La poudre des cartels

  • l’année dernière

Dans les années 1990, le Mexique est devenu le théâtre d’un gigantesque trafic de cocaïne. Pour réinjecter les liasses de billets amassées par les cartels de la drogue dans l’économie légale, l’argent sale doit être blanchi, avec la bénédiction des représentants politiques du pays. Le Mexique est alors gouverné par le Parti Révolutionnaire Institutionnel ou PRI, la corruption est partout et deux noms s’imposent, ceux de deux frères : Carlos et Raul Salinas, "les Kennedy du Mexique".
Carlos Salinas devient président du Mexique. Il a 40 ans quand il est élu à la tête du pays. A ses électeurs, il a promis une "nouvelle culture politique". Mais en coulisses, dès le début, il ferme les yeux sur le trafic de drogue et les violences qui vont avec. Et plus les années vont passer, plus le sang va couler…

Bientôt, des sommes suspectes arrivent sur des dizaines de comptes suisses. Raul Salinas, et son épouse Paulina Castañon, ne vont pas tarder à être pris la main dans le sac. La scène se passe à Genève, dans les bureaux de la banque Pictet & Cie…

Pour enquêter sur l’argent sale des "Kennedy du Mexique", les journalistes Marie Maurisse et François Pilet sont notamment allés interroger les anciens magistrats suisses Bernard Bertossa et Carla del Ponte.

Le podcast "Dangereux millions" vous raconte comment la Suisse est devenue la lessiveuse des escrocs du monde entier. Bienvenue dans le monde feutré du crime financier. Qui, dans cet épisode, nous emmène dans l’univers sulfureux des cartels de la drogue, au Mexique.

"Dangereux Millions", un podcast coproduit par le média public swissinfo, le service d’information en ligne de la Société suisse de radiodiffusion et Europe 1 Studio, avec Gotham City.
Retrouvez "Dangereux millions" sur : http://www.europe1.fr/emissions/dangereux-millions

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Transcript
00:00 Nous sommes à Mexico le 18 décembre 1951.
00:08 Des cris retentissent dans une maison qui semble assez modeste de l'extérieur.
00:15 Ça se passe au 423 de la rue Palenque.
00:20 A l'intérieur, il y a trois enfants qui jouent à la guerre.
00:24 Carlos, 4 ans, son frère Raúl, 5 ans, et puis leur voisin Gustavo qui a 8 ans.
00:32 Pour l'instant, ils se contentent de se poursuivre dans le salon.
00:38 À quelques rues de là se trouve la maison bleue de la peintre Frida Kahlo.
00:42 Ce quartier, cossu et très fleuri, est en quelque sorte le Montmartre de Mexico.
00:50 Dans la rue Palenque, les garçons jouent toujours à la guerre.
00:54 Soudain, ils s'arrêtent de courir.
00:57 Et ils mettent en joue leur jeune gouvernante Manuela.
01:04 Ils ne savent pas que la carabine calibre 22 qu'ils ont entre les mains est chargée.
01:09 Manuela a 12 ans. Elle non plus ne se méfie pas.
01:13 La balle qui part à ce moment-là l'attaque en pleine tête.
01:17 La jeune fille meurt sur le coup.
01:22 Une enquête sur cet accident commence.
01:24 Mais face aux policiers, aucun des trois enfants n'avoue.
01:28 On ne saura jamais qui a appuyé sur la gâchette.
01:32 Ce drame fait bientôt la une de la presse au Mexique.
01:35 Notamment parce que Raúl et Carlos Salinas de Gortari sont les fils d'un économiste de renom,
01:41 un ancien ministre et ancien ambassadeur.
01:45 Eux-mêmes vont bientôt prendre les clés du pouvoir.
01:48 Manuela est le premier cadavre qu'on croise au bord de leur route.
02:14 Je suis François Pillet.
02:15 Je suis Marie-Maurice.
02:16 Et vous écoutez Dangereux Millions,
02:18 le podcast qui vous raconte comment la Suisse est devenue la lessiveuse des escrocs du monde entier.
02:23 Soyez les bienvenus dans le monde feutré du crime financier,
02:27 qui dans cet épisode nous emmène dans l'univers sulfureux des cartels de la drogue au Mexique.
