Camille Kouchner - La Familia Grande: Un Récit Révélateur d'un Secret Familial

  • il y a 7 mois
Le livre "La Familia Grande" de Camille Kouchner, publié en janvier 2021, est un récit autobiographique bouleversant qui raconte l'inceste dont elle a été victime de la part de son beau-père, Olivier Duhamel, lorsqu'elle était adolescente.

Ce livre a eu un impact considérable en France en brisant le silence autour de l'inceste et en libérant la parole des victimes. Il a également contribué à mettre en lumière les dérives et les abus de pouvoir au sein de certaines élites intellectuelles et politiques.

Le récit de Camille Kouchner est à la fois précis et poignant. Elle décrit avec justesse les mécanismes de l'emprise et les sentiments de culpabilité et de honte qui sont souvent ressentis par les victimes.

Le livre est également une charge contre le silence et l'omerta qui ont entouré son histoire pendant de nombreuses années. Camille Kouchner dénonce l'attitude de sa famille et de ses amis qui ont préféré protéger son beau-père plutôt que de la croire et de la soutenir.

"La Familia Grande" est un livre important et courageux qui a permis de faire avancer la cause des victimes d'inceste et de briser les tabous qui entourent encore ce sujet.

Voici quelques éléments qui font de ce livre un moment unique :

Un récit autobiographique bouleversant et courageux
Un témoignage important sur l'inceste et ses conséquences
Un livre qui a eu un impact considérable en France
Une contribution à la libération de la parole des victimes
Un cri contre le silence et l'omerta

Si vous souhaitez vous informer sur l'inceste et comprendre les souffrances des victimes, je vous encourage à lire "La Familia Grande" de Camille Kouchner.

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Transcript
00:00 ...
00:10 -Bonjour, Camille Kouchner.
00:11 -Bonjour.
00:13 -Vous êtes avec nous pour nous parler de la familia grande
00:17 qui est sortie aux éditions du Seuil.
00:19 La 1re question que j'ai envie de vous poser,
00:22 c'est, c'est quoi la définition de la famille
00:24 aujourd'hui pour vous, Camille Kouchner ?
00:27 -La définition de la famille ?
00:29 J'ai une vision de la famille et j'ai une vision de ma famille,
00:33 mais c'est plus une vision qu'une définition.
00:36 Je vois bien les petites têtes et les grandes têtes
00:39 qui la composent, mais je sais pas si je saurais
00:41 en donner une définition.
00:43 C'est...
00:44 L'amour et la confiance.
00:48 -C'est ça qui a été brisé ?
00:50 -Euh...
00:53 Ah, oui, ouais.
00:55 L'amour, je sais pas si ça a été brisé,
00:57 mais la confiance, oui.
00:59 Et quand on est petit, c'est la confiance en soi, avant tout.
01:03 C'est ça qui est triste,
01:05 c'est que la confiance en les autres,
01:08 on peut la relativiser, on peut parfois avoir
01:11 une grande confiance en quelqu'un, un peu moins, etc.
01:15 Mais la confiance en soi, quand on est petit,
01:17 c'est dommage de la briser.
01:19 C'est ça qui a été brisé.
01:20 -Dans votre livre, il y a beaucoup de pudeur et une justesse,
01:24 une précision assez remarquable
01:27 de ce que vous ressentez, du contexte que vous décrivez.
01:31 Euh...
01:32 Quand vous avez écrit ce livre, Camille Kouchner,
01:36 est-ce que la question du rythme est apparue ?
01:40 Parce que vous écrivez calmement ce que vous décrivez comme un chaos.
01:44 Et donc, c'est très intriguant à la lecture,
01:48 parce que vous êtes d'un calme absolument étonnant
01:52 et vous racontez que vous avez grandi dans un univers
01:56 qui a quand même battu le chaud et le froid en permanence.
01:59 Est-ce que ce livre, c'était un endroit pour trouver votre place ?
02:03 -Je pense, oui, c'est pour trouver ma voix,
02:08 V-O-X, quoi.
02:09 Et je sais pas si...
02:12 Oui, je pouvais donner cette voix uniquement dans le calme.
02:17 D'ailleurs, je l'ai trouvée qu'à ce moment-là.
02:20 J'ai essayé de...
02:22 Euh... Ouais.
02:24 De...
02:25 Il a fallu que je comprenne beaucoup de choses pour trouver ce calme-là.
02:29 Et ce que j'ai compris, je crois,
02:31 c'est qu'il fallait rendre compte...
02:35 Enfin, il fallait...
02:37 Il fallait que j'essaye de rendre compte du chaos
02:39 dans le plus grand calme possible,
02:40 parce que c'est un chaos qui génère tellement d'émotions,
02:46 en tout cas, qui...
02:47 Oui, potentiellement génère tellement d'émotions chez autrui
02:51 qu'on ne peut le présenter que dans le calme.
02:54 Et puis c'est peut-être ma manière de l'appréhender.
02:57 Je...
02:59 Dès que je suis trop émue, moi, j'arrive plus à rien faire.
03:02 - Sauf à écrire ? - J'ai mis du temps.
03:04 - Pardon ? - Sauf à écrire ?
03:07 Si vous êtes trop émue.
03:09 En tout cas, j'ai écrit avec...
03:13 Parfois, dans des moments de très grande émotion.
03:17 Mais il y a des moments où même ça, j'arrive pas à le faire.
03:20 Il y a une espèce de paralysie qui...
03:23 Pour tout, il faut que ça se calme, puis après, ça va.
03:26 Vous écriviez avant d'écrire ce livre pour vous,
03:29 pour prendre des notes, pour vous défouler.
03:33 Vous avez toujours écrit ?
03:35 On peut pas dire ça.
03:38 Je suis juriste, moi, j'ai écrit en droit.
03:41 Alors c'est pas la même manière d'écrire.
03:45 Mais il y a quand même quelque chose qui est de...
03:49 La nécessaire qualification des choses,
03:52 qui relève même d'une espèce de tentative de traduction.
03:56 En droit, c'est un langage et un vocabulaire spécifiques
04:00 pour essayer de traduire le réel, les faits.
04:03 Et donc ça, j'ai essayé de le faire
04:05 quand je faisais du droit.
04:08 Et pour ce qui concerne cet aspect-là plus littéraire des choses,
04:13 non, c'est quand...
04:15 Le livre, il s'est écrit d'un trait, d'une certaine manière.
04:20 J'ai commencé à écrire et j'ai pu arrêter.
04:23 Quand vous avez commencé à écrire, vous aviez envie de prendre la parole
04:27 ou vous aviez besoin de poser des choses à un endroit ?
04:30 J'avais besoin de poser des choses à un endroit
04:35 et je savais pas où j'allais.
04:37 Je...
04:38 C'était des petites touches, ça s'est pas arrêté.
04:42 J'ai écrit, puis j'ai écrit, puis j'ai continué à écrire.
04:45 Et c'était des petites touches
04:47 qui étaient pas forcément linéaires,
04:50 mais j'avais besoin de poser des choses.
04:52 Et puis, au fur et à mesure,
04:54 je me suis dit... Je crois que je me suis dit,
04:57 "Mais je suis en train de dire quelque chose, là."
05:00 Grâce à ces petites touches-là.
05:03 C'est plutôt dans ce sens-là que ça s'est fait.
05:05 Et quand j'ai trouvé une espèce de cohérence
05:07 parmi ces petites touches-là, je me suis dit,
05:10 "Ah, voilà, là, il y a un propos dont j'ai envie de rendre compte."
05:15 -Et le droit, c'était aussi une façon de vous exprimer autrement,
05:18 de vous défendre, de vous préparer à vous défendre,
05:22 de défendre d'autres,
05:24 le choix d'avoir choisi cette voie-là.
05:27 Vous avez l'impression qu'elle était liée aussi à une nécessité ?
05:30 -Une nécessité, oui, mais plutôt de comprendre le monde.
05:35 C'est pas tellement de défendre
05:38 ou parce que je crois que j'étais trop fragile
05:40 pour me dire que je pouvais m'emparer
05:44 d'une cause et de défendre quelque chose.
05:48 En revanche, j'essayais de comprendre le monde.
05:50 Je me suis dit, c'est peut-être un vocabulaire, une grammaire,
05:53 une traduction du réel qui va me permettre de rendre intelligible
05:57 ce que je ne comprends pas.
05:59 Et ça n'est pas le cas. Voilà, ça n'est pas le cas.
06:03 -Ça marche pas ?
06:04 -Pas sur moi.
06:06 -Vous écrivez dans votre livre que vous avez grandi
06:09 dans un univers dans lequel, finalement, tout se dit,
06:12 mais rien ne s'explique, jamais.
06:15 Donc... -Oui ?
06:17 -Allez-y.
06:18 -Non, mais c'est ça.
