Mathieu Bock-Côté sur les selfies à Auschwitz : «On peut supposer qu'ils ne savent pas qu'ils choquent»

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Mathieu Bock-Côté sur les selfies à Auschwitz : «On peut supposer qu'ils ne savent pas qu'ils choquent, ils voient simplement un décor parmi d'autres»

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00:00 - Je pense que franchement, si on voulait résumer ça
00:02 d'une formule, on pourrait penser
00:04 de l'expansion immodérée de la bêtise.
00:07 C'est-à-dire, on a quelques fois l'impression
00:09 que se déploie aujourd'hui
00:11 une armée de zombies criticisés
00:14 qui sont dans un désir permanent
00:16 de mise en scène de soi
00:18 et qui ont embolé jusqu'au décor
00:20 où ils se mettent en scène.
00:22 Ça, ce serait ma première impression.
00:24 Mais on peut aller au-delà de la première impression.
00:26 On s'entend, là. Il s'agit pas de faire
00:28 du selfie en soi. On pouvait en faire
00:30 le procès il y a quelques années,
00:32 mais on constate qu'on y a tous cédé
00:34 d'une manière ou de l'autre. On finit tous par céder
00:36 à ce vilain petit plaisir vaniteux.
00:38 Et c'est très bien. Ce n'est pas de cela
00:40 dont on parle ici. Ce dont on parle,
00:42 c'est qu'il y a des lieux qui, fondamentalement,
00:44 dans l'existence, d'une manière ou de l'autre,
00:47 devraient nous obliger.
00:49 Par exemple, on ne prend pas
00:51 un selfie joyeux sur la mode
00:53 "Que la vie est belle à l'enterrement
00:55 de sa grand-mère." On ne fait pas ça.
00:57 D'ailleurs, à l'enterrement de sa grand-mère,
00:59 on essaie de ne pas s'habiller avec un T-shirt troué.
01:01 C'est comme ça. Des lieux nous obligent.
01:04 Il y a des lieux qui sont propres à la fête.
01:06 Il y a des lieux qui sont propres au recueillement.
01:08 Il y a des lieux... prendre la peine de le dire,
01:10 ça nous dit à quel point on est rendu dans un monde
01:12 qui tourne un peu, qui...
01:14 qui marche sur la tête.
01:16 Qu'est-ce que Auschwitz, de ce point de vue,
01:18 c'est un lieu qui a pris une charge sacrée
01:22 depuis la prise de conscience
01:24 de l'horreur absolue des crimes
01:26 de la Deuxième Guerre mondiale?
01:28 Qu'est-ce que c'est? On pourrait dire que c'est une forme
01:30 de temple négatif, en quelque sorte,
01:32 qui permet à l'homme, lorsqu'il s'y rend,
01:34 de méditer sur la part démoniaque
01:37 qui habite le coeur humain,
01:39 la capacité dans le coeur humain
01:41 d'anéantir la possibilité même de l'humanité.
01:44 Donc, qui va à Auschwitz à cette conscience minimale
01:47 lorsqu'il s'y présente?
01:49 S'il ne l'a pas, s'il ne l'a pas,
01:51 c'est soit le signe d'une absence de sens du sacré.
01:54 Quelquefois, c'est possible.
01:56 On a une jeune génération qui a été élevée
01:58 tellement dans un univers virtuel...
02:00 Maudire les jeunes, c'est une tâche des gens
02:02 qui ont à peu près mon âge aujourd'hui.
02:04 On voit ceux qui ont 20 ans et on se dit
02:06 qu'ils sont tous fous, mais il arrive qu'ils soient tous fous.
02:08 Et ils vivent dans un environnement, je dirais,
02:10 où le réel, le virtuel, le vrai et le faux
02:12 en sont venus à se confondre toutes et quelquefois.
02:14 - Mais c'est quoi? C'est pas de morale?
