• il y a 9 mois
Chaque semaine, Guillaume Durand reçoit deux auteurs, romanciers, essayistes, biographes... dans « Au bonheur des livres », l'émission littéraire de Public Sénat. Le rendez-vous propose également une séquence dédiée aux lecteurs et une sélection d'ouvrages à ne pas manquer. Année de Production : 2023

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00:00 "Walk On The Wild Side", The Prodigy
00:02 ...
00:17 -Quel bonheur de vous retrouver au bonheur des livres.
00:21 Nous sommes avec Abnou Chalmani.
00:23 Vous publiez "J'ai pêché, pêché dans le plaisir".
00:26 C'est un roman publié aux éditions Grasset
00:28 qui a beaucoup d'éruditions et raconte l'histoire
00:31 d'une poétesse iranienne qu'on connaît peu
00:33 et surtout de la façon dont elle se projette
00:36 dans la belle époque française, avec Proust et Pierre-Louis
00:40 et beaucoup d'autres gens. C'est la comparaison
00:42 entre l'Orient et la société occidentale.
00:45 C'est magnifique et extrêmement travaillé.
00:48 On va en parler dans un instant avec Marie Dariussek.
00:51 Bonjour, c'est le 18e ou 19e roman que vous publiez.
00:54 Il s'appelle "Fabriquer une femme". C'est publié chez Paul.
00:57 L'autre est publié chez Grasset.
01:00 En lisant le titre, je me suis dit,
01:02 le titre a... Peut-être est-ce tort ?
01:04 Le titre a précédé le roman.
01:06 Est-ce vrai ou faux ? -C'est très juste.
01:09 J'ai souvent les titres... -Tant mieux pour moi.
01:11 Je passerai pour un ennui. -J'ai souvent les titres en avance.
01:15 Celui-là, je l'ai depuis un moment.
01:17 Je voulais savoir ce qu'il y avait derrière.
01:20 -C'est lié quand même à la fameuse phrase de Beauvoir.
01:23 -Oui, quand même. -On n'est pas femme, on le devient.
01:26 Beauvoir m'a beaucoup apporté, comme à toutes les femmes
01:29 et à tous les hommes, mais je voulais pas, évidemment...
01:32 Vous me connaissez, écrire un roman théorique.
01:35 J'adore raconter des histoires.
01:37 Je voulais avoir un côté plus atelier, plus artisan,
01:40 plus... Comment on fabrique les femmes ?
01:42 Elles sont faites de quoi ? Elles sont bricolées de quoi ?
01:45 Les femmes sont très bricolées.
01:47 -J'ai eu le sentiment, en lisant le livre,
01:49 qu'il y avait ce mélange qui est toujours caractéristique
01:53 de la littérature que vous produisez.
01:55 Vous parliez de voir un côté intellectuel
01:57 et en même temps, je dirais, il y a une sorte de mélange...
02:00 Vous allez me taper dessus, mais... -Vous êtes trop loin.
02:04 -C'est l'histoire de deux femmes qui se construisent ensemble,
02:07 qui sont prodigieusement différentes,
02:09 mais qui viennent du même endroit, le Pays basque,
02:12 qui avancent vers la vie.
02:14 On a le sentiment qu'il y a d'un côté un mélange
02:17 entre Simone de Beauvoir et Ridley Scott
02:19 dans "Thelma & Louise".
02:20 Vous seriez fabriqués des deux.
02:23 -Oui, c'est vrai, d'ailleurs.
02:25 Beauvoir, Ridley Scott, Thelma, Louise.
02:27 Thelma, Louise, c'est aussi un des grands modèles
02:30 de ces amitiés féminines très fortes,
02:32 construites souvent sur des traumas,
02:34 et en tout cas face à une société qui n'est pas faite pour elle.
02:38 -Rose, c'est la plus classique, Solange, c'est la plus artiste.
02:42 -Il y a une bonne élève et une punk, pour le dire comme ça,
02:45 et c'est mes deux côtés. Je suis Rose et Solange à la fois,
02:48 et je sais, à l'âge que j'ai, que ce n'est pas un problème
02:52 de la femme, et c'est aussi très autobiographique.
02:55 -Donc, vécu. -Oui.
02:58 Tout est vécu, sauf que je l'ai re-bricolé.
03:00 C'est ça, écrire.
03:02 Et à part avoir accouché à 15 ans, heureusement,
03:04 et avoir couché avec Prince, tout le reste, je l'ai vécu.
03:08 -C'est-à-dire la boîte à Bordeaux, le châbleux.
03:10 -Oui. L'arrivée à Bordeaux, comment la bonne élève en moi
03:14 entre en classe prépa au lycée Montaigne de Bordeaux,
03:17 mais découvre les boîtes de nuit de Bordeaux
03:20 en 1980, en particulier une boîte gay,
03:22 où je me suis sentie adoptée, mais qui a été dévorée
03:25 par le sida quasiment au même moment.
