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mamie repost vous propose pauvre marcel de T.Combe livre audio gratuit en français

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Amusant
Transcription
00:00:00 Té-combe.
00:00:02 Pauvre Marcel.
00:00:04 AGT, témoignage de ma reconnaissante affection.
00:00:07 Première partie.
00:00:09 Le service funèbre était terminé.
00:00:11 Le prêtre s'éloignait et la grande croix noire portée par un enfant de coeur s'inclinait
00:00:18 au-dessus des tombes comme pour les bénir avant de les quitter.
00:00:24 Les oiseaux, un instant interrompus par la cérémonie, reprenaient leur chant et sautillaient
00:00:31 sur le vieux mur.
00:00:33 Un doux soleil de juin éclairait le petit cimetière, piquant ci et là d'une vive étincelle
00:00:39 les socles de granit et l'or des inscriptions.
00:00:42 Les hautes herbes se balançaient mollement et le sering à fleuris envoyait des bouffées
00:00:47 de parfums à la brise voyageuse.
00:00:50 Sous le porche de l'église, une sainte vierge souriait dans sa niche, ornée de mousse fraîche
00:00:56 et de fleurs.
00:00:57 En traversant cet enclos si paisible et tout ensoleillé, on se disait que les morts devaient
00:01:03 y être bien pour dormir.
00:01:05 Quelques femmes du village, restées les dernières auprès de la tombe récente, s'éloignaient
00:01:11 maintenant en parlant à voix basse.
00:01:14 « Pauvre garçon ! » dit l'une d'elles en se retournant avant de descendre les quelques
00:01:20 marches qui, du cimetière, conduisaient à la route.
00:01:23 « Pauvre garçon ! Il ne peut se décider à quitter sa mère.
00:01:28 Elle n'était pas tendre pourtant, la vieille Anastasie.
00:01:31 — Silence ! » dit une autre.
00:01:33 « Il ne faut pas mal parler des morts, surtout à la porte du cimetière.
00:01:38 Monsieur le curé s'occupera de Marcel.
00:01:40 Mon mari avait bien proposé de l'engager comme domestique jusqu'à la fin des heures,
00:01:46 mais que voulez-vous faire d'un garçon qui n'a pas tout son esprit ? On dirait qu'il
00:01:51 dort en marchant, quoiqu'il ait les yeux ouverts et aussi grand que la lune.
00:01:55 Et puis, si on le gronde, il n'a pas l'air d'en entendre un seul mot, ce qui fait qu'on
00:02:00 a point de plaisir à causer avec lui.
00:02:02 — Nous avons eu Marcel où ce n'est pas passé, dit une jeune femme à l'air tranquille
00:02:08 et douce.
00:02:09 Il est aussi bon ouvrier que les autres, meilleur peut-être, car il ne perd pas son
00:02:14 temps à bavarder comme eux.
00:02:16 Mais quand une de ses lubies le prend, interrompue d'une petite blondine aux cheveux frisés,
00:02:22 il reste là, planté au beau milieu de son andin, les yeux perdus je ne sais où, comme
00:02:27 s'il écoutait des voix que personne n'entend.
00:02:30 Dans ces moments-là, je vous jure qu'il ne pourrait dire s'il tient sa fourche par
00:02:34 la queue ou par les dents.
00:02:36 Et quant à savoir si la faneuse est laide ou jolie, il n'en donnerait pas une coquille,
00:02:41 le nigot.
00:02:42 Pauvre Marcel, reprit la jeune femme au parler tranquille.
00:02:46 Qui est-ce qui aura soin de lui maintenant ? Si on lui met la cuillère dans la main,
00:02:51 il mange.
00:02:52 Autrement, il n'y pense pas.
00:02:54 Anastasie a laissé des dettes, on vendra les meubles, la biquette, tout le pauvre ménage.
00:03:00 C'est l'affaire de M.
00:03:02 Le curé, interrompir les autres en choeur.
00:03:06 Les innocents, les orphelins, ça le regarde, c'est sa famille à lui.
00:03:11 Puis le petit groupe se dispersa et la route fut bientôt aussi déserte que le cimetière.
00:03:17 Seul, seul au monde, que reste-t-il à ce pauvre garçon, encore à genoux auprès du petit
00:03:25 être fraîchement remué, derrière le grand sureau qui le dérobe à la vue des passants.
00:03:30 Le front appuyé contre les rigides bras de fer d'une croix voisine, les mains serrées
00:03:36 l'une contre l'autre, il ne pleure pas, il ne pense même pas, il ne peut que sentir son
00:03:41 abandon.
00:03:42 Mille sensations confuses, tourbillonnées dans son pauvre esprit troublé.
00:03:47 Tous les siens déjà sont au cimetière, son père dort depuis bien des années sous cette
00:03:53 pierre grise, là-bas.
00:03:54 Sa mère est maintenant froide et muette dans son cercueil.
00:03:58 Il semble à Marcel que des voix s'élèvent des tombes et lui crient « reste ici ».
00:04:04 Il frissonne et se redresse en sursaut, puis porte la main à son front que le contact
00:04:09 du métal a commencé d'un cercle glacé.
00:04:12 Il regarde longuement autour de lui et ses yeux, vagues et rêveurs, semblent chercher
00:04:18 quelque chose.
00:04:19 Mais bientôt, le pauvre garçon s'affaisse de nouveau dans son attitude désolée.
00:04:25 Le sentiment accablant de la solitude est tombé sur lui et l'écrase.
00:04:30 Là-bas, dans le village de Toit-Gris, dans les fermes groupées au pied des pâtures,
00:04:35 dans les champs où des troupes d'ouvriers achèvent les labours printaniers, dans tout
00:04:39 ce coin de terre enfermé par les hautes montagnes qui se dressent à l'horizon, Marcel n'a
00:04:45 pas un seul ami.
00:04:47 Il n'a jamais été comme les autres.
00:04:50 Sa gaucherie, ses airs sauvages, son regard toujours distrait ou étonné, était un perpétuel
00:04:55 sujet de raillerie pour ses camarades.
00:04:58 Tout enfant, il avait souffert de leur méchant tout, auquel il se laissait prendre toujours
00:05:03 de nouveau, car sa bonne foi simple et naïve ne soupçonnait jamais la tromperie.
00:05:09 Quand on l'avait envoyé chez l'épicier acheter de la graisse de Sauterelle ou tout
00:05:13 autre denrée invraisemblable, et que le marchand indigné lui montrait la porte, Marcel s'en
00:05:19 allait tête baissée, rêvait tristement à la méchanceté de ses compagnons.
00:05:24 Il était tout disposé pourtant à les aimer, à les servir.
00:05:28 Jamais il ne se refusait à garder les sacs et les ardoises pendant une partie de billes
00:05:33 au sortir de la classe, quelque envie qu'il eut de prendre lui-même part au jeu.
00:05:38 Le soir, en été, quand les enfants du village accouraient au sentier de Joseph Blanquet
00:05:43 pour y jouer, c'était Marcel qui improvisait des balançoires, traînant des planches et
00:05:48 roulant des poutres plus lourdes que lui.
00:05:51 Il s'y écorchait les mains sans regret, content de voir les autres sauter et rire,
00:05:55 heureuse et enchantée si quelqu'un songeait par hasard à lui dire merci.
00:06:01 Il manquait totalement d'égoïsme.
00:06:03 C'est pour cette raison sans doute qu'on le trouvait si bête.
00:06:08 « Il ne s'est rien gardé pour lui », disait sa mère, Anastasie la fileuse, qu'on accusait
00:06:13 d'avoir des doigts crochus auxquels il restait toujours un peu de laine.
00:06:17 « Je ne sais où j'ai pris ce garçon-là ».
00:06:20 Elle l'aimait sans doute à sa manière et, plus d'une fois, elle avait frotté rudement
00:06:25 les oreilles des garnements qui le mystifiaient.
00:06:28 Mais elle le rudoyait elle-même de la belle façon.
00:06:32 Pauvre Marcel ! Sa mère lui répétait sans cesse qu'il n'était qu'un imbécile,
00:06:37 il le croyait humblement et s'en affligeait encore plus à cause d'elle que pour lui-même.
00:06:43 « Si seulement j'étais comme les autres ! » s'écriait-il parfois avec amertume.
00:06:49 Puis il s'en allait dans les bois et racontait sa peine aux vieux sapins, ses amis et ses confidents.
00:06:55 Il se jetait dans l'herbe, y cachait son visage et versait des larmes passionnées.
00:07:00 Parfois, sans savoir pourquoi, il en serrait de ses bras les troncs rugueux et son cœur
00:07:05 bondissait dans un élan de tendresse et de désir sans objet.
00:07:10 Là-bas, les garçons et les fillettes jouaient ensemble dans les grands prés.
00:07:15 Marcel eut voulu courir à eux, mais une crainte instinctive le retenait à l'écart.
00:07:21 Une délicatesse innée qu'on ne soupçonnait guère lui fit de bonheur choisir la solitude.
00:07:27 Il aimait la nature et surtout ses champs.
00:07:30 Ce fut ce qui sauva son intelligence d'un obscurcissement complet et mit un peu de joie dans sa vie.
00:07:37 Dans la petite blondine que nous avons rencontrée à la porte du cimetière, assurée que Marcel
00:07:42 semblait parfois écouter des voix inconnues, elle ne croyait pas s'y bien dire.
00:07:47 Les harmonies fugitives des boîles ravissaient.
00:07:50 Il pouvait passer de longues heures à écouter la cantilène plaintive du vent dans les branches,
00:07:56 le bruissement des feuilles et le murmure tourbillonnant des moucherons.
00:08:00 Il apprenait à saisir les nuances infiniment délicates de cette musique toujours la même
00:08:05 et toujours variée.
00:08:07 Les grands sapins lui racontaient des histoires, les pinsons étaient ses amis et l'artille
00:08:12 joyeuse raillait gaiement son chagrin.
00:08:15 À la longue, ses voix de la forêt lui devinrent si familières qu'il les comprenait mieux
00:08:20 que le langage des hommes.
00:08:22 Sa taciturnité augmenta.
00:08:24 On s'était si souvent moqué de sa naïveté qu'il préférait garder le silence.
00:08:30 « Il n'est pourtant pas idiot, disait le maître d'école, mais son esprit est ailleurs.
00:08:36 » Je le crois bien que son esprit était ailleurs.
00:08:39 Dans l'atmosphère étouffante de la classe, au milieu du bruit grinçant des plumes et
00:08:43 du bourdonnement monotone des leçons, Marcel pensait au grand bois où mille virtuoses
00:08:49 donnaient en ce moment un si beau concert.
00:08:52 Quand la voix nasiarde du maître le tirait de sa rêverie, il se levait tout troublé
00:08:57 et jetait au hasard quelques réponses maladroites qui excitaient l'hilarité des autres écoliers.
00:09:03 Cependant, tant bien que mal, il apprit à lire, à écrire et à compter.
00:09:08 On logea dans sa mémoire quelques bribes de catéchisme et M.
00:09:12 le curé l'admit à la communion.
00:09:15 Il accomplit certainement cet acte religieux avec plus de ferveur naïve et recueillie
00:09:20 que la plupart de ses compagnons.
00:09:22 Dès lors, les bois de la forêt lui parlèrent de Dieu et de son amour.
00:09:27 Il grandissait ainsi, vivant d'une vie rêveuse et solitaire, plein de vagues aspirations
00:09:33 auxquelles ils ne savaient comment donner ressort.
00:09:36 Un heureux hasard survint qui fit un musicien de ce poète sans bois.
00:09:41 C'était en automne, de longs brouillards gris s'étendaient sur les prairies où les
00:09:46 vaches broutaient les derniers regains.
00:09:49 Ça et là, brillaient les feux de broussailles où les petits bergers trancis venaient se
00:09:54 chauffer les mains et cuire des pommes de terre sous la cendre.
00:09:58 Marcel, qui avait alors 14 ans, était entré comme bauve au service d'un riche paysan
00:10:03 des environs.
00:10:05 Mais celui-ci, jugeant qu'un seul berger ne pouvait suffire à la surveillance d'un
00:10:10 troupeau de plus de 40 bêtes, lui adjoignit un autre garçon, à peu près du même âge,
00:10:15 qui se trouve à être un incomparable paresseux.
00:10:19 Il restait tout le jour allongé au pied d'un mur, les mains dans ses poches et si flottantes
00:10:24 entre ses dents.
00:10:26 Parfois, il apportait avec lui une jolie flûte d'ébène qui s'était échouée je ne sais
00:10:30 comment dans la misérable cabane de son père et sur laquelle on lui avait appris à seriner
00:10:36 l'air de malbrou.
00:10:38 Étendu nonchalamment auprès des tisons de la torrée, il jetait au vent les notes de
00:10:43 cette admirable mélodie, tandis que Marcel courait à perdre à l'aine d'un bout à
00:10:47 l'autre du pré pour retenir son grand troupeau dans les limites permises.
00:10:52 Un jour enfin, il perdit patience.
00:10:55 « Tu ne fais rien Antoine, je le dirai au maître.
00:10:59 »
00:11:00 « Ça me fatigue, répondit l'autre en étendant ses longs bras de manière à en faire craquer
00:11:06 toutes les articulations.
00:11:08 Vois-tu, c'est bon pour ta santé d'avoir un peu à courir.