06:19 C'est-à-dire qu'accoler des mots les uns avec les autres
06:24 et ne pas se satisfaire du sens
06:27 que la personne qui les donne
06:31 entend vous transmettre.
06:35 C'est-à-dire que je donne quelques mots les uns après les autres
06:38 et t'es censée tout comprendre.
06:40 Et moi, non.
06:42 C'est des choses que j'ai tellement pas comprises.
06:45 -Camille Kouchner, est-ce que vous avez eu l'impression
06:48 d'être en permanence sous pression ?
06:50 Parce que quand on lit votre livre,
06:52 moi, j'ai noté plusieurs fois quand même
06:55 qu'on attend de vous beaucoup.
06:58 "Sois plus forte, toi.
07:00 "Il faut que tu comprennes sans que je t'explique.
07:04 "Fais des études de cette façon-là.
07:06 "Ne dis rien, n'interviens pas."
07:09 Est-ce que vous avez eu cette sensation, vous,
07:11 d'avoir été sous pression, tellement sous pression
07:14 qu'à un moment donné, ça n'a fait que...
07:18 finalement vous contenir dans une peur permanente ?
07:21 -Ah bah oui, absolument.
07:24 Si j'ai réussi à retranscrire ça...
07:27 Oui, je pense qu'a posteriori, quand je regarde le chemin,
07:31 je me dis, mais quelle pression en permanence
07:34 d'essayer de tenir une place
07:37 qui m'était assignée et que je n'avais pas choisie.
07:42 Parce que justement, je n'avais pas le sens.
07:45 Je ne comprenais pas, en fait,
07:47 où j'étais censée aller, où j'étais censée arriver.
07:50 Alors, "sois forte, parle, ne parle pas,
07:55 "ne sois pas triste,
07:57 "absorbe le choc."
07:59 Bon, je l'ai fait,
08:01 mais sans beaucoup de convictions.
08:04 Je me suis un peu exécutée.
08:06 -Vous avez écrit aussi, à un moment donné,
08:09 que votre mère vous ordonnait le chagrin doucement.
08:12 Ça veut dire quoi ?
08:15 -Je crois que j'écris "elle ordonnait mon chagrin" à nouveau,
08:20 mais c'est-à-dire que c'est comme si elle agençait...
08:23 Elle agençait...
08:25 ma vie, elle organisait les choses pour moi,
08:29 y compris le chagrin.
08:30 Donc j'insiste là-dessus, parce que je pense que le chagrin,
08:33 c'est quand même une des choses les plus personnelles.
08:37 Et donc l'autre n'est pas censé pouvoir agencer ça pour vous.
08:41 Vous expliquer quand est-ce que vous devez être triste,
08:44 quand est-ce que vous ne devez pas l'être,
08:46 pourquoi vous l'êtes, pourquoi vous ne l'êtes pas.
08:49 Quand on est parent, peut-être on est tenté de le faire
08:52 avec ses enfants, parce qu'on voudrait leur éviter de souffrir
08:55 et leur dire "non, mais là, il ne faut pas souffrir,
08:58 "parce que regarde, on peut s'en sortir comme ça,
09:01 "en voyant les choses autrement."
09:03 Mais là, c'était "les choses sont telles qu'elles sont
09:05 "et je te demande de ne pas souffrir."
09:08 -Vous écrivez "je me laisse faire, je me dissous".
09:11 C'est-à-dire qu'on voit bien que du coup...
09:13 Est-ce que vous avez une sensation d'avoir été à côté de votre vie
09:17 pendant de longues années ?
09:18 -Euh...
09:21 Oui et non. C'est-à-dire que oui, j'ai l'impression que...
09:28 En tout cas, c'est pas moi qui menais cette vie-là,
09:31 mais en même temps, j'ai toujours eu l'impression
09:34 qu'il y avait une petite voix au fond qui était là, quoi,
09:37 et qui savait que...
09:40 que ça se terminerait pas comme ça,
09:45 et que j'allais...
09:47 J'étais là, en fait.
09:49 Peut-être que j'étais en veille, peut-être que je veillais
09:53 pour pouvoir, à un moment donné, avoir ma propre parole,
09:56 avoir ma propre cohérence, etc.
10:00 J'ai pas totalement disparu.
10:01 Il y avait quelqu'un qui était là, mais j'étais mise en sommeil.
10:05 -Est-ce que vous parliez avec votre frère ?
10:07 -J'ai toujours parlé avec mon frère.
10:09 Toujours, toujours.
10:11 -Dans votre livre, on voit bien que la relation
10:14 entre votre mère et votre tante
10:16 est quasiment une géméléité.
10:19 -Elles étaient très unies.
10:24 C'est un des fils directeurs aussi de ce récit.
10:29 Et d'ailleurs, c'est assez amusant.
10:32 Je le vois avec mes propres enfants, aujourd'hui.
10:35 Ils m'expliquent qu'on a le droit d'être en désaccord
10:38 quand on est frère et sœur, qu'on a le droit d'être en rivalité.
10:41 Voilà, ils me montrent la liberté, d'une certaine manière.
10:46 J'en parle beaucoup, mais la liberté d'être soi
10:49 et de pas forcément être prise au piège
10:51 d'une relation fraternelle
10:53 ou de relation entre les deux sœurs.
10:56 Et en effet, ma mère était très liée avec sa sœur,
11:01 c'est ce que j'essaye d'expliquer.
11:03 Ma mère a essayé de me transmettre cette relation, ce lien-là,
11:07 qui, pour moi, en réalité, est un peu un nœud plus qu'un lien.
11:11 Oui, ça ressemble à de la gémélité, oui.
11:15 -Est-ce que, comme cette relation ressemble à une géméléité,
11:20 elle a aussi participé
11:23 à conditionner votre rapport à votre jumeau
11:27 en respectant, par exemple, le silence,
11:30 puisqu'il y a un côté à la vie et à la mort ?
11:33 On le voit bien, entre votre mère et votre sœur.
11:36 Et pourtant, à un moment donné, elle se fâche.
11:39 -Oui, oui, oui, oui. Mais...
11:42 Il y a un côté à la vie et à la mort, ça, c'est vrai,
11:48 mais en même temps, j'ai du mal à...
11:51 D'abord, mes relations avec mon jumeau,
11:54 elles ne résument pas à ce qu'on pourrait appeler un secret.
11:57 Et première chose, et puis deuxième chose,
12:01 moi, je crois qu'on appelle ça un secret
12:06 parce que c'est quelque chose qu'on ne partage pas avec les autres,
12:09 mais en réalité, encore une fois,
12:11 nous, on est les réceptacles d'une emprise qui nous fait taire,
12:15 mais qu'il n'y a pas de secret entre nous.
12:18 Quand on est petit, on appelle ça un secret,
12:21 on est adolescent, on se dit "tu le dis pas, je te le dis pas",
12:24 mais la question, c'est pourquoi on se tait ?
12:27 Et moi, je crois pas que je me sois tue
12:30 parce que j'avais juré à mon frère.
12:32 Je me suis tue parce que j'avais personne à qui parler,
12:34 ce qui est très différent.
12:36 Je pense qu'au fond de moi, quand je vous disais tout à l'heure,
12:38 il y avait quelqu'un qui était là et qui veillait,
12:41 cette petite fille, ou je sais pas comment...
12:44 En tout cas, moi, je savais...
12:46 qu'il fallait parler.
12:50 Mais simplement, je savais pas à qui parler.
12:52 C'est un peu différent.
12:53 C'est pas parce que mon frère m'a demandé de moter, je crois pas ça.
12:57 -Est-ce que la culpabilité rend plus silencieux encore
13:01 que la honte, par exemple ?
13:02 -Parce que...
13:10 -Parce que parler, c'est faire chuter une famille.
13:12 -Ah oui, ça, c'est...
13:15 Oui, c'est très dur, et puis c'est pas faire chuter une famille,
13:18 c'est faire chuter sa propre famille.
13:20 Donc c'est très difficile, parce que c'est des gens qu'on...
13:24 Enfin, moi, que j'aime, en tout cas.
13:27 Par exemple, parler de ma mère, c'est très difficile.
13:30 C'est une personne que j'ai énormément admirée,
13:33 pour qui j'ai un immense amour.
13:38 Et donc c'est difficile de raconter qu'elle était merveilleuse,
13:41 absolument, et puis qu'il y a un endroit
13:44 où elle a été absolument médiocre.
13:47 Et donc c'est difficile de mettre en lumière ça.
13:50 Avec moi, en tout cas, elle a été médiocre.
13:52 Et donc, oui, c'est pas très agréable.
13:55 Mais je sais pas si je suis coupable,
13:57 parce que je trouve du sens à faire ça.
14:00 J'ai été coupable de plein de choses,
14:02 mais là, dire aujourd'hui de ma mère
14:06 qu'elle était absolument merveilleuse,
14:08 mais que là-dessus, elle a pas été bien,
14:10 je crois que je me...