03:27 J'avais très envie de raconter ça. Ca m'a faite comme femme.
03:30 -Alors, la différence entre les deux,
03:33 parce que ce qui est charmant dans "Lycée"
03:35 commence par un voyage à Madrid.
03:37 Tout le monde va avec Maïder, la professeure,
03:40 qui va les amener toutes les deux au théâtre,
03:42 et qui va d'ailleurs créer, d'une certaine manière,
03:45 le destin de Solange, qui va vouloir faire
03:48 l'actrice. Dans ce voyage à Madrid,
03:50 ils sont toutes dans un car, et toutes et tous dans un car,
03:53 et alors là se nouent toutes les tensions
03:56 très particulières de l'époque,
03:58 les années 80, entre les filles et les garçons.
04:01 -Oui. Les années 80 étaient assez cruelles pour les filles,
04:04 mais aussi pour un certain type de garçon
04:06 qui n'arrivait pas à se conformer à l'idéal macho-viriliste.
04:10 Christian, le fiancé de Rose,
04:12 il écoute "Cure", "Boys Don't Cry",
04:14 il y avait comme ça quelques tubes
04:16 qui arrivaient à nous faire entendre un autre monde possible,
04:20 mais ils sont dans ce car scolaire, qui sort du Pays basque,
04:23 qui va à Madrid, qui va tomber en plein milieu de la Mauditat,
04:26 qui découvre une capitale extraordinaire à l'époque,
04:29 et dans ce car scolaire, effectivement,
04:32 il y a le gros lourd derrière Rose, qui lui fait du pied...
04:35 -C'est Raphaël. -C'est Raphaël Bidégaray,
04:38 c'est mon Pays basque natal. -Là, le nom fait rêver.
04:41 -Christian Goyenetsch, voilà, c'est chez moi.
04:44 Et il y avait une culture de...
04:46 On buvait énormément,
04:48 ça, je crois que c'est toujours malheureusement le cas,
04:51 mais les garçons, désinhibés par l'alcool,
04:54 faisaient n'importe quoi et devenaient dangereux,
04:56 parfois à leur insu,
04:58 et les filles, on devait se faufiler au milieu
05:00 et personne ne nous apprenait qu'on n'avait pas à supporter ça,
05:04 que c'était pas supportable.
05:06 C'était comme un état de nature, les garçons avaient le droit
05:09 de devenir dangereux à certains moments.
05:11 C'est des époques cruelles pour les filles.
05:14 -En même temps, tout à l'heure, je parlais de ce mélange
05:17 entre l'intellectualisme et l'envie profonde
05:20 d'écrire des romans,
05:21 ça avance, c'est-à-dire qu'on n'est pas dans un état
05:24 qui sera un état totalement statique,
05:27 d'une société totalement patriarcale
05:29 qui aurait fabriqué des femmes qui ne bougeraient pas,
05:32 que ce soit Rose ou Solange, elles avancent dans la vie.
05:36 -Tout à fait, et on suit de tellement près
05:38 le combat des Iraniennes, dans la planète tout entière,
05:42 les choses bougent, reculent parfois,
05:44 on voit Trump et l'avortement,
05:46 mais je trouve que c'est la seule chose
05:48 qui progresse sur la planète.
05:50 Comment on peut être femme aujourd'hui,
05:52 c'est mieux, je vous le garantis, que dans les années 80.
05:56 -J'ai aussi l'impression qu'il y a chez vous,
05:58 depuis cette vingtaine de romans,
06:01 un aspect plus géographique qu'historique,
06:03 le fait d'être né quelque part,
06:05 on parlait de ses noms, Bidékaray,
06:07 on parle de Cleve, on parle Bayonne,
06:10 Biarritz, Anglette, etc., on a l'impression que ça vous tient.
06:14 -C'est un tout petit pays, mais qui a beaucoup...
06:17 Il s'est mis en moi, j'ai été heureuse d'en partir,
06:20 mais je suis tellement heureuse d'y revenir, souvent.
06:23 Je me dis que c'est ça, avoir des racines,
06:25 tout le monde est né quelque part,
06:27 mais avoir des racines, c'est avoir la liberté de pouvoir revenir.
06:31 On a tellement de gens qui n'ont pas de papier...
06:34 De cette richesse-là, j'ai tellement été gâtée par la vie,
06:37 par ce pays, par Paris, par mes voyages,
06:40 que j'essaie d'en faire des histoires
06:42 qui arrivent à parler à tout le monde.
06:44 Il y a une nostalgie, mais il y a des retours.
06:47 Ca m'a donné beaucoup de force, ces racines-là.