02:16 C'est de l'indécence? Pardonnez-moi.
02:18 - L'indécence présuppose que vous ayez
02:20 un sens de la décence. C'est-à-dire que l'indécence,
02:22 c'est-à-dire que vous arrivez au funérail de votre grand-mère
02:24 et que je prends effectivement un selfie sur le mot "joyeux"
02:26 parce que je veux vous choquer.
02:28 Mais on peut supposer, et je vais donner quelques exemples,
02:30 qu'ils ne savent pas qu'ils choquent.
02:32 Et c'est ça qui est intéressant.
02:34 Ils voient simplement un décor parmi d'autres.
02:36 Donc, un décor pour mettre en scène leur...
02:38 Dans ce cas-là, c'est la pose du vacancier.
02:40 Est-ce que c'est nouveau?
02:42 Pas vraiment. Pas vraiment.
02:44 2019.
02:46 On remonte quelques années plus.
02:48 Ensuite, j'aurai un exemple encore pire.
02:50 En 2019, les autorités du camp, du Mémorial,
02:54 mettent en garde...
02:56 Déjà, on le voit, la photo à l'écran.
02:58 Par contre, les jeunes crétins qui ont pris une nouvelle habitude,
03:00 c'est le selfie du moment,
03:02 c'est marcher sur les rails à Auschwitz.
03:04 Donc, il faut montrer qu'on est capables
03:06 de marcher en bon équilibre
03:08 sur les rails dans les...
03:10 sur les trains qui conduisent...
03:12 donc, les rails qui conduisent les trains du camp de la mort.
03:14 - Bien sûr.
03:16 - Et c'était l'occasion de se mettre en scène.
03:18 Et à ce moment-là, les responsables du Mémorial,
03:20 vous savez, il y a un million de personnes
03:22 qui ont été tuées ici.
03:24 Respecter leur mémoire, il y a de meilleurs endroits
03:26 où apprendre à marcher en équilibre
03:28 sur des rails
03:30 que dans un endroit qui a été consacré
03:32 à la déportation, au massacre,
03:34 à la destruction de tant d'êtres humains.
03:36 Vous me direz, d'accord, le selfie,
03:38 les rails, mais est-ce qu'on a déjà été
03:40 encore plus imbéciles? Bien sûr que oui.
03:42 L'imbécilité humaine n'a pas de limite.
03:44 2016, rappelez-vous,
03:46 je sais pas si on s'en souvient,
03:48 c'était la chasse aux Pokémon.
03:50 Vous vous souvenez de cette manie un peu étrange
03:52 avec nos téléphones? Les gens cherchaient un peu partout
03:54 des Pokémon, une espèce de créature bizarre.
03:56 Vous vous souvenez du jeu? Je le rappelle pour ceux
03:58 qui ont marqué Pokémon sur Google et vous serez terrifiés.
04:00 Eh bien, c'était la mode du moment.
04:02 Et qu'est-ce qu'on avait découvert?
04:04 Que les gens partaient à la chasse aux Pokémon,
04:06 donc des espèces de créatures artificielles
04:08 qui étaient liées à un jeu d'ordinateur,
04:10 eh bien, ils partaient à la chasse aux Pokémon à Auschwitz.
04:12 Il y avait des Pokémon à Auschwitz
04:14 que vous pouviez attraper.
04:16 Donc là, il y avait eu un moment quand même,
04:18 parce qu'il y en avait un peu partout,
04:20 il y en avait à Paris, il y en avait sur le Mont-Royal,
04:22 à Montréal, il y en avait au Musée de l'Holocauste
04:24 à Washington, soit dit en passant,
04:26 il y en avait à Paris, il y en avait à Londres
04:28 et il y en avait à Auschwitz.
04:30 Et à ce moment-là, encore une fois,
04:32 avec quelques exaspérations,
04:34 les gens du camp avaient dit,
04:36 pourriez-vous, s'il vous plaît,
04:38 ne pas chasser de Pokémon à Auschwitz?
