Au lendemain de l'ouverture du procès des attentats de Trèbes et de Carcassonne, qui ont coûté la vie à quatre personnes en mars 2018, dont le gendarme Arnaud Beltrame, la caissière du Super U où a eu lieu la prise d'otages était l'invitée de France Inter mardi 23 janvier. "Tous les jours, je refais des scènes où je repense à ce que j'aurais pu faire, je refais différents scénarios, si j'avais réagi différemment...", confie celle dont le gendarme a pris la place comme otage. "Le procès occupe aussi l'esprit, c'est une bonne chose qu'il arrive enfin parce qu'on s'y prépare et c'est très fatiguant. Six ans quasiment avant le procès, c'est très long, on est un peu en préventive nous aussi en attendant de pouvoir s'exprimer."
Retrouvez les entretiens de 7h50 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50
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00:00 Bonjour Julie Grand.
00:02 Bonjour.
00:03 Vous ne dévoilez ni votre nom ni votre visage.
00:06 Vous refusez de céder aux journalistes qui ont essayé de tout vous prendre ?
00:11 Oui, mon anonymat c'est ma sécurité future, la sécurité de ma famille.
00:19 C'est très important.
00:20 Jusqu'où vous ont-ils poursuivi les journalistes ?
00:23 À l'époque en 2018, jusqu'à notre porte et le village était harcelé.
00:30 La mairie et les commerçants étaient fatigués à la longue de me protéger.
00:36 Ils ont été super d'ailleurs.
00:38 Le procès qui a commencé, le procès va vous obliger à revivre la scène de la prise
00:46 d'otage, le moment où Ridouane Lakmi a pénétré dans le local où vous étiez cachés, où
00:51 il vous a repéré, où il vous a choisi.
00:53 Est-ce que vous y pensez souvent ?
00:54 Tous les jours, oui.
00:58 Tous les jours, je refais des scènes où je repense à ce que j'aurais pu faire.
01:06 Je refais différents scénarios, si j'avais réagi différemment.
01:15 Le procès aussi occupe l'esprit.
01:22 C'est une bonne chose qu'il arrive enfin.
01:24 Parce qu'on s'y prépare et c'est très fatigant.
01:32 Six ans, six ans quasiment avant le procès, c'est trop long.
01:37 On est un peu en préventive nous aussi, en attendant de pouvoir s'exprimer, en attendant
01:48 de voir comment les choses tournent.
01:50 Dans ce livre, « Sa vie pour la mienne » que vous publiez aux éditions Arteges, vous
01:58 dites que quand vous êtes sorti de cette pièce, vous lui avez tourné le dos au preneur
02:04 d'otages et que vous avez crevé de trouilles qu'il tire.
02:08 Oui.
02:09 Oui, parce qu'à ce moment-là, le gendarme, Aaron Beltram, était entré dans la pièce.
02:18 Donc, le terroriste avait son nouvel otage.
02:22 Et je me suis dit que du coup, le terroriste pouvait très bien changer d'avis.
02:28 Il n'avait plus vraiment de raison de m'épargner.
02:32 Et le temps de sortir de la pièce, j'ai eu très peur.
02:36 Et j'ai gardé des séquelles de ça assez longtemps.
02:39 Quel genre de séquelles ?
02:41 Mon esprit avait ancré une épaisse plaque en fonte vissée sur mon dos, comme pour me
02:53 protéger des balles.
02:54 Et j'ai gardé des douleurs pendant plusieurs semaines jusqu'à ce que le psy arrive à
03:04 me libérer de ça.
03:05 Vous êtes filmé de dos avec une perruque.
03:08 Donc, les auditeurs qui voudraient même regarder la vidéo ne vous voient pas.
03:11 Mais moi, je peux leur raconter que quand vous me parlez, Julie, vous fermez les yeux
03:15 et que votre visage entier est entièrement crispé.
03:19 Dans ce livre, vous racontez aussi qu'il y a eu un moment.
03:24 Vous êtes resté plusieurs longues minutes avec le preneur d'otages que vous vous êtes
03:29 parlé.
03:30 Qu'est-ce qui vous a fait dire qu'il y avait chez lui une absence de haine pour les
03:34 petits gens, pour les femmes, pour les enfants ?
03:37 Comme s'il hiérarchisait ses cibles.
03:39 Qu'est-ce qui vous a fait dire ça ?
