“Quand on tombe amoureux, c’est comme au casino… on peut tout perdre. Alors est-ce que ça vaut le coup de jouer ?”
BRUT PHILO. Pour la philosophe Marianne Chaillan, il faut vivre le désir amoureux à fond même si ça peut faire mal. Et pour vous ?
BRUT PHILO. Pour la philosophe Marianne Chaillan, il faut vivre le désir amoureux à fond même si ça peut faire mal. Et pour vous ?
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00:00 J'avais une élève qui disait "moi je sais très bien ce que je veux,
00:05 je veux rencontrer un garçon qui soit brun, barbu et corse".
00:10 C'était fou, elle avait vraiment des critères.
00:13 - Ca limite les choix ?
00:17 - C'est ce que je lui ai dit, ça limite beaucoup les choix.
00:19 Si Leonardo DiCaprio rentre dans la salle, tu me dis que ça t'intéresse pas du tout.
00:23 Eh ben non, Leonardo ne l'aurait pas intéressé.
00:27 - Je crois qu'elle dirait Sinkhorse.
00:30 - Je m'appelle Marianne Chailland, je suis professeure de philosophie à Marseille.
00:34 Je viens de publier un livre qui s'appelle "A la folie, passionnément".
00:38 C'est un livre qui parle du désir amoureux.
00:39 Quand on tombe amoureux, c'est comme si on allait au casino, on peut tout perdre.
00:43 On peut tout perdre, il faut le savoir.
00:44 Et la question devient, est-ce que ça vaut le coup de jouer ?
00:47 Est-ce que ça vaut le coup de jouer quand on sait qu'on peut tout perdre ?
00:50 - Je vous pose la question, est-ce que ça vaut le coup ?
00:52 - Eh ben moi ma thèse dans le bouquin, c'est que oui.
00:54 Parce que refuser de jouer ce jeu, ça serait déjà avoir perdu d'une certaine manière.
00:58 Ça serait déjà refuser de vivre.
01:01 Il y a plein de gens quand on vit une rupture, on se dit "Bah mince, j'ai encore échoué".
01:04 Une rupture, c'est un échec.
01:06 Pas du tout.
01:07 En fait, si on réfléchit bien, c'est ce que j'essaye d'expliquer dans le livre.
01:11 La vie elle-même, elle est mouvement, elle est changement, elle est incomplétude, elle est douleur.
01:19 Et comment on pourrait attendre d'une expérience de vie,
01:22 d'expérience désirante, de l'amour, qu'elle nous offre autre chose que ce que la vie nous offre elle-même ?
01:26 C'est-à-dire caractère éphémère, souffrance indépassable et incomplétude.
01:32 Et il y a beaucoup de gens, certains des philosophes, qui vont dire
01:35 "Oui, mais tomber amoureux, c'est s'exposer à un sentiment de manque permanent,
01:41 parce que quand je désire, je manque de l'objet,
01:43 mais quand je l'obtiens, je ne suis pas tout à fait complet non plus.
01:46 C'est une expérience du manque, il faut l'éliminer.
01:48 C'est une expérience de la douleur, il faut l'éliminer.
01:51 C'est une expérience éphémère, surtout protégeons-nous."
01:55 Donc, au nom de ces reproches qu'on fait porter sur le désir,
01:57 on voudrait s'en préserver.
02:00 Moi, j'ai l'impression que les reproches qu'on adresse au désir à ce moment-là,
02:02 c'est des reproches qu'on adresse en fait à la vie.
02:04 — Je suis d'accord avec ce que vous dites, et j'en tire la conclusion inverse, à titre personnel.
02:07 C'est-à-dire que, est-ce que finalement, dans un monde qui bouge en perpétuel,
02:11 avec en plus beaucoup de flux, une impression que le temps s'accélère, qu'il y a des flux, etc.,
02:14 est-ce que finalement, on ne pourrait pas au moins trouver un endroit un peu stable
02:19 qui s'appellerait "l'amour", dans lequel on pourrait se réfugier ?
02:22 — Oui. Je comprends. Et...
02:26 Et... Alors, c'est horrible. Je suis pas du tout genre la sage de l'amour qui va vous dire
02:29 "Moi, je sais." Pas du tout.
02:31 Et j'ai l'impression que ça serait une douce illusion dans laquelle vous vous envelopperiez
02:36 et qui vous réconforterait. Bien sûr, on a tous envie d'avoir un petit cocon douillet
02:40 dans lequel on va se... voilà, se mettre à l'abri de cette tempête qu'est l'existence.
02:46 Mais je... je pense, peut-être de manière pessimiste, ou peut-être de manière réaliste,
02:51 que tous les cocons sont voués à être pris dans le flux du temps.