04:40 Pourriez-vous, s'il vous plaît,
04:42 ne pas chasser de Pokémon à Auschwitz?
04:44 - Je vais vous poser la question de la décence.
04:46 Mais je reprends votre question pour y répondre à nouveau
04:48 parce que ça me semble essentiel.
04:50 Quand vous posez la question de la décence,
04:52 vous vous situez dans un monde
04:54 où il y a une conscience de la marque sacrée d'Auschwitz.
04:56 Quand on est rendu, je crois, à jouer aux Pokémon là-bas,
04:58 quand on décide de jouer à marcher en équilibre sur les rails
05:00 ou à prendre le selfie du moment,
05:02 c'est qu'on est même plus conscient que c'est indécent.
05:04 - Mais qu'est-ce que cela dit
05:06 de la psychologie de notre temps?
05:08 - Ça, je crois qu'il y a une chose qui est très claire,
05:10 c'est que tout devient décor du monde.
05:12 Ça fait que Instagram devient le principal espace
05:14 de déploiement de la subjectivité.
05:16 Qu'est-ce que ça veut dire?
05:18 C'est que tout devient décor,
05:20 tout devient décor pour l'expression,
05:22 pour l'expansion, pour le déploiement du moi.
05:24 Donc, tout devient théâtre du moi.
05:26 Tout devient scène pour le déploiement du moi.
05:28 Un moi tyrannique, un moi impérial,
05:30 un moi majusculaire,
05:32 un moi tout-puissant
05:34 et un moi qui devient absolument indifférent
05:36 parce que tout...
05:38 Je dirais que l'environnement qui nous entoure
05:40 devient pur prétexte.
05:42 Vous noterez, soit dit en passant,
05:44 que dans certaines applications aujourd'hui,
05:46 pour prendre des selfies et des photos,
05:48 vous pouvez la modifier sur le mode beria.
05:50 C'est-à-dire que vous pouvez biffer ce qui,
05:52 dans la photo, ne cadre pas avec l'image idéale
05:54 que vous voulez projeter.
05:56 Vous devenez vous-même un agent-correcteur soviétique.
05:58 Alors, de ce point de vue, qu'est-ce qu'on voit?
06:00 C'est la mise en scène du moi qui trouve le décor approprié
06:02 pour exprimer qui je suis avec cette espèce
06:04 de démocratisation malsaine et pathologique
06:06 et là, on dit, mais moi aussi, j'aurais cette scène.
06:08 Donc, le réel n'existe plus, le monde n'existe plus,
06:10 le monde n'est plus qu'un décor,
06:12 le monde n'est plus qu'un théâtre,
06:14 le monde n'est plus qu'un environnement extérieur
06:16 et moi, je m'en empare et je l'écrase
06:18 de ma subjectivité.
06:20 Alors, qu'est-ce que ça nous dit?
06:22 On a souvent parlé de l'individualisme.
06:24 L'individualisme, ça n'a pas que du mauvais, soit dit en passant,
06:26 c'est la possibilité d'être responsable de soi-même,
06:28 d'être responsable de sa vie, d'être responsable de ses choix,
06:30 mais il y a un individualisme pathologique.
06:32 L'individualisme pathologique,
06:34 c'est un narcissisme majusculaire.
06:36 C'est un narcissisme qui fait en sorte que le monde n'existe plus
06:38 qu'à travers le nombril sacralisé,
06:40 au nombril, lui, majusculaire.
06:42 Ce sont les pathologies de l'individualisme contemporain
06:44 et ces pathologies culminent
06:46 dans la culture de l'instagramisation du monde,
06:48 qui culmine dans cette espèce de
06:50 personne peu recommandable
06:52 qui a décidé de faire son selfie
06:54 fièrement à Auschwitz.
06:56 [Musique]
06:59 [SILENCE]

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