine à tous,
06:43 de regarder un peu par terre, d'arrêter de les écraser
06:45 et de regarder comment ils se comportent ?
06:47 C'est la leçon numéro un, essayer de comprendre un peu la nature.
06:49 C'est ce que notre société a besoin
06:51 pour pouvoir avoir un peu plus d'humilité.
06:53 Essayer de regarder les fourmis,
06:55 c'est déjà magique.
06:56 Merci beaucoup Antoine Listrach.
06:57 Merci beaucoup.

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