00:11:12 Tiens, voilà Papillon qui mange l'avoine du père Bonnet, ne vas-tu pas la retourner?
00:11:18 « Vas-y, toi, répondit Marcel en s'asseyant tranquillement sur une pierre.
00:11:24 »
00:11:25 Antoine le regarda stupéfait, mais comme Papillon ne prenait décidément de trop grande liberté
00:11:31 dans le champ du voisin, il y courut et pourchassa la délinquante jusqu'à l'autre bout du mur.
00:11:37 Après cet effort considérable, il vint tomber tout essoufflé auprès du feu.
00:11:42 Marcel se repentait déjà de cette rébellion inouïe.
00:11:46 Fort heureusement, il n'en laissa rien paraître.
00:11:49 « Dis donc, fit Antoine après un moment de silence, sais-tu que ça m'ennuie comme
00:11:54 tout, ces vaches, ces moutons et tout le Bataclan?
00:11:57 Si tu t'occupais de ça, moi, je surveillerais le feu et je cuirais les pommes de terre.
00:12:03 Chacun sa partie.
00:12:04 » « Non, je ne veux pas, répondit Marcel qui, sous sa naïve bonne foi, avait, tout
00:12:10 comme un autre, le sentiment du juste et de l'injuste.
00:12:13 « Je te donnerai quelque chose, persissa Antoine.
00:12:17 Veux-tu mon couteau?
00:12:18 J'en ai un.
00:12:20 Ma flûte alors?
00:12:21 Tiens, je te la donne.
00:12:23 Au fait, elle ne me sert pas à grand-chose puisque je ne sais qu'un air et puis ça
00:12:28 me fatigue de souffler dedans.
00:12:30 « Qu'en dis-tu, Marcel, ça y est-il?
00:12:34 » Mais Marcel était trop ému pour répondre.
00:12:37 Dans ses rêves les plus ambitieux, il n'avait jamais souhaité de toucher au moment de
00:12:42 ses lèvres cet instrument merveilleux et voilà qu'Antoine le lui offrait, le lui
00:12:47 donnait tout de bon.
00:12:48 « Pour toujours, dit-il enfin d'une voix tremblante.
00:12:52 Pour toujours et une semaine de plus.
00:12:55 Mais je ne veux pas avoir à m'occuper de ces diantres de vaches et puis tu m'apporteras
00:13:00 tous les matins un grand tas de branches pour la torer.
00:13:03 Entends-tu?
00:13:04 « Oui, oui, s'écria Marcel qui aurait volontiers accompli des travaux gigantesques pour le
00:13:09 prix qu'on lui offrait.
00:13:11 Mais tu ne me la reprendras jamais, faisant ta croix.
00:13:15 » Le pauvre garçon n'avait certes aucune pensée irrespectueuse en parlant ainsi.
00:13:20 Seulement, il lui semblait qu'une transaction de cette importance ne pouvait s'accomplir
00:13:25 sans un serment solennel.
00:13:27 Antoine, qui était d'une nature assez bénévole, se signa dévotement, puis tendit sa flûte
00:13:33 à Marcel et l'affaire fut conclue.
00:13:36 Ce jour fit époque dans la vie jusqu'alors si dépouillée du pauvre Boevi.
00:13:41 Les harmonies qui chantaient en lui avaient trouvé une voix.
00:13:45 Il aima plus que jamais la grande cantate de la forêt quand il put l'imiter et s'y
00:13:50 joindre.
00:13:51 Tout seul, après bien des tâtonnements et de longues heures d'études, il apprit l'usage
00:13:56 de son instrument.
00:13:57 Il répéta les mélodies qu'il entendait chanter aux autres bergers.
00:14:02 Sous ses doigts, la plus vulgaire ritournelle devenait un naïf poème.
00:14:07 Puis il voulut dire aussi sur sa flûte ce que la forêt raconte.
00:14:11 Quand sa tâche du jour était terminée, il montait jusqu'à la limite des pâturages
00:14:16 des ains et là, assis sur une grosse racine, au pied d'un sapin, il jouait tout ce qui
00:14:22 lui passait dans l'esprit.
00:14:24 Ses improvisations sans art, mais non sans charme, le plus souvent berçantes et rêveuses,
00:14:30 glissaient sous la ramée comme un murmure et parfois aussi s'élançaient en fusée
00:14:35 comme les roulades brillantes du pinceau.
00:14:38 Si quelques paysans traversaient par hasard le sentier des pâtures, ils s'arrêtaient
00:14:43 un instant pour écouter cette musique et se disaient « C'est Marcel à l'anastasie,
00:14:48 il fait de sa flûte ce qu'il veut ce garçon-là, il faut qu'il soit moins bête qu'il ne
00:14:53 paraît ».
00:14:54 Cinq ans passèrent ainsi.
00:14:57 Marcel était devenu grand et fort, bien que sa haute stature parut trop élancée
00:15:02 aux paysans qu'il engageait pour les rues de travaux des champs.
00:15:06 Son visage pâle et brun avait une expression très douce, mais ses yeux noyés dans le
00:15:12 vague semblaient dénoter une intelligence endormie.
00:15:15 Elle se fut réveillée peut-être aux appels d'une nécessité pressante, mais, à part
00:15:20 la musique, Marcel n'avait aucun intérêt dans la vie.
00:15:24 Chaque soir, il recevait son salaire avec indifférence et le portait à sa mère, satisfait
00:15:30 du morceau de pain qu'il allait manger dans la forêt.
00:15:33 Si Anastasie l'avait voulu, elle eût pu mettre Marcel en apprentissage chez un artisan,
00:15:38 mais elle avait décidé que son fils était trop simple pour devenir autre chose qu'un
00:15:43 journalier de campagne.
00:15:45 « Comme il était laborieux et paisible et de bonne commande, disait-on, il ne manquait
00:15:50 jamais d'ouvranges, mais il l'accomplissait en machine sans jamais avoir l'air de s'y
00:15:55 intéresser.
00:15:56 Une rude secousse vint le tirer de sa torpeur.
00:15:59 Un soir, c'était peu de jours avant la matinée de juin où commence notre récit,
00:16:05 Marcel revenait d'un pas lent à la maison quand il aperçut de loin sa mère affaissée
00:16:10 au milieu de leur jardinet, la tête inclinée sur la poitrine et dans une attitude singulière.
00:16:16 Alarmé, il se hâta et l'appela « Mère ». Elle ne répondit pas.
00:16:22 Il la prit dans ses bras, mais elle le glissa inerte sur le sol.
00:16:26 Il courut chercher une voisine, en porta la pauvre Anastasie sur son lit, puis en envoya
00:16:32 un messager au docteur du village le plus voisin.
00:16:35 Il ne vint que le lendemain et pour constater que la poplexie était sans remède.
00:16:40 Anastasie respira encore quelques heures et s'éteignit sans avoir pris connaissance.
00:16:46 Le curé était venu pour lui administrer les sacrements.
00:16:50 Des voisines entraient et sortaient à toute minute avec un zèle officieux qui ressemblait
00:16:56 plus à la curiosité qu'à la sympathie.
00:16:58 Mais Marcel ne voyait personne.
00:17:01 Assis auprès du lit de sa mère, il a regardé de ses grands yeux vagues et pendant deux
00:17:06 jours on ne put lui arracher une seule parole.
00:17:09 Quand il vit le cercueil, il pousse à un grand cri et se cacha le visage, mais il
00:17:15 ne pleura pas à la grande anéantition des voisines.
00:17:18 Une main d'acier le serrait à la gorge et au temple.
00:17:22 Il vit tous les préparatifs de l'enterrement sans y prendre part.
00:17:26 On lui noua un crêpe au bras, puis on lui dit de marcher en tête du convoi funèbre,
00:17:31 bien peu nombreux hélas.
00:17:33 Il sortit d'un pas incertain et jusqu'au cimetière ne leva pas la tête.
00:17:38 Quand le service fut terminé et que le champ du repos fut redevenu silencieux et désert,
00:17:44 il se laissa glisser à genoux dans l'attitude où nous l'avons trouvé, se sentant si
00:17:49 abandonné, si misérable qu'il souhaita mourir.
00:17:53 Tout à coup, un gazouillement lui fit lever la tête.
00:17:57 Juste au-dessus de lui, sur une des branches flexibles du sureau, deux mésanges venaient
00:18:02 de se poser et se balancer avec la grâce légère qui distingue ces mignonnes petites
00:18:08 bêtes.
00:18:09 Puis elles se mirent à chanter.
00:18:11 Que dire-t-elle à l'esprit troublé de Marcel ? Par quelle influence mystérieuse,
00:18:17 cette chanson d'oiseau sut-elle détendre d'un instant l'étreinte poignante qui
00:18:21 depuis trois jours lui serrait le cœur ?
00:18:24 Des larmes montèrent à ses yeux.
00:18:26 Il pleura longtemps, amèrement, et pourtant il se sentait moins malheureux.
00:18:32 Puis, tout à coup, poussé par un désir instinctif, il se leva et, sortant du cimetière,
00:18:38 prit le sentier qui traverse les prés pour conduire dans la forêt.
00:18:42 N'était-ce pas là qu'il avait trouvé la consolation de tous ses chagrins ?
00:18:47 Aujourd'hui, il monte plus haut qu'à l'ordinaire.
00:18:50 Il foule d'un pas pressé le fin gazon où le thym commence à fleurir, où les grandes
00:18:55 gentillanes élèvent leurs tiges comme de sveltes colonnettes.
00:18:59 Il laisse derrière lui les vastes pâturages découverts pour s'enfoncer dans le taille
00:19:04 serrée qui couronne la montagne.
00:19:06 Là, caché par la ramée, qui de tous côtés voile l'horizon et ne laisse apercevoir
00:19:11 qu'un petit coin de ciel bleu, il écoute en silence les voix connues qui soupirent
00:19:16 tout gazouille dans les profondeurs de la forêt.
00:19:19 Puis il prend sa flûte et se met à jouer.
00:19:22 Le crêpe noué à son bras et cet instrument de musique, emblème ordinaire de la danse
00:19:28 et du plaisir, formait un singulier contraste.
00:19:31 Mais le pauvre Marcel ne croyait certes pas manquer de respect à la tombe récente en
00:19:37 exhalant son chagrin de cette manière.
00:19:39 La musique était la seule langue dans laquelle il sut exprimer ses émotions.
00:19:45 Il joua donc et mit toute son âme dans la mélodie plaintive et brisée que le vent
00:19:50 emportait le long des sapins.
00:19:52 Peu à peu, sous le charme de l'harmonie, la violence de son chagrin s'apaisa.
00:19:58 Le chant de la flûte devint plus doux et plus lent, comme les derniers sanglots d'un
00:20:03 enfant qui s'endort après avoir pleuré.
00:20:05 Quelques notes glissèrent encore, semblables à des soupirs, puis tout se tut.
00:20:11 « Bravo, Marcel ! » dit une voix qui semblait sortir du forêt.
00:20:16 Le jeune musicien très saillit et, tournant la tête, aperçut derrière lui un homme
00:20:21 qui s'était tenu là depuis un quart d'heure et l'avait écouté avec une très vive attention.
00:20:27 C'était un paysan, en jugé par son costume.
00:20:30 Il portait une longue blouse bleue ornée sur les épaules de broderie en coton blanc
00:20:35 et de boutons en porcelaine nacrée.
00:20:38 Un chapeau de feutre mou à large bord cachait en partie sa figure sèche, aux lignes aiguës
00:20:43 et accentuées, des favoris grisonnants et très courts encadraient ses joues.
00:20:48 Sa bouche, dont les lèvres minces laissaient apercevoir deux rangées de dents remarquablement
00:20:53 pointues, dénotaient plus de finesse que de bienveillance.
00:20:57 Quant aux yeux, qui sont si souvent incorrectifs dans la physionomie, l'ombre du chapeau
00:21:02 ne permettait pas de les bien voir.
00:21:05 Ce paysan devait être âgé de cinquante ans environ.
00:21:08 Sa taille haute et maigre dépassait la moyenne.
00:21:11 Il paraissait très vigoureux et le bâton qu'il serrait dans sa main droite n'eût
00:21:16 pas été une arme à dédaigner s'il lui avait plus de s'en servir.
00:21:20 « Eh bien, mon garçon, comment ça va ? » dit-il en venant s'asseoir auprès de Marcel,
00:21:25 avec une douceur et une souplesse de mouvement qui produisaient, je ne sais pourquoi, un
00:21:30 effet désagréable.
00:21:32 « Pas trop mal, n'est-ce pas, puisque nous faisons musique ? » continua-t-il en prenant
00:21:37 la flûte posée sur le gazon et en l'examinant avec curiosité.
00:21:42 « J'ai eu bien du plaisir à t'entendre, mon garçon, mais dis-moi, ne sais-tu rien
00:21:47 de plus gai ? »
00:21:48 Marcel, qui n'était jamais d'humeur très causante, détourna la tête et ne répondit
00:21:53 pas.
00:21:54 « Il court par le monde, reprit le paysan, que si Marcel Auvergné le voulait seulement,
00:22:00 il enfoncerait tous les musiciens du pays à cordéons et violoneux.
00:22:04 Voyons, Marcel, sois bon garçon et joue-moi une petite aire de danse.