14:13 C'est blessant, parce que j'aurais préféré
14:17 qu'elle soit merveilleuse,
14:18 mais je me sens pas trop coupable, je crois.
14:20 -Vous avez écrit... -J'ai écrit ça.
14:23 -Vous écrivez aussi qu'elle aime que vous la continuiez.
14:27 Vous le faites ?
14:29 -Je crois.
14:32 Et peut-être que c'est un...
14:35 Je crois pas que ce soit un fantasme.
14:37 Je crois qu'elle m'a donné les mots
14:40 pour que je continue.
14:42 C'est elle qui m'a appris tout ça. -Quels mots ?
14:45 -Les mots qu'il y a dans ce livre, la construction de ce récit,
14:49 l'envie d'écrire,
14:53 reconnaître la valeur de la littérature,
14:56 cette absolue nécessité de transformer les choses
15:00 par l'écriture, c'est elle qui m'a montré tout ça.
15:03 Donc, en ça, je la continue.
15:05 Et puis, par ailleurs,
15:07 il y a une partie de moi qui pense qu'elle aurait pu l'écrire,
15:12 parce que là, la vie a fait qu'elle a pris un tournant.
15:16 Elle était fatiguée, elle était, à un moment donné, désarmée.
15:22 Je sais pas comment le dire,
15:23 mais c'est elle qui m'a donné toutes ces clés pour parler, je crois.
15:28 -Parce que, voilà, dans cette grande famille,
15:31 à un moment donné, vos parents se séparent
15:34 et votre mère se remarie,
15:37 et votre beau-père agresse sexuellement votre frère jumeau.
15:41 C'est ce silence qui va durer plusieurs années.
15:44 Votre frère, à un moment donné, pourrait porter plainte.
15:48 Il ne le fait pas.
15:49 Vous écrivez "je suis soulagée et déçue"
15:51 en même temps qu'il ne porte pas plainte.
15:54 Qu'est-ce qui se passe à ce moment-là
15:56 pour que vous soyez soulagée et déçue ?
15:59 -Bah...
16:02 Bon, c'est...
16:04 Disons que la justice ne continue pas.
16:07 C'est ça qui se passe.
16:09 Parce que, par ailleurs, quand il arrive des choses comme ça
16:12 et que la justice est informée, elle pourrait poursuivre elle-même.
16:16 Elle n'a pas besoin, normalement, qu'on porte plainte.
16:19 Enfin...
16:20 Je suis soulagée,
16:23 parce que c'est ce que vous disiez tout à l'heure
16:25 sur le fait d'être sous pression et d'être dans un contexte familial
16:28 où tout est extrêmement violent, tout le temps, tout le temps.
16:33 Et au moment où mon frère...
16:35 Où je raconte que mon frère est entendu...
16:39 C'est le moment où notre tante vient de mourir
16:44 dans des conditions vraiment violentes.
16:46 Et quand je dis que je suis soulagée,
16:49 je me dis qu'il ne va pas y avoir de violence supplémentaire.
16:52 On est déjà dans une famille où il y a énormément de violence.
16:56 Et donc, je me dis, bon...
16:58 Voilà, on va rester dans un relatif calme.
17:03 Et en même temps, je suis complètement déçue et désespérée,
17:07 parce que je voudrais un peu de justice, quoi.
17:10 Et je voudrais que les choses soient...
17:13 Ou en tout cas, que le monde soit remis un peu dans l'ordre
17:17 que...
17:18 Voilà, auquel on peut aspirer quand on est la sœur.
17:23 Et que...
17:24 Ouais.
17:26 -Vous êtes là. -Je suis à la fois soulagée et déçue,
17:29 mais c'est parce que c'est le lien familial qui fait ça.
17:32 C'est que, en même temps, je...
17:35 Oui, je ne souhaite pas que les gens que j'aime
17:39 subissent trop de violence.
17:40 Ma mère aurait subi beaucoup de violence.
17:43 Je pense que le fait que notre mère soit décédée maintenant
17:46 permet que les choses avancent dans moins de violence pour moi.
17:51 -Est-ce que vous aviez une appréhension aussi du suicide ?
17:55 Puisque dans votre famille, il y a eu plusieurs personnes
17:59 auxquelles vous étiez très attachée,
18:02 qui ont disparu. -Bien sûr.
18:03 -Donc c'est aussi à cet endroit-là qu'il y a eu une pression,
18:08 sans le vouloir, bien sûr,
18:09 mais quelque chose qui a conditionné le fait
18:11 que vous ayez eu du mal à parler ?
18:13 -Ah bah, c'est sûr. C'est évident.
18:16 Et c'est pour ça, d'ailleurs, que je...
18:18 Ces décès font partie du récit.
18:21 C'est parce que ça raconte le contexte.
18:24 Et...
18:25 Alors, c'est le suicide,
18:28 et donc le fait que les choses peuvent s'arrêter d'un coup.
18:32 Avec quelqu'un qui le souhaite, plus ou moins,
18:34 en fonction de...
18:35 Mais... Et qui ne vous prévient pas.
18:38 Et que la réalité change totalement,
18:41 avec une brutalité immense.
18:44 Et ça, quand on l'a vécu une fois, deux fois,
18:47 on n'a pas envie que ça recommence,
18:51 premièrement, et puis deuxièmement,
18:52 moi, en tout cas, petite fille,
18:56 et plus tard, j'ai eu l'impression
18:59 qu'il y avait une espèce de suicide permanent
19:03 de ma mère, latent, lent,
19:07 et qui était très difficile à vivre.
19:09 Et donc, je me disais que si mon frère et moi en parlaient,
19:12 on allait la précipiter là-dedans.
19:14 Et comme c'était très concret pour nous,
19:17 le fait que les gens autour de nous choisissent que ça s'arrête,
19:22 bon, j'avais pas très envie de ça.
19:25 -Votre mère,
19:27 vous la comprenez ?
19:29 -Je la comprends pas du tout, non.
19:32 Je la comprends pas du tout, non.
19:35 Je peux expliquer les chemins par lesquels elle est passée
19:39 pour en arriver là où elle est arrivée,
19:43 mais de là à la comprendre,
19:44 si on attache un sens d'intelligibilité...
19:50 Je suis en désaccord total avec elle.
19:53 En désaccord total, je suis même très en colère
19:55 avec le fait qu'elle soit partie de mon corps.
19:58 Toute la violence qu'elle m'a opposée,
20:01 quand elle a pu, au contraire,
20:03 quand elle était appelée à me donner de la douceur,
20:06 je la comprends pas du tout, non.
20:08 -Vous avez grandi dans un univers où il y avait des femmes fortes,
20:11 votre grand-mère, votre tante, votre mère,
20:14 qui étaient féministes, très engagées, finalement,
20:17 dans leur façon d'être, au quotidien,
20:20 qui avaient une haute idée de la liberté.
20:22 Votre livre pose la question de cette idée de la liberté,
20:26 ou plus exactement de la limite de cette liberté.
20:28 Comment avez-vous réussi à construire la vôtre, Camille Kouchner,
20:32 votre définition de la féminité et de la limite ?
20:35 C'est ce livre qui pose la limite ?
20:37 -Je pense que c'est ce livre, oui.
20:40 Mais après, j'ai reçu énormément,
20:42 parce que ma mère, je suis en désaccord total
20:45 avec sa manière d'avoir réagi
20:48 à ce que mon frère et moi,
20:50 enfin, surtout mon frère, lui a raconté,
20:52 et donc à ses agressions sexuelles.
20:55 Mais en dehors de ça, elle a été un modèle immense pour moi, ma mère,
20:59 et comme ma tante et ma grand-mère.
21:01 Donc, ça, j'ai essayé de prendre le mieux.
21:03 Et puis...
21:05 J'ai essayé de comprendre là où elle voulait en venir,
21:09 jusqu'à ce que je trouve la limite,
21:11 en tout cas pour ce qui concerne ma mère,
21:13 parce que je suis pas sûre que...
21:15 Je suis sûre que ma tante était en désaccord avec ça,
21:18 et je suis à peu près sûre que ma grand-mère l'aurait été aussi.
21:22 Oui, je marque avec ce livre...
21:25 mon engagement à moi
21:27 dans ce que j'estime être la liberté.
21:29 Et donc, ma liberté de parole que je récupère,
21:32 ma liberté de...
21:34 Même, d'une certaine manière, d'expression du féminisme,
21:38 parce que...
21:39 Dire stop à tout ça, c'est aussi refuser la domination.
21:44 Et refuser...
21:46 Alors, le patriarcat d'une certaine manière,
21:49 parce que là, ce que j'essaye de raconter dans "La familia grande",
21:53 c'est aussi la construction autour de ce que j'appelle la familia,
21:57 mais c'est autour d'un homme.
21:58 C'est autour d'un homme que tout le monde...
22:01 Voilà, s'organise.
22:03 -Et cet homme qui donne le ton, pendant ce temps, votre père est où ?
