Made in USA, la photographie de Bernard Plossu

  • l’année dernière
Transcript
00:00 *Ti ti ti ti ti ti*
00:02 *Musique*
00:08 France Culture, Olivia Gesper, bienvenue au Club.
00