00:22:09 « Ma mère est morte, répondit-il simplement.
00:22:12 « Eh bien, en voilà une bonne, comme si je ne t'avais pas entendu jouer tout à l'heure.
00:22:18 Ce n'est pas la même chose, s'écria-t-il.
00:22:21 « Bah, bah, musique pour musique, je n'y vois pas grande différence, mais n'en parlons
00:22:27 plus.
00:22:28 Comme ça, Marcel, ta mère est aux cimetières.
00:22:31 »
00:22:32 À cette phrase brutale, le jeune homme, au lieu de répondre, se leva comme pour s'éloigner.
00:22:38 « Reste, dit le paysan en le saisissant par le bras avec quelque vivacité.
00:22:43 Nous avons à causer, mon garçon.
00:22:46 »
00:22:47 Et il contraignit à se rasseoir.
00:22:48 « Écoute-moi bien et si tu n'es pas tout à fait idiot, tâche de me comprendre.
00:22:54 Jusqu'à aujourd'hui, tu as vécu entre ciel et terre.
00:22:57 Tu ne sais pas même, je parie, à qui appartiennent les quatre murs où tu logais.
00:23:02 C'est à moi, mon beau gars.
00:23:04 Et comme Anastasia n'était pas trop régulière à payer son loyer, elle a dû m'engager
00:23:09 ses meubles.
00:23:10 C'est-à-dire que demain matin, lui, il viendra avec ses gens et fera rafle sur votre ménage.
00:23:16 Que diras-tu, Marcel, quand tu ne trouveras plus aux logis ni lit, ni table, ni chèvre,
00:23:22 ni poule ? »
00:23:23 « Je dirai, réplique à Marcel, ce que chacun dit au village quand on parle de vous, c'est
00:23:28 que tous les voleurs ne sont pas en prison.
00:23:31 Tiens, fit le paysan, sans émouvoir le moins du monde, tu as la répartie plus pronte que
00:23:36 je n'aurais cru.
00:23:37 Mais si tu m'écoutes encore une minute, tu verras que je ne suis pas si mauvais.
00:23:42 Je ne te veux point de mal, au contraire.
00:23:45 Tu es un brave garçon, quoiqu'un peu bouché, et un bon musicien.
00:23:49 J'aime la musique, moi.
00:23:51 Mon second valet de charrues est parti hier.
00:23:53 Si tu veux, tu le remplaceras.
00:23:55 Les labours sont finis, c'est vrai, mais dans un domaine comme le nôtre, il y a de
00:24:00 la besogne pour tous les bras.
00:24:02 Tu feras ce qui se présentera.
00:24:04 Fendre du bois, piocher les pommes de terre, traire et mener boire, tu connais ça.
00:24:09 Je te promets qu'on ne t'arrêtera pas par rapport à ton air fluet.
00:24:13 Tu auras bon lit, bonne nourriture, c'est ma Thérèse qui surveille ça.
00:24:18 De plus, quatre francs par semaine si tu marches droit.
00:24:21 Et quand, par occasion, on te demanderait d'aller faire musique dans les bals ou les
00:24:26 noces du voisinage, je t'en donnerai la permission.
00:24:29 Ça pourrait-il te convenir ?
00:24:32 Marcel ne répondit pas d'abord.
00:24:34 Il pensait à sa maison déserte, à cette chambre au milieu de laquelle il lui semblait
00:24:39 toujours voir un sombre cercueil, et la perspective de n'avoir pas à y rentrer lui était un
00:24:44 soulagement.
00:24:45 Comme tous les êtres un peu primitifs, il était à la merci de ses impressions, qu'il
00:24:50 ne savait pas dominer, et les images lugubres qu'il avait entourées pendant ces trois
00:24:55 derniers jours lui avaient rendu sa demeure presque odieuse.
00:24:58 Où irait-il maintenant ?
00:25:00 La réponse lui était bien indifférente.
00:25:03 Pourvu qu'il eût un toit sur sa tête, peu lui importait le reste, et encore, il n'y
00:25:08 avait pas même pensé jusqu'ici.
00:25:10 Autant chez Félix Pronel qu'ailleurs.
00:25:13 J'irai, dit-il en se levant.
00:25:15 Un singulier sourire détendit les lèvres minces du fermier et découvrit pour un instant
00:25:21 ses dents brillantes et pointues comme celles d'un renard.
00:25:25 Félix Pronel avait d'autres points de ressemblance avec cet intéressant animal.
00:25:30 « Très bien, dit-il avec nonchalance, tu viendras quand tu voudras.
00:25:35 Retourne chez toi et fais un petit paquet de théard.
00:25:38 Si tu arrives aux Alizés à midi, on te donnera à dîner.
00:25:42 Puis il ramassa son bâton et s'éloigna en enfonçant son chapeau de manière à dérober
00:25:48 à des yeux indiscrets tout le haut de sa figure.
00:25:51 Marcel avait l'habitude d'obéir passivement aux ordres qu'on lui donnait.
00:25:56 Il prit sa flûte d'un érevin, la démonta et la mit dans sa poche, puis il sortit de la forêt.
00:26:02 Là-bas, au pied de la pâture, une maisonnette de bois se cachait à demi derrière un bouquet de sorbiers.
00:26:09 Aucune fumée de montée du toit, les contre-vents noirs étaient fermés,
00:26:14 ce qui lui donnait un air de solitude et de désolation.
00:26:17 Involontairement, Marcel se prit à frissonner.
00:26:21 Rien ne l'attirait vers sa demeure déserte.
00:26:24 Cependant, comme son futur maître lui avait dit « retourne chez toi »,
00:26:29 il descendit de son pas traînant et indécis jusqu'au hameau.
00:26:33 « Voici Marcel ! » s'écrièrent des bambins qui jouaient sous les sorbiers,
00:26:38 et l'un d'eux courut à toute jambe annoncer la nouvelle à sa mère.
00:26:42 Celle-ci était occupée à étendre du linge sur la haie.
00:26:46 C'était la jeune femme frêle et douce que nous avons vue sortir du cimetière le matin
00:26:51 et qui parlait de Marcel avec compassion.
00:26:54 Quand elle vit le jeune homme, elle laissa tomber dans l'herbe la petite chemise qu'elle était en train de tordre
00:27:00 et vint au devant de lui avec empressement.
00:27:03 « Comme vous avez été long à revenir, » dit-elle, « je commençais à m'inquiéter.
00:27:08 Vous avez rencontré quelqu'un en chemin ? »
00:27:11 Félix prenait l'œil et m'a engagé comme domestique.
00:27:15 « Il ne perd pas son temps, » dit la jeune femme étonnée.
00:27:18 « J'espère qu'il sera bon maître, Marcel, mais il est trop fin pour vous.
00:27:23 J'ai bien peur qu'il ne vous entortille.
00:27:25 Savez-vous qu'il va faire une stésie ? »
00:27:28 « Votre mère a laissé des dettes, mon pauvre garçon. Il ne vous restera pas grand-chose avec rien. »
00:27:33 « Est-ce qu'on prendra la biquette ? » demanda Marcel.
00:27:36 « C'est bien probable. »
00:27:38 « Alors je vais lui dire adieu. Donnez-moi la clé, Marianne.
00:27:42 « Venez prendre la soupe avec nous quand vous aurez fini ! » lui cria-t-elle comme il s'éloignait.
00:27:48 « Non, merci, j'irai dîner aux Aliziers. »
00:27:52 Marianne était bonne, elle avait le cœur tendre, et pourtant ce refus la soulagea.
00:27:57 Chez elle, la soupière n'était pas grande et les enfants avaient un si terrible appétit.
00:28:03 « Il aura meilleur fricot aux Aliziers, » pensa-t-elle en retournant à sa lessive.
00:28:08 Marcel était entré dans sa vieille maison. Traversant à la hâte la grande cuisine sombre,
00:28:14 il courut dans la chambre pour en ouvrir les volets.
00:28:17 Puis il prit dans l'armoire son pauvre linge et ses habits qu'il roula en un petit paquet.
00:28:22 Ensuite, il détacha soigneusement de la paroi une mauvaise photographie qui y était clouée,
00:28:28 c'était le portrait de son père. Il la baisa avec respect et la mit dans son paroissien.
00:28:34 Puis il vint auprès du lit où sa mère était morte. Il s'agenouilla sur le plancher,
00:28:39 cachant son front dans les couvertures et sentant confusément que sa vie à lui,
00:28:44 son ancienne vie, était morte aussi. Un sentiment qu'il n'avait pas connu jusqu'alors,
00:28:49 le regret du passé, la crainte de l'avenir, commençaient à s'emparer de lui.
00:28:54 Il était bon que Marcel devienne tombe en cela, lui qui, jusqu'alors, avait vécu comme un enfant,
00:29:00 ne songeant pas plus à hier qu'à demain. La renaissance dont il avait besoin devait commencer ainsi.
00:29:07 Lentement, il fit le tour de la chambre, regardant et touchant chaque meuble, chaque objet.
00:29:13 La répugnance instinctive qu'il éprouvait à revenir dans sa demeure avait disparu maintenant.
00:29:19 Les images lugubres s'étaient envolées, il ne voyait plus sa mère morte mais vivante,
00:29:24 et en contemplant pour la dernière fois son rouet, sa corbeille à peloton, la vieille escabelle noircie
00:29:31 et le pot d'orau marin sur le rebord de la fenêtre, Marcel était aussi profondément,
00:29:36 aussi douloureusement ému que le grand poète qui s'écriait en abandonnant le château de ses pères.
00:29:42 Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?
00:29:49 Marcel n'avait pas su jusqu'alors qu'il aimait sa vieille maison.
00:29:54 « Maintenant, je vais dire adieu à Biquette », pensa-t-il.
00:29:58 Une porte basse faisait communiquer la cuisine avec la petite étable sombre
00:30:03 où Biquette bêlait piteusement la pauvreté, car elle l'avait oubliée dès le matin.
00:30:08 C'était une jolie chèvre noire à la tête intelligente et fine.
00:30:13 Elle s'élança au devant de Marcel en le voyant entrer et se mit à lui lécher les mains.
00:30:18 « Oui, ma belle, oui, tu sortiras », dit-il en la caressant.
00:30:23 « Je vais planter ton piqué au plus vert du près et je ferai ta corde très longue,
00:30:27 puisque c'est pour la dernière fois. »
00:30:30 La gentille bête bondit en voyant la porte s'ouvrir.
00:30:34 Marcel courut avec elle jusqu'au bout du près où l'herbe poussait verte et drue.
00:30:38 Il y attacha Biquette, lui donna à lécher une poignée de sel,
00:30:42 puis baisa tendrement les toiles blanches qui brillaient entre ses deux cornes et s'en alla.
00:30:48 Portant son petit paquet sur l'épaule au bout d'une longue canne à déglantier,
00:30:52 il remonta le sentier par lequel il était descendu une heure auparavant
00:30:56 et qui, coupant en biais la forêt, conduisait à un joli plateau vert nommé le Clos des Alises.
00:31:03 Ce plateau et la riche ferme dont il dépendait étaient bien connus dans le pays.
00:31:08 Mais pour faire comprendre les causes de leur célébrité,
00:31:12 quelques détails topographiques sont ici nécessaires.
00:31:16 Le hameau qu'habitait Marcel ainsi que le village voisin et la ferme des Alisiers
00:31:21 sont situés dans cette bande de territoire qui appartenait originairement à la Franche-Comté,
00:31:26 mais que les traités de 1815 assignèrent à la Suisse.
00:31:31 Bien que Neuchâtelois dès lors, les habitants de ce petit coin de pays,
00:31:35 qu'on appelle aujourd'hui encore la Nouvelle-Suisse,
00:31:38 ont gardé, avec la religion catholique et le dialecte franco-comtois, une physionomie à part.
00:31:44 Leur accent tout particulier, leur élocution plus vive et plus rapide que celle des Neuchâtelois pursans,
00:31:50 et ce je-ne-sais-quoi d'indéfinissable qu'on nomme le type, les font reconnaître dès l'abord.
00:31:57 C'est une race avisée, fine et prudente,
00:32:00 qui s'entend admirablement à donner l'œuf pour avoir le bœuf,
00:32:03 et pour qui cette œuvre pie que de plumer d'une main légère les protestants, ses voisins et chers compatriotes.
00:32:10 La proximité de la frontière est une grande tentation pour ces paysans,
00:32:14 habiles calculateurs et qui inscrivent à l'article des pertes
00:32:18 chaque sou qu'ils doivent verser dans les caisses de la douane.
00:32:22 Aussi, tout le long de la montagne, la contrebande est elle en grand honneur.
00:32:26 C'est un art qui a ses adeptes, ses enthousiastes et parfois ses martyrs.
00:32:31 Pour dérober à la visite des gabelous quelques sacs de café ou quelques paquets de tabac,
00:32:36 on accomplit des prodiges d'audace et d'adresse.
00:32:40 Le point d'honneur sans mélange, on expose sa vie pour le simple plaisir de faire la barbe aux douaniers.
00:32:46 Les annales de la contrebande, qu'on se raconte à voix basse à la veillée,
00:32:50 sont aussi tragiquement intéressantes que l'histoire des campagnes héroïques et savantes de Napoléon.
00:32:57 Mais dans ce métier, comme dans tout autre, les seuls qui s'enrichissent sont les habiles,
00:33:03 ceux qui laissent à autrui le soin de tirer les marrons du feu.