22:07 -Mon père, il a construit...
22:11 un autre chemin.
22:13 Et...
22:14 Ils se sont...
22:15 C'est ça qui est aussi intéressant, pour moi, je trouve.
22:19 Je pense qu'ils se sont entendus là-dessus avec ma mère.
22:22 C'est pas juste mon père qui a décidé de partir et de faire autre chose.
22:26 Ma mère n'a pas dû être très simple avec lui non plus.
22:28 Elle était dans son féminisme et dans sa maternité.
22:33 Elle décidait de...
22:35 Qu'on était ses enfants à elle.
22:37 Et voilà, il fallait quand même réussir à faire face
22:41 à une mère qui avait décidé qu'elle avait pas fait ses enfants toute seule.
22:45 Il faut pas exagérer, mais c'était elle qui décidait pour nous.
22:49 Donc mon père, il était en bonne entente avec ma mère
22:53 sur un autre chemin, je pense.
22:55 -Et votre père, vous le comprenez ?
22:57 -Mon père...
23:00 Je le comprends de mieux en mieux.
23:04 C'est-à-dire que là, on se parle beaucoup et on est...
23:07 Je vois le temps qu'il faut à chacun pour essayer de prendre la mesure
23:12 de...
23:14 de la place des uns et des autres dans toute cette histoire.
23:17 Et aujourd'hui, on se comprend de mieux en mieux, je crois.
23:21 -En écrivant ce livre, Camille Kouchner,
23:23 vous ne parlez pas seulement de l'inceste.
23:27 Vous parlez aussi des dommages collatéraux dans une fratrie.
23:31 Vous parlez de l'impact très fort
23:33 pour les gens qui sont autour, témoins, proches.
23:36 Ca, c'est quand même une vraie révolution.
23:40 C'est-à-dire que jusqu'ici...
23:42 Est-ce que vous pensez qu'il était pas un peu interdit
23:45 ou minimisé le fait de prendre en considération
23:48 que ceux qui sont autour pouvaient être d'une autre façon
23:52 mais largement autant bouleversés, abattus ?
23:55 -Je sais pas si c'était interdit,
23:57 mais je peux vous dire que ça m'a fait peur de le dire comme ça
24:00 et d'oser prendre la parole en disant...
24:04 "Je suis pas la victime physique de tout ça,
24:09 "mais quand même, j'étais petite,
24:11 "quand même, la confiance a été brisée,
24:13 "quand même, il y a eu beaucoup de violence,
24:16 "et même dans la recomposition de la fratrie, c'est compliqué."
24:20 Je savais pas si je serais entendue,
24:22 mais je me suis dit que c'était quelque chose
24:25 qui était tellement fort chez moi
24:27 que je devais pas être la seule soeur.
24:29 Il doit y avoir des frères et des soeurs
24:32 qui sont dans la même situation que moi
24:34 et qui se disent que, quelque part,
24:37 on doit pouvoir l'exprimer, cette souffrance-là,
24:40 sans pour, évidemment, prétendre prendre la place d'eux
24:43 ou parler à la place d'eux.
24:45 C'est ça que j'essaye de redire à chaque fois.
24:48 Ce livre, j'ai essayé de l'écrire uniquement en parlant de moi,
24:52 et uniquement de moi, certainement pas de mon frère.
24:55 Et c'est vrai que, voilà, le réflexe, et c'est bien normal,
24:59 c'est de ramener à la première victime
25:02 et de dire "oui, mais alors, comment ça va ?
25:04 "Qu'est-ce qu'il en pense ?"
25:06 Ce qui est totalement normal.
25:07 Mais moi, j'ai pas écrit à la troisième personne
25:11 en racontant ce qui était arrivé à mon frère.
25:15 Je raconte pas ce qui est arrivé à mon frère,
25:18 j'essaye de raconter ce qui m'est arrivé à moi.
25:21 -Vous y arrivez très bien, dans ce livre,
25:23 où vous parlez plus encore du contexte,
25:26 de la façon dont tout se joue.
25:28 Et ce qui est effrayant, quelque part, quand même,
25:31 dans votre récit, Camille Kouchner,
25:33 c'est que ce récit raconte
25:35 qu'il y a une très grande maltraitance,
25:38 je ne sais pas si le mot vous conviendra,
25:41 sur les rapports qui se jouent autour tous les jours.
25:45 Et qui est, encore une fois,
25:48 pas comparable à un acte d'une agression,
25:51 mais qui est vraisemblablement tout aussi destructeur.
25:55 -Euh... Oui, oui, oui, oui.
25:59 Je suis d'accord avec votre analyse
26:04 et avec le mot de maltraitance.
26:06 C'est celui que j'ai employé quand j'ai essayé d'expliquer
26:09 les choses d'abord à mes enfants qui étaient petits.
26:13 Je leur en ai parlé comme ça et j'ai employé ce terme-là.
26:16 Après, ce que j'essaye de dire,
26:19 c'est que j'essaye de planter un contexte.
26:22 Je parle de la familia et des gens qui sont autour,
26:25 et des gens que j'estime pas suffisamment critiques
26:29 avec l'ambiance, etc.
26:32 Mais c'est pas parce que je décris le contexte
26:35 que tout le monde est responsable.
26:38 C'est important pour moi de le redire,
26:40 parce que ce serait diluer la responsabilité
26:43 du seul responsable.
26:45 Y a qu'une seule personne qui est responsable.
26:48 Je sais pas comment, quand on est adulte,
26:51 on arrive à avoir une confiance,
26:56 une conscience suffisamment précise des choses
26:59 pour les dénoncer.
27:01 Et à quel moment on l'a ?
27:03 Je sais pas, c'est quelque chose qu'il faut encore creuser.
27:07 J'ai parlé de tous les gens qui étaient autour
27:09 et de toute cette ambiance pour montrer pourquoi,
27:13 à priori, je n'ai vu personne vers qui me tourner.
27:17 Et ça, c'est déjà une violence.
27:19 C'est déjà une maltraitance, je trouve.
27:22 Il faudrait pouvoir instaurer
27:24 de la confiance suffisamment autour des enfants
27:27 pour qu'ils aient des gens vers lesquels se tourner
27:30 quand quelque chose ne va pas.
27:31 Mais pour autant, ce sont des gens
27:34 qui ne sont pas responsables de ce qui s'est passé.
27:36 Je crois pas écrire qu'ils sont responsables de ce qui s'est passé.
27:39 -Non, vous l'écrivez pas.
27:41 Ce que vous écrivez, c'est qu'il y a au milieu
27:43 un personnage central dont la plus grande force
27:45 est de semer le doute.
27:47 -Exactement. Jusqu'à un certain point.
27:52 -Alors, votre livre, donc,
27:54 ne parle pas au nom de votre frère,
27:57 mais parle en votre nom en tant que sœur, témoin,
28:01 et puis aussi confidente de votre frère.
28:05 J'imagine que vous avez reçu beaucoup de témoignages
28:09 depuis de frères et sœurs
28:11 qui ont dû être très soulagés de se dire
28:14 qu'il était possible d'être entendu sur cette souffrance-là.
28:18 Mais vous avez quand même des phrases extrêmement fortes
28:22 pour raconter la solitude, l'incompréhension,
28:25 la peur, l'indifférence du corps,
28:29 qui dépassent le seul cas de l'inceste,
28:33 mais qui parlent bien d'accrétion sexuelle
28:35 d'une façon générale.
28:36 Vous avez... -Oui, oui, non, mais...
28:40 -Je vous en prie. -Pardon, je vous coupe.
28:42 -Non, je vous en prie.
28:44 C'est...
28:45 J'ai reçu, en effet, des lettres de frères et sœurs,
28:48 j'ai reçu des lettres de grands-parents,
28:51 j'ai reçu des lettres de mères aussi,
28:54 qui peuvent être démunies
28:56 quand ça se passe dans un autre foyer,
28:59 parce que la famille, je sais pas, est recomposée,
29:03 j'en sais rien, de gens qui subissent, en effet,
29:07 cette violence psychologique
29:09 et qui savent pas comment s'en sortir des années plus tard.
29:12 Ce qui est très...
29:13 très touchant, je trouve,
29:16 c'est que les courriers que j'ai reçus,
29:18 c'est des personnes qui ont 70 ans, qui ont 80 ans,
29:21 et qui parlent des années et des années et des années plus tard.
29:26 Et cette solitude dont vous parliez,
29:30 elle est toujours là.
29:31 Et...
29:33 Voilà. Je sais pas s'ils sont heureux
29:36 qu'on puisse... Enfin, que par le livre,
29:39 on ait l'impression de pouvoir être entendus.
29:41 Moi, ce que je lis dans leurs lettres, c'est la solitude, toujours.
29:45 Et la solitude que je ressens aussi, moi.
29:47 Je pense qu'on est très seuls dans ces...
29:50 Quand on est face à une violence qui vient,
29:53 j'allais dire de l'intérieur, qui vient de la famille.