06:50 -Il y a énormément d'aventures qui arrivent à ces deux personnages,
06:53 jusqu'à Los Angeles, mais on ne dira pas ce qui se passe là,
06:57 parce qu'autrement, ce serait une manière de dévoiler le roman,
07:00 car il s'agit fondamentalement d'un roman,
07:03 je le disais, beaucoup de personnages,
07:06 très sensibles à Maïder, la prof,
07:08 qui joue un rôle relativement essentiel.
07:10 Ca avait été votre cas.
07:11 -Je suis contente que vous reveniez sur Maïder,
07:14 car on a tous été un jour touchés par une fée.
07:17 Ces fées, c'était souvent des profs.
07:19 Ca pouvait être des hommes-profs.
07:21 Il y a un homme-prof qui m'a parlé d'études possibles à Paris,
07:25 de normal-sub. Ca m'a sauvée, moi.
07:27 Il y a des profs comme ça.
07:29 Là, c'est Maïder, je l'ai aussi croisée,
07:31 qui touche de son doigt de fée Solange
07:33 et qui lui donne le théâtre.
07:35 Ca va sauver cette gamine. -Antigone.
07:37 -Antigone. Elle joue Antigone et elle sait le jouer.
07:40 Elle découvre qu'elle pourrait jouer Créon aussi.
07:43 Elle peut tout jouer.
07:44 Elle regarde les autres avec une pitié qui lui donne une grande force.
07:48 Mes deux petites héroïnes sont agaçantes.
07:51 C'est des filles de 15, 16, 17 ans,
07:53 parfois ingrates, parfois un peu trop appliquées pour Rose,
07:56 parfois très, très sauvages pour Solange.
07:59 Mais le théâtre va la cadrer, comme on dit,
08:02 va lui donner une forme.
08:03 Ca va la mener assez loin, en oubliant un peu sa copine.
08:06 Ca reste un roman.
08:08 -Vous l'avez écrit comment ?
08:10 C'est un roman qui est écrit, alors, du côté de Schallman,
08:14 vous avez à la fois Paris-Téhéran, Paris-Téhéran,
08:17 ça bouge, les années bougent,
08:19 mais là, la structure est particulière,
08:22 c'est le point de vue de l'une et de l'autre.
08:24 -Ca a été très amusant pour moi à écrire
08:27 car je ne voulais pas lasser les lecteurs et les lectrices,
08:30 car de deux points de vue, ça aurait été trop mécanique.
08:33 Je laisse des trous dans chaque partie qui se répondent.
08:37 Il y a un seul moment où elles se rejoignent,
08:39 c'est autour de ça que j'ai écrit le livre,
08:42 c'est le concert de Barbara.
08:44 C'est toujours une icône,
08:45 mais dans les années 80, c'était une déesse.
08:48 Rose est transie d'amour avec son fiancé Christian pour Barbara.
08:52 Solange est plus sceptique.
08:54 Les deux premiers traînent Solange à un concert,
08:57 et je l'ai vécu du point de vue de Solange.
08:59 Je ne comprenais pas très bien ce culte de Barbara,
09:03 cette messe.
09:04 J'ai voulu raconter le concert des deux côtés
09:07 avec Rose qui est consternée de voir Solange
09:10 ne rien comprendre.
09:11 A partir de ce dispositif très simple,
09:13 tout le roman s'est développé,
09:15 avec les deux points de vue.
09:17 -"Amnus Salmani", "J'ai péché, péché dans le plaisir",
09:21 roman aux éditions Grasset.
09:24 Je le disais, c'est un montage littéraire
09:26 entre l'histoire d'une poétesse iranienne
09:29 dont vous allez prononcer le mot,
09:31 parce que tout à l'heure, j'ai eu du mal à le prononcer,
09:34 parce qu'on est assez loin de la Perse,
09:36 nous, les bons petits Français,
09:38 et donc Marie de Régnier,
09:40 Marie de Hérédia,
09:42 qui épouse donc Henri de Régnier,
09:44 lui aussi autre poète, autre romancier.
09:48 Mariage forcé, car au fond,
09:50 qu'elle accepte, parce qu'elle est prodigieusement amoureuse
09:53 de Pierre Louis, et elle fait une sorte de deal
09:56 avec Henri de Régnier.
09:57 -La poétesse iranienne, qui est-elle ?
09:59 -Foulouk Farazad, c'est un...
10:01 -Pourquoi je me suis pas risqué ?
10:03 -Mais même moi, je la prononce mal,
10:05 elle est pas facile à prononcer.
10:07 Mais Foulouk Farazad, née en 1924,
10:10 elle...
10:12 Elle révolutionne la poésie classique persane.
10:16 C'est-à-dire qu'elle commence son premier recueil,
10:19 elle a pas encore 20 ans, elle a 19 ans.