02:33 A partir des années 50, ce pays d'Amérique centrale vit une explosion culturelle,
02:38 mais aussi économique et sociale.
02:41 Dans les rues de la capitale Mexico, les buildings poussent comme des champignons.
02:45 En politique, les femmes vont bientôt obtenir le droit de vote.
02:49 Et en toute discrétion, un gigantesque trafic de cocaïne se met en place
02:54 et génère des liasses de billets qui commencent à circuler.
02:58 Le problème, c'est que l'argent de la drogue, c'est de l'argent sale.
03:01 Pour qu'il soit réinjecté dans l'économie légale, pour qu'il soit utilisable,
03:06 il doit être blanchi, avec la bénédiction des responsables politiques.
03:11 On fait un saut dans le temps, on est maintenant en 1994.
03:35 L'âge d'or du Mexique est passé.
03:37 Oublié le cliché des plages de sable blanc et des maracas,
03:41 le pays est devenu le terrain de jeu sanglant des cartels qui contrôlent le trafic de drogue.
03:46 Pour comprendre la géographie de ce trafic,
03:49 on a appelé le journaliste d'investigation, Nile Docherty.
03:53 Au départ, la drogue vient de Colombie.
03:58 Du coup, les Américains commencent par mettre la pression sur ce pays.
04:02 Donc les trafiquants de drogue colombiens se disent, il faut trouver une nouvelle route,
04:06 et passer par le Mexique.
04:08 Et à partir de là, ça crée un bazar pas possible,
04:12 parce que le Mexique, c'est un pays qui a une longue tradition de corruption.
04:16 Vous pouvez acheter les hommes politiques et même la police très facilement.
04:20 Au Mexique, il y a un parti politique principal au pouvoir depuis des décennies,
04:25 le Parti Révolutionnaire Institutionnel.
04:29 Mais le PRI n'a plus rien de révolutionnaire,
04:32 et il ne protège pas non plus les institutions.
04:35 Il passe plutôt à ce moment-là pour un temple de la corruption.
04:39 Le président mexicain est membre du PRI.
04:42 Son nom, c'est Carlos Salinas de Gortari,
04:45 le petit Carlos de la rue Palenque.
04:48 Il a 40 ans quand il est élu à la tête du pays.
04:51 Il a désormais le crâne dégarni et une moustache sombre et épaisse.
04:56 À ses électeurs, il a promis une nouvelle culture politique.
05:00 Mais en coulisses, dès le début,
05:03 il ferme les yeux sur le trafic de drogue et les violences qui vont avec.
05:07 Et plus les années vont passer, plus le sang va couler.
05:11 Carlos Salinas a commencé à faire n'importe quoi,
05:22 notamment en vendant des entreprises d'État à des amis,
05:25 à des prix sous-évalués.
05:28 En parallèle, vous aviez donc aussi ce parti, le PRI,
05:33 qui était au pouvoir depuis presque un siècle et qui commençait à décliner.
05:37 Et puis, vous aviez les cartels qui étaient partout, omniprésents.
05:46 Tout était corrompu par eux.
05:53 Même le chef de la police anti-drogue nommé par Carlos Salinas,
05:56 celui qui était censé travailler avec les Américains
05:59 pour stopper le trafic de drogue.
06:02 Même lui était à la solde des cartels.
06:05 On peut dire que c'était un État kleptocratique,
06:09 où même les dirigeants sont corrompus.
06:13 Les hommes d'affaires s'enrichissaient en reprenant des entreprises publiques
06:17 et les politiciens s'enrichissaient au passage.
06:22 Bref, il y avait de la corruption partout, à un niveau terrible.
06:26 C'est au milieu de ce marasme, en 1994,
06:30 que le mandat présidentiel de Carlos Salinas se termine.
06:33 Il est sur le point de quitter le pouvoir
06:36 quand le secrétaire général du PRI, son propre parti,
06:40 est assassiné d'une balle tirée en pleine rue.
06:43 Il s'appelle José Francisco Ruiz Machieu.
06:46 Et ce n'est pas un inconnu pour Carlos Salinas.
06:50 C'est son propre beau-frère.