29:57 -Alors, voilà.
29:58 Sur ces cas d'agression, de solitude,
30:01 est-ce qu'il faut, finalement,
30:04 prendre en considération qu'il est nécessaire
30:07 de prendre de longues années avant de pouvoir commencer à parler ?
30:11 Est-ce que, finalement, il ne manque pas ça dans le droit, aujourd'hui ?
30:15 La prise en compte de ce temps-là ?
30:17 -C'est sûr, mais c'est sûr,
30:20 ne serait-ce que parce qu'on ne sait pas désigner les choses
30:23 et qu'on ne comprend pas.
30:25 Et même l'écriture de ce livre m'a permis de comprendre aussi.
30:30 Puisque je devais désigner les choses, mettre des mots,
30:33 appeler les choses telles qu'elles étaient,
30:35 j'ai compris plein de choses en écrivant.
30:37 Donc, ce temps-là, évidemment qu'il est nécessaire,
30:41 ne serait-ce que pour comprendre, je vous dis.
30:44 Et donc, nous, on a ça de particulier.
30:47 Alors, je dis "nous", mais mon frère a ça de particulier.
30:51 On a le même âge, puisqu'on est jumeaux.
30:53 La prescription, c'est de 30 ans aujourd'hui.
30:57 Elle est de 30 ans après la majorité.
31:00 Donc, elle devrait être jusqu'à 48 ans.
31:03 Et nous, on a 45 ans.
31:04 Donc, on devrait pouvoir porter une plainte efficace
31:07 devant la justice.
31:09 Simplement, la loi n'est pas rétroactive.
31:11 Donc, elle n'est pas applicable
31:14 à ce qu'il y a...
31:16 aux abus sexuels perpétrés avant.
31:19 Donc, c'est un peu particulier.
31:21 Oui, il faudrait prendre en considération ce temps.
31:24 Il est pris en considération,
31:25 puisque c'est 30 ans après la majorité.
31:27 Simplement, ça n'est pas applicable,
31:29 parce que ça n'est pas rétroactif.
31:31 Après, je sais qu'il y a beaucoup d'associations
31:34 et des experts, d'ailleurs,
31:37 de psys qui préconisent une imprescriptibilité.
31:40 Et moi, je pense qu'il faut y réfléchir.
31:44 Là, déjà, la loi...
31:45 Il y a une loi qui avance en ce moment
31:47 et qui promet une prescription glissante.
31:50 C'est déjà très bien.
31:52 Je ne pense pas qu'il faille s'en contenter,
31:54 mais c'est déjà une vraie avancée.
31:56 -Vous avez participé d'une façon
31:59 tout à fait inconsciente,
32:00 mais vous participez à cette loi,
32:02 puisque votre livre a créé un choc,
32:05 a réveillé ces discussions-là.
32:08 -Oui, oui.
32:10 En tout cas, je pense qu'il est arrivé au moment
32:14 où il était possible d'en parler.
32:17 Peut-être que si mon livre était sorti il y a deux ans,
32:20 il y a trois ans, il y a cinq ans,
32:21 l'accueil n'aurait pas du tout été le même.
32:24 Donc, moi, j'arrive au moment où on est capable de me lire.
32:28 Je crois que c'est surtout ça.
32:30 Et donc, ça permet quelque chose de très vertueux.
32:33 Et moi, je suis vraiment heureuse que les choses avancent.
32:36 Après, il faut qu'elles avancent dans le bon sens.
32:38 -Vous parlez d'époque.
32:39 Quel regard vous portez sur l'époque,
32:42 qui est un grand sujet aussi traité dans la presse
32:45 par rapport à les années 70,
32:48 pendant lesquelles la liberté sexuelle aurait été...
32:51 Enfin, positionnée d'une certaine façon,
32:54 de sorte qu'on puisse entendre des débordements
32:57 autrement qu'aujourd'hui.
32:59 Quel regard vous portez, vous, sur ce sujet-là ?
33:01 -C'est un peu difficile, parce que moi, je pense que...
33:06 Les années 70, ou en tout cas, mes 68,
33:10 ont apporté énormément de choses.
33:13 Et donc, mon livre n'est pas du tout une critique de mes 68
33:16 et de ce qui s'est passé après.
33:18 Mon livre, c'est "La familia".
33:20 Donc, c'est un groupe de gens dont je parle.
33:23 Et c'est pas toute cette génération-là.
33:25 Et d'ailleurs, à la fin du livre, c'est ce que j'essaie de dire.
33:28 Certains diront que c'est une génération.
33:31 Moi, en tout cas, dans mon livre,
33:32 il ne s'agit pas de parler d'une génération.
33:36 J'essaie pas de tirer des conséquences.
33:38 Après, je reçois aussi des courriers d'amis,
33:43 donc enfants de cette génération,
33:45 qui me disent... qui me remercient,
33:48 parce qu'ils estiment que je permets d'ouvrir
33:52 quand même un oeil plus critique là-dessus.
33:55 Je sais pas si je m'en réjouis, moi.
33:57 Moi, je voulais pas faire un travail plus analytique que ça
34:00 sur cette génération-là, parce que, par ailleurs, je trouve que...
34:04 La liberté, quand elle est pas dévoyée,
34:06 c'est quand même quelque chose de très bien.
34:08 Je sais pas trop.
34:09 -Sur cette liberté, vous le disiez tout à l'heure,
34:11 c'est un livre qui pose les limites,
34:13 qui pose en tout cas au moins les vôtres,
34:15 et qui permet de s'interroger pour tous sur ses propres limites.
34:19 Finalement, la limite, ce serait quoi, aujourd'hui ?
34:24 "Céder n'est pas concevoir", comme le dit Clotilde de Guille.
34:27 "Céder n'est pas consentir".
34:30 -C'est "n'est pas consentir", oui.
34:32 Non, mais je crois que...
34:36 Là, c'est encore plus clair que ça.
34:38 Quand il s'agit d'enfants,
34:39 je trouve qu'on n'a même pas besoin de dire "c'est n'est pas consentir",
34:43 c'est juste que quand il y a des enfants ou des adolescents,
34:46 on les touche pas, c'est tout.
34:47 Je pense que c'est aussi simple que ça,
34:49 et a fortiori, quand c'est dans la famille.
34:51 Donc...
34:53 Voilà, "c'est n'est pas consentir",
34:56 c'est évidemment une...
34:57 une très belle phrase.
35:00 Moi, si vous voulez, quand j'entends "Quelle est la limite ?",
35:03 j'ai le coeur qui se met à battre à 100 000 à l'heure,
35:06 et j'ai une colère qui monte.
35:08 Je crois que je sais pas l'exprimer, c'est-à-dire que...
35:11 Non, quoi. Non.
35:13 Il faut pas...
35:14 Il faut pas croire qu'on a le droit d'instrumentaliser
35:18 les gens qui nous aiment.
35:20 Parce que c'est de ça dont il s'agit.
35:22 Il s'agit de protéger l'enfance, de protéger l'adolescence,
35:25 et puis il s'agit aussi de protéger la confiance, l'amour, etc.
35:29 Et d'une certaine manière,
35:31 quel que soit l'âge, pour ce qui concerne l'inceste,
35:34 on peut pas instrumentaliser la confiance
35:37 que quelqu'un a en vous quand il a...
35:39 Quand il vous est d'une certaine manière inféodé,
35:43 puisque c'est votre enfant.
35:45 Voilà. "Quelle est la limite ?", "La limite, elle est là."
35:48 Ça me révulse. On peut pas faire ça.
35:50 Et en plus, faire croire à l'autre qu'il était d'accord.
35:53 Mais quelle perversité !
35:55 Quelle perversité !
35:57 -Donc, "Caider n'est pas consentir",
35:59 ce serait plutôt un message à adresser
36:01 à des hommes qui n'ont pas compris ?
36:03 -Ah bah oui. Non, mais bien sûr.
36:06 Des hommes qui n'ont pas compris, quelle que soit la situation.
36:10 Et...
36:11 Mais ce que je veux dire, c'est que "Caider n'est pas consentir"
36:15 et "instrumentaliser" est immonde.
36:18 Je sais pas comment vous dire.
36:20 C'est pas uniquement...
36:24 Même si je minimise pas,
36:26 parce qu'il faut absolument respecter les consentements,
36:29 mais ça n'est pas uniquement tordre le consentement
36:32 de s'en prendre à un enfant. C'est 10 fois pire que ça.
36:35 C'est pas qu'une histoire de consentement,
36:37 c'est aussi vriller absolument tout ce en quoi il croit.
36:40 Pardon, mais c'est...
36:42 C'est casser la relation qu'il a au monde.
36:48 Qu'il a au monde. L'ordre des choses.
36:51 On ne peut plus faire confiance à l'ordre des choses.
