• il y a 10 mois
Nous recevons aujourd'hui Ksenia Bolchakova, journaliste d'investigation, prix Albert Londres en 2022 pour son documentaire "Wagner, l'armée de l'ombre de Poutine" et Anna Colin Lebedev, politologue spécialiste de la société post-soviétique.

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Transcription
00:00 Nous revenons donc sur la disparition d'Alexei Navalny, l'opposant russe qui est décédé aujourd'hui.
00:06 Ce sont les services pénitentiaires russes qui ont annoncé cette information tout à l'heure,
00:11 peu après midi. Alexei Navalny qui était détenu depuis deux mois dans une colonie pénitentiaire dans le nord de la Russie,
00:17 tout près de l'Arctique. Nous allons y revenir avec nos invités.
00:22 J'accueille Ksenia Bolshakova. Bonjour.
00:23 Bonjour.
00:24 Vous êtes journaliste d'investigation, ancienne correspondante à Moscou.
00:28 Vous avez reçu le prix Albert Londres pour votre documentaire "Wagner, l'armée de Londres de Poutine".
00:35 Nous sommes en ligne également avec la politologue Anna Collin-Lebedef. Bonjour.
00:40 Bonjour.
00:40 Et merci d'être avec nous dans ce 13/14 sur France Inter.
00:43 Ksenia Bolshakova, vous aviez rencontré, vous avez pu rencontrer Alexei Navalny ces dernières années ?
00:49 Vous aviez eu l'occasion de le rencontrer ?
00:50 Alors ces dernières années, ça aurait été très compliqué de le rencontrer parce qu'entre sa convalescence en Allemagne,
00:55 après l'empoisonnement et puis son retour en Russie où il a été tout de suite emprisonné,
00:59 je pense qu'on a très peu de gens ont eu l'occasion de le rencontrer.
01:02 Avant, évidemment.
01:02 Avant, évidemment, quand j'étais correspondante à Moscou de 2010 à 2016,
01:08 j'avais couvert notamment sa campagne pour la mairie de Moscou qui le briguette à l'époque.
01:14 On l'avait beaucoup suivi aussi à l'époque des grandes manifestations de l'opposition de l'hiver 2011-2012.
01:19 Et c'était un homme extrêmement charismatique qui a engueulé foule, qui arrivait à fédérer autour de lui
01:27 et qui a su très très vite monter une équipe autour de lui pour vraiment créer une vraie concurrence à Vladimir Poutine.
01:37 En tout cas, essayer de monter un parti, essayer d'avoir aussi des bureaux dans les régions,
01:41 ce que ne faisaient pas tous les opposants politiques à l'époque.
01:44 Donc on l'avait pas mal subi à cette époque-là.
01:47 - Il était conscient des risques, évidemment, qu'il encourait en Russie ?
01:51 - Complètement. Il l'a eu avant l'empoisonnement.
01:54 Il avait déjà passé pas mal de temps en prison.
01:56 Il a été harcelé par les services de justice et de police russes et par les services de renseignement.
02:05 C'est quelqu'un qui était totalement conscient des risques qu'il prenait.
02:08 Et d'ailleurs, c'était toute la question qui s'était posée à son retour d'Allemagne.
02:12 Quand il avait déjà été victime d'un empoisonnement, qu'il s'était remis sur pied,
02:15 beaucoup de gens lui disaient qu'il ne faut absolument pas revenir en Russie
02:18 parce que c'est sûr qu'il signait là son arrêt de mort.
02:20 Et ce qu'on a appris aujourd'hui, c'est finalement le résultat de ce processus.
02:27 Et c'est un choc. C'est un choc absolu.
02:30 - Vous parliez, Ksenia Bolshakova, de cette campagne pour la mairie de Moscou.
02:34 C'était il y a un peu plus de 10 ans, 2013.
02:36 Alexei Navanni qui fait campagne. Je vous propose d'écouter l'un de ses discours.
02:41 - Devant la foule, meeting au parc Sokolnikny.
02:52 Donc à Moscou, il avait recueilli 27% des voix lors de ces élections.
02:58 Et il avait accusé le pouvoir de falsification.
03:03 Courage physique d'Alexei Navanni, Ksenia Bolshakova.
03:07 - Énormément de courage. Et puis surtout, c'était vraiment un challenger sérieux.
03:11 Donc à partir du moment où il récolte plus de 20% des voix à un scrutin aussi important que celui de la mairie de Moscou,
03:18 je pense que les autorités ont tout de suite compris que c'était plus ce petit juriste, blogueur,
03:25 qui faisait des petites vidéos sur internet et qui avait quelques partisans,
03:31 mais que c'était vraiment un challenger sérieux et un homme politique sérieux.