06:52 L'affaire d'État devient une affaire de famille,
06:56 avec Carlos, donc, et son grand-frère, Raúl,
06:59 dont on recroise la route ici.
07:02 Raúl a un an de plus.
07:05 Il fait une tête de plus, aussi.
07:07 Et à cette époque, lui a encore des cheveux, mais déjà blanchis.
07:10 Raúl n'a jamais fait de politique.
07:13 Il n'en a pas moins réussi sa carrière.
07:15 Cet ingénieur est passé par l'École nationale des Pons et Chaussées à Paris.
07:19 Il a été professeur, puis haut fonctionnaire.
07:22 C'est aussi un cavalier émérite.
07:24 Un peu avant Noël, cette année-là,
07:27 Carlos Salinas quitte la présidence.
07:29 Et comme cadeau, deux mois plus tard,
07:32 son successeur envoie son frère en prison,
07:34 dans les sinistres geôles d'Almoloya,
07:37 une prison fédérale à sécurité maximale.
07:40 Raúl est jugé coupable et va y rester dix ans au total.
07:45 Tout ça ressemble de loin à un énième sopopéra mexicain.
07:49 Mais c'est à ce moment-là qu'on va découvrir l'immense fortune des frères Salinas,
07:54 qui viendrait du trafic de drogue.
07:56 Celle qui est cachée depuis des années à presque 10 000 km du Mexique.
08:02 En Suisse.
08:13 Le 15 novembre 1995, il fait un temps frisquet,
08:17 au bord du lac à Genève.
08:19 Sur le boulevard Georges Favon,
08:21 il y a une femme très élégante qui presse le pas.
08:24 Elle s'arrête devant le numéro 29.
08:27 Elle passe la main dans ses cheveux teints en blond.
08:30 Et elle rentre dans les bureaux de la banque Piquet et compagnie.
08:34 C'est une banque privée, très sélecte,
08:38 réservée aux grosses fortunes.
08:40 Cette cliente a prévenu un peu avant qu'elle venait tout spécialement
08:43 pour faire un très gros retrait.
08:45 Elle veut récupérer 84 millions de dollars en cash.
08:50 Quand elle pousse la porte ce jour-là,
08:54 ce qu'elle ne sait pas, c'est que les banquiers ont pris peur.
08:57 Ils ont prévenu la police.
08:59 Cette femme s'appelle Paulina Castagnon.
09:03 Elle est mexicaine.
09:05 Et elle débarque en Suisse à la demande express de son mari,
09:08 Raoul Salinas, qui croupit donc en prison à ce moment-là.
09:12 Sa mission, c'est de commencer à récupérer la fortune cachée du clan Salinas.
09:16 Mais quand elle arrive au guichet,
09:18 elle comprend très vite que quelque chose cloche.
09:20 Elle repart en toute hâte vers la gare Cornavin pour quitter Genève.
09:25 C'est là, sur le quai, qu'elle est finalement interpellée.
09:30 Et elle aussi se retrouve donc en prison,
09:33 celle de Chandolon, en Suisse.
09:36 Le scandale est planétaire.
09:38 Castagnon de Salinas, belle-sœur de l'ancien président du Mexique,
09:41 a été libérée cet après-midi à Berne.
09:43 Paulina et son frère Antonio furent arrêtés il y a un mois
09:46 alors qu'ils s'apprêtaient à retirer à l'aide de faux papiers
09:48 84 millions de dollars dans une banque genevoise.
09:51 Cet après-midi, seul l'avocat de Mme Salinas s'est exprimé
09:54 pour rejeter toutes les accusations prononcées à l'encontre de sa cliente.
09:57 En Suisse, mettre en prison une personnalité publique et riche,
10:01 ce n'est pas une habitude dans ces années-là.
10:03 Le principe, jusqu'à présent, c'est celui du secret bancaire.
10:08 La Confédération Helvétique a une règle.
10:11 Elle ne donne pas d'informations sur les comptes détenus dans ses banques.
10:15 À l'époque, Yann Amel est journaliste à l'Hebdo,
10:18 un magazine qui se démarque en publiant de longues enquêtes.
10:21 Il a fermé depuis.
10:23 Et lui est parti vivre de l'autre côté de la frontière, en Haute-Savoie,
10:27 dans une maison littéralement remplie de livres et de carnets de notes.