10:21 Elle a évidemment arrêté l'école vers 15 ans, 16 ans, et...
10:26 -Père militaire, très dur, qu'on déteste.
10:28 -Très traditionnaliste, très cultivée,
10:31 mais très dure, très rigide, intellectuellement et moralement,
10:35 obsédée, comme tout l'Orient,
10:37 par ce qui se fait et ce qui ne se fait pas,
10:39 l'absence de vie privée,
10:41 cet oeil qui vous surveille, l'oeil du voisinage,
10:44 la réputation, etc.
10:45 -Vous étudiez, on n'a pas l'ami.
10:47 Même les frères et les sœurs, au bout d'un certain temps,
10:50 deviennent les espions de votre identité.
10:53 Si vous avez le tort de vous confier.
10:55 -C'est quelque chose d'étonnant.
10:57 En Orient, c'est cette absence d'amitié,
10:59 parce qu'une confidence peut devenir une trahison,
11:03 peut courir de bouche en bouche,
11:06 tomber inévitablement dans des oreilles,
11:08 se retourner contre vous,
11:10 mais contre votre famille, tout le temps.
11:12 -Elle commence par épouser un satiriste.
11:14 -C'est elle qui choisit. Elle a 16 ans,
11:17 elle tombe amoureuse de ce cousin éloigné de sa mère,
11:20 lui, il a 10 ans de plus.
11:21 Elle en est vraiment amoureuse.
11:23 Personne ne veut de ce mariage, même lui n'en veut pas.
11:27 Elle arrache ce mariage, elle l'épouse.
11:29 -Il a du talent. -Il a du talent.
11:31 -Il a du talent. -Il a du talent.
11:33 -Je me souviens d'une phrase que vous citez,
11:36 l'accumulation de cris,
11:37 de chuchotements ou de murmures... -Fait un cri.
11:40 -Voilà. -Il a inventé une école.
11:42 -Elle le prend pour quelqu'un de très libéral,
11:45 et dès qu'il est marié, c'est la catastrophe.
11:48 -Et surtout, il découvre chez cette femme, cette chair,
11:51 il découvre ce désir sans cesse renouvelé,
11:54 ce besoin de sexe, ce désir de sexe,
11:56 et surtout, elle commence à écrire.
11:58 Elle tombe enceinte assez vite,
12:00 de son premier recueil et de son fils en même temps,
12:03 et c'est là où ça devient incontrôlable.
12:07 Une femme qui est libre et de son corps et de sa tête,
12:10 c'est pas gérable, et c'est pas gérable,
12:13 aussi douée soit-il,
12:14 aussi caricaturiste soit-il, c'est impossible.
12:18 Et là, ça va être une torture,
12:21 une torture pour elle, mais elle va envoyer son recueil de poésie
12:24 au plus grand éditeur de l'époque, Amir Kabir,
12:27 qui va tout de suite la publier.
12:29 C'est ça qui est étonnant, c'est que tout de suite,
12:32 on est dans les années 50, la première moitié des années 50,
12:36 elle va tout de suite être respectée, reconnue,
12:38 applaudie comme poète,
12:40 puisqu'on est dans le pays de la poésie,
12:42 au pays d'Omar Khayyam, de Rofès,
12:44 et elle s'inscrit dans la lignée des grands,
12:47 mais elle va tout de suite être conspuée comme femme.
12:51 Comme femme désirante,
12:52 mais de sa famille jusqu'aux hommes qui vont l'aider.
12:55 -Jusqu'à son frère, d'ailleurs.
12:57 Il existe le frère ou il n'existe pas.
13:00 Le frère est assassiné, poignardé.
13:02 Le frère a fait du one-man show,
13:04 c'est une star en Iran, puis une star en Allemagne,
13:07 et puis un jour, deux représentants des Mollahs
13:10 ouvrent la porte de chez lui,
13:12 et il est poignardé, on lui met le sexe dans la bouche,
13:15 il est déformé, c'est épouvantable.
13:17 Elle disparaîtra sans accident de voiture,
13:20 et la partie qui est évidemment aussi fascinante dans le roman,
13:24 c'est que vous inventez un Iranien qui s'appelle la Tortue,
13:29 qui est un personnage qui devrait être
13:32 un spécialiste de la poésie occidentale,
13:34 et qui nourrit, donc, vous, Abnous,
13:38 mais aussi cette poétesse,
13:40 d'un imaginaire total qui est celui de la Belle Époque
13:43 et de la liberté sexuelle en Occident.
13:45 C'est-à-dire, on en revient à Pierre-Louis,
13:48 on en revient à Marie-Hélène Régnier,
13:50 qui est Marie de Hérédia,
13:52 à José Marie de Hérédia, etc.
13:54 Donc, toute une galerie de personnages
13:57 qui vont la pousser à être de plus en plus libre.
