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Quelles premières leçons peut-on tirer de l'apparition du télétravail ? Peut-on lui établir une dynamique à long terme ? Reproduit-il les inégalités du monde du travail, notamment genrées, où alors au contraire, les gomme-t-il ? Alexandra Bensaid reçoit Claudia Senik, directrice scientifique de la Fondation pour les sciences sociales, pour la parution de son livre "Le travail à distance. Défis, enjeux et limites", aux éditions La Découverte.

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Transcription
00:00 Et nous poursuivons la réflexion avec notre invitée, elle est professeure d'économie
00:03 à Sorbonne Université et à l'école d'économie de Paris.
00:06 Bonjour Claudia Sönick.
00:08 Bonjour.
00:09 Vous publiez, vous avez co-dirigé ce livre qui sort à peine des presses, « Le travail
00:14 à distance, défis, enjeux et limites », sous la direction de Claudia Sönick.
00:20 Alors le télétravail, il y a des espaces de coworking, des bureaux éloignés, mais
00:25 ça veut quand même dire qu'après 200 ans de séparation, travail maison à peu près
00:31 étanche, on revient au travail à domicile.
00:34 Est-ce que ce retour en arrière, Claudia Sönick, c'est pour le mieux ? Est-ce que
00:38 travailler loin du bureau, ça améliore le bien-être des Français ?
00:41 En fait, de manière assez étonnante, c'est ce que veulent la plupart des gens et ce n'est
00:46 pas forcément une bonne idée pour eux.
00:48 En tout cas, le fait de travailler intégralement chez soi, en dehors de l'entreprise, d'après
00:53 ce qu'on a pu observer et mesurer de manière assez précise pendant le Covid, finalement
00:59 a plutôt détérioré pendant cette période-là la santé mentale des gens qui le pratiquaient.
01:04 L'expérience du Covid et du confinement, c'est comme une espèce d'expérience que
01:09 nous offre la nature, le monde.
01:11 C'est-à-dire sans qu'on l'ait voulu, sans qu'on l'ait mis en œuvre, les gens
01:14 ont été forcés, quand ils le pouvaient techniquement, de travailler chez eux.
01:17 Et puis à certaines périodes, ils retournaient dans l'entreprise et puis ils retournaient
01:20 à domicile et donc on peut les suivre individuellement et voir si on l'a fait, mesurer leur santé
01:26 mentale, déclarer leur satisfaction dans la vie.
01:28 Et en fait, ce qu'on voit, c'est que les périodes où ils sont vraiment forcés de
01:30 télétravailler en moyenne, leur santé mentale se dégrade.
01:33 Ce qui est assez étonnant parce que, par ailleurs, quand il y a des expériences qui
01:37 sont menées par exemple sur des plateformes de recrutement, des énormes plateformes de
01:40 recrutement aux Etats-Unis, en Europe ou en Chine, et qu'il y a des... pour un même
01:44 travail, on offre la possibilité de travailler à la maison quelques jours par semaine avec
01:48 des salaires peut-être un peu moindres et on voit ce que les gens choisissent.
01:50 En fait, la plupart des gens choisissent la possibilité de télétravailler un ou deux
01:54 jours par semaine, quitte à renoncer à entre 5 et 15% de leur salaire.
01:59 Donc, ils le veulent, c'est une flexibilité, on l'a entendu dans le reportage, dont les
02:04 gens ont besoin et envie.
02:05 Mais si on le pousse trop loin, en fait, ce qu'on observe, peut-être qu'ils n'en ont
02:09 pas conscience, mais c'est que finalement, ça dégrade plutôt en moyenne leur santé
02:14 mentale.
02:15 - Pour combien de temps les économistes ont constaté, les sociologues, que les Français
02:19 plaçaient peut-être plus que d'autres le travail au centre de leur vie ? Est-ce que
02:22 le télétravail, ça veut dire que maintenant, ils ont un rapport différent au travail ? Est-ce
02:26 que ça y participe ?
02:27 - C'est vrai que les Français déclarent toujours qu'ils sont extrêmement attachés
02:30 au travail, ils ont beaucoup d'attentes vis-à-vis du travail, ce qui fait qu'ils sont souvent
02:33 relativement plus insatisfaits que les autres.
02:35 Donc, le télétravail, normalement, ne change pas la relation au travail lui-même, mais
02:41 la possibilité de télétravailler change les exigences et les attentes des gens concernant
02:46 l'organisation du temps de travail.