03:40 Un moment dans la conversation, il a évoqué sa mère et ses soeurs.
03:44 Un frère aussi.
03:48 Je ne sais plus très précisément la suite, les phrases qu'il m'a dites.
03:58 Mais c'est tout à fait ça.
04:01 Je me suis dit qu'il a encore du respect pour les femmes et les petites gens, pour
04:06 les salariés.
04:07 C'est une idée à laquelle je me suis raccrochée en me disant que je devais conserver le respect
04:18 qu'il avait encore pour ma vie.
04:21 Il m'a posé des questions plus personnelles.
04:24 Si j'avais un enfant, une famille, ça m'a rassurée un petit peu.
04:34 Vous avez raconté aussi le premier échange téléphonique du terroriste avec les forces
04:39 de l'ordre.
04:40 Vous citez les mots du terroriste.
04:43 Je sais que vous ne le ferez pas, mais je demande la libération d'un de mes frères
04:48 en prison, Salah Abdel-Salam.
04:50 Et vous, Julie Grand, vous en concluez qu'au fond, il n'y a rien à échanger, que la
04:58 seule chose qui l'attend, c'est sa confrontation avec les flics et sa mort en martyr.
05:03 Donc au fond, vous vous dites à ce moment-là ou vous vous dites après qu'il ne vous
05:09 aurait pas fait de mal, qu'il ne vous aurait pas tiré dessus à vous ?
05:12 Ce n'était pas si clair que ça parce qu'il me prenait quand même comme bouclier humain
05:26 et il était là pour mourir.
05:27 Et sur le coup, je me suis interdit de penser, de projeter l'avenir immédiat, de penser
05:36 à ce que serait cette dernière scène.
05:39 Je me suis interdit d'y penser pour ne pas me mettre à paniquer.
05:43 Prenez votre temps.
05:49 Qu'est-ce que vous avez retenu des quelques secondes où vous avez été en présence
05:55 du colonel Arnaud Beltrame ?
05:59 J'ai été très très soulagée quand Arnaud Beltrame a pris la main, en quelque sorte
06:08 a pris la négociation en main parce que je l'ai vu tout de suite, il était très
06:16 professionnel, il choisissait très très bien ses mots, sa démarche.
06:20 La conversation était, le terroriste était très tendu, agressif et Arnaud Beltrame marchait
06:32 sur un fil et je voyais bien qu'il s'y prenait très très bien.
06:36 Ne pas choisir de mots provocants, avancer sur l'idée d'une, sur la négociation
06:47 d'un échange, c'était fait de manière très professionnelle.
06:51 Julie Grand, vous avez voulu voir son corps, sa dépouille, on vous y a autorisé.
06:57 Vous aviez des choses à lui dire ?
07:00 Faire un deuil, les étapes du deuil ce sont des moments qu'il ne faut pas manquer.
07:09 Ce sont des occasions, si on les manque, on peut y repenser jusqu'à sa mort et avoir
07:18 des regrets.
07:19 Donc ça n'a pas été facile d'aller le voir mais je savais que c'était indispensable.
07:29 Ce que j'ai voulu faire c'est lui dire merci au revoir, revoir son visage.
07:41 Et pourquoi alors ça a été si difficile d'aller se recueillir sur sa tombe après
07:55 sur la tombe d'Arnaud Beltrame ?
07:56 Je ne sais pas.
08:03 Je ne m'en sentais pas le courage.
08:07 Et c'est seulement plus de cinq ans après que je me suis sentie assez forte, accompagnée
08:21 de mon mari.
08:22 Comme si d'un coup j'étais digne d'aller le voir sur sa tombe.
08:31 Votre mari qui est là avec nous en studio et qui vous rend plus forte.
08:36 Ce livre c'est aussi un vaste coup de gueule contre votre statut de victime du terrorisme,
08:44 contre cette prise en charge promise par l'Etat et qui au final s'est traduite par une immense
08:51 solitude et un dédale administratif infernal.
08:55 Au tout début on a été bien pris en charge.
08:58 On a reçu des enveloppes qui nous ont permis de faire face à tous les déplacements, aux
09:07 premiers frais, avoir une toute petite enveloppe de confort pour que l'argent ne soit pas
09:13 un problème, pour que l'argent ne soit pas un frein à ses déplacements, aux traitements,
09:25 pour faire face à tous ces rendez-vous.
09:26 Donc au début on a été bien aidés.