14:00 -Oui, et qui justifie aussi ses choix.
14:02 Je pense que c'est quand même important,
14:05 comme elle, elle est tout à fait isolée dans son Iran natal,
14:08 et qu'elle n'a personne à qui se relier.
14:10 Il y a toujours besoin d'une ascendance,
14:13 et quand on trouve pas une ascendance généalogique,
14:16 littéraire, elle s'élève.
14:18 -C'est vous qui construisez.
14:19 Cet amant imaginaire,
14:21 qui l'a fait progresser, justement,
14:23 dans la liberté, d'une certaine manière,
14:26 qui la voit, etc.,
14:28 lui, est à peu près le seul amant imaginaire
14:31 d'une galerie d'amants qui est réelle,
14:33 comme Nasser, qui sera...
14:35 -Ah, je suis satisfaite. -Oui.
14:37 Nasser, qui sera donc une sorte de révélation sexuelle,
14:40 brutale,
14:42 comme un autre personnage,
14:43 qui s'appelle Albert Einstein, je crois,
14:46 qui sera l'amant de Marie-Hélène Regnier,
14:48 et qui, en même temps, après avoir cette aventure avec elle,
14:52 écrit tout dans une revue,
14:53 ce qui fait qu'elle devient, dans un pays hyperfouqué,
14:57 une sorte de monde public.
14:58 -C'est ça qui est intéressant,
15:00 c'est qu'elle rencontre le directeur d'une revue littéraire,
15:04 d'une émission radio très connue,
15:06 et elle lit une de ses nouvelles,
15:08 elle lui en fait une critique,
15:10 sans donner son nom, il se rend compte,
15:12 qu'elle ne le reconnaît pas, ils font tout de suite l'amour,
15:15 "c'est une professionnelle, pas une professionnelle",
15:18 puis elle lui fait lire des poèmes,
15:20 ils se demandent si c'est elle,
15:22 il finit par la reconnaître,
15:24 et là, dans sa tête, j'ai l'idée de l'exploiter,
15:27 et jusqu'à la fin de sa vie, il dit que c'est lui qui l'a fait,
15:30 alors qu'il avait déjà publié son premier recueil.
15:33 D'où est tiré le titre de mon roman,
15:36 "Le péché", qu'elle a écrit pour lui,
15:38 et quand il écrit leur histoire,
15:40 en la salissant, en en faisant une histoire pornographique,
15:43 alors qu'on entend le sexe... -Ca s'étire sur 2-3 mois.
15:47 -C'est ça qui est terrifiant, c'est qu'elle ne lui en veut pas
15:50 de raconter... -On le voit à l'antenne.
15:53 -C'est le poème. Elle ne lui en veut pas
15:55 de raconter leur histoire, d'aller dans l'intime,
15:58 de raconter l'amour, parce qu'elle pense
16:00 qu'il manque à l'iran cette capacité à dire l'amour,
16:03 à le vivre, non, elle lui en veut d'avoir si mal écrit.
16:06 Elle dit que c'est seulement, il avait su écrire,
16:09 que c'est assez dramatique, parce que là,
16:12 il n'y a que Fereydoun, son frère, qui la soutient,
16:15 qu'elle va être demandée à être internée volontairement
16:18 dans un asylum psychiatrique, et au bout de six mois,
16:21 elle en sort, et c'est là qu'elle décide de faire
16:24 le grand voyage en Occident, en allant passer un an à Rome
16:27 et en Allemagne, en plusieurs villes d'Allemagne,
16:30 et ça, ça va complètement la bouleverser,
16:32 et à partir de là et de son retour dans le pays natal,
16:35 plus rien ne sera pareil, et ça, combiné avec ce qu'elle a,
16:39 du personnage de la tortue, c'est que quand on goûte
16:42 à la liberté, il est plus possible de revenir en arrière.
16:45 Et elle va y aller, elle va dire "Tant pis".
16:48 Quelque part, elle va dire "Tant pis pour le bonheur,
16:51 "tant pis pour les crachats, je veux être libre, je veux vivre",
16:54 et là-dessus, Marie de Régnier est extraordinaire.
16:57 -Elle a vécu jusqu'à 85 ans. -Oui, mais c'est ça.
17:00 Les pêcheresses vivent plus longtemps,
17:02 c'est comme les Liane de Pugy, les Cléo de Mérande...
17:05 -Que vous décrivez abondamment. -Oui, que j'adore,
17:08 parce qu'à l'époque, la Belle Hétéro,
17:10 qui a fini... Non pas...
17:12 Les hommes ont très peu à voir avec le désespoir des femmes.
17:15 Moi, je suis plutôt de ce camp-là,
17:18 c'est qu'elles ont très à voir avec leur choix,
17:20 et la Belle Hétéro a fini ruinée par son amour du jeu,
17:23 mais elle est morte aussi à 92 ans, 93 ans.