02:50 Maintenant, c'est vrai que le fait de ne pas aller dans l'entreprise, la raison pour
02:54 laquelle ça détériore la santé mentale, c'est qu'on avait l'habitude d'être socialisé
02:58 sans y penser, sans le vouloir.
02:59 En fait, on va à l'école, ensuite on va à l'université ou ailleurs pour se former,
03:03 puis ensuite au travail.
03:04 Et en fin de compte, on se retrouve dans des endroits où on vit des interactions sociales
03:09 sans l'avoir voulu et on en a besoin et on ne s'en rend pas compte.
03:12 Et donc, le télétravail, c'est comme une sorte de possibilité d'avoir plus de liberté
03:16 et on ne se rend pas compte qu'on va aussi perdre quelque chose de l'autre côté.
03:18 Et si on le pousse trop loin, on va se retrouver désocialisé.
03:21 Le lieu de travail, c'est quand même un lieu d'intégration, c'est un lieu où on peut
03:24 se sentir inclus, c'est un lieu où on peut se sentir reconnu par d'autres.
03:27 Et si on perd ça, qui se passe quand même essentiellement en présence, au bout d'un
03:32 moment, ça commence à peser sur le moral, surtout pour ceux qui sont les plus récents
03:37 dans l'entreprise.
03:38 - Du côté des entreprises, justement, il y a des craintes aussi sur ce télétravail.
03:42 C'est peut-être pour ça qu'on n'atteindra pas les 50%… Techniquement, il y a 50% des
03:45 emplois qui peuvent être télétravaillés, mais il y a des freins quand même.
03:49 Et les entreprises, justement, elles parlent de la perte de contrôle, ça les inquiète,
03:54 de la perte de l'intelligence collective.
03:56 Pour le salarié, ça veut dire être socialisé, mais pour l'entreprise, c'est de l'intelligence
03:59 collective.
04:00 Mais chez vous, dans ce livre, "Le travail à distance", c'est le chapitre le plus
04:04 optimiste.
04:05 Je vais lire "Les bénéfices attendus en termes d'innovation et de productivité
04:10 avec le télétravail sont a priori considérables et peut-être comparables à ceux documentés
04:15 du XIXe siècle au milieu du XXe siècle".
04:18 Donc, Elon Musk, qui veut faire revenir ses salariés au bureau, il doit peut-être y
04:21 réfléchir à deux fois.
04:22 Les entreprises n'ont pas tant de raison de s'inquiéter, elles peuvent beaucoup y
04:25 gagner, Claudia Sonnic ?
04:26 - Ça dépend certainement des cas.
04:29 C'est vrai que là, c'est le chapitre le plus optimiste, c'est celui de Gérard Mergueux,
04:32 qui lui, étudie beaucoup l'organisation, l'auto-organisation de gens qui sont dans
04:41 le monde digital, par exemple Wikipédia, les gens qui produisent du logiciel libre,
04:45 donc des gens qui travaillent, produisent, partagent des techniques, des contenus, etc.
04:51 sans hiérarchie, sans contrat, sans rémunération d'ailleurs.
04:55 Et ça ne les empêche pas d'être extrêmement proches du créatif, innovant et même coopératif.
05:00 La coopération se fait sans hiérarchie.
05:01 Lui, il étudie cette partie de l'économie qui est à la fois à la frange de l'économie
05:06 mais en même temps au centre, parce que les logiciels libres, on les utilise tous, tout
05:09 le temps.
05:10 Par exemple, le langage de programmation Python ou PHP, c'est du logiciel libre.
05:13 - Mais on se demande si sa constatation sur l'innovation, la productivité qui augmente
05:18 et du coup le fait qu'on soit éloigné, ça ne serait pas toxique ? Est-ce que ça
05:21 ne vaut que pour Wikipédia ou est-ce qu'il a l'air de dire que ça peut valoir pour
05:24 d'autres entreprises ?
05:25 - Lui évidemment, il trouve que, la question qui est posée, c'est jusqu'où on peut
05:28 repousser les limites de cette organisation libre, non hiérarchique et un peu en dehors
05:34 du système d'organisation et de contrat marchands.
05:39 Il y a certainement quelques limites mais en fin de compte, ça s'interpénètre ces
05:43 deux mondes.
05:44 Et lui montre qu'il n'y a pas de coût en termes de productivité, créativité ou
05:49 même coopération entre les gens.