36:54 C'est-à-dire que vous avez des parents qui vous apprennent
36:57 l'ordonnancement, l'agencement du monde,
37:01 et vous venez casser ça
37:04 avec une violence...
37:06 C'est au-delà de "c'est des n'est pas consentir".
37:09 On n'a pas le droit de...
37:11 de renverser le monde de quelqu'un comme ça.
37:16 C'est pas possible.
37:18 En tout cas, ça produit cet effet-là.
37:21 -Est-ce que cette colère,
37:23 vous vous autorisez à l'avoir maintenant, enfin ?
37:26 Ou est-ce que vous n'avez pas réussi à la sortir avant ?
37:30 Est-ce que là, c'est un soulagement aussi de pouvoir vous énerver
37:33 et de dire qu'il est temps ?
37:35 Est-ce que c'est nécessaire aussi, c'est important,
37:37 de pouvoir se mettre en colère ?
37:39 -Je sais pas, c'est un peu spontané.
37:42 C'est surtout que...
37:44 Je crois que j'avais pas les mots.
37:47 C'est pas que je voulais pas l'avoir.
37:49 C'est que, encore une fois, c'est pour ça que le chemin est long
37:53 et que l'imprescriptibilité peut-être est nécessaire,
37:56 je ne sais pas, mais c'est que j'ai mis un temps immense
37:59 avant d'avoir ces mots-là et même d'avoir cette colère-là.
38:02 Comme vous le disiez tout à l'heure sur la honte, la culpabilité,
38:06 sur le fait de se sentir...
38:09 se dissoudre, quoi.
38:12 Moi, j'étais sur ce processus-là.
38:14 Et là, la colère, d'une certaine manière, peut-être me...
38:18 me sauve, je sais pas, mais elle me permet de dire les mots.
38:22 Donc je me la suis pas interdite, cette colère.
38:25 C'est juste que j'avais pas les armes.
38:28 -Vous racontez aussi que vous avez vu plusieurs psys
38:32 pour essayer d'avancer
38:33 et que ça a pas été facile de trouver la personne
38:38 avec laquelle vous pouviez avoir un accompagnement salvateur.
38:41 -On en revient toujours aux mots et au langage, de toute façon.
38:47 Et c'est pour ça que ça finit par être un livre.
38:51 C'est que...
38:52 Voilà, le langage, c'est votre mère qui vous le donne, quand même.
38:56 Et puis après, quand elle met tout ça en dessus-dessous,
39:00 puisqu'on a plus le droit de dire,
39:01 il faut trouver la bonne personne
39:03 avec laquelle on arrive à trouver les mots.
39:07 Moi, j'ai eu un parcours,
39:09 et je l'ai entendu d'autres personnes
39:12 qui ont un peu la même expérience que moi,
39:15 qui était pas simple, quoi.
39:17 Parce que...
39:18 Je sais pas si...
39:20 Je crois pas qu'il faille que les psys soient spécialisés.
39:24 Je pense que l'analyse, c'est quelque chose de très particulier,
39:28 c'est la rencontre entre le psy et la personne
39:32 qui a besoin d'être analysée ou qui a envie d'être analysée.
39:35 Mais il y a quand même...
39:38 Il y a quand même quelques conseils qu'on pourrait donner
39:42 à certains psys qui ont pas bien compris la violence que c'était.
39:45 Et notamment, c'est ce que je raconte dans le livre.
39:49 À un moment donné,
39:50 mon jumeau essaye de prévenir les psys
39:55 que mes petits frères et sœurs vont voir.
39:58 Il va dire, "Bon, voilà, je voudrais vous parler.
40:01 "Vous êtes en train de suivre mon petit frère, ma petite sœur.
40:05 "Je voudrais vous parler, vous expliquer quelque chose."
40:08 On lui dit, "Circulez, y a rien à voir.
40:11 "Vous êtes pas mon patient."
40:12 C'est quand même...
40:14 C'est une violence, non seulement supplémentaire pour lui,
40:18 mais bon...
40:19 C'est pas très constructif.
40:21 -C'est l'occasion idéale de se mettre en colère.
40:24 -Ouais. Voilà.
40:27 J'aimerais bien ne pas être la seule en colère.
40:30 -Les gens qui vous écrivent, vous avez l'impression qu'ils sont en colère ?
40:34 -Hum... Non.
40:36 Ils sont en colère...
40:38 Y a des gens qui sont en colère et ils me donnent beaucoup de force
40:45 et je suis sûre qu'ils en donnent aux autres,
40:48 mais les lettres que je reçois, ce sont des lettres de gens qui souffrent.
40:52 On peut être en colère et souffrir, l'un n'exclut pas l'autre,
40:56 mais dans leur manière de raconter les choses,
40:59 c'est pas dans la colère.
41:01 -Parce que finalement,
41:02 cette maltraitance, cette manipulation,
41:06 c'est une forme d'apprentissage à la soumission ?
41:09 -Ah bah oui, oui, oui.
41:13 Oui, c'est sûr.
41:15 Peut-être qu'on en revient au mot.
41:17 On a effectivement que les mots de la soumission.
41:20 Et donc, pour en sortir, c'est très compliqué.
41:24 Et oui, c'est pour ça que j'aime bien votre terme d'apprentissage,
41:28 parce que c'est un processus un peu lent,
41:30 où les jalons sont posés et où vous apprenez à être soumis.
41:34 Exactement.
41:36 Et vous n'y voyez absolument que du feu.
41:39 Ça se voit pas, ça se sent pas.
41:42 Et ça s'organise comme ça.
41:44 Jusqu'au jour où vous vous dites...
41:46 Ou pas, d'ailleurs.
41:47 En tout cas, moi, jusqu'au jour où je me suis dit
41:50 "Mais je vis pas, là.
41:53 "Je vis la vie de quelqu'un d'autre, mais pas la mienne."
41:56 Là...
41:57 Mais pour ça, il a fallu que...
41:59 Je pense qu'il a fallu que ma mère meure pour que je me rende compte.
42:02 -Ca veut dire aussi que c'est un décrochage de ses propres émotions ?
42:06 Il faut réapprendre à avoir ses propres émotions ?
42:09 -Ah ouais.
42:11 Complètement.
42:12 Mais c'est pas un décrochage total,
42:14 encore une fois, dans la mesure où j'ai toujours senti qu'au fond,
42:18 y avait quelqu'un qui était là, qui était en colère,
42:21 mais dans l'expression de ses émotions, oui.
42:24 Alors là, moi, je...
42:25 J'ai longtemps ou beaucoup dit l'inverse de ce que je ressentais.
42:30 Alors j'ai pas beaucoup dit l'inverse de ce que je pensais.
42:34 Autour de moi, on vous le dira, j'ai plutôt tendance à dire...
42:38 Voilà.
42:39 Mais en revanche, dire l'inverse de ce que je ressentais, ça, oui.
42:43 C'est bien un décrochage des émotions, c'est ça.
42:47 -Et maintenant ?
42:49 -Bah maintenant, c'est un peu neuf, hein.
42:51 Je... Mais...
42:53 -Je vais préciser ma question.
42:55 Est-ce que d'avoir écrit ce livre,
42:57 donc d'avoir trouvé certains mots, en tout cas, à l'heure d'aujourd'hui,
43:01 vous permet, justement, de renouer avec vos émotions
43:06 ou reste, malgré tout et quoi qu'il arrive, insuffisant ?
43:10 -Non, non, ça va aller.
43:14 Non, non, mais je sens que...
43:16 Je comprends que c'était très, très important d'écrire ce livre,
43:21 ne serait-ce que pour le...
43:23 Parce que j'ai écrit à la première personne,
43:26 et d'ailleurs, au début, j'ai pas écrit à la première personne.
43:29 Et j'avais beaucoup, beaucoup de mal.
43:31 Moi, j'ai toujours dit "nous", j'ai du mal à dire "je".
43:35 Et le fait d'avoir trouvé ça,
43:39 je crois que, voilà, je me suis aménagée
43:42 l'espace d'expression de mes émotions.
43:45 D'expression de mes émotions qui manquaient, quoi.
43:48 Ça y est, je l'ai...
43:49 Maintenant, ça va venir petit à petit,
43:51 et je vais pouvoir dire la colère, la tristesse,
43:53 et puis le bonheur et tout ça.
43:56 Mais...
43:57 Oui, non, j'ai écrit à la première personne,
44:00 et ça, c'était pas donné.
44:01 -C'est ça, le plus gros enjeu, finalement,
44:04 c'est d'apprendre qui on est ?
44:06 -Ou d'apprendre qu'on a le droit d'être quelqu'un.
44:11 Parce que...
44:14 Moi, c'est un peu...
44:16 Le livre nous amène à ça, ou m'amène à ça.
44:20 Je crois que j'ai retrouvé quelque chose que je connaissais déjà.
44:26 Donc je me retrouve, plutôt.
44:29 Voilà.
44:30 Et je trouve ça...
44:32 Je trouve ça...