17:26 Ces femmes-là vivent très longtemps, le péché permet de maintien.
17:29 -A un moment, vous expliquez,
17:31 parce qu'on va avoir une conversation ensemble,
17:34 vous expliquez, au fond, que tout ce clan-là,
17:37 ils avaient une caractéristique,
17:39 c'est qu'ils étaient...
17:40 Je parle du clan français, que vous racontez,
17:43 plutôt à droite, anti-Dreyfusard,
17:45 et entièrement obsédés par la beauté.
17:47 Le seul de l'époque qui s'intéressait aux réalismes,
17:50 c'est eux-là. -C'est ça.
17:52 -Tous les autres, c'est-à-dire Hérédia,
17:54 que ce soit les musiciens comme Vincent Dindy,
17:57 Jules Verne, qui fait partie aussi de la Ligue des Patriotes,
18:01 qui est un mouvement plutôt de droite,
18:03 tous ces gens-là sont justement ailleurs
18:06 que le réel, sauf Émile Zola.
18:08 -Oui, c'est la dernière période en France,
18:11 j'aime beaucoup les temps suspendus,
18:13 les entre-deux-guerres sont des temps suspendus
18:16 où tout est sur la table et de quel côté va tomber le dé.
18:21 C'est toujours surprenant.
18:22 C'est la dernière fois en France,
18:24 et globalement dans le monde,
18:26 où on ne se salissait pas les mains
18:29 en travaillant quand on était poète.
18:31 On était poète et cela suffisait,
18:33 même si la presse est tellement présente
18:35 qu'on finit par écrire.
18:37 -Pas écrire dans les journaux.
18:39 -Hérédia a quand même vendu sa fille.
18:41 -C'est beaucoup plus compliqué,
18:43 ça ne la dérangeait pas du tout d'épouser Henri Drenier.
18:46 Ce qui la mettait en rage, c'est que Pierre-Louis
18:49 ne se soit pas déclaré.
18:51 Elle a dit à Henri, "Je t'épouse, tu ne me toucheras jamais,
18:54 "il ne la touchera jamais."
18:56 Et à partir du moment où elle a eu son Pierre-Louis,
18:59 qu'importe, Henri est resté un compagnon extraordinaire.
19:03 Je trouve qu'Henri Drenier,
19:04 qui m'exaspérait quand j'avais 13-14 ans,
19:07 là, quand... Enfin, j'ai jamais quitté cette bande-là,
19:10 mais quand je l'ai retrouvé, j'ai adoré cet homme.
19:13 Celui qui a écrit "Vivre à Villy", peut-être,
19:16 mais quel amour il avait pour cette femme.
19:19 C'est extraordinaire.
19:20 -Abnou, c'est Marie. Première question ensemble.
19:23 Tout à l'heure, j'évoquais,
19:25 par le biais d'un mouvement de peinture des années 80,
19:28 la question fondamentale des femmes.
19:31 Avez-vous le sentiment, dans le débat actuel,
19:33 qu'on est dans une certaine forme de figuration libre
19:36 que vous auriez vécue, Marie,
19:38 en fonction de vos origines sociales et de ce que vous êtes venu,
19:42 ou est-ce qu'on est encore, aujourd'hui,
19:45 dans une forme de contrainte ?
19:46 -On est au milieu, peut-être,
19:50 que, comme tu dis, les dés vont être jetés.
19:53 Je trouve...
19:54 Moi, ma vie a changé après "Me Too",
19:57 pour parler clairement.
19:58 J'ai des filles et un fils, et eux aussi.
20:01 Ils sont de cette génération.
20:03 -Vous étiez confiante de ça ?
20:04 -J'étais tout à fait consciente de ça.
20:07 -La sortie de la boîte,
20:08 quand vous arrivez sur les parkings,
20:10 ça devient dangereux ?
20:12 -C'est par exemple...
20:13 Ce que m'a apporté l'époque, ce sont des mots.
20:16 Par exemple, le mot "harcèlement de rue".
20:19 Quand j'étais gamine, c'était une épreuve
20:21 de sortir dans l'espace public, dans le métro, dans la rue,
20:25 qu'il y avait des mains baladeuses, des réflexions...
20:28 Sortir dans la rue était une stratégie.
20:30 Je réfléchis dans ma tête, je me souviens.
20:32 "Est-ce que ce type est dangereux ?
20:35 "Je dois accélérer ou ralentir ?"
20:37 Les femmes ont deux cerveaux,
20:38 le cerveau normal, où j'écrivais en marchant,
20:41 et le cerveau en alerte.
20:43 "Est-ce que celui-là, il est dangereux ou pas ?"
20:46 "Et comment je lui réponds ?"