10:31 C'est là que je suis allée pour le rencontrer.
10:33 Moi, j'étais journaliste économique.
10:35 Au départ, c'est le rédacteur en chef de l'époque qui m'avait dit
10:39 que ce serait bien quand même que quelqu'un se mette aux enquêtes.
10:43 Si on vous dit ça en sachant que vous n'avez pas un résultat chaque semaine,
10:46 vous n'allez pas faire une révélation chaque semaine.
10:48 Des fois, ça va vous prendre une semaine, 15 jours et plus.
10:52 On a quand même le frère du président du Mexique,
10:55 qui est en prison parce qu'il a tué son ex-beau-frère,
10:58 et qui est accusé de blanchir de l'argent de la drogue.
11:02 Cette fois, l'affaire est trop grosse pour être mise sous le tapis.
11:08 Le nouveau président mexicain veut faire du ménage,
11:11 et les États-Unis poussent aussi dans ce sens.
11:14 Alors la justice suisse n'a pas le choix.
11:16 Elle doit donc se mettre au travail.
11:18 Dans un pays qui élit ses procureurs,
11:21 ils sont plusieurs à commencer à enquêter sur les comptes de Paulina Castagnon.
11:25 Et c'est un monstre qui remonte à la surface.
11:28 Des dizaines de comptes bancaires dans plusieurs banques suisses.
11:32 Au total, plus de 100 millions de dollars sont retrouvés,
11:35 et immédiatement bloqués.
11:37 Les Salinas n'ont plus le droit d'y toucher.
11:40 C'est un record pour l'époque,
11:42 et une réussite pour le parquet local de Genève,
11:44 qui montre les muscles.
11:46 Un homme est à la manœuvre au début de l'enquête.
11:49 Il s'appelle Bernard Bertossa.
11:51 Jusqu'ici, les procureurs généraux,
11:53 le procureur général à Genève,
11:55 il s'arrangeait pour fermer les yeux absolument sur tout.
11:58 Et il y a eu quand même, au niveau de la population,
12:01 une volonté de faire un peu de ménage.
12:03 Il y a eu finalement trop de magouilles.
12:05 Et donc, il y a eu, face au candidat de...
12:08 Je crois que c'était un démocrate chrétien,
12:10 je ne me souviens plus de son nom,
12:12 qui se présentait,
12:14 Bernard Bertossa, socialiste,
12:16 enfin il avait une étiquette de socialiste,
12:18 s'est présenté, alors qu'il était de gauche.
12:20 Ce n'est pas évident pour un magistrat de gauche
12:23 de se faire élire.
12:24 Et malgré tout, il est passé facilement.
12:26 Mais l'affaire est si tentaculaire
12:28 qu'elle remonte de l'échelon local à l'échelon fédéral.
12:31 Du parquet de Genève au ministère public à Berne.
12:35 Et c'est là qu'on voit apparaître un duo de choc.
12:38 Deux hauts fonctionnaires, un homme et une femme,
12:41 qu'on va bientôt voir partout.
12:43 Le premier s'appelle Valentin Rochereur.
12:46 Il est le responsable de la lutte antidrogue
12:48 contre la police fédérale.
12:50 A l'époque, on le remarque,
12:52 parce qu'il est très jeune à ce poste.
12:54 Et puis, il n'a pas peur d'aller à la télévision.
12:57 Ça détonne. C'est même du jamais vu.
12:59 Les enquêteurs suisses n'ont pas vraiment
13:01 le profil de cow-boy.
13:03 Valentin Rochereur va aller jusqu'à accorder
13:06 une longue interview à la télévision américaine,
13:09 dans une émission qui est entièrement consacrée
13:11 à l'affaire Salinas.
13:13 Sur les images que j'ai revues récemment,
13:15 on le voit très sûr de lui.
13:17 Il aligne les chiffres, les millions de dollars,
13:19 les tonnes de cocaïne, comme si ça l'intriguait,
13:22 comme si ça le fascinait aussi.
13:24 Dans ce fameux duo qui s'occupe désormais
13:27 de l'enquête sur les frères Salinas,
13:29 l'autre membre, c'est Carla Del Ponte.