00:33:07 Et parmi ces habiles, Félix Pronel, le maître des aliziers, brillait au premier rang.
00:33:13 Sa ferme était admirablement située pour la contrebande.
00:33:17 Assez distante de la douane, mais peu éloignée de la frontière,
00:33:21 elle était le rendez-vous de tous les gars aventureux que les douaniers voyaient de mauvais oeil.
00:33:26 On assurait que depuis 30 ans, un vingtième à peine des produits de cette ferme,
00:33:30 où l'on faisait deux quintaux de fromage par jour, avait payé les droits en France.
00:33:36 Rien d'étonnant que Félix Pronel fut devenu le plus riche propriétaire du pays
00:33:41 et le traiteur ordinaire de tous les paysans qui avaient besoin de petits capitaux.
00:33:46 Lui-même ne se compromettait guère dans ses expéditions de passe-passe,
00:33:50 et le jour où, par son ordre, une voiture chargée de fromage
00:33:54 franchissait clandestinement la frontière, frustrant ainsi les caisses de l'État d'une centaine de francs,
00:34:00 Félix Pronel payait avec ostentation deux sous au péage
00:34:04 pour un paquet de pains d'épices qu'il rapportait de mortaux à sa fille.
00:34:08 Car ce paysan sec et tenace, ce prêteur à gros intérêts,
00:34:12 cet homme qui aimait l'argent, aimait aussi sa Thérèse, sa fille unique,
00:34:17 et il avait pour elle de menus attentions dont on l'aurait cru incapable.
00:34:21 Il voulait la faire la plus riche du district,
00:34:24 afin qu'elle fût aussi la plus recherchée et qu'elle pût choisir entre tous les partis.
00:34:29 Depuis bien des années, ce but unique l'absorbait,
00:34:33 et sa finesse naturelle venant en aide à cette préoccupation constante,
00:34:37 il savait tirer gain et profit de toutes sortes d'affaires.
00:34:41 On disait communément dans le pays qu'il n'était personne comme Félix Pronel
00:34:46 pour découvrir le côté le mieux beurré de la tartine.
00:34:49 Et c'était donc probable que cet habile homme eût recueilli Marcel pour l'amour de Dieu
00:34:54 et par compassion pure, quand il pouvait trouver ailleurs un jeune domestique
00:34:58 plus robuste et plus intelligent.
00:35:01 Mais Félix Pronel était discret autant qu'adroit.
00:35:04 Il ne faisait pas de bruit autour de ses pièges,
00:35:07 et l'on apercevait le trébucher que lorsque l'oiseau était pris.
00:35:11 Marcel, dans sa simplicité, n'en demandait pas si long.
00:35:15 Il allait aux Aliziers pour y être vallé de charrues et domestique à tout faire.
00:35:20 Et quand ses pensées, qui vagabondaient comme des hirondelles dans les espaces bleus,
00:35:24 redescendaient pour un instant sur terre, il murmurait à part lui,
00:35:29 « Félix Pronel est un brave homme tout de même, si seulement il gardait la biquette. »
00:35:35 Le chemin que suivait Marcel était un joli sentier sous bois
00:35:39 que les êtres qui croissaient des deux côtés ont bragé d'une voûte légère de feuillage
00:35:44 en entrelaçant leurs veltes parasols.
00:35:47 Au-dessus, l'azur lumineux brillait par éclaircie,
00:35:50 et quelques rayons égarés jouaient comme des feux follés sur les troncs et les mousses veloutées.
00:35:56 Oh, que la forêt est fraîche et paisible !
00:35:58 Tout y parle de repos, et tout cependant y est vivant, animé.
00:36:03 Tout y bruit, fourmille et bourdonne.
00:36:06 On n'y sent pas la solitude, on s'intéresse à ces mille existences infimes,
00:36:10 qui s'agissent dans l'herbe ou sur les branches,
00:36:12 aux pérégrinations de ce gros scarabée vain qui trottine d'un air afféré,
00:36:17 à l'embarras d'une fourmille qui ne sait comment traverser un affreux ravin profond de trois pouces,
00:36:23 et à laquelle on fait un pont d'un brin d'herbe,
00:36:25 à la conversation de deux merles qui se souhaitent le bonjour.
00:36:29 Marcel, en véritable enfant, s'attardait à l'ordinaire à toutes ses rencontres.
00:36:35 Mais aujourd'hui, désirant satisfaire son maître en arrivant à l'heure prescrite,
00:36:39 il n'accorde qu'un signe de tête à ses connaissances de la forêt.
00:36:44 Bientôt, il arrive sur le plateau, bordé d'une étouffue de coudriers et d'alisiers aux feuillages blanchâtres,
00:36:51 sous lesquels le sentier se glisse un instant,
00:36:54 pour escalader ensuite un petit tertre qui abrite, contre le vent du nord,
00:36:58 la belle ferme de Félix Prenel.
00:37:01 C'est une grande maison couverte en ardoises,
00:37:04 qui a été proprement blanchie à la chaude, et dont les volets ont été récemment peints en brun clair.
00:37:10 De guéridos blancs ornent les fenêtres du rez-de-chaussée.
00:37:13 Toutes les vitres, même celles des guichets qui éclairent la grange, sont nettes et brillantes.
00:37:19 Le dallage qui précède la porte d'entrée a été soigneusement balayé,
00:37:23 et aucune mauvaise herbe ne pousse entre les pierres.
00:37:26 Tout le long de la façade s'étend un joli jardinet,
00:37:29 où des pois de senteurs en pleine floraison embaument l'atmosphère.
00:37:34 Mais la merveille de la cour est une bordure d'œillets roses et blancs,
00:37:38 qu'on a planté sur le mur de la citerne,
00:37:40 et qui couronne ces vieilles pierres grises, d'une guirlande touffue et parfumée,
00:37:45 s'élançant en égrettes, ou se balançant gracieusement en festons et en girandoles.
00:37:51 À dire vrai, Félix Prenel n'aimait pas trop ces herbes-là,
00:37:55 car, disait-il, ça ne sert qu'à déceler les pierres.
00:37:58 Mais je le passe à Thérèse.
00:38:00 Les fleurs, voyez-vous, c'est son dada, et, à part ça, elle est bonne ménagère.
00:38:06 À défaut de cette déclaration paternelle, la cour, le poulailler,
00:38:10 le jardin potager et tous les alentours de la ferme
00:38:13 eussent pu témoigner des hautes qualités domestiques de Thérèse Prenel.
00:38:18 Partout régnait l'ordre le plus parfait.
00:38:21 Aucun outil oratoire ne traînait sur le pont de Grange.
00:38:24 L'immense tronc creusé qui servait d'abreuvoir aux vaches
00:38:27 était rempli d'une eau parfaitement limpide.
00:38:30 Sur la barrière du jardin, des sceaux à trèsre, blancs comme neige, séchaient au soleil.
00:38:36 L'orgueil du paysan, un énorme fumier artistiquement tressé,
00:38:40 se dressait derrière la maison, car Thérèse avait déclaré
00:38:43 qu'elle ne tenait point du tout à avoir ce monument sous ses fenêtres.
00:38:48 En traversant la vaste cour d'allée, où une vingtaine de poules,
00:38:54 sous l'œil de leur seigneur, un coq superbe, picoré et caqueté à l'envie,
00:38:59 en considérant les remises spacieuses qui témoignaient de la richesse du maître,
00:39:04 et surtout en apercevant auprès de la cuve,
00:39:07 deux jeunes filles qui se mirent à chuchoter à son approche,
00:39:10 Marcel fut saisi d'un tel accès de timidité qu'il médita un instant de s'enfuir.
00:39:16 « Eh bien ! » Marcel Auvergnay cria l'une des jeunes servantes
00:39:20 en mettant sur sa tête le seau qu'elle venait de remplir
00:39:23 et qu'elle soutenait de son bras nu, rond et brun,
00:39:26 sur lequel les gouttes d'eau roulaient comme sur du bronze.
00:39:29 « Eh bien ! Où allez-vous comme ça, mon gars ? Faire votre tour de France ?
00:39:34 Avec trois sous dans ta poche et tout ton esprit dans ce petit paquet, continue à l'autre.
00:39:41 — Où est le maître ? demanda brusquement Marcel.
00:39:45 — Le maître, s'il n'est pas auprès, il est à la grange.
00:39:49 Allez-y, voie, et si vous ne le trouvez pas, vous pouvez être sûr qu'il est ailleurs. »
00:39:55 Là-dessus, les jeunes filles s'éloignaient en riant
00:39:58 quand une grande ombre se dressa près de Marcel et une voix sévère lui demanda
00:40:03 « Qu'est-ce que vous désirez, jeune homme ?
00:40:06 — Où est le maître ? répéta Marcel.
00:40:09 — Il est occupé pour le moment, mais mademoiselle Thérèse est à la cuisine.
00:40:13 Venez. »
00:40:15 La personne qui parlait ainsi semblait habituée à une pronte obéissance
00:40:19 car Marcel ne la suivant pas assez vite à son gré,
00:40:22 elle le saisit par un bouton de son habit et l'entraîna vers la maison comme un prisonnier de guerre.
00:40:29 C'était une grande femme de trente ans environ, maigre et taillée en carabinier.
00:40:34 La ligne droite et l'angle aigu prédominait dans le dessin de sa personne.
00:40:39 Ses cheveux noirs, tirés en arrière et tendus comme les fils d'un métier à tisser,
00:40:44 étaient noués au sommet de la tête à la façon des peaux rouges,
00:40:48 découvrant ainsi un large front autant peu carré
00:40:51 et faisant paraître le visage encore plus anguleux qu'il ne l'était naturellement.
00:40:56 Cette coiffure peu flatteuse semblait dénotée en manque absolu de coquetterie,
00:41:01 non moins que l'austère fichu noir qui couvrait des épaules massives
00:41:06 et les gros souliers qui chaussaient de très larges pieds.
00:41:09 La servante en chef de la ferme des Aliziers,
00:41:12 le commandant de tout le bataillon féminin, Alvin, en un mot,
00:41:16 dont le doux nom contrasté avec ses façons martiales,
00:41:20 avait bien le temps vraiment de songer à son miroir.
00:41:23 Du reste, depuis le jour où son prétendant,
00:41:26 qui s'était trouvé naitre qu'un prétendant prétendu,
00:41:29 s'était embarqué pour l'Amérique,
00:41:31 Alvin avait renoncé aux vanités de ce monde et son austérité datait d'alors.
00:41:36 Tandis qu'elle entraînait Marcel comme une araignée faite d'un moucheron,
00:41:41 il a contemplé de ses yeux rêveurs,
00:41:43 aussi tranquillement qu'il eût considéré un écureuil sur un sapin.
00:41:47 « Quand vous me saurez par cœur, vous direz un mot », fit-elle sévèrement.
00:41:52 « Qu'est-ce que c'est que ces manières ? Allons, entrez ! »
00:41:56 Et le poussant brusquement dans une allée étroite
00:41:59 qui servait de vestibule au rez-de-chaussée,
00:42:01 elle ouvrit toute grande la porte de la cuisine.
00:42:04 « Mademoiselle Thérèse, dit-elle, voilà un garçon qui veut vous parler.
00:42:09 Et si vous lui demandez combien j'ai de cheveux,
00:42:12 j'espère qu'il saura vous répondre, il m'a assez regardée pour le savoir. »
00:42:16 La jeune fille à qui ces mots s'adressaient se retourna d'un air surpris
00:42:22 et toisa Marcel de la tête aux pieds.
00:42:24 Parmi tous les gars qui venaient aux Aliziers, il n'en était pas un
00:42:28 qui ne connute et ne craignit ce regard déconcertant
00:42:31 des grands yeux noirs de Thérèse Prenel.
00:42:34 Elle était belle, mais froide comme un marbre.
00:42:37 Elle était bonne aussi, mais sans abandon.
00:42:40 Les domestiques la respectaient à l'égal de son père,
00:42:43 mais Alvide seul l'aimait.
00:42:45 Ayant perdu sa mère de bonheur,
00:42:49 elle avait été mise par son père dans un couvent
00:42:52 où on l'avait soigneusement élevée.
00:42:54 Elle en était sortie à 16 ans, avec des manières et des goûts plus raffinés
00:42:58 que ne le sont ordinairement ceux des jeunes filles de la campagne.
00:43:02 Cependant, comme elle possédait à un haut degré
00:43:05 le bon sens pratique de son père,
00:43:07 elle mit facilement de côté les habitudes citadines
00:43:11 qui s'accordaient mal avec sa nouvelle existence.
00:43:14 Il ne lui était resté du couvent
00:43:16 qu'un très grand amour pour les livres et les fleurs.
00:43:19 On se tromperait en imaginant que Thérèse Prenel,
00:43:22 confinée dans cette ferme solitaire,
00:43:25 posa pour l'incomprise et raconta ses chagrins aux étoiles.
00:43:29 Non, elle avait du sang de paysan dans les veines.
00:43:32 Au milieu de ses vaches, de ses poules et de ses pigeons,
00:43:36 elle se trouvait parfaitement heureuse.
00:43:39 Ce qui lui plaisait beaucoup moins, c'était la société équivoque
00:43:43 que les affaires de contrebande, déguisées sous différents prétextes,
00:43:47 rassemblaient aux aliziers.