03:34 Qui pouvait faire de l'ombre à Vladimir Poutine éventuellement.
03:36 Donc oui, le pouvoir a évidemment pris peur.
03:41 Il en est venu à... Désolée, je suis hyper émue.
03:44 - On sent votre émotion, mais c'est ce que j'allais dire.
03:46 - J'essaye de revenir sur la vie de cet homme.
03:48 - Et c'est difficile à faire.
03:50 - C'est assez difficile à faire parce que je n'arrête pas de penser au fait qu'il est mort.
03:52 Donc il y a vraiment ce moment de choc.
03:54 Et je pense que j'ai pu tout à l'heure discuter un petit peu avec mes confrères qui sont en ce moment en Russie,
04:00 les correspondants de médias français.
04:01 Et tout le monde a eu exactement la même réaction.
04:04 Ils sont tous tombés de notre chaise.
04:06 - Malgré le fait qu'il était quand même dans une situation difficile,
04:09 dans cette colonie pénitentiaire dont on sait la dureté des conditions de détention.
04:15 Il n'y avait pas de préparation, si je puis dire, ou d'anticipation de se dire
04:19 "Voilà, maintenant qu'il est dans cette situation, ça va mal se terminer".
04:22 - Je pense que très naïvement, on avait tous l'espoir de voir Navalny devenir un peu le Mandélarus.
04:28 De sortir au bout de 20 ans de prison et puis de reprendre le pouvoir.
04:31 Et de changer le pays dans le bon sens du terme.
04:33 Donc il y avait quand même cette espèce de petite lueur d'espoir qui était toujours là.
04:37 Et les conditions étaient certes très dures.
04:40 Il y a deux jours, par la voix de ses avocats, Alexei Navalny avait fait savoir
04:44 qu'il était encore placé à l'isolement.
04:46 Et au total, je crois sur l'année dernière, il a dû passer 297 jours à l'isolement dans une prison
04:50 qui est déjà en soi très très... où les conditions sont très dures.
04:54 Et pour autant, il est apparu hier, ça c'est une petite vidéo que j'ai vue en arrivant ici,
04:59 en rejoignant le studio, un site qui suit toutes les affaires judiciaires en Russie
05:04 a publié un petit extrait de son audience qui s'est fait par visioconférence avec un tribunal russe.
05:10 Et on y voit un Alexei Navalny plutôt jovial, qui fait des blagues, qui sourit, qui parle fort,
05:16 qui a une vraie présence, malgré sa maigreur, malgré son état physique détérioré.
05:21 Il avait l'air plutôt bien.
05:23 Donc cette image contraste avec l'annonce de sa mort aujourd'hui suite à un malaise et suite à un coma.
05:29 Ces annonces sont aussi extrêmement choquantes.
05:32 Et beaucoup de gens dans son entourage, beaucoup d'opposants politiques, de journalistes russes,
05:37 de personnes qui suivent évidemment cette actualité de près,
05:40 beaucoup se disent que c'est clairement un assassinat politique.
05:42 Il a dû se passer quelque chose d'extrêmement grave aujourd'hui.
05:45 Et on peut souligner sa manière de s'exprimer aussi.
05:48 On parlait de son charisme, une manière, l'ironie et l'humour.
05:51 Et il avait fait transmettre une lettre, c'était juste avant ou juste après Noël, me semble-t-il,
05:57 dans laquelle il disait "Je suis votre nouveau père Noël".
05:59 Évidemment plein d'ironie, même dans ces conditions très difficiles de détention.
06:05 Anna Collin-Lebedev, vous êtes avec nous, politologue spécialiste de la société post-soviétique.
06:09 Quelle était l'influence au fond d'Alexei Navalny dans la société russe ?
06:13 Est-ce que d'ailleurs tous les russes connaissaient son existence ?
06:17 Alors effectivement, le capital politique d'Alexei Navalny a été très variable sur ces dernières années.
06:24 Où il a essayé avant tout, il a essayé de faire deux choses.
06:27 Il a essayé effectivement d'être visible et de représenter cette alternative aux yeux de la population russe.
06:34 Et sa participation aux campagnes électorales a montré qu'effectivement,
06:37 il répondait à une demande de changement, et notamment dans les grandes villes,
06:42 et notamment auprès des russes les plus jeunes.