13:32 À ce moment-là, elle est procureure de la Confédération.
13:35 C'est elle qui gère toutes les grosses affaires judiciaires,
13:38 tous les dossiers sensibles en Suisse.
13:41 Et elle non plus n'a pas peur des médias.
13:44 Au contraire.
13:45 Dès lundi matin, derrière des portes closes,
13:47 le représentant suisse a entamé des discussions
13:49 avec le procureur général du Mexique.
13:51 Et selon notre propre enquête,
13:53 la chef du ministère public de la Confédération,
13:55 Carla Del Ponte, est en ce moment même
13:57 dans un avion à destination de Mexico.
13:59 Près de 30 ans après l'affaire,
14:01 je suis partie à la recherche de Carla Del Ponte
14:04 et elle m'a donné rendez-vous au tréchis club de golf
14:07 d'Ascona, pas très loin de la frontière italienne.
14:11 Carla Del Ponte a 76 ans aujourd'hui.
14:14 Sa mémoire lui joue parfois des tours.
14:16 Elle ne se rappelle pas de tous les détails de ce dossier, je dois dire.
14:20 En revanche, elle a un souvenir très précis
14:23 d'un personnage de cette affaire en particulier.
14:25 C'est Paulina Castagnone.
14:27 Et elle a accepté de me le raconter.
14:30 J'avais arrêté la pauvre Paulina.
14:33 Elle consommait de la cocaïne.
14:35 Naturellement, on a dû la soigner parce qu'elle était malade
14:38 quand on l'a arrêtée et puis elle n'avait plus de cocaïne.
14:41 Elle devait seulement nous dire merci parce qu'on lui a sauvé la vie.
14:44 Parce que s'il continuait comme ça, je ne sais pas si elle est déjà morte
14:47 ou si elle est encore vivante.
14:49 Bon, elle n'a pas fait une grande détention,
14:52 mais quand même, je crois, deux ou trois semaines ou un mois, je ne sais plus.
14:55 Et de là, de là, c'est parti l'enquête, n'est-ce pas ?
14:59 À partir du moment où Paulina Castagnone est arrêtée
15:02 à l'automne 1995 en Suisse,
15:04 Carla Del Ponte se fait très vite une idée.
15:07 Pour elle, l'affaire Salinas va être pliée sans tarder.
15:11 Elle a toutes les preuves, tous les documents.
15:14 Surtout, elle a un élément clé dans son dossier.
15:17 Elle a entendu plusieurs trafiquants de drogue
15:20 qui étaient en contact avec les frères Salinas
15:23 et ils disent tous la même chose.
15:25 Ils ont payé le clan Salinas pour obtenir sa protection.
15:29 Parmi eux, il y avait notamment un certain Marco Enrique Torres Garcia,
15:35 trafiquant de cocaïne de profession.
15:38 C'est un associé de scobard qui était détenu aux États-Unis
15:42 et qui a coopéré. Il avait fait un "plea agreement"
15:45 parce que comme ça, il reçoit moins de peine.
15:47 Et lui, il nous avait tout raconté.
15:49 Donc, eux, ils payaient de l'argent pour que l'avion puisse atterrir au Mexique
15:53 et puis ils portaient la cocaïne.
15:56 Même la femme de ce trafiquant de cocaïne était détenue à San Francisco.
16:01 Je me souviens que j'étais à San Francisco pour l'interroger
16:05 parce qu'elle tenait la comptabilité.
16:07 Grâce au trafic de drogue, Marco Enrique Torres Garcia et son épouse Glenda
16:12 sont devenus les heureux propriétaires d'une Mercedes,
16:16 de deux Jaguars, de plusieurs immeubles aux États-Unis
16:20 et même de troupeaux de vaches.
16:22 Mais une partie des bénéfices du trafic de drogue
16:29 serait donc allée sur un autre compte, celui des Salinas,
16:33 qui eux, encaissent les pots de vin.
16:35 Dans le milieu des cartels, on les surnomme à l'époque les "chupasangres",
16:39 les "suceurs de sang".
16:41 Marco Enrique Torres Garcia affirme par exemple
16:45 qu'un avion avec 20 millions de dollars en cash
16:48 aurait atterri un jour dans le ranch de Raul Salinas, au nord du Mexique.