44:34 joli, parce que, d'une certaine manière,
44:38 alors que je prends ma place,
44:40 c'est quelque chose qui me fait penser
44:42 que c'est quelque chose qui se fait à deux,
44:44 puisque mon frère me permet ça.
44:47 Donc c'est comme s'il me disait "Reprends ton espace",
44:51 et comme ça, ça me donne le mien, et on est...
44:53 Voilà, c'est...
44:55 Ça me permet d'être moi, quoi.
44:59 -Votre frère, dans votre livre, vous l'appelez Victor,
45:02 et au début de votre livre, vous faites une citation de Victor Hugo.
45:06 Il y a un lien ?
45:07 -Ah bah... C'est pas totalement anodin, oui.
45:11 Oui, oui, il y a un lien,
45:13 mais il y a plein de justifications à Victor.
45:16 J'ai des justifications cachées,
45:19 et une belle justification... -D'accord.
45:22 Officielle. -Qui est celle de Victor Hugo.
45:25 -D'accord, mais vous n'en direz pas plus sur la lecture,
45:27 sur les auteurs qui vous ont aidés ?
45:30 -Ah bah de toute façon, moi, la littérature, de manière générale,
45:34 déjà, vous parliez de décrochage des émotions,
45:38 vous parliez de...
45:40 Ça, c'est vraiment la sphère qui m'a toujours maintenue
45:44 proche de mes émotions, c'est de lire.
45:46 Ça, c'est quelque chose qui...
45:48 qui m'amène...
45:52 qui m'amène vers la sincérité.
45:55 Et alors, Victor Hugo, absolument.
45:58 C'est-à-dire que si je dois...
46:02 Voilà.
46:04 J'ai des grands auteurs qui me bouleversent absolument,
46:07 et puis je le partage en plus avec mon père, Victor Hugo,
46:11 et avec mon grand-père, et c'est...
46:13 Voilà, dans la famille, on se récite des poèmes,
46:16 et c'est quelque chose qui me...
46:18 Moi, je l'ai pas appelé Victor pour rien.
46:22 -Et donc, finalement, cette recherche de mots pour avoir les vôtres,
46:25 vous avez quand même... Vous êtes restée en veille aussi
46:28 parce que vous êtes allée chercher des mots ailleurs
46:31 tout le temps, alors ?
46:32 -Ah, je suis allée... Oui, oui, oui, mais c'est des mots...
46:37 Ah oui, oui, ça m'a éclairée.
46:39 Ça m'a permis de transformer les choses.
46:42 Les mots des autres m'ont permis de comprendre le réel.
46:47 C'est ça qui est magnifique avec mon lien à la littérature,
46:52 c'est-à-dire que cette sublimation, cette transformation,
46:56 ça me permet de vivre dans le vrai monde.
46:58 Je sais pas comment le dire, ça.
47:00 Sinon, je pense que j'aurais été du côté de l'imaginaire
47:04 à un point où on me rattraperait plus jamais.
47:07 Ce qui m'a permis d'être ancrée au sol, c'est la littérature.
47:10 Et j'ai pu lire, alors, vraiment, je l'ai déjà dit,
47:13 là, plus récemment, pas très récemment,
47:16 mais "Fugitif parce que Reine viola nuissement",
47:19 quand elle parle de sa mère et qu'elle a à la fois
47:23 la violence et la tristesse,
47:26 et à quel point sa mère était sublime,
47:28 moi, je lis ça et je me dis "Ah, mais on peut l'exprimer comme ça."
47:31 Et on peut aimer quelqu'un comme ça,
47:33 et en même temps, subir sa violence à ce point.
47:37 C'est un exemple parmi d'autres,
47:39 mais la vraie vie, les relations entre le frère et la sœur,
47:46 et puis le fait que tout à coup, tout bascule,
47:49 et que...
47:52 Enfin, je trouve ça sublime, j'en ai plein, "La renverse",
47:54 il y a plein de livres qui m'ont portée,
47:57 qui m'ont permise de rester là,
48:02 ancrée au sol, d'être là.
48:05 -Vous dites "partir dans l'imaginaire",
48:07 c'est-à-dire que ça aurait été un refuge facile, idéal,
48:10 ou peut-être un premier instinct de vivre dans...
48:14 Oui, c'est ça ? Dans l'univers dans lequel vous êtes ?
48:17 -Je pense que c'est...
48:19 Vous parliez de décrochage des émotions,
48:21 et puis on peut aussi s'échapper complètement,
48:24 et faire mourir une partie de soi et plus jamais la retrouver,
48:30 et être loin de soi-même, quoi.
48:33 D'être complètement absent à soi-même,
48:36 et même si je critique pas, c'est une manière de survivre, ça aussi.
48:40 Mais moi, c'est la littérature,
48:44 c'est de lire qui m'a permis
48:48 de savoir que les choses pouvaient être exprimées,
48:51 et à partir du moment où les choses, les sentiments peuvent être exprimés,
48:55 on est sauvé. C'est ça que je me suis toujours dit.
48:58 -Vous l'avez frôlé, quand même, cette échappée dans l'imaginaire.
49:01 Vous l'avez frôlé, à un moment donné, vous racontez dans votre livre
49:05 que vous avez eu une période de descente de vous-même, finalement,
49:09 où vous n'y étiez plus, vous n'étiez pas là.
49:11 Vous êtes remontée après, petit à petit. À quel moment ?
49:14 -Euh... Oui, oui, oui.
49:19 C'est vrai. Mais je vois bien, ça peut revenir, ces flottances et les...
49:23 Mais...
49:26 Je suis revenue quand j'ai commencé à...
49:29 Je suis revenue quand je suis tombée amoureuse, quoi.
49:32 Je suis revenue parce que j'ai rencontré le père de mes enfants
49:36 et que j'ai pu construire une autre famille.
49:39 Une autre famille où j'avais, pour le coup,
49:43 ma sphère à moi, ma relation aux uns et aux autres,
49:47 avec, exactement, pour reprendre ce que vous disiez tout à l'heure,
49:52 une famille dans laquelle les mots de la soumission n'existaient pas.
49:56 Et où c'était une autre grammaire, un autre vocabulaire,
50:00 où les mots qu'on utilisait étaient vraiment...
50:04 très, très loin de ce qu'on était en train d'essayer de m'imposer.
50:09 Voilà. -Vous aviez un lien...
50:10 -Ca m'a permis de revenir.
50:12 -Vous aviez un lien très fort avec votre tante.
50:16 Et pourtant, petite, vous n'arriviez pas à lui parler ?
50:20 -Hum... Ouais.
50:23 Euh... Ouais.
50:25 -Parce qu'elle était trop proche de votre mère ?
50:28 -Je pense.
50:30 Elle était proche et puis...
50:33 Et puis, quand ça nous est arrivé,
50:36 enfin, ça m'est pas arrivé,
50:38 c'est arrivé à mon frère et que mon frère m'a parlé.
50:41 Euh...
50:43 C'était une période où tout allait très, très mal chez nous.
50:47 Et c'était pas loin du suicide de ma grand-mère.
50:52 Et ma tante, elle était comme ma mère...
50:55 face à ça.
50:59 Et c'était très, très dur pour elle.
51:01 C'était très dur, voilà, pour eux et pour nous.
51:05 Et on n'avait pas envie d'en rajouter, quoi.
51:08 Et j'avais pas envie de lui faire cette blessure supplémentaire.
51:11 Pourquoi ça m'émeut tellement quand vous me le dites ?
51:14 C'est parce que je pense qu'il y a plein de moments
51:16 où j'avais pas d'échappatoire, j'avais aucun échappatoire.
51:21 Mais je pense que la vie aurait été différente
51:23 si j'avais parlé à ma tante quand j'étais petite.
51:27 Et que s'il y avait bien une personne à qui j'aurais pu parler, c'est elle.
51:30 Mais j'ai pas réussi. J'étais trop...
51:34 J'étais soumise à toutes leurs émotions, en fait.
51:39 Et j'avais trop peur, j'avais peur de leur faire du mal.
51:43 Et à elle, j'avais certainement pas envie de faire du mal.
51:46 Et votre grand-mère aussi ? Vous auriez pu lui parler ?
51:50 -Oui.
51:51 -Donc finalement... -J'aurais parlé, oui.
51:54 -Finalement, les deux personnes qui représentaient
51:57 votre socle affectif, calme, serein,
52:01 sont parties ou n'ont pas été là,
52:05 possiblement là au moment où vous en aviez besoin.
52:08 C'est pas que vous aviez personne vers qui vous tourner,
52:11 c'est que les deux personnes qui le pouvaient,
52:13 finalement, vous avez décidé que c'était vous
52:15 qui alliez leur donner de la force en leur épargnant ça ?
52:18 -C'était un peu inversé.
52:20 Alors, ma grand-mère est morte, donc je pouvais plus lui parler,
52:24 mais ma tante, c'était un peu...