06:45 Mais il est vrai que le pouvoir a tout fait pour l'invisibiliser le plus possible,
06:50 et pour le rendre le plus inconnu possible aux russes ordinaires,
06:53 en ne le montrant jamais par exemple dans les émissions de télévision,
06:56 en ne mentionnant pas son nom, en minimisant complètement sa carrure,
07:00 en le traitant comme le disait Ksenia, de "blogueur insignifiant".
07:06 Alors c'est vrai que les russes étaient dans la décennie 2000-2010, à peu près un tiers,
07:11 à ne jamais avoir entendu parler d'Alexei Navalny dans les enquêtes d'opinion publique.
07:15 Puis ce chiffre a considérablement baissé, et un grand nombre de russes connaissaient cet homme politique,
07:21 que leur vision soit positive ou non de son action.
07:25 Mais il est vrai qu'on a constaté également que depuis le début de l'invasion russe de l'Ukraine,
07:32 et surtout depuis l'emprisonnement d'Alexei Navalny,
07:34 l'invisibilisation avait à nouveau continué à apporter ses fruits au sein de la population russe.
07:40 Et en janvier 2023, ils étaient à peu près 22-23% à n'avoir jamais entendu parler de lui,
07:48 et ce chiffre montait jusqu'à 24% parmi les russes d'âge moyen, de 30-50 ans.
07:54 Donc on peut s'interroger sur la manière avec laquelle cette information va être reçue en Russie,
07:59 et perçue par la population ?
08:01 Alors, effectivement, je pense que l'information ne circulera pas à l'intérieur du pays
08:05 de la même manière qu'elle circule chez nous.
08:08 Elle ne fera peut-être pas les unes, probablement pas les unes,
08:11 certainement pas les unes des journaux télévisés, des chaînes qui sont contrôlées par l'État.
08:16 Néanmoins, je pense que pour les russes qui sont opposés au pouvoir,
08:20 c'est une information extrêmement importante, et c'est un choc énorme.
08:26 Et surtout, en fait, le pouvoir russe ayant eu cette stratégie d'expulser ses opposants à l'étranger,
08:31 notamment depuis le début de l'agression,
08:34 je pense qu'au sein des communautés russes et des groupes de russes dans la diaspora,
08:39 là aussi, le choc sera monumental.
08:42 Ce qu'avaient réussi à faire Alexé et Navalny,
08:45 c'est quelque chose qu'aucun autre, je dirais, représentant de la classe politique russe
08:49 n'avait réussi à faire dans l'opposition, c'est structurer un mouvement.
08:54 Le mouvement anticorruption de Navalny était visible,
08:57 était identifiable, était reconnu,
08:59 et disposait par exemple de bureaux dans beaucoup de régions de Russie.
09:04 Navalny circulait à l'intérieur du pays,
09:07 et je dirais qu'il avait aussi la capacité à regrouper autour de lui
09:11 un certain nombre de personnalités actives dans les régions russes.
09:15 Et puis la lutte contre la corruption, c'est un mot d'ordre qui parle pour beaucoup de russes.
09:19 Alors la lutte contre la corruption parle effectivement plus que d'autres thèmes,
09:25 plus que le thème par exemple de la démocratisation ou de l'alternance politique.
09:29 Plus que la guerre peut-être ?
09:31 Si vous voulez, la question de la lutte contre la corruption,
09:36 Navalny et son cercle n'avaient pas eu la possibilité, depuis le début de la guerre en réalité,
09:42 de s'exprimer publiquement dans l'espace public russe.
09:44 Toute critique de la guerre était défendue,
09:46 et par ailleurs les gens de l'équipe de Navalny ont eux-mêmes fait l'objet de répression assez féroce.
09:53 Le thème de la corruption concerne-t-il plus les russes que celui de la guerre ?
09:59 On n'aura pas eu du vivant de Navalny la possibilité de répondre à cette question.
10:04 Mais je dirais que cette thématique touchait effectivement pas mal de russes,
10:10 mais moins qu'on ne pourrait l'imaginer dans nos sociétés,
10:13 dans la mesure où dans la société russe, l'idée d'un certain niveau de corruption acceptable,
10:19 mais surtout l'idée que quand on est au pouvoir, on s'en met les poches,
10:23 ça fait partie du naturel de l'acteur politique, était plutôt répandue.
10:29 Cette mort intervient le jour où débute le procès à Moscou d'un autre dissident russe,
10:34 Oleg Orlov, qui a reçu le prix Nobel de la paix,
10:38 et qui a profité de sa sortie du tribunal pour dénoncer, je le cite,
10:42 un crime du régime de Vladimir Poutine, lorsqu'on lui a appris qu'Alexei Navalny
10:46 était mort en détention ce matin.
