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Aujourd'hui à 7h50, Marion L'Hour reçoit Clotilde Leguil, agrégée et docteur en philosophie, professeur au département de psychanalyse de Paris 8 et psychanalyste, co-productrice du podcast L’Inconscient, pour son essai "L’ère du toxique", sur le nouveau malaise dans la civilisation (PUF).

Retrouvez les entretiens de 7h50 sur https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50

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Transcription
00:00 Et votre invitée ce matin Marion est psychanalyste et docteur en philosophie.
00:03 Et elle nous parle d'un mot omniprésent dans notre quotidien, le toxique.
00:07 Relation toxique, discours toxique, management toxique, effectivement, le mot est partout.
00:13 * Extrait de Britney Spears - I'm Calling *
00:35 Ça c'était la chanteuse Britney Spears en 2003, son titre "Toxique".
00:38 Est-ce qu'il y a une date, Clotilde Guil, vous êtes avec nous pour en parler, bonjour.
00:42 Est-ce qu'il y a une date où le mot toxique est venu envahir notre langage ?
00:46 Alors moi je daterais en tout cas ça du XXIe siècle.
00:50 Et ce qui m'a frappée c'est le fait que ce terme de toxique,
00:54 qui aujourd'hui sur toutes les lèvres, qui a vraiment une nouvelle extension,
00:59 a changé de sens en quelque sorte entre le XXe et le XXIe siècle.
01:04 Puisqu'aujourd'hui on l'emploie pour parler du rapport à l'autre,
01:07 on l'emploie dans le champ des relations amoureuses et sexuelles,
01:10 on l'emploie donc pour parler d'un certain malaise,
01:14 dans le registre de l'intimité et dans le rapport à l'autre.
01:17 Et aussi bien, on l'emploie bien sûr,
01:19 et ça c'était déjà le cas au XXe siècle, dans le champ de l'écologie.
01:22 Mais voilà, ce qui m'a frappée c'est que ce terme de toxique
01:26 est aujourd'hui une sorte de métaphore
01:30 qui renvoie à une substance qui circulerait entre les êtres,
01:34 et qui produit un malaise, et qui désigne une nouvelle forme d'angoisse.
01:40 - C'est ce que vous racontez dans votre livre qui vient de sortir,
01:43 "L'ère du toxique", publié aux presses universitaires de France.
01:46 En fait, ce mot toxique, vous dites "c'est arrivé au XXIe siècle",
01:50 ce changement de sens, c'est un effet de mode ou ça recouvre une réalité ?
01:53 Vous vous posez la question dans le livre,
01:55 vous vous dites "est-ce que finalement c'est une mode de la langue ou pas ?"
01:57 - Tout à fait, au départ, moi je l'ai vraiment pris comme un effet de mode,
02:00 c'est-à-dire que ce n'était pas du tout un terme qui faisait partie de ma langue.
02:04 Et puis, je me suis quand même intéressée à cette insistance, à cette récurrence,
02:09 et à ce nouveau sens, et ce qui m'a frappée aussi,
02:12 c'est que finalement, on l'entendait aussi dans la bouche des patients,
02:17 qui désignaient par là aussi bien un malaise dans le rapport amoureux,
02:23 qu'ils l'employaient aussi bien pour parler d'un regard toxique sur leur corps,
02:27 pour parler d'un ex-toxique bien sûr,
02:30 pour parler de schéma toxique, pour parler de mère toxique.
02:33 Et donc là, je l'ai pris au sérieux parce que je me suis dit,
02:36 si ce terme fait partie de la langue d'aujourd'hui,
02:39 c'est qu'il désigne quelque chose de réel, qu'il n'est pas seulement un effet de mode.
02:44 Bien sûr qu'il y a eu cet aspect viral où tout le monde s'est mis à l'employer,
02:48 et en même temps, je l'ai pris au sérieux parce que ce qui m'intéressait dans ce terme de toxique,
02:53 c'est aussi qu'il renvoie à quelque chose d'un malaise dans le corps,
02:57 à quelque chose d'une référence au vivant.
03:00 Et là, il m'a semblé qu'il y avait une actualité
03:03 et quelque chose à interpréter par rapport à notre moment.
03:05 - Alors, qu'est-ce que c'est justement, Clotilde de Guille, le toxique ?
03:08 C'est comme une flèche empoisonnée, vous utilisez cette image dans votre livre.
03:12 - Oui, parce que je me suis intéressée d'abord au mot.
03:14 Je me suis intéressée à l'expérience toxique,
03:16 parce que je me suis dit, je vais essayer de la définir.
03:18 Mais avant de définir cette expérience, je me suis intéressée au mot lui-même.
03:21 Et je me suis aperçue que ce mot, qui semble comme ça hyper moderne
03:25 et vraiment propre à notre époque, il a tout de même une épaisseur,
03:28 il a une histoire. Et du coup, justement, c'est là où on aperçoit
03:31 que ce n'est pas juste un effet de mode.