52:26 C'est... Oui, oui, je sais.
52:31 C'est très difficile à dire. C'est l'emprise, quoi.
52:34 C'est-à-dire qu'on est terrorisés, on a l'impression
52:36 qu'on va être... On va créer un cataclysme,
52:40 et donc on va créer un cataclysme dans la vie de l'autre.
52:43 J'avais l'impression que j'allais créer un cataclysme
52:45 dans la vie de ma tante.
52:47 Et je voulais pas ça, quoi.
52:48 Donc elle m'aurait donné de la force, mais moi, en effet,
52:51 c'est le moment où je pensais qu'il fallait que moi,
52:53 je lui en donne, ça, c'est sûr.
52:55 -Donc, finalement, ce que vous racontez sur l'inceste,
52:58 sur votre position à vous dans cette histoire
53:01 qui est arrivée à votre frère,
53:02 vous met dans cette position de soumission
53:05 qui, finalement, vous rend plus adulte
53:07 que les adultes qui sont autour de vous,
53:09 puisque finalement, c'est eux que vous protégez ?
53:12 -Ah bah, tous inverses, ouais.
53:13 Mais je sais pas si c'est...
53:15 Pour le coup, je sais pas si...
53:18 Ca démarre avec l'agression dont mon jumeau a été victime,
53:26 c'est-à-dire que ça s'est inversé au moment en amont
53:29 des suicides de mes grands-parents, en fait.
53:32 Parce qu'à partir du moment où ils se sont suicidés
53:35 et ma grand-mère en dernier lieu,
53:39 là, ça s'est inversé parce que j'ai eu l'impression
53:43 que ma mère devenait ma fille, quoi, en fait.
53:45 Et ça, c'était avant que mon frère me raconte
53:52 ce qui se passait.
53:54 Donc...
53:56 J'étais déjà dans un moment où je protégeais ma mère.
54:00 Je sais pas si je protégeais ma tante,
54:02 parce que ma tante, je l'ai toujours sentie plus forte,
54:04 mais pas à ce moment-là.
54:06 À ce moment-là, elle faisait avec la mort de leur propre mère
54:10 et je pouvais pas leur rajouter quelque chose en plus.
54:15 -Et votre beau-père, lui écrire
54:18 cette lettre absolument incroyable qu'il y a dans votre livre...
54:22 Je dis "lettre", c'est pas le cas, c'est pas présenté comme ça,
54:25 mais on a vraiment la sensation que vous lui écrivez directement
54:28 avec une justesse vraiment remarquable
54:31 pour lui expliquer, justement, qu'il n'y a pas de discussion,
54:34 qu'il y a pas de limites, qu'il y a pas... C'est non, point.
54:37 Voilà. Que votre frère n'a jamais pu une seule seconde
54:42 être d'accord.
54:43 Cette lettre-là, vous ne pouviez pas la dire,
54:46 vous ne pouvez pas la dire, vous ne pouvez pas lui parler.
54:50 Il fallait écrire.
54:51 -Je peux pas, non, parce que...
54:56 Parce que j'ai face à moi, à ce moment-là,
55:00 je suis la petite fille et j'ai face à moi le presque-père.
55:04 Et c'est pas comme ça qu'on parle à un presque-père, en fait.
55:07 Je lui fais pas la leçon, je peux pas.
55:09 Alors qu'écrire, je prends mon temps,
55:12 j'essaye de choisir les mots qu'il peut, lui, entendre,
55:16 si c'est pas sa presque-fille qui lui dit,
55:21 qu'il ait lui dit...
55:22 Voilà. Je me dis que peut-être, quand il lit...
55:26 Peut-être que je suis folle, peut-être qu'il comprend pas,
55:30 le lui dire, ce serait...
55:32 Oui, ce serait lui expliquer quelque chose,
55:34 et c'est pas nos relations. C'est lui qui m'explique.
55:37 Et ça, je peux toujours pas le faire.
55:40 -C'est ça aussi, les conséquences
55:42 de cette démagrégation sexuelle sur un enfant ?
55:44 C'est ça aussi ?
55:45 C'est quelque chose qui reste bloqué à un moment donné ?
55:49 -Exactement.
55:50 Moi, on reste bloqué à l'âge qu'on avait à ce moment-là.
55:54 Exactement. Et c'est ce que vous disiez
55:57 du décrochage des émotions,
55:58 et aussi dans le rapport, dans la construction du rapport...
56:02 Alors, aux principaux, aux intéressés, d'abord,
56:07 et ensuite à autrui, de manière plus générale,
56:10 on reste un peu coincé dans cette construction-là,
56:14 et donc dans la soumission.
56:16 Et donc, moi, j'ai eu tendance à m'effacer du monde,
56:19 à dire "d'accord, je..."
56:20 Et c'est comme ça que je ne souffrais pas, d'ailleurs.
56:23 Enfin, si, j'en ai souffert un peu,
56:25 mais j'ai participé à ça.
56:28 C'est-à-dire que, moi,
56:30 plutôt dans la vie, j'ai préféré m'effacer.
56:33 D'abord, c'est la place qui m'a été assignée,
56:35 je ne le comprends que maintenant,
56:37 mais par ailleurs, je trouvais ça plus pratique.
56:40 Voilà, maintenant, aujourd'hui, c'est ça qui est...
56:43 qui est difficile, j'imagine,
56:46 pour toutes les victimes directes ou plus indirectes,
56:52 c'est d'inverser ce rapport.
56:54 C'est ça qui est...
56:55 C'est de dire "maintenant, c'est moi qui parle".
56:58 Ça, ça fait très peur, parce que, bon, ben...
57:01 C'est pas ce que je suis censée faire, du tout.
57:04 Donc, je suis dans la transgression d'un interdit
57:08 de petites filles.
57:10 Et donc, je m'imagine un milliard de choses.
57:12 C'est vraiment...
57:14 Voilà. Mais comme je sais...
57:16 Et donc, s'il y a un message à faire passer,
57:20 c'est quand même un peu celui-là.
57:22 Je sais que c'est irrationnel.
57:23 Je sais que je n'ai plus cet âge-là
57:25 et je sais que je parle parce que j'ai le droit de parler.
57:28 Et que je parle de ma vie,
57:31 je ne suis pas en train de parler d'autrui.
57:33 Donc, c'est quand même moi la mieux placée pour le faire.
57:36 Mais j'ai ce fantasme de petite fille
57:38 qui est en train de transgresser absolument l'interdit.
57:41 C'est quand même le monde à l'envers,
57:43 parce que c'est pas moi qui ai transgressé l'interdit.
57:46 Mais c'est ça.
57:47 Ça, c'est l'inceste.
57:49 -Et pourtant, vous prenez la parole aujourd'hui
57:52 encore plus régulièrement, j'ai envie de dire,
57:55 puisque vous passez dans les médias,
57:57 donc vous devez répéter cette histoire.
58:00 Et donc, comment ça se passe ?
58:02 C'est de plus en plus facile,
58:03 parce que vous l'avez fait plusieurs fois,
58:05 vous vous réconciliez facilement avec cette idée,
58:08 mais c'est une souffrance de dingue.
58:10 Comment ça se passe, cette prise de parole ?
58:12 -Non, franchement, c'est dur.
58:14 C'est dur et c'est pas plus facile, c'est plutôt l'inverse.
58:17 Moi, on a beaucoup parlé du livre,
58:21 et en tout cas de ce sur quoi il portait.
58:24 Je sais pas...
58:26 Mais mine de rien, je n'ai pas...
58:29 Je ne suis pas intervenue tant que ça.
58:31 J'essaye de...
58:33 Voilà, je veux pas monopoliser la parole, moi, par ailleurs,
58:37 parce qu'il y a plein de gens qui ont plein de choses à dire.
58:40 Mais bon, si je peux porter un peu quelques idées,
58:46 non, c'est pas facile.
58:47 Et la libération de la parole suffit absolument pas.
58:51 Je sais même pas trop exactement ce à quoi ça peut correspondre,
58:54 parce que j'ai pas toujours les bons mots,
58:57 en tout cas ceux que je voudrais employer au moment où je les emploie.
59:00 Et donc, c'est toujours un peu à la fois une violence, une frustration.
59:06 Euh...
59:07 Non, plus on parle,
59:10 et plus on se demande si c'est pas dangereux de parler, en fait.
59:14 En tout cas, c'est l'impression que j'ai,
59:16 parce que je me dis, "Ouh là là, c'est tellement chargé
59:19 "qu'il faut quand même employer les bons mots."
59:22 -Mais je vous remercie beaucoup d'avoir pris ce temps-là
59:25 avec moi aujourd'hui.
59:27 Merci beaucoup, Camille Kouchner.
59:29 -C'était un plaisir. Merci beaucoup, merci à vous.
59:31 -Merci pour cet effort. Et bon courage.
59:35 -Merci.
59:37 Sous-titrage ST' 501
59:39 ...

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