02:54 Et si on y va en connaissance de cause, alors finalement, l'expérience désirante
03:00 est moins douloureuse, parce qu'on est au courant. Et surtout, ça nous aura amené
03:04 à profiter de manière beaucoup plus ardente de chacun des moments
03:07 qui nous aura été donné de vivre. — C'est-à-dire que souffrir, c'est vivre.
03:10 — Hélas, quoi. Malheureusement...
03:13 Parce que du coup, ne pas souffrir, ça serait quoi, être anesthésié ?
03:16 C'est ça, en fait. Pour ne pas souffrir, on se fait anesthésier.
03:20 Et moi, j'essaye de dire, essayons de ne pas vivre une existence anesthésiée.
03:25 C'est-à-dire, acceptons pleinement de se faire percuter, de se faire meurtrir,
03:30 mais du coup, de vivre. Voilà. — C'est vrai que sous cette vidéo,
03:33 il va y avoir des commentaires... — J'en suis sûre.
03:35 — Ils vont dire que vous êtes masochiste. — Non.
03:39 Je peux comprendre pourquoi. Pas du tout. Je dirais que je suis profondément amoureuse
03:45 de la vie pour ce qu'elle l'est. J'essaye. Je dis pas que j'en suis contente.
03:51 J'adorerais que la vie soit un lac calme, merveilleux, que la vie soit un long fleuve
03:56 tranquille. Hélas, bon, maintenant, j'ai 40 ans, donc j'ai compris
04:02 que ce serait pas la vie d'un long fleuve tranquille. C'est pas "il vécut heureux
04:06 et fier" beaucoup d'enfants. Il y a une maxime du philosophe Pascal,
04:11 que j'aime bien citer, qui est horrible. Peut-être que ça va confirmer
04:15 l'hypothèse masochiste. La voici. "Le dernier acte est sanglant."
04:21 Dernier acte de notre vie, hein. "Dernier acte est sanglant.
04:24 Quelle que belle que soit la comédie en tout le reste, on jette un peu de terre
04:28 sur la tête et on voilà pour jamais." Alors, qu'est-ce que ça veut dire ?
04:31 Ça veut dire "ça va mal finir, c'est destination finale, la vie".
04:34 On va pas se mentir, on va tous mourir, OK ? Voilà. Mais attention,
04:38 c'est pas pessimiste, il est en train de dire "mais la comédie peut être belle,
04:41 avant, ça veut dire "ça va mal finir", mais avant, il y a avant, profitons,
04:46 profitons". Moi, je trouve que ça incite, c'est pas du tout du masochisme,
04:50 c'est au contraire, c'est l'amour absolu de la joie.
04:55 "Dans un aphorisme intitulé "les myopes sont amoureux",
04:59 Nietzsche remarque qu'il suffirait de lunettes plus puissantes
05:02 pour guérir les amoureux. Je cite "Qui aurait assez de puissance imaginative
05:07 pour se représenter en visage, une taille, avec 20 ans de plus,
05:11 traverserait peut-être la vie sans grand souci."
05:14 Bon, là on voit tout l'humour de ce philosophe Nietzsche
05:18 qui dit que c'est juste un problème de vision, si on y voyait plus clair,
05:24 sur le devenir de l'objet duquel on s'éprend, on tomberait pas amoureux.
05:28 Et cette citation, je l'ai mise en ouverture d'un chapitre
05:31 qui est consacré à l'explication de la philosophie épicurienne du désir,
05:36 pourquoi les épicuriens nous disent que le désir c'est hyper dangereux.
05:38 Et une des deux raisons, c'est qu'ils nous disent que le désir amoureux,
05:42 c'est le désir d'élire l'objet, il le connaît pas.
05:47 Celui qui est amoureux ne sait rien de l'objet du désir.
05:51 Et ce que nous disent les épicuriens, c'est que quand on tombe amoureux,
05:54 immédiatement s'opère une espèce de transmutation à nos yeux
05:59 de l'objet sur lequel on fait porter notre désir.
06:01 On est incapable d'en voir les défauts, on est tout éloge,
06:05 et on sait plus rien, jusqu'au moment très douloureux où on retrouve la vue,
06:11 où l'ivresse cesse, et qu'on se retrouve parfois avec une grosse gueule de bois.
06:15 Et c'est pour nous éviter cette gueule de bois que ces philosophes épicuriens nous disent
06:19 "tombez surtout pas amoureux".
06:20 Je ne juge absolument personne, je ne juge certainement pas ceux
06:24 qui ne font pas le pari du désir et qui préfèrent la trantiquilité dont on parlait tout à l'heure.
06:29 C'est un témoignage personnel, une réflexion personnelle que je veux partager avec vous,
06:35 et ça implique effectivement d'accepter le contradictoire.
06:39 Je ne suis pas la philosophe qui vient dire ce qu'est la vérité du désir.
06:45 Si je le savais, comme ça serait bien.
06:47 [Générique de fin]
06:49 [SILENCE]