03:33 C'est un mot qui nous vient de très loin.
03:35 C'est un mot qui nous vient de la Grèce ancienne,
03:38 puisqu'on rencontre ce terme de "toxicone" en Grèce,
03:41 qui n'est pas la même chose que le "pharmacone",
03:43 qui aussi, "pharmacone", c'est le remède et le poison.
03:45 Le "toxicone", c'est uniquement le poison.
03:47 Et le "toxicone" était ce poison dont on imprégnait les flèches
03:52 dans la guerre ou dans la chasse,
03:55 et qui, une fois inoculé à la proie ou à la victime,
03:59 se répandait dans le corps et finalement mettait en péril le vivant lui-même.
04:06 Et donc, ça m'a beaucoup intéressée, finalement, de travailler sur cette métaphore de la flèche,
04:12 qui finalement nous dirait quelque chose aussi de notre toxique actuel.
04:16 Comme si ce terme de "toxic" disait la façon dont nous nous sentons,
04:22 en quelque sorte, blessés, touchés, atteints dans notre corps,
04:27 par le discours de l'autre, qui se plante dans notre chair à la façon d'une flèche,
04:31 et qui nous inocule un étrange poison dont on n'arrive pas bien à se défaire,
04:36 parce qu'une fois qu'il est dans notre corps, au fond, il est à l'intérieur de nous.
04:41 Et d'une certaine façon, ce poison, dans un premier temps, on en jouit,
04:45 il nous procure peut-être aussi une forme de plaisir avant de nous menacer.
04:49 C'est là que ça ressemble, parce qu'après l'acception du terme a évolué,
04:52 et quand on parlait de toxique, on parlait d'alcool, de drogue, de substances toxiques.
04:56 C'est ça, au XIXe siècle, le toxique est jusqu'à Freud,
05:00 mais chez Baudelaire, chez Freud, le toxique renvoie aux substances toxiques elles-mêmes,
05:05 aux stupéfiants, à la drogue, chez Baudelaire, au vin, à l'opium.
05:08 Et donc, la substance toxique, qui définit le champ de la toxicomanie,
05:13 c'est une substance à laquelle on peut avoir recours
05:16 pour essayer d'apaiser quelque chose de l'angoisse et d'éprouver un certain plaisir.
05:22 Et c'est seulement dans un deuxième temps que cette substance produit une addiction
05:25 et peut conduire du côté de la destruction.
05:27 Et au fond, là aussi, si on se réfère à ce sens-là, de la substance toxique en toxicologie,
05:34 et tel que l'employé Freud aussi,
05:37 on peut interpréter le toxique au sens métaphorique actuel,
05:41 finalement, comme étant une substance qui nous vient de l'autre,
05:45 mais qui nous procure tout de même une jouissance.
05:48 Et là, il y a la complexité de l'expérience toxique.
05:50 Voilà, c'est ça qui est contre-intuitif quand même, Clotilde Le Guil,
05:52 parce que vous dites "le toxique a à voir avec la jouissance".
05:56 Ça veut dire quoi ? Ça veut dire que ça me plaît quand quelqu'un me regarde en disant
05:59 "son corps ne va pas, il est trop gros, j'en sais rien"
06:01 ou que ma relation qui se passe mal avec mon patron, par exemple,
06:04 j'en jouis dans un certain sens ?
06:06 Effectivement, c'est contre-intuitif, vous avez raison,
06:09 mais j'ai essayé d'interpréter cette expérience.
06:12 Je me suis dit "mais comment définir cette expérience toxique ?"
06:14 Et au fond, cette expérience toxique,
06:17 eh bien, c'est seulement une fois qu'on la nomme qu'on peut s'en extraire.
06:21 C'est-à-dire qu'au moment où on vit cette expérience,
06:24 au moment où la chose toxique s'immisce en nous,
06:27 on ne la voit pas venir.
06:28 Et d'une certaine façon, on y consent, on se laisse faire,
06:32 sans vraiment saisir les coordonnées de ce qui nous arrive.
06:34 Et donc, dans un premier temps, oui, je dirais qu'il y a une forme
06:39 de jouissance, de plaisir, comme avec une substance, en quelque sorte.
06:43 - Un syndrome de Stockholm, peut-être ?
06:44 - On parle d'emprise beaucoup aujourd'hui.
06:46 Je pense que ce terme d'emprise, il s'éclaire aussi
06:48 depuis la question du toxique et de la jouissance.
06:51 Et c'est seulement, disons, quand c'est allé trop loin,
06:54 quand ça a forcé quelque chose en vous,
06:56 et que ça vous a vraiment fragilisé et mis en danger,
06:59 que vous vous apercevez après coup,
07:02 qu'il y avait quelque chose de toxique dans l'expérience que vous viviez.
07:05 Donc, au fond, je dirais qu'il y a vraiment deux temps dans cette expérience.