20:47 Et je ne savais pas que c'était structurel
20:50 et que ça s'appelle du harcèlement de rue.
20:53 Quand j'ai eu le mot, je me suis dit...
20:55 "Ah, mais bien sûr, c'est fait !"
20:57 Pour nous éloigner de l'espace public,
21:00 pour qu'on rentre chez nous.
21:01 C'est pas forcément conscient chez tous,
21:04 mais la structure du patriarcat,
21:06 et on voit ce que ça donne dans les pays
21:08 où les femmes sont traquées.
21:10 L'espace public, c'est un énorme enjeu,
21:13 et ça s'améliore très doucement.
21:15 -Vous citez Nietzsche, une phrase aggressante,
21:18 où il dit qu'il faut se débarrasser de l'homme.
21:21 Est-ce que dans la vision de Nietzsche,
21:23 c'est de se débarrasser du masculin
21:25 ou de la nature humaine en général ?
21:27 -Je ne suis pas du tout d'accord.
21:29 Je pense que les femmes s'en sortent super bien.
21:32 Elles ont survécu génétiquement.
21:34 52 % de la population mondiale, c'est des femmes.
21:37 C'est dire qu'elles s'en sont super bien tirées,
21:40 qu'il n'y a pas eu un complot du patriarcat.
21:43 Il y a des sociétés qui sont extrêmement...
21:45 Des sociétés où la femme est juridiquement,
21:48 économiquement, culturellement infériorisée.
21:51 C'est le cas des sociétés arabo-musulmanes.
21:54 L'origine est dans le texte.
21:56 C'est le cas des sociétés d'Amérique latine,
21:58 qui, avec un mélange subtil de marxisme,
22:01 de catholicisme et de protestantisme,
22:03 maintiennent les femmes.
22:05 C'est le continent où il y a le moins de droits à l'avortement.
22:08 C'est intéressant.
22:09 Je pense que les sociétés occidentales,
22:12 c'est assez spectaculaire.
22:13 Depuis très longtemps, le progrès qui a été...
22:16 C'est qu'on n'arrive pas à détacher la réalité
22:19 d'un progrès technique,
22:20 qui est, par exemple, le moment, bêtement,
22:23 où il y a eu moins de mortalité infantile.
22:25 On remarque que c'est dans les sociétés
22:27 où il y a une baisse de la mortalité infantile,
22:30 où la femme, biologiquement, se libère du dévoir de génération,
22:33 c'est comme ça qu'on l'appelait, que la liberté s'installe.
22:37 Pourquoi on faisait des enfants ?
22:39 Pourquoi on continuait à en faire alors qu'ils mouraient ?
22:42 Il n'y avait pas de système de retraite.
22:44 C'est très subtil comment les femmes se sont installées.
22:47 On n'est ni au milieu, ni à la fin des riens.
22:50 C'est une évolution historique, technique, sociologique.
22:53 -Ce qui passe aussi par l'histoire de votre famille.
22:56 Je crois que votre famille était laïque.
22:58 -Tout à fait, depuis le début.
23:00 Pas mon père.
23:01 -Laïque en Iran.
23:02 Vous êtes venue en France,
23:04 vous êtes de nationalité française ici.
23:06 Il y a un sentiment,
23:08 puisque vous écrivez à longueur de page dans le livre,
23:11 que rien n'est impossible dans les sociétés orientales.
23:14 Il est évident qu'en arrivant en France,
23:16 peut-être pour vous, tout d'un coup,
23:19 ce qui était invivable là-bas devient plus vivable.
23:22 -Beaucoup plus.
23:23 -Pour nous, qui vivons en France toute la journée...
23:26 -C'est quelque chose qui choque beaucoup les Iraniens.
23:29 -On n'a pas le même sentiment.
23:31 -Ca les choque énormément.
23:33 Notre manière de vivre, notre réalité, notre quotidien,
23:36 de femmes, d'hommes...
23:37 Les hommes aspirent aussi à la liberté.
23:40 C'est pas une révolution féministe en Iran,
23:42 c'est une révolution tout court.
23:44 Sur les 500 morts, il y a 450 morts qui sont des hommes.
23:48 Ils étaient là dès le premier jour.
23:50 Les femmes ont dit qu'elles allaient y aller.
23:52 -Il faut beaucoup aimer les hommes.
23:54 -Il faut aussi beaucoup aimer les femmes.
23:57 Il faut beaucoup aimer tout le monde.
23:59 -Un des immenses progrès,
24:01 c'est pas la fin de la mortalité infantile,
24:03 c'est l'avortement. -Ca a participé.
24:06 C'est parce qu'il y a eu ça que...