00:43:49 Deux ou trois fois par semaine,
00:43:51 sa cuisine servait de salle de réunion aux gazagiles et aventureux
00:43:55 que Félix Prenel nommait "mais sauterelles".
00:43:59 Les conciliabules étaient tenues à voix basse,
00:44:02 on rendait compte de la dernière expédition
00:44:05 et l'on combinait la prochaine.
00:44:07 Puis on jouait aux cartes, on buvait, on plaisantait
00:44:11 et la conversation n'était pas toujours à l'usage des pensionnaires.
00:44:15 Thérèse se retirait dans sa chambre quand elle le pouvait,
00:44:19 mais ses occupations ne lui permettaient pas toujours.
00:44:22 Il fallait faire le beurre, éplucher des légumes pour le lendemain
00:44:26 et Félix Prenel ne souffrait pas que les servantes fussent à trotter dans la cuisine
00:44:31 lorsqu'avaient lieu ces confabulations mystérieuses.
00:44:34 "Toi, c'est une autre chanson", disait-il à sa fille.
00:44:38 "Tu sais tenir ta langue,
00:44:40 et puis tu n'as pas d'intérêt à faire manquer nos expéditions, hein ?
00:44:44 C'est pour ton trousseau, tous ces sous qui passent sous le nez de la gabelle."
00:44:49 "On se contenterait déjà de Mademoiselle Thérèse sans le trousseau",
00:44:54 s'écriaient les jeunes gens.
00:44:57 "Taisez-vous, farceurs ! Est-ce que vous vous imaginez que ma fille est faite pour vous ?
00:45:02 Après ça, je ne vous défends pas de vous rendre aimable, si c'est dans vos moyens",
00:45:07 ajoutait le vieux renard qui se disait à part lui.
00:45:10 "On ne prend pas les mouches avec du vinaigre.
00:45:13 Je baisserai leur temps pour 100, mais ils auront le plaisir de voir Thérèse
00:45:17 et tout le monde y gagnera.
00:45:19 Si ma fille était une évaporée, ça pourrait avoir des inconvénients,
00:45:23 mais elle est plus sérieuse que Sainte-Catherine
00:45:26 et elle ferait reculer un bataillon rien qu'avec ses yeux sévères."
00:45:31 Pauvre Thérèse ! Personne, sauf Alvin peut-être,
00:45:34 ne savait ce que lui avaient coûté ces manières dignes et glaciales
00:45:38 sous lesquelles elle cachait sa véritable nature,
00:45:41 trop expansive pour ne pas lui être en piège dans le milieu où elle devait vivre.
00:45:46 À peine sortie du couvent, la jeune fille avait reconnu
00:45:50 que sa position de maîtresse de maison était délicate,
00:45:53 à un âge où elle-même aurait eu besoin d'être chaperonnée.
00:45:57 Beaucoup de circonspections et une extrême froideur
00:46:00 étaient sa seule sauvegarde.
00:46:03 Elle se composa donc des manières presque hautaines
00:46:06 et cette contrainte, pénible d'abord, finit par lui devenir une seconde nature.
00:46:11 Depuis quatre ans que Thérèse dirigeait le ménage de son père,
00:46:16 manœuvrant de son mieux entre les écueils,
00:46:19 ses conduites n'avaient pas donné lieu à la moindre médisance
00:46:22 et l'ont proclamé la fille de Félix Prenel,
00:46:25 la plus belle, la plus riche et la plus sage du pays.
00:46:28 Mais c'est un vrai glaçon, ne manquait-on pas d'ajouter ?
00:46:32 Quand Marcel fit son entrée dans la cuisine,
00:46:37 sous l'escorte martiale de la grande Alvin,
00:46:40 Thérèse mettait le couvert sur une longue table de sapins très blanche
00:46:43 qui s'étendait d'un bout à l'autre de l'immense pièce.
00:46:47 Debout à côté d'elle, un jeune homme brun et trapu
00:46:50 lui tendait les verres et les assiettes qu'il prenait sur le dressoir.
00:46:54 Ses mains vigoureuses étaient peu propres à cet office.
00:46:57 Il semblait qu'un seul petit mouvement du pouce et de l'index
00:47:00 eût suffi à faire craquer la malheureuse faïence,
00:47:03 bien que cette grosse vaisselle de ménage
00:47:06 ne fût pas de l'espèce la plus fragile.
00:47:09 Cependant, le jeune homme paraissait prendre plaisir à ses fonctions
00:47:14 qui lui permettaient de suivre Thérèse dans tous ses mouvements.
00:47:17 Quant à elle, tranquille et froide comme à l'ordinaire,
00:47:20 elle n'accordait pas un regard à son officieuse aide de camp.
00:47:24 « Eh bien ! » dit-elle, attendant que Marcel se décida à parler.
00:47:30 « Le maître m'a engagé ce matin, mademoiselle Thérèse, et je viens. »
00:47:35 « Engagé ? » répéta-t-elle avec quelque surprise.
00:47:39 « Mais nous n'avons besoin de personne pour le moment.
00:47:42 Vous l'avez rêvé, Marcel Auvergné. Où est mon père, Alvin ? »
00:47:47 « Tout à l'heure, il marquait du bois dans la peinture, mais le voici, » dit-elle.
00:47:53 On entendait en effet un pas résonner sur les dalles,
00:47:57 et l'instant d'après, Félix Prenel entra dans la cuisine.
00:48:01 « Ah, te voilà, mon gars ! » fit-il en apercevant Marcel.
00:48:05 « C'est bien ça ! J'aime qu'on soit exacts.
00:48:08 Allons, Alvin, montrez-lui la chambre des domestiques et qu'il y laisse son paquet. »
00:48:13 « Un fameux valet de charrue que ça va nous faire ! » gromme-la-t-elle en sortant.
00:48:19 « Quand il aura fini un sillon, le blé aura déjà levé à l'autre bout. »
00:48:23 « Eh bien, Léon ! » continua Félix Prenel en s'adressant au chevalier servant de Thérèse.
00:48:29 « Avons-nous eu de la chance cette fois-ci ? »
00:48:32 « Oui, mais on peut dire que nous avons passé entre les gouttes.
00:48:36 Je ne sais pas qui d'y entre leur avait donné l'éveil, ils étaient tous sur pied cette nuit.
00:48:41 Nous avons fait un grand crochet à droite, et puis nous avons déteulé parce qu'il n'y avait plus de chemin.
00:48:47 Le sentier est rapide comme une échelle.
00:48:50 Casimir est resté avec des chevaux, et nous autres, nous avons chargé chacun un fromage sur nos épaules.
00:48:57 Il faisait noir comme dans un four.
00:49:00 Au milieu du sentier, j'ai glissé sur une racine.
00:49:03 Un peu plus, et je roulais dans la carrière.
00:49:06 « D'y entre ! » fit le paysan.
00:49:09 « Un fromage gras d'un demi quintal, il se serait émietté.
00:49:13 Mais t'as vu que ça m'aurait un peu détérioré, moi aussi.
00:49:17 Heureusement, j'ai pu me retenir à une branche.
00:49:20 En arrivant chez Simon, nous avons appris que les gabelous y avaient passé à minuit,
00:49:25 et qu'ils allaient nous attendre dans la charrière de la grand vie.
00:49:30 Naturellement, nous avons filé de l'autre côté, et à cinq heures, l'affaire était au sac.
00:49:36 « Vous direz ce que vous voudrez, Félix.
00:49:38 Cent sous par tête, ce n'est pas assez pour une nuit comme celle-là.
00:49:42 Pendant que vous vous dorlotez entre vos draps, nous, nous piquons des rhumatismes pour nos vieux jours. »
00:49:48 « Vos vieux jours ? » répéta Félix en riant d'un rire sec.
00:49:52 « Ce n'est pas la peine d'en parler.
00:49:54 Les contrebandiers ne deviennent jamais grands-pères. »
00:49:58 « C'est pourquoi j'ai bonne envie de planter là toute la boutique ! »
00:50:02 s'écria le jeune homme en se plaçant brusquement devant son interlocuteur.
00:50:06 Ses yeux noirs s'enflammèrent d'une colère subite.
00:50:11 Ses épais sourcils se froncèrent.
00:50:13 Il y avait quelque chose de violent dans toute sa personne, robuste et trapue.
00:50:18 « Ne crie pas ! » dit paisiblement Félix Prenel en reculant son escabeau de quelques pas.
00:50:24 « Nous ne sommes pas mariés, mon garçon, il me semble.
00:50:27 Quitte-moi et va planter tes choux si le cœur t'en dit.
00:50:31 Puis, à la première expédition dont tu entendras parler,
00:50:34 tu viendras me supplier de t'enrôler de nouveau. »
00:50:37 « Supplier ? Ce n'est pas ma partie ! » répliqua le jeune homme d'un ton hautain.
00:50:42 « Je sais bien lequel de nous deux a le plus besoin de l'autre, papa Prenel. »
00:50:46 « Moi aussi, mon garçon. Va t'enfumer une pipe au grand air, ça te rafraîchira.
00:50:52 Quand la soupe sera sur la table, je t'appellerai. »
00:50:56 « Ce n'est pas que je te mette à la porte, » ajouta-t-il en frappant sur l'épaule du jeune homme
00:51:01 avec une brusquerie qui pouvait passer pour de la cordialité.
00:51:05 « Seulement, j'ai à causer une minute avec Thérèse. »
00:51:08 Sans répondre, Léon Tonin tourna sur ses talons et sortit d'un air très sombre.
00:51:15 « Ma foi, il est bien prêt de casser sa corde, » dit le fermier en regardant les tisons d'un air pensif.
00:51:23 « À toi de la renouer, Thérèse. C'est le plus adroit de la bande et un gaillard qui n'a pas froid aux yeux.
00:51:29 Sans lui, je ne donnerai pas une paille du reste. Qu'est-ce qu'il faisait ici tout à l'heure ? »
00:51:35 « Je suppose qu'il me faisait la cour, » répondit calmement Thérèse en soulevant le couvercle de la marmite.
00:51:42 « Très bien, dis-lui un petit mot amical pendant le dîner et ça raccommodera tout. »
00:51:49 « N'y comptez pas, mon père. » Ceci fut articulé si nettement qu'on eut cru chaque mot découpé à l'emporte-pièce.
00:51:56 « J'aime à te voir sage, » dit le paysan, « mais pourtant, il ne faut pas exagérer les choses. Tu y réfléchiras. »
00:52:04 « À propos, » fit Thérèse en se retournant au moment où elle allait poser la soupière sur la table,
00:52:11 « qu'est-ce que vous comptez faire de ce garçon qui vient d'arriver ? »
00:52:16 « Eh bien, je ne sais pas, » répondit nonchalamment son père. « Il fera la besogne qu'il se présentera, je suppose. »
00:52:23 Thérèse sourit, mais ce n'était pas un gai sourire.
00:52:27 « Oh ! » dit-elle en haussant les épaules, « vous avez vos projets, je le vois bien. »
00:52:33 « Tu es fine, ma Thérèse, tu tiens ça de moi, mais ne va pas chercher cinq pieds un mouton.
00:52:40 Que Marcel Auvergné soit ici pour balayer les curies ou pour faire autre chose, ça ne rentre pas dans ton département.
00:52:47 « Renvoyez-le, » insista la jeune fille, « je ne comprends pas que vous l'ayez choisi.
00:52:53 Quand vous lancez dans les aventures de grands gaillards qui ont bec et ongle pour se défendre,
00:52:57 je ne dis rien, puisqu'enfin c'est leur goût. Mais Marcel est un simple,
00:53:02 et les simples, c'est comme les enfants, il y a du péché à les malmener. »
00:53:08 Quand Thérèse s'animait, elle était bien belle, ses grands yeux s'éclairaient,
00:53:12 les lignes froides de son visage perdaient leur rigidité, une douce teinte rosée courait sous sa peau brune.
00:53:19 « Je ne sais pas si tu t'échauffes, » dit Félix Prenel en riant, « mais ça te va très bien, ma foi.
00:53:26 Seulement, tu te mets en campagne à propos de bottes. Est-ce que tu crois que je vais lancer Marcel Auvergné avec mes sauterelles ? »
00:53:34 Au premier douanier qu'ils rencontreraient, ils tireraient bien poliment son chapeau en disant,
00:53:39 comme le chapeau en rouge, « Voici un petit pot de beurre et un fromage que je porte à ma grand-mère. »
00:53:45 « Très bien, » dit calmement Thérèse, « c'est tout ce que je voulais savoir. Le dîner est prêt, je vais sonner. »
00:53:53 Bientôt, le tintement d'une grosse cloche qui surmontait la porte d'entrée rassembla tous les gens de la ferme.
00:54:02 Ils entrèrent à la file, après avoir frotté sur le paillasson leurs sabots chargés de gleb.
00:54:07 Le maître des Aliziers, qui faisait dans sa forêt des coupes considérables, employait à ce travail deux domestiques et deux journaliers.
00:54:16 Il y avait de plus un valet d'écurie, qui était aussi une manière d'intendant,
00:54:21 qui était aussi une manière d'intendant pendant les absences fréquentes du fermier,
00:54:26 les deux jolies servantes que nous avons rencontrées dans la cour et la rigide Alvine, la terreur de toute la maison.