10:49 Ksenia Bolshakova, on a entendu votre émotion il y a quelques minutes.
10:52 Est-ce que vous aviez compris lorsque Alexei Navalny, empoisonné, soigné en Allemagne,
10:59 avait fait le choix de revenir, de rentrer en Russie ?
11:03 Oui, j'avais compris ce choix parce qu'il y a eu aussi une autre tradition de la dissidence en Russie,
11:09 c'est qu'on ne peut pas vraiment être dans l'opposition politique si on est hors Russie.
11:13 C'est-à-dire que toutes les figures de l'opposition russe,
11:16 qui à un moment donné dans leur vie ont choisi d'être dans l'opposition, mais depuis l'étranger,
11:21 n'ont eu un impact extrêmement limité sur la population russe,
11:25 et absolument aucune autorité, entre guillemets.
11:28 Donc les Russes ne reconnaissent pas les dissidents ou les opposants qui quittent le pays.
11:33 Et donc pour Alexei Navalny, c'était primordial, c'était très important.
11:36 Il n'y avait pas le choix.
11:37 Il n'y avait pas le choix.
11:38 Pour être opposant, il fallait être dans le pays.
11:39 Pour être opposant, il fallait rentrer au pays.
11:41 Et pour être opposant, pour avoir un avenir politique dans ce pays-là,
11:44 et envoyer un signal aussi aux Russes, c'était de dire "je n'ai pas peur de ce régime,
11:48 et je vais l'affronter de toutes mes forces jusqu'au bout".
11:50 Et donc c'était une folie d'une certaine façon,
11:53 parce que tout le monde lui disait "tu signes là ton arrêt de mort, c'est sûr".
11:56 Et d'un autre côté, ses ambitions politiques n'en étaient pas moins diminuées après son empoisonnement.
12:02 Au contraire, il avait vraiment envie d'aller plus loin.
12:05 Et je pense que c'est vraiment un dilemme.
12:10 C'est très compliqué comme situation.
12:12 Il a dû réfléchir à ça, et il savait très bien qu'il n'avait pas d'avenir politique en dehors du pays.
12:18 C'est un choix totalement conscient.
12:20 Il l'avait d'ailleurs expliqué lui-même, que c'était pour le bien du pays qu'il faisait ça,
12:25 et parce qu'il n'y avait pas d'autre solution.
12:27 On ne pouvait pas faire de la politique russe en étant à l'étranger.
12:30 Est-ce qu'on peut dire, Anna Colin-Lebedev,
12:34 ou envisager ce qui reste aujourd'hui de l'organisation d'Alexei Navalny,
12:38 une fois disparu son fondateur,
12:40 il y a encore des opposants présents qui se parlent, qui constituent un réseau ?
12:44 Je pense que le mouvement lui-même ne disparaît pas avec Alexei Navalny,
12:49 qui par ailleurs, à titre personnel, du fait de son emprisonnement,
12:52 n'était plus présent à la tête du mouvement.
12:55 Il sera plus que jamais un symbole de la résistance,
12:58 à partir de maintenant, pour un certain nombre de Russes.
13:03 Je pense qu'aujourd'hui, effectivement, la question qui se pose,
13:06 c'est celle de la possibilité de la structuration d'un mouvement ou d'une opposition
13:10 à l'intérieur du pays.
13:12 Parce que bien évidemment, un certain nombre de personnes dans son équipe
13:16 ont été forcées à partir,
13:18 et leur message, comme le soulignait très bien Ksenia,
13:21 porte d'autant moins qui sont loin du pays.
13:25 Mais je dirais que, en dépit des tentatives du pouvoir,
13:33 et surtout en prévision de l'élection présidentielle qui va avoir lieu dans un mois,
13:39 d'étouffer tout mécontentement,
13:43 les mécontentements sont bien là et trouvent des manières de s'exprimer.
13:46 Et l'équipe de Navalny, qui va parler non pas de politique, non pas de guerre,
13:51 mais qui va parler aux Russes ordinaires de sa vie quotidienne, a un impact.
13:56 Merci à toutes les deux d'avoir participé à ce 13-14
14:00 et d'avoir réagi à la disparition de l'opposant russe Alexei Navalny ce matin.
14:03 Je remercie Anna Colin, les BDF.
14:05 Merci également à Ksenia Bolchakova, à 13h45 sur Inter.

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