07:08 Et c'est ce que j'ai essayé d'analyser.
07:10 Et c'est ce qui explique aussi, d'une certaine façon,
07:13 pourquoi est-ce qu'il est si difficile de s'extraire d'une expérience toxique.
07:17 Et que le mot toxique vient aussi nommer cette difficulté
07:20 et cette fragilité qu'on éprouve,
07:22 eu égard à cette blessure qui peut avoir marqué notre corps.
07:27 - On parle beaucoup ces jours-ci de harcèlement scolaire,
07:29 avec le suicide de ce jeune garçon qui a eu lieu il y a deux semaines à Poissy.
07:32 Le harcèlement scolaire des enfants, des ados,
07:35 c'est de l'ordre du toxique aussi, d'après vous ?
07:37 - Alors, on peut dire qu'il y a eu l'expérience toxique presque par excellence.
07:41 C'est un paradigme de l'expérience toxique,
07:43 puisque vraiment, il s'agit en quelque sorte d'une mise en danger
07:49 du sujet lui-même, du vivant lui-même,
07:53 par, au départ, des discours de l'autre.
07:57 Et dans mon livre, justement, je me suis intéressée
07:59 à un des premiers récits de harcèlement scolaire,
08:04 qui date de 1906, qui est le livre de Musil,
08:07 "Les désarrois de l'élève Turles",
08:09 et qui m'a beaucoup intéressée, parce que c'est justement l'histoire
08:12 d'une bande de garçons qui se mettent à tourmenter
08:16 un garçon qui a commis un vol.
08:19 Et au fond, le héros du livre de Musil,
08:22 au départ, se trouve entraîné dans ce harcèlement,
08:25 et finalement, commence à en éprouver une forme de jouissance,
08:30 et s'aperçoit lui-même qu'il est en train de basculer
08:33 dans l'expérience toxique, et il y a un moment
08:36 où justement il va tenter de s'extraire de cette expérience.
08:39 Et donc, c'est très intéressant de voir que,
08:41 du temps de Freud, dès le début du XXe siècle,
08:44 il y a quelque chose de l'expérience toxique
08:46 en tant que ce qu'on appelle aujourd'hui le harcèlement,
08:49 et qui passe par le discours, qui est décrit là,
08:53 au début du XXe siècle, et qui a à voir aussi,
08:55 pour reprendre un terme freudien, avec la pulsion de mort.
08:59 Il y a le harcèlement scolaire, il y a l'emprise amoureuse,
09:02 il y a les relations toxiques en entreprise.
09:04 Est-ce que ce terme que vous décrivez comme une réalité,
09:07 ou que vous êtes rendu à l'évidence dans votre livre,
09:10 est-ce qu'il est plus présent parce qu'il y a plus de choses toxiques,
09:13 ou est-ce que la sensibilité est plus grande ?
09:15 Je pense à #MeToo, qui a permis de dénoncer
09:18 un certain nombre de comportements toxiques.
09:20 Absolument, je pense que nous sommes dans un nouveau moment
09:22 où nous avons une sensibilité qui est déployée
09:26 par rapport à ce qui est de l'ordre de la violation,
09:29 à ce qui est de l'ordre du forçage, à ce qui est de l'ordre
09:32 de ce qui va venir malmener, en quelque sorte,
09:34 quelque chose de notre désir, et de notre rapport au vivant.
09:39 Et ce qui est intéressant dans le terme de toxique,
09:41 c'est qu'il renvoie d'une certaine façon à une dimension éthique,
09:45 mais d'une certaine façon, c'est une façon de nommer le mauvais,
09:48 le mal, le malaise, sans qu'on sache véritablement ce qu'est le bien.
09:53 Et c'est ça qui est propre à notre époque.
09:55 Alors justement, le bien, Clotilde Le Guin, il nous reste peu de temps,
09:57 mais quand même, je voudrais l'antidote du toxique,
09:59 parce que vous en parlez un peu, d'un point de vue très pratique,
10:01 comment on s'en débarrasse ?
10:02 Je cherche l'antidote dans mon livre,
10:04 qui est une enquête en direction de cet antidote,
10:06 et peut-être que ce que je pourrais donner comme indice,
10:09 c'est que finalement, la dimension du désir,
10:12 le désir tel que Lacan l'a défini,
10:14 en tant qu'il n'est pas seulement la jouissance,
10:16 qu'il n'est pas la pulsion de mort,
10:17 mais le désir qui est justement finalement ce qui nous permet
10:21 de donner un sens à notre existence,
10:23 eh bien le désir, on pourrait dire que c'est ce qui peut faire limite au toxique,
10:26 et c'est l'antidote.
10:27 Clotilde Le Guin, docteur en philosophie et psychanalyste,
10:31 auteur de "L'ère du toxique" qui vient de sortir aux presses universitaires de France,
10:34 coproductrice aussi du podcast "L'inconscient", podcast France Inter,
10:37 merci de nous avoir répandu.

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