00:54:33 Marcel était là aussi, appuyé contre le linteau de la porte et plongeant droit devant lui son regard évin,
00:54:41 qui semblait voir à travers les gens dans l'infini.
00:54:44 Léon Tonin entra le dernier d'un air assez bourru.
00:54:49 On s'écarta pour le laisser passer et les deux jeunes servantes se poussèrent du coude en lui jetant une yade moitié coquette, moitié respectueuse, car il faisait figure aux Aliziers.
00:55:00 On savait qu'il était le bras droit du maître et un héros dans son périlleux métier.
00:55:05 La légende lui prêtait des traits d'audace incroyables, bien propres à enflammer le cœur des jeunes filles.
00:55:13 Pendant quelques minutes, tout le monde restait debout, faisant tapisserie autour de la grande cuisine.
00:55:19 On attendait que le maître et la maîtresse eussent pris place à table.
00:55:23 « Arrive ici, Léon, mon brave, dit le fermier, ton couvert émis à côté de Thérèse.
00:55:29 C'est elle qui te servira et j'espère qu'un bon coup de bourgogne chassera tes rhumatismes. »
00:55:35 Les nuages qui assombrissaient le front du jeune homme se dissipèrent subitement.
00:55:41 Être assis à côté de Thérèse était un honneur qu'on ne lui avait pas encore accordé,
00:55:45 car l'habile paysan des Aliziers n'était pas prodigue de ces faveurs-là
00:55:50 et il savait en rehausser le prix en ne les distribuant qu'au bon moment.
00:55:54 Chacun s'assit alors.
00:55:57 Alvin, qui avait pour principe de suspecter les nouveaux venus jusqu'à plus ample information,
00:56:03 tenait à garder Marcel sous sa patte.
00:56:06 Elle le mit à sa gauche, le servit elle-même et le surveilla de très près sans qu'il y parût,
00:56:12 car elle se vantait d'avoir des yeux tout autour de la tête.
00:56:15 Mais elle conçut bientôt l'opinion la plus favorable de ce jeune domestique paisible et silencieux
00:56:22 qui mangeait une croûte de pain aussi volontiers qu'une tranche de bœuf
00:56:26 et qui, surtout, paraissait très insensible aux charmes provocants de Clérette et de Félicie.
00:56:33 Depuis qu'Alvin n'avait plus de beauté, elle le trouvait très impertinent et même immoral
00:56:38 qu'on remarqua celle des autres.
00:56:40 La conversation n'était pas très animée.
00:56:44 En général, le paysan parle peu à table, il y apporte un robuste appétit
00:56:49 et n'aime pas à ouvrir des parenthèses entre les bouchées.
00:56:52 Thérèse, en bonne maîtresse de maison, veillait à ce que personne ne manquât de rien.
00:56:59 Mais quand elle s'adressait à Léon, c'était toujours avec une froideur tranquille
00:57:03 qui ne semblait même pas calculée.
00:57:06 « Eh mais ! » dit tout à coup Félix Prenel, « n'est-ce pas demain que Dieu donne aux ma fille ?
00:57:13 Je n'irai qu'au souper, nous allons commencer la lessive
00:57:17 et c'est un jour mal choisi pour se mettre en fête.
00:57:20 « Quelle bêtise ! » s'écria son père, « ne peut-on renvoyer cette lessive la semaine prochaine ?
00:57:26 Il faut que jeunesse s'amuse.
00:57:29 « Les noces ne m'amusent guère », répondit-elle tranquillement.
00:57:34 « D'ailleurs, il est trop tard pour changer d'idée, Marguerite a donné mon cavalier à sa sœur.
00:57:40 « Je m'offre à le remplacer », dit Léon dont les yeux brièrent.
00:57:44 Victor m'a aussi invité à sa noce.
00:57:47 « Qu'en dites-vous Thérèse, belle Thérèse ? » ajouta-t-il à voix basse.
00:57:53 C'était la première fois qu'ils se hasardaient à devenir familier.
00:57:56 Elles l'ont punie tout de suite.
00:57:59 « Je perdrai au change », répondit-elle avec un de ces regards
00:58:03 qui avait le privilège de remettre incontinent les gens à leur place.
00:58:07 Son père parut très contrarié.
00:58:11 « C'est une vraie chèvre que Thérèse, » pensa-t-il,
00:58:14 « toujours la corne en avant et malheur à qui s'approche.
00:58:17 Comment est-ce que je vais ramadouer mon gars à présent ? »
00:58:22 « Souvent ça me varie », dit-il en ton jovial.
00:58:25 « Demain soir, elle sera enchantée de valser avec toi, Léon.
00:58:29 Tu sais, les jeunes filles, c'est comme les rêves.
00:58:32 Il faut toujours croire le contraire de ce qu'elles disent. »
00:58:36 En parlant ainsi, il repousse à son assiette et se le va.
00:58:42 C'était le signal que chacun attendait pour s'en aller vaquer à d'autres occupations.
00:58:48 « Toi, reste », dit-il fermé à Marcel,
00:58:51 au moment où celui-ci s'apprêtait à sortir avec les autres domestiques.
00:58:55 « Nous allons mettre notre affaire noir sur blanc. »
00:58:58 Ouvrant alors une porte qui se trouvait au fond de la cuisine,
00:59:03 il l'introduisit dans une grande pièce toute inondée de soleil.
00:59:07 Sur l'appui de la fenêtre, des chrysanthèmes touffus,
00:59:11 constellés de leurs jolies fleurs blanches en étoiles,
00:59:14 s'épanouissaient dans cette vive lumière.
00:59:17 Un gros bouquet de primes verts et de violettes
00:59:20 était posé sur une petite table à ouvrages qui occupait l'embrasure.
00:59:24 C'était la place favorite de Thérèse.
00:59:27 Elle y passait presque tous ses après-midi,
00:59:29 à raccommoder le linge de la maison
00:59:31 ou à relire les quelques volumes qui garnissaient l'étagère.
00:59:35 Car son père ne voulait pas qu'elle aille au champ avec les servantes.
00:59:39 C'est tout au plus s'il lui permettait de soigner elle-même son jardin.
00:59:44 De cette fenêtre, on apercevait, au-delà du mur de la cour,
00:59:48 les grands présents soleillés descendant en pente jusqu'à la route,
00:59:52 le clocher du village qui élevait sa croix derrière la forêt
00:59:56 et la masse sombre des montagnes
00:59:58 qui allaient se fondant insensiblement dans le bleu.
01:00:01 Thérèse aimait ce simple tableau,
01:00:04 dont les lignes presque pauvres et la couleur sévère
01:00:07 étaient pleines cependant d'une pénétrante poésie.
01:00:10 Elle n'eut pas donné sa fenêtre et son coin de paysage
01:00:13 pour le plus élégant balcon.
01:00:15 La chambre elle-même ne manquait pas d'un certain cachet.
01:00:19 Quelques artistes inconnus avaient patiemment ciselé
01:00:22 les grosses poutres du plafond
01:00:24 où couraient des rinceaux et des feuillages.
01:00:27 Les panneaux de la boiserie étaient séparés
01:00:29 par de frêles colonnettes en haut-relief
01:00:31 et de jolis rosaces ornaient les angles de la cimèse.
01:00:34 Cette décoration, naïve comme les œuvres d'art
01:00:38 qui éclosent en dehors de toute école,
01:00:40 était bien en harmonie avec l'antique mobilier
01:00:43 que rajeunissait seulement l'éclat d'une propreté méticuleuse.
01:00:47 Le poil de faïence historier eut fait la joie d'un antiquaire
01:00:52 ainsi que la lourde table de chêne à piétons
01:00:55 et le grand bahut aux fines sculptures.
01:00:57 Quant aux chênes, c'était de vrais bijoux
01:01:00 et Thérèse en était fière à juste titre.
01:01:02 Le dossier représentait une gerbe d'épis
01:01:05 qui s'épanouissait au sommet
01:01:07 et que des baguettes en montant
01:01:09 soutenaient sans la lourdir.
01:01:11 Cette conception gracieuse
01:01:13 était due à un arrière-grand-oncle de Thérèse
01:01:16 qui avait, paraît-il, un certain génie.
01:01:19 Mais la tradition de famille
01:01:21 en parlait comme d'un pauvre cire.
01:01:23 « Il n'avait pas fait grand poussière en ce monde », disait-on.
01:01:27 Quelques gravures assez bonnes
01:01:31 et une grande photographie de la Vierge à la chaise
01:01:34 ornaient les parois.
01:01:35 On y voyait point de ces enluminures déplaisantes
01:01:38 qui vous tirent l'œil dans la plupart des maisons de paysans.
01:01:41 Le goût discret et sobre de Thérèse
01:01:44 se montrait partout dans son royaume domestique
01:01:47 et cette chambre,
01:01:48 où dominaient les tombes bruns sombres des vieilles boiseries,
01:01:51 était précisément le cadre
01:01:53 qu'un peintre eut choisi pour sa beauté calme et sévère.
01:01:56 Mais en cet instant,
01:01:58 il ne s'y trouvait que Marcel Auvergné et Félix Pronel
01:02:01 qui ne songeaient point à faire de l'esthétique.
01:02:06 « Assieds-toi », dit le paysan
01:02:08 en indiquant à son jeune domestique
01:02:10 un tabouré placé en face de la fenêtre,
01:02:13 tandis que lui-même se retirait dans l'embrasure,
01:02:16 le dos tourné à la lumière.
01:02:18 Peut-être avait-il les yeux tendres,
01:02:21 il n'aimait pas recevoir le jour en pleine figure.
01:02:24 « Tu sais lire et écrire, je suppose »,
01:02:27 commença le paysan.
01:02:29 « Oui, maître.
01:02:31 Tu sais aussi que, pour qu'une affaire soit en règle,
01:02:34 il faut un marché écrit.
01:02:36 Moi, j'aime les affaires en règle.
01:02:39 Quel âge as-tu ? »
01:02:41 « Vingt ans. »
01:02:43 « Très bien, mais j'y pense.
01:02:45 Ton service militaire, quand le feras-tu ? »
01:02:48 « Je n'en ferai point.
01:02:50 Ils n'ont pas voulu de moi la dernière réforme. »
01:02:53 « Ils ont pensé que tu aurais la tête
01:02:55 trop dure pour l'exercice.
01:02:57 Droite, gauche, paille, foin. »
01:03:00 « Peut-être bien, » répondit humblement Marcel.
01:03:03 « Mais ce n'est pas ce qu'ils m'ont dit.
01:03:05 Je me suis levé en l'air dans le bras droit,
01:03:07 il y a deux ans, et il paraît que ça m'empêcherait
01:03:10 de manier le fusil.
01:03:12 J'ai un congé jaune. »
01:03:14 « Tant mieux pour toi.
01:03:16 On t'en aurait fait voir de grise en caserne.
01:03:18 Et puis, six semaines de service par-ci.
01:03:21 Et puis, six semaines de service par-ci.
01:03:24 Trois semaines par-là.
01:03:26 Ça fait des trous au gage d'un domestique.
01:03:28 Il est donc convenu que je te donnerai
01:03:31 16 francs par mois, ou plutôt 15,
01:03:33 pour faire un compte rond.
01:03:35 Ça te convient-il ? »
01:03:37 « Comme vous voudrez, » répondit Marcel
01:03:39 avec indifférence.
01:03:41 « Nigo, va, c'est bien heureux pour toi
01:03:44 que un honnête homme s'occupe de tes affaires.
01:03:47 Nous disions donc 12 francs par mois. »
01:03:50 « 15, maître, » fit le jeune domestique
01:03:53 avec quelques surprises.
01:03:55 « Ah, tu te réveilles à la fin.
01:03:58 Trois écus donc, c'est en règle.
01:04:00 Mais il y a un autre point à tirer au clair.
01:04:03 Tu es bon musicien.
01:04:05 Toi et ta flûte, vous serez de tous les bals
01:04:07 et de toutes les noces.
01:04:09 Tu vas veiller tard, et le lendemain,
01:04:11 tu auras mal aux cheveux, c'est connu.
01:04:13 Qui est-ce qui y perdra ?
01:04:15 Moi, pare-bleu, qui paierai un domestique
01:04:17 pour faire danser les autres. »
01:04:20 Félix Prenel avait pris un ton si fâché
01:04:23 que Marcel s'alarma.
01:04:25 Il crut que son engagement ne tenait plus à rien.
01:04:28 « Je ne suis jamais allé dans les bals, maître,
01:04:31 et je vous promets de n'y jamais aller
01:04:33 quand même on me le demanderait.
01:04:35 Là, tu es un bon garçon, »
01:04:37 dit le fermier en souriant du bout des lèvres.
01:04:40 « Mais ce serait péché que de priver
01:04:42 le pays de ta musique.
01:04:44 Seulement, écoute, tu vas me faire une promesse.
01:04:47 Quand on viendra te dire,
01:04:49 "Eh, Marcel par-ci, Marcel par-là,
01:04:52 nous aurons besoin de ta flûte ce soir,
01:04:55 il y aura une sauterie chez nous.
01:04:57 Réponds toujours, arrangez-vous avec mon maître
01:05:00 et pas un mot de plus, tu entends ?
01:05:03 Oui, maître, je vous le promets, »
01:05:06 dit Marcel qui trouvait cette convention
01:05:08 tout à fait légitime.