16:53 Mais Carla Del Ponte, qui pense pouvoir boucler le dossier Salinas très vite,
16:58 se montre peut-être un peu trop optimiste.
17:01 Ça, c'est ce que pense avec le recul Bernard Bertossa.
17:05 Vous en souvenez, c'était le juge Genevoix qui était là tout au début de l'enquête,
17:09 avant qu'elle ne remonte au niveau fédéral,
17:11 à ce qu'on appelle dans le jargon le "MPC" pour "Ministère public de la Confédération".
17:17 Je l'ai retrouvé à Genève un après-midi.
17:19 Il a 80 ans aujourd'hui, mais toujours autant de charisme.
17:23 On l'a rencontré il y a plusieurs années au cours d'autres enquêtes.
17:26 Il ne se confie pas facilement, mais pour nous, il a accepté de revenir sur cette affaire.
17:31 J'ai le souvenir d'avoir eu des discussions avec Mme Del Ponte.
17:36 Elle, c'était une battante.
17:38 C'est pour ça que je la respectais, que je la respecte toujours d'ailleurs,
17:42 parce qu'elle était un peu une fonceuse.
17:45 Elle avait envie de faire quelque chose du MPC,
17:47 d'en faire une institution qui joue son rôle, qui prenne sa place.
17:51 Malheureusement, les lois étaient ainsi faites à l'époque.
17:54 Le MPC avait très peu de compétences.
17:57 Paulina Castagnon est renvoyée au Mexique.
18:06 Les mois passent et l'enquête, en réalité, patine.
18:10 Ça agace les salinas, qui multiplient les recours,
18:13 qui se glissent dans tous les méandres de la justice suisse.
18:17 Parce qu'ils ont un objectif,
18:19 récupérer au plus vite la centaine de millions de dollars qui est toujours bloquée.
18:23 Je l'ai.
18:25 Quatre ans plus tard, en 1999, ils obtiennent une première victoire.
18:30 Carla Del Ponte se fait carrément rappeler à l'ordre
18:34 par la plus haute autorité judiciaire suisse.
18:37 Le tribunal fédéral décide que ses services ne sont pas compétents sur ce sujet
18:42 et qu'ils ont outrepassé leur pouvoir en quelque sorte.
18:45 À Berne, Carla Del Ponte est écartée du dossier.
18:49 La patate chaude est renvoyée à l'échelon en dessous,
18:52 donc du côté de Genève et de Bernard Bertossa.
18:56 À partir de ce moment-là, on a fait notre boulot.
18:59 Le seul souvenir concret que j'ai de cette procédure,
19:04 c'est d'avoir vu défiler une bonne vingtaine de magistrats mexicains,
19:11 au point qu'on s'était demandé avec les instructions
19:15 si cette affaire n'était pas utilisée par le ministère public mexicain
19:21 comme une opportunité touristique.
19:25 Je m'explique, on voyait défiler des procureurs qui les uns auprès des autres,
19:31 mais je vous expliquais qu'ils s'occupaient de ce dossier
19:34 et que ceux qui s'en occupaient avant n'étaient plus là,
19:37 même si c'était eux, et puis après ça n'était encore d'autres.
19:40 Et ça, je m'en souviens, ça rendait la coopération assez difficile.
19:46 Cette armée mexicaine n'aura servi à rien.
19:49 La Suisse se heurte à un mur.
19:52 En 2008, les autorités suisses décident de restituer à Mexico 74 millions de dollars.
19:59 Dans une décision rendue le mercredi 18 juin précisément, on peut lire
20:04 "Les enquêtes suisses et mexicaines ont permis d'établir l'origine manifestement criminelle
20:10 de ces fonds détenus par les Salinas."
20:14 Mais pour les juges, cet argent sale n'est pas celui versé par les cartels de la drogue.
20:19 Il vient d'un détournement de fonds public.
20:22 Et ça change tout, comme si ça devenait une affaire presque banale.
20:26 C'est le journaliste Yann Amel qui le résume le mieux.
20:29 Encore une fois, il faut prouver que c'est de l'argent qu'on a voulu blanchir.