24:08 -Marie, quand vous dites,
24:09 justement, après avoir écrit autant de livres
24:12 et avoir une aussi grande conscience
24:14 de la littérature, du féminisme,
24:16 puisqu'on parlait de Simone de Beauvoir, etc.,
24:19 comment se fait-il qu'au fond,
24:21 ce qui s'est passé ces derniers temps
24:23 ait autant d'impact dans la personnalité de quelqu'un
24:26 qui a quand même une conscience aiguë
24:28 de toutes ces réalités depuis longtemps ?
24:30 -Parce que, hier, par exemple,
24:32 j'étais dans un grand musée parisien,
24:35 et la plupart...
24:36 En fait, tous les patrons étaient des patronnes.
24:39 Tous les gens qui organisaient les expos,
24:41 tous les gens qui prenaient les décisions, etc.
24:44 Pas le big chief, mais tous les autres.
24:46 Et à un moment, on s'est... -C'est le cas du Louvre.
24:49 -C'est le cas du Mosée d'Orsay, de plein d'endroits.
24:52 Et à un moment, on est... -Laurence Descartes,
24:55 la patronne du Louvre, on t'en a cité.
24:57 -On reparlait d'un de mes livres, "Le bébé",
25:00 et on riait, justement, de certains progrès
25:02 par rapport à ce livre qui se passe en 2001, etc.,
25:05 et on reparlait de nos expériences.
25:08 On avait toutes entre 40 et 55 ans,
25:10 et on reparlait de nos expériences
25:12 et on osait se plaindre suite à une agression
25:15 ou une microagression dans la rue,
25:17 mais dès qu'il y a une agression, c'est une agression.
25:20 Les femmes rient beaucoup ensemble,
25:22 elles se racontent plein de choses,
25:24 et il y avait un esprit de sororité,
25:26 que là, je ne trouve pas beaucoup,
25:28 mais on n'est peut-être pas du même bord.
25:31 -Je ne crois pas à la sororité. -Même moi, j'y crois puissamment.
25:34 Et qu'est-ce que ça fait du bien d'être entre femmes,
25:37 de ne pas se connaître et d'avoir des mêmes points de repère
25:41 par rapport à une société d'hommes,
25:43 et d'être, petit à petit, parvenue entre elles ?
25:46 J'étais beaucoup cette femme qui avait réussi dans une société d'hommes,
25:50 et je commençais à lâcher mes costumes.
25:52 J'ai fait une irruption dans une société d'hommes,
25:55 et c'était extrêmement kiffant, c'était extraordinaire.
25:58 Et je me disais, voilà, j'ai réussi, je m'en sors, etc.,
26:02 et j'avais un peu oublié ce qui arrivait aux femmes en général.
26:06 J'ai écrit un livre sur une femme totalement oubliée,
26:09 "Le problème d'Airsun Baker", largement aussi forte,
26:12 même géniale, que tout ce qui a été exposé hier
26:15 au musée d'Orsay.
26:16 C'est structurel, aussi, le nombre de femmes
26:19 qu'il faut récupérer et mettre au jour.
26:21 Quand j'étais allée au musée d'Orsay il y a 15 ans,
26:24 et que je voulais faire une exposition sur une femme peintre,
26:27 le type de l'époque m'a remballée avec mépris.
26:30 Ca, ça n'arrive plus.
26:31 On peut arriver avec un projet sur une femme,
26:34 et parce qu'elle est femme, elle n'est pas discréditée.
26:37 C'est extraordinaire, et ça fait du bien.
26:39 -Merci à toutes les deux.
26:41 Le livre d'Abnus Chalmani s'appelle
26:43 "J'ai pêché, pêché dans le plaisir".
26:45 Vous voyez qu'elles ont un point de vue différent.
26:48 Je ne dis pas radicalement, mais un point de vue différent.
26:51 C'est donc, d'une certaine manière, la comparaison,
26:55 la mise en abyme entre deux périodes,
26:57 celle de l'Iran des années 50 avec un personnage extraordinaire
27:00 et celle de la France de la Belle Époque.
27:03 C'est très réussi, bravo. Je vous félicite.
27:06 -C'est pas la peine de la féliciter.
27:08 La peine de la féliciter pour Fabriqué
27:10 est une femme qui raconte l'itinéraire de Rose et de Solange,
27:14 qui ont deux vies très différentes, mais qui resteront très attachées.
27:17 Il y a un très émouvant voyage, je le disais,
27:20 au cours de l'émission à Los Angeles,
27:22 où Solange, qui espère devenir une sorte de Marion Cotillard,
27:26 dit à sa copine de venir avec toute la famille,
27:29 se remplace, et là, il y aura une surprise assez particulière.
27:32 Merci à toutes les deux d'être venues.
27:35 -C'est un grand plaisir pour moi, le garçon.
27:38 SOUS-TITRAGE : RED BEE MEDIA
27:41 Générique
27:43 ...

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