01:05:10 « Très bien, et si, par hasard, »
01:05:12 ajouta le fermier, comme se rappelant tout à coup
01:05:15 un détail à peine digne de mention,
01:05:17 « si par hasard il voulait te payer,
01:05:19 dis-leur aussi, c'est mon maître qui s'en occupe.
01:05:22 Tu n'entends rien à l'argent, pas vrai ?
01:05:25 Je soignerai ça pour toi.
01:05:27 Maintenant, je vais écrire notre marché.
01:05:30 Tu le liras bien attentivement
01:05:32 et puis tu signeras si cela te convient. »
01:05:35 En matière de contrat,
01:05:37 Félix Prenel était ferré à glace.
01:05:39 Il connaissait à un yacht après
01:05:41 toutes les rubriques qui permettaient
01:05:43 de légaliser les conventions les plus illégales.
01:05:46 En moins de cinq minutes,
01:05:48 il rédigea un acte d'apparence
01:05:50 très vertueuse et équitable
01:05:52 dont la dernière clause,
01:05:54 insérée là comme un post-critome insignifiant,
01:05:57 était conçue à peu près en ces termes.
01:06:00 Un domestique devant tout son temps à son maître,
01:06:03 le dit Marcel Auvergné,
01:06:05 ne pourra se louer à personne
01:06:07 pour quelques besognes que ce puisse être
01:06:09 sans l'autorisation du dit Félix Prenel
01:06:12 qui réglera lui-même les conditions.
01:06:15 « Lis et signe, »
01:06:17 dit le fermier en passant la plume au jeune homme.
01:06:20 Marcel lut et signa.
01:06:22 Mais comme il était d'une droiture parfaite,
01:06:25 il se sentait beaucoup plus lié
01:06:27 par sa promesse de tout à l'heure
01:06:29 que par les jambages d'une calligraphie douteuse
01:06:31 qu'il venait de tracer.
01:06:33 Félix Prenel signa à son tour.
01:06:36 « Le tour est joué, c'est en règle, je veux dire »,
01:06:39 continua-t-il en se reprenant
01:06:41 tandis qu'il pliait soigneusement le papier
01:06:44 et le serrait dans son gros portefeuille.
01:06:46 « Va maintenant, mon garçon,
01:06:48 et pour aujourd'hui, fais ce qu'Alvin te dira.
01:06:51 Obéisse aux femmes.
01:06:53 Il n'est jamais trop tôt pour commencer
01:06:55 l'apprentissage du métier
01:06:57 qu'elles nous font faire toute notre vie. »
01:06:59 Et il se mit à rire de son rire sec et bref.
01:07:02 Décidément, il était d'humeur facétieuse ce jour-là.
01:07:06 Mais ceux qui connaissaient Félix Prenel
01:07:08 craignaient sa gaieté
01:07:10 plus que son air bourru de tous les jours.
01:07:12 Marcel ouvrit la porte et allait sortir
01:07:15 quand une inspiration subite le retint sur le seuil.
01:07:18 Le maître était de si bonne humeur
01:07:20 pourquoi ne pas essayer.
01:07:22 « Maître, commença-t-il,
01:07:24 notre biquette, vous savez...
01:07:26 - Où tient-re ta biquette ? »
01:07:28 s'écria Félix Prenel
01:07:30 qui commençait une addition dans son calepin.
01:07:32 « Je crois, ma foi,
01:07:34 que ce gars-là se familiarise.
01:07:36 A ton ouvrage, Galopin,
01:07:38 et plus vite que ça. »
01:07:40 « Tout a gagné, rien à perdre ! »
01:07:42 murmura-t-il quand la porte se fut refermée sur Marcel.
01:07:45 « Les bonnes affaires, c'est comme les mourir.
01:07:48 Il faut avoir le nez fin pour les dénicher.
01:07:51 Je ne dis pas qu'avec celles-ci,
01:07:53 il y ait de quoi devenir millionnaire,
01:07:55 mais ça me fera toujours un profit
01:07:57 de quelques centaines de francs par année
01:07:59 et il n'y a rien à risquer, absolument rien.
01:08:02 C'est drôle, ces individus
01:08:04 qui se laissent ainsi manger la laine sur le dos.
01:08:07 Mais il faut de toutes sortes de gens
01:08:09 pour faire un monde
01:08:11 et le nôtre n'est pas trop mal comme il est.
01:08:13 À présent, il ne nous manque plus que des pratiques.
01:08:16 Mais elles viendront, elles viendront ! »
01:08:19 Cependant, Marcel, très contrissé
01:08:22 par la rebuffade qu'il venait de subir,
01:08:24 traversait lentement la cuisine.
01:08:26 Thérèse était debout devant l'évier,
01:08:29 les manches retroussées jusqu'au coude,
01:08:31 essuyant la vaisselle du dîner.
01:08:33 Elle avait de belles mains très soignées,
01:08:35 des mains de paysannes pourtant,
01:08:37 un peu fortes et brunes,
01:08:39 mais admirablement modelées,
01:08:41 de ces mains dont on aime la forte étreinte
01:08:43 et qui savent soutenir mieux que caresser.
01:08:46 La jeune fille, tournant la tête,
01:08:49 remarqua les rabattus de Marcel.
01:08:51 Malgré les assertions de son père,
01:08:53 elle craignait que ses intentions
01:08:55 à l'égard du jeûne domestique
01:08:57 ne fussent pas des plus correctes.
01:08:59 Et sans toutefois s'intéresser
01:09:01 bien particulièrement au nouveau venu,
01:09:03 elle s'était promis de le défendre
01:09:05 puisqu'il paraissait peu capable
01:09:07 de le faire lui-même.
01:09:09 « Qu'est-ce que c'est, Marcel ?
01:09:11 On vous a chagriné, » dit-elle
01:09:13 au moment où le jeûne en valait sortir.
01:09:15 « Non, mademoiselle Thérèse,
01:09:17 je pensais seulement à notre biquette, »
01:09:20 répondit-il en levant sur elle
01:09:22 des yeux surpris, car il n'était pas
01:09:24 accoutumé à ce qu'on prit garde à lui.
01:09:27 « Votre biquette ?
01:09:29 Oh oui, je comprends.
01:09:31 Qu'est-ce qu'on va donc en faire, Marcel ?
01:09:33 Maria ne dit qu'on la vendra.
01:09:36 Espérons qu'elle trouvera un bon maître, »
01:09:39 répondit Thérèse de ce ton moitié condescendant,
01:09:42 moitié enjoué, avec lequel
01:09:44 on console les enfants.
01:09:46 « C'est une bonne petite chèvre,
01:09:49 très bonne et très jolie aussi.
01:09:52 Elle a beaucoup d'esprit et, malgré ça,
01:09:55 je crois bien qu'elle m'aime, »
01:09:57 ajoute à Marcel à demi-voix.
01:09:59 Les yeux de Thérèse se mouillèrent subitement.
01:10:03 Elle aussi, la riche héritière,
01:10:05 était à jeûne d'affection.
01:10:07 « Savez-vous, Marcel, que j'ai bonne envie
01:10:10 d'acheter cette biquette ? »
01:10:12 dit-elle en épiant sur le visage du jeune homme
01:10:15 l'effet que produiraient ses paroles.
01:10:17 « J'aime beaucoup le lait de chèvre.
01:10:19 Vous pourriez la soigner vous-même.
01:10:21 Qu'en dites-vous ? »
01:10:23 « Le maître ne voudra pas, »
01:10:25 dit lentement Marcel en secouant la tête.
01:10:28 « Si la maîtresse veut, le maître voudra, »
01:10:32 répliqua Thérèse avec un sourire.
01:10:34 « Demain matin, votre biquette sera ici.
01:10:37 Êtes-vous content, Marcel ? »
01:10:39 Il la regarda, et ses yeux avaient un rayonnement
01:10:42 qu'on n'y avait jamais vu.
01:10:44 Mais Thérèse connaissait trop peu Marcel
01:10:47 pour noter cette différence.
01:10:49 Aussi, lorsque le jeune homme s'éloigna
01:10:52 en murmurant à demi-voix
01:10:54 « Merci, maîtresse »,
01:10:56 elle se sentit légèrement déçue.
01:10:59 « Il ne témoigne pas grand plaisir, » se dit-elle.
01:11:02 « Comment aurait-elle pu savoir
01:11:04 que ce léger acte de bonté
01:11:06 allait tirer Marcel de son engourdissement moral
01:11:09 et allumer en lui la flamme vivifiante
01:11:12 d'une affection et d'un dévouement
01:11:14 qui le transformeraient ?
01:11:16 « Qu'est-ce que je pourrais bien faire pour elle ? »
01:11:18 se demandait le jeune homme en sortant.
01:11:21 Alvin, qui était dans la cour,
01:11:23 se chargea de lui fournir de l'occupation.
01:11:26 « Venez m'aider à remplir les chaudières, »
01:11:28 lui cria-t-elle.
01:11:30 « Nous allons commencer demain la lessive,
01:11:32 et si je ne fais pas aujourd'hui
01:11:34 la moitié de la besogne,
01:11:36 nous en aurons jusqu'à la Saint-Jamais.
01:11:38 Notre valet d'écurie est un grand seigneur
01:11:40 qui aimerait mieux tirer la langue de soif
01:11:42 que de puiser lui-même un saut d'eau.
01:11:44 Et pourtant qu'à nos deux brimborions de servantes,
01:11:47 ce qu'on pourrait en faire de mieux
01:11:49 serait de les mettre dans la lanterne de la pendule.
01:11:52 Quand elles auront porté
01:11:54 une douzaine de seuils d'ici à la remise,
01:11:56 elles auront les bras foulés.
01:11:58 Vous ne m'avez pas non plus l'air d'un gaillard bien conséquent, »
01:12:02 continua-t-elle en toisant la personne élancée de Marcel.
01:12:06 « On dirait que vous n'avez eu à manger
01:12:08 que des herbes amères jusqu'ici.
01:12:11 Mais c'est assez bavardé comme ça, je suppose, »
01:12:14 reprit-elle de son ton le plus sévère.
01:12:17 « Vous feriez mieux de vous taire à présent
01:12:19 et de remplir le saut. »
01:12:22 Marcel, tout étonné, se tut,
01:12:24 ou plutôt continua à se taire
01:12:26 en se demandant à part lui
01:12:28 quand donc il avait parlé.
01:12:30 Alvin, soulevant une lourde seuille de ses bras robustes,
01:12:34 la plaça sur sa tête
01:12:36 et marcha vers la remise de son pas le plus épique,
01:12:39 sans même soutenir de la main sa charge au perché
01:12:42 qui semblait ne se maintenir en place
01:12:44 que par un miracle d'équilibre.
01:12:47 Marcel, ayant rempli à son tour
01:12:50 le large saut qu'il devait porter,
01:12:52 le posa sur son épaule en l'appuyant du bras droit
01:12:55 et se disposait à traverser la cour
01:12:57 lorsque le valet d'écurie vint à sa rencontre.
01:13:01 « Tiens, une nouvelle servante, »
01:13:03 fit-il dans ton moqueur.
01:13:05 « C'est Marceline que tu t'appelles, hein ?
01:13:07 Il te manque un tablier blanc.
01:13:09 Si on t'a engagé pour savonner,
01:13:11 je demande d'avoir ça. »
01:13:13 « Vous n'auriez pas mal besoin d'être savonné vous-même, »
01:13:16 répliqua tranquillement Marcel entoisant le valet
01:13:19 qui, en effet, n'eut pas été couronné
01:13:21 dans un concours de propreté.
01:13:24 « Ah, ça ! Je crois que tu raisonnes, marmouset !
01:13:27 Tu veux que je t'apprenne à vivre ? »
01:13:30 En même temps, il pousse à Marcel si rudement
01:13:33 que celui-ci lâcha le saut
01:13:35 et l'eau, jaillissant tout à coup,
01:13:37 se répandit en une large nappe sur l'agresseur
01:13:40 qui sauta de côté une seconde trop tard.
01:13:43 Cette douche froide, au lieu de le calmer,
01:13:46 l'exaspéra au plus haut point.
01:13:48 « Tu l'as fait exprès ! »
01:13:50 s'écria-t-il en se secouant
01:13:52 le point à Marcel.
01:13:54 « Vous savez bien que vous m'avez poussé, »
01:13:56 répondit celui-ci.
01:13:58 Et, sans s'attarder à une plus longue dispute,
01:14:01 il ramassa le saut qui gisait sur le gravier
01:14:04 pour aller le remplir de nouveau à la cuve.
01:14:07 Mais Alvin a couré.
01:14:09 « Ça ! » dit-elle en se plantant devant le valet
01:14:12 tout mouillé qui tordait les manches de sa blouse,
01:14:15 « ça vous vient comme le nez au milieu de la figure.
01:14:18 Est-ce que je ne vous ai pas vu pousser, Marcel ?
01:14:21 S'il vous avait arrosé exprès,
01:14:23 vous n'auriez pas à vous plaindre,
01:14:25 mais il n'a pas assez d'esprit pour ça, bien sûr.
01:14:28 Comme dit M. le curé,
01:14:30 le méchant tombe dans sa propre fosse.
01:14:32 Vous n'allez jamais au prêche,
01:14:34 sans quoi vous le sauriez.