20:32 C'est très compliqué de blanchir, comme on voulait l'expliquer.
20:34 Même si les gens sont soupçonnés d'être en lien avec des trafiquants de drogue,
20:38 comment on voulait prouver que cet argent vient de là ?
20:42 D'ailleurs, l'affaire Salinas, est-ce qu'on a prouvé que c'était un trafic de drogue ?
20:46 Même pas.
20:47 C'est l'intime conviction des magistrats, et j'ai tendance à les croire.
20:51 Mais on n'a pas pu le prouver.
20:53 Vous aviez des témoignages de gens qui disaient "Oui, sans doute, peut-être,
20:56 ou il a la réputation d'eux."
20:58 Mais encore une fois, d'abord lui, Salinas, n'a jamais avoué.
21:01 Et puis on n'a pas véritablement de preuves.
21:04 Encore une fois, qu'a dit le Mexique ?
21:06 Il a dit "Non, non, c'est de l'argent qui a été détourné."
21:08 Pourquoi ? Parce que si c'était de l'argent de la drogue,
21:10 la Suisse aurait pu garder une partie, ou une grande partie.
21:14 En revanche, si c'est de l'argent détourné du pouvoir mexicain,
21:17 en ce cas-là, il fallait rendre les sous.
21:20 Cet échec dans le dossier Salinas n'a pas freiné la carrière des magistrats suisses.
21:25 Car la Delponté est partie ensuite à la Cour pénale internationale, à Laé,
21:30 pour juger les grands criminels de guerre.
21:33 Bernard Bertossa, lui, a continué ses enquêtes à Genève.
21:37 Sur le terrain de la lutte contre la corruption et le blanchiment,
21:40 il a lancé "l'Appel de Genève", avec d'autres grands procureurs européens,
21:46 pour essayer de faire changer la législation.
21:49 Quant au Salinas, on les appelle toujours les "Kennedys du Mexique".
21:55 En 1999, Raoul a été condamné à 50 ans de prison pour le meurtre de son beau-frère,
22:02 mais il n'a pas purgé toute cette peine.
22:04 En 2005, il a fini par être libéré sous caution.
22:08 Carlos, lui, a passé quelques années en exil aux Etats-Unis,
22:11 du côté de Boston, pour se faire plus discret.
22:14 Puis il a fini par rentrer au Mexique.
22:17 Aujourd'hui, il est l'un des anciens présidents mexicains les moins populaires,
22:22 mais il continue de jouer un rôle actif dans la politique nationale.
22:25 Un troisième frère Salinas, Enrique, a lui été tué en 2004.
22:31 Son corps a été retrouvé dans le coffre d'une passate, près de Mexico.
22:36 Mais sa femme et ses enfants vivraient toujours, à Lausanne, en Suisse.
22:41 Vous venez d'écouter "Dangereux Millions", un podcast coproduit par Swiss Info,
22:50 le service d'information en ligne de la Société Suisse de Radiodiffusion,
22:54 un média public, et Europe 1 Studio, avec Gotham City.
22:59 A très bientôt pour un nouveau voyage en Suisse, dans le monde feutré du crime financier.
23:04 Les proches de Helsing ont été remplacés par les proches de Poutine,
23:06 dont certains se sont installés en Suisse, et où on a continué à avoir des sommes d'argent russes
23:10 très importantes jusqu'à aujourd'hui.
23:12 Alors officiellement, 7,5 milliards ont été bloqués, de russes sanctionnés,
23:17 mais il y aurait en fait 150 milliards d'argent russes en Suisse.
23:22 Réalisation et composition des musiques originales, Julien Tharaud.
23:26 Direction, Joe Fay. Direction Europe 1 Studio, Fanny Rascal.
23:31 Conseil éditorial, Suzanne Rehbert. Relecture, Virginie Mangin.
23:37 Illustration, Kai Reusser.
23:40 On vous retrouve très vite sur votre plateforme d'écoute préférée pour un nouvel épisode.
23:44 Et d'ici là, si vous avez aimé "Dangereux Millions", dites-le sur les réseaux sociaux.
23:49 Donnez-nous un 5 étoiles, c'est la meilleure façon de nous soutenir.
23:53 [Musique entraînante diminuant jusqu'au silence]

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