05:51 Donc il y a des gens pour qui c'est tout à fait possible d'interagir de cette manière-là.
05:56 - Claudia Sennig, vous montrez très bien aussi dans cet ouvrage les inégalités que
06:01 génère le télétravail.
06:02 Il y a les inégalités entre ceux qui peuvent et ceux qui ne peuvent pas télétravailler.
06:06 Et puis il y a les inégalités de genre.
06:07 On ne va pas revenir sur les femmes qui ont tout assumé à la maison en télétravaillant
06:12 pendant le confinement et les hommes qui y en faisaient moins.
06:14 On va plutôt s'intéresser à ce chapitre où vous montrez qu'un cadre qui télétravaille,
06:20 c'est normal.
06:21 Mais quand c'est une femme et a fortiori à un niveau hiérarchique inférieur, par
06:25 exemple une assistante, le regard n'est pas le même, le regard de l'entreprise.
06:28 - C'est pas moi qui le montre, c'est Gabrielle Schultz, l'autrice de ce chapitre.
06:32 Elle étudie plusieurs organisations pendant le Covid, dans les suivants cours du temps.
06:38 En fait, ça part du fait qu'il y a une sorte de ségrégation des emplois.
06:42 Les femmes n'occupent pas exactement les mêmes emplois que les hommes.
06:45 Souvent elles sont à des niveaux hiérarchiques moindres et détachent plus d'exécution.
06:48 Et les hommes un peu plus cadres et qui bénéficient par la nature de leur emploi déjà de plus
06:54 d'autonomie.
06:55 Donc eux, quand ils sont en télétravail, ça paraît à peu près normal, c'est la
06:58 nature de leur emploi.
06:59 Et les personnes qui sont dans les tâches d'exécution et qui sont habituées à recevoir
07:03 les usagers ou les clients, on les imagine moins à distance.
07:09 Donc finalement, cette hiérarchie qui est là entre les hommes et les femmes dans l'organisation,
07:14 elle se transpose dans la manière dont on voit et dont on valorise le télétravail pour
07:18 les unes et pour les autres.
07:19 Voilà ce qu'elle dit finalement.
07:21 Claudia Sonnig, vous êtes la spécialiste française de l'économie du bonheur.
07:25 L'économie du bonheur, ça veut dire que vous vous intéressez au bien-être des Français,
07:28 à ce qu'ils déclarent.
07:30 C'est de l'autodéclaration.
07:31 Comment ça va nous en 2023 ?
07:34 En fait, dans l'Observatoire du bien-être que je dirige, on a une enquête trimestrielle
07:40 avec l'INSEE.
07:41 Et donc on peut suivre les différents aspects du bien-être des Français.
07:45 On a publié récemment le rapport "Le bien-être en France", rapport sur l'année 2022.
07:51 On voit le bien-être, la satisfaction dans la vie des Français décrocher depuis l'été
07:56 2021, avant même la guerre en Ukraine.
08:01 Qu'est-ce qui s'est passé ?
08:02 C'est le retour de l'inflation.
08:04 Donc on voit, il y a toujours ce problème avec l'économie en France, l'inquiétude économique,
08:09 le pessimisme, l'impression toujours que le pays ne va pas très bien, on ne va pas
08:13 tellement dans la bonne direction.
08:14 Pour moi, ça va pour l'instant.
08:15 Donc il y a ce gap, le bonheur privé, le malheur public.
08:18 Il y avait pourtant une grande phase d'euphorie et de satisfaction à chaque fois qu'on sortait
08:23 du confinement et qu'on retrouvait la possibilité du lien social.
08:26 Les gens étaient très très contents.
08:28 Donc nos courbes allaient vers le haut.
08:29 Mais avec l'inflation, l'inquiétude économique reprend dessus.
08:33 En fait, c'est ça qui domine.
08:34 Avec le pessimisme qui va avec, le pessimisme concernant la manière dont vivront les générations
08:39 futures les Français.
08:40 Ça c'est l'environnement ?
08:41 Voilà, ça c'est l'environnement et l'économie.
08:43 Donc là, on est à un niveau très bas ?
08:45 On est à un niveau assez bas, oui.
08:48 Claudia Sennick, on a été ravis de vous recevoir cependant.
08:52 Merci d'avoir accepté l'invitation de N'arrête pas l'école, travail à distance.
08:56 C'est à la Découverte et ça paraît la semaine prochaine le 25 mai dans les librairies.

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