01:14:36 Allons, vous voilà propre pour quinze jours.
01:14:39 Séchez-vous au soleil à présent.
01:14:41 Il n'est rien comme un bain de lézard
01:14:43 pour empêcher les rhumatismes. »
01:14:45 Par cet exploit involontaire,
01:14:48 Marcel se fit un ennemi, mais aussi un allié.
01:14:51 Il y a des compensations en tout.
01:14:53 Alphonse, le valet des curés,
01:14:55 était la bête noire d'Alvin
01:14:57 depuis certains jours
01:14:59 où il lui avait demandé en plein table
01:15:01 si elle n'allait pas bientôt fêter son jubilé.
01:15:04 Quoique la vieille fille fût dévote,
01:15:06 sa patience chrétienne n'allait pas jusqu'à souffrir
01:15:09 qu'on l'accusa d'avoir cinquante ans.
01:15:12 Ce sont là de ces offenses
01:15:14 qu'on pardonne pieusement avant d'aller à confesse,
01:15:17 mais qu'on se garde d'oublier.
01:15:19 L'aventure du sceau vit donc gagner à Marcel
01:15:22 une très haute place dans les bonnes grâces
01:15:24 de la servante en chef.
01:15:26 Elle le considéra presque comme un génie méconnu.
01:15:29 « Et c'est un bon travailleur ! »
01:15:31 pensait-elle en suivant des yeux
01:15:33 le jeune domestique qui vaquait
01:15:35 à son ouvrage tranquillement,
01:15:37 mais sans une minute de distraction
01:15:39 ou d'oisiveté.
01:15:41 « Après tout, le maître n'aura pas fait là
01:15:43 une trop mauvaise emplette.
01:15:45 Aussi bien, j'aurais pu me tranquilliser
01:15:47 tout de suite, car il n'a pas l'habitude
01:15:49 de se mettre le doigt dans l'œil,
01:15:51 notre maître. »
01:15:53 « Voilà qui est bien ! »
01:15:55 dit-elle à Marcel au moment
01:15:57 où celui-ci achevait d'empiler les bûches
01:15:59 qu'il venait de fendre et qu'on devait brûler
01:16:01 le lendemain sous les chaudières.
01:16:03 Mademoiselle Thérèse sera contente
01:16:05 de voir que tout est prêt pour sa lessive.
01:16:08 « Vous croyez qu'elle sera contente ? »
01:16:11 fit Marcel vivement.
01:16:13 « Dites-moi ce que je peux faire pour elle
01:16:15 à présent. »
01:16:17 Alvine le regarda d'un œil curieux.
01:16:19 « Je ne sais comment elle s'y prend, »
01:16:21 pensa-t-elle, « mais elle les ensorcelle
01:16:23 tous. »
01:16:25 Quoique cette réflexion fût accompagnée
01:16:27 d'un soupir assez mélancolique,
01:16:29 la grande fille n'y mêlait
01:16:31 aucun retour jaloux sur elle-même.
01:16:33 Thérèse était sa maîtresse
01:16:35 vénérée et chérie.
01:16:37 Elle l'admirait de tout son cœur
01:16:39 et trouvait très naturelle que les autres
01:16:41 ne l'aissent autant.
01:16:43 Jusque-soi, Marcel fut occupé
01:16:45 dans la cour ou à la table.
01:16:47 Au coucher du soleil,
01:16:49 il regarda d'un œil d'envie
01:16:51 la vaste pâture baignée encore d'une
01:16:53 paisible lumière, les pentes
01:16:55 gazonnées ou les sapins projetés
01:16:57 leurs grandes ombres.
01:16:59 Il fut sur le point de s'enfuir,
01:17:01 car cette heure sereine et tiède du crépuscule
01:17:03 était la sienne, sonneur de vacances
01:17:05 et de rêveries.
01:17:07 Mais la cloche du souper se fit entendre
01:17:09 et il n'osa pas écouter l'appel de la forêt.
01:17:11 Cependant,
01:17:13 lorsque le repas fut terminé,
01:17:15 tous les gens de la ferme se dispersèrent.
01:17:17 Les uns allaient s'asseoir
01:17:19 sur le pont de la grange pour fumer
01:17:21 leurs pipes de compagnie,
01:17:23 d'autres descendirent au village
01:17:25 tandis que Félix Prenel s'enfermait
01:17:27 pour régler les comptes de la journée.
01:17:29 Marcel, libre enfin,
01:17:31 mit sa flûte dans sa poche
01:17:33 et courut d'une traite jusqu'au
01:17:35 noisetier qui bordait le plateau.
01:17:37 Écartant leur branche flexible,
01:17:39 il se coula par-dessous
01:17:41 et s'assit de l'autre côté de la haie
01:17:43 au bord d'un prêt tout parfumé
01:17:45 de trèfles.
01:17:47 À ses pieds,
01:17:49 les lumières du village commençaient à briller.
01:17:51 Dans le ciel transparent,
01:17:53 une petite étoile encore solitaire
01:17:55 attendait ses soeurs
01:17:57 en scintillant et en dansant
01:17:59 comme un feu follé.
01:18:01 Marcel la regarda et eut envie
01:18:03 de lui jouer une valse pour lui apprendre
01:18:05 à danser en mesure.
01:18:07 Des notes cadencées et brillantes
01:18:09 s'élancèrent tout sitôt de la flûte,
01:18:11 jaillissant comme des fusées
01:18:13 et s'aigrenant dans le silence de la nuit.
01:18:15 Cette aire de valse n'était qu'une simple
01:18:19 ritornelle, mais les doigts habiles
01:18:21 de Marcel y brodaient des arabesques
01:18:23 qui en faisaient une charmante fantaisie,
01:18:25 capricieuse et tourbillonnante
01:18:27 comme à la danse de la petite étoile.
01:18:29 Thérèse,
01:18:31 assise sur le banc du jardin,
01:18:33 écoutait cette musique étrange,
01:18:35 presque sans oser respirer,
01:18:37 tant elle craignait de perdre
01:18:39 une seule des notes que le vent lui apportait
01:18:41 par bouffée. Cela ne ressemblait
01:18:43 à rien de ce qu'elle avait entendu
01:18:45 jusqu'alors.
01:18:47 « Je voudrais danser cette valse-là ! »
01:18:49 dit-elle tout à coup à demi-voix.
01:18:51 « Espérons que tu auras bientôt ce plaisir, »
01:18:55 répondit quelqu'un derrière elle.
01:18:57 C'était son père,
01:18:59 qui venait d'ouvrir la croisée
01:19:01 et qui, sonné maintenant dans l'embrasure,
01:19:03 prétend aussi l'oreille à la sérénade.
01:19:05 « Je ne suis pas connaisseur, » reprit-il.
01:19:09 « Le maître d'école assurait toujours
01:19:11 que je n'avais pas d'oreille.
01:19:13 Pourtant, il savait bien le découvrir
01:19:15 quand il s'agissait de me les tirer.
01:19:17 Mais il n'est pas besoin de savoir
01:19:19 le plein chant pour entendre
01:19:21 que ce garçon-là fait merveille avec sa flûte.
01:19:23 Qu'en dis-tu, Thérèse ?
01:19:25 « Vous m'empêchez d'entendre, »
01:19:27 fit-elle à voix basse.
01:19:29 La dernière note venait de s'éteindre,
01:19:31 mais l'air semblait encore vibrer
01:19:33 en musique autour de Thérèse.
01:19:35 Quelques minutes après,
01:19:37 Marcel entrait dans la cour,
01:19:39 craignant de s'être attardé
01:19:41 et d'avoir encouru
01:19:43 le déplaisir de son maître.
01:19:45 Il fut bien étonné de voir
01:19:47 mademoiselle Thérèse sortir du jardin
01:19:49 à sa rencontre.
01:19:51 « Marcel, » dit-elle,
01:19:53 « et son ton n'avait plus rien
01:19:55 de la condescendance un peu dédaigneuse
01:19:57 avec laquelle elle lui avait parlé
01:19:59 le matin. Quel beau concert
01:20:01 vous nous avez donné ! »
01:20:03 Le jeune homme se troubla,
01:20:05 car il ne lui était jamais venu à l'esprit
01:20:07 qu'on écoutât sa musique.
01:20:09 « Vous jouerez pour moi
01:20:11 tous les soirs, n'est-ce pas ? »
01:20:13 reprit-elle avec chaleur.
01:20:15 Ces deux mots « pour moi »
01:20:17 lui étaient montés aux lèvres
01:20:19 sans qu'elle y pensa, car la simple
01:20:21 et fière Thérèse ignorait
01:20:23 toute coquetterie. Mais elle
01:20:25 sentait instinctivement que,
01:20:27 seule parmi les gens de la ferme,
01:20:29 elle saurait apprécier à sa juste
01:20:31 valeur la musique toute poétique
01:20:33 qu'elle venait d'entendre.
01:20:35 « Pour vous,
01:20:37 je voudrais faire quelque chose
01:20:39 de plus difficile, » répondit
01:20:41 Marcel en la regardant de ce même
01:20:43 regard subitement éclairé
01:20:45 qu'il avait eu le matin.
01:20:47 « Ah, ça ! »
01:20:49 se demandait Félix Pronel, qui écoutait
01:20:51 ce dialogue en fixant son oeil
01:20:53 observateur sur les deux jeunes gens
01:20:55 debout tout près de lui, à la porte
01:20:57 du jardin. « Est-ce qu'il en
01:20:59 tiendrait aussi, celui-là ?
01:21:01 C'est bon à savoir. Je ferai
01:21:03 jouer cette corde à l'occasion.
01:21:05 Thérèse a beau regimber,
01:21:07 elle me rend de fiers services, ma grande
01:21:09 et belle fille. »
01:21:11 Ce soir-là,
01:21:13 tout le monde à la ferme, sauf
01:21:15 le valet d'écurie qui ruminait des projets
01:21:17 de vengeance, tout le monde s'endormit
01:21:19 d'un cœur satisfait.
01:21:21 Félix Pronel n'avait pas perdu
01:21:23 sa journée. Il se décernait
01:21:25 un témoignage d'excellence et
01:21:27 quand il ferma les yeux, ses premiers
01:21:29 songes lui montrèrent une multitude
01:21:31 de pièges auxquels de nazis
01:21:33 oisillons se laissaient prendre.
01:21:35 Marcel, dans la chambrette
01:21:37 où deux autres domestiques
01:21:39 dormaient déjà à poing fermé,
01:21:41 repassait en esprit les événements
01:21:43 de cette journée mémorable
01:21:45 où le sentier uniforme de sa vie
01:21:47 avait fait un si brusque tournant.
01:21:49 Il pensait à sa mère
01:21:51 et il se disait que de ses premiers
01:21:53 gains, il prierait M. le curé
01:21:55 de célébrer une messe pour le repos
01:21:57 éternel de sa pauvre âme.
01:21:59 « Elle est toute seule
01:22:01 là-bas dans la nuit, se disait-il.
01:22:03 Oh, mère, mère ! »
01:22:05 Cependant,
01:22:07 son chagrin ne ressemblait plus
01:22:09 au désespoir morne qui s'était
01:22:11 emparé de lui le matin au cimetière.
01:22:13 Il ne se sentait plus
01:22:15 abandonné comme un pariat au milieu
01:22:17 de ce vaste monde. Il avait trouvé
01:22:19 quelqu'un qui l'aimait un peu
01:22:21 ou plutôt, ce qui lui était bien
01:22:23 plus nécessaire, il avait trouvé
01:22:25 quelqu'un à aimer.
01:22:27 Pour la première fois de sa vie peut-être,
01:22:29 il eut hâte de voir venir le lendemain.
01:22:31 « Qu'est-ce que je pourrais
01:22:33 bien faire pour elle ? »
01:22:35 Fut sa dernière pensée avant de s'endormir.
01:22:37 Thérèse ne se doutait pas
01:22:41 de l'ardendezvousment qu'avait fait naître
01:22:43 une bonne parole dans le cœur du
01:22:45 pauvre garçon qui en avait été
01:22:47 si longtemps sevré.
01:22:49 Mais peut-être en pressentait-elle quelque chose
01:22:51 par l'effet de ce mystérieux
01:22:53 magnétisme qui, parfois,
01:22:55 nous en sert comme d'un courant de sympathie.
01:22:57 Sans bien savoir pourquoi,
01:22:59 elle avait le cœur léger
01:23:01 ce soir-là, tandis qu'elle défaisait
01:23:03 les longues tresses de ses cheveux bruns.
01:23:05 Un sourire inaccoutumé
01:23:07 errait sur sa bouche sérieuse.
01:23:09 La musique de Marcel l'avait
01:23:11 délivrée pour un moment des lourdes
01:23:13 chaînes de contraintes qu'elle portait
01:23:15 habituellement. Elle avait retrouvé
01:23:17 sa nature spontanée et presque
01:23:19 enthousiaste d'autrefois.
01:23:21 Cela lui avait fait un bien infini.
01:23:23 « Je ne sais ce que
01:23:25 j'ai ce soir, » pense-t-elle.
01:23:27 « Il me semble que je chanterai volontiers.
01:23:29 Cependant, j'ai pour
01:23:31 demain deux gros ennuis en
01:23:33 perplexive, noces et lessives. »
01:23:35 FIDA.