09:28 Ensuite, les années qui ont suivi, il fallait quand même en quelque sorte quémander, argumenter
09:40 pour recevoir des accomptes sur l'indemnisation finale.
09:45 Et les trois années qui ont suivi l'attentat, j'ai pu obtenir des accomptes qui ont permis
09:55 d'adoucir un petit peu la vie, en tout cas que l'argent ne soit pas un frein absolu
10:06 à une vie à peu près normale.
10:09 Après plusieurs années, je me suis rendu compte que j'aurais besoin de soins psy
10:16 plus spécialisés et c'est à peu près à ce moment-là que je n'ai plus eu d'aide,
10:23 que les accomptes n'ont plus été acceptés.
10:26 Je fais avec ce que j'ai.
10:28 - Avec ce que vous avez, aujourd'hui il y a des choses nouvelles dans votre vie, vous
10:34 n'en aviez pas à l'époque.
10:35 Comment vous avez emprunté le chemin de la foi catholique ?
10:37 - A la limite, je suis la première surprise du chemin que j'ai emprunté.
10:48 - Votre visage se détend.
10:50 Ça fait plusieurs minutes que je vous vois avec le visage tellement crispé, les yeux
10:54 fermés.
10:55 Ça y est, vous les ouvrez.
10:56 - J'étais une athée dure et mes barrières sont tombées petit à petit parce que j'étais
11:11 à la recherche de technique, d'un socle solide pour me reconstruire, me donner une
11:22 ligne de conduite, m'apporter des choses positives.
11:29 La foi catholique m'a apporté un grand réservoir d'amour et d'espoir.
11:36 Ça m'aide au quotidien.
11:39 La prière m'apaise.
11:40 - Ça veut dire que vous paniquez encore ? Ça veut dire qu'il ne suffit pas de croire
11:46 en Dieu pour aller mieux ?
11:47 - Oui, il ne suffit pas de croire en Dieu pour aller mieux.
11:53 Par contre, la prière et la foi adoucissent absolument la vie.
12:00 La chose qui me soulage le plus, c'est la prière.
12:03 - Vous avez été attaqué, Julie Grand, par un terroriste qui vous a menacé de mort
12:08 au nom de Dieu.
12:10 Et au nom de la religion, vous auriez pu prendre en horreur quiconque parle au nom
12:16 de Dieu et parle au nom de la religion.
12:17 - Je crois que la religion peut être instrumentalisée, comme tout.
12:22 - Julie Grand, je découvre en lisant votre livre que vous êtes Bac+5, ingénieur en
12:28 qualité, sécurité et environnement.
12:30 Vous aviez auparavant une maîtrise en biochimie cellulaire, c'est ça ?
12:36 - Oui, biologie cellulaire.
12:37 - Biologie cellulaire.
12:38 La France entière vous appelle la caissière de Trèbes.
12:42 La caissière, qu'est-ce que ça vous fait ?
12:44 - Les ironies de la vie.
12:56 - Les ironies de la vie, oui.
12:58 Pourquoi vous étiez caissière à ce moment-là, au moment de la prise d'otage ?
13:02 - Quand j'ai eu ma fille, deux ans et demi auparavant, je m'étais promis d'être
13:13 la plus présente possible, au moins pour ses premières années de vie, de l'accompagner,
13:23 d'être présente à elle.
13:29 Mon métier de base est très prenant, très stressant, très complexe et ça occupe l'esprit
13:42 le soir, le week-end.
13:44 Quand j'ai eu ma fille, je me suis donné deux ou trois ans pour faire le job le plus
13:56 simple.
13:57 J'ai cherché des postes de secrétaire ou d'assistante, je n'ai pas trouvé.
14:02 Il n'est pas évident de trouver un job sous-qualifié quand on est surdiplômé.
14:10 - Donc caissière pour vous occuper de votre petite fille.
14:15 - C'était super, en dehors du salaire qui était vraiment mini-mini, qui demandait un
14:25 rigueur quotidienne, une gestion budgétaire serrée.
14:29 Mais j'avais mes mercredis et je pouvais vraiment profiter de ma fille.
14:37 - Et puis ce drame venu de nulle part vous a figé dans ce statut de caissière.
14:44 - C'est ça.
14:45 - Merci Julie Grand.
14:46 - Merci à vous.
14:47 - Merci bien.
14:47 Merci à vous.
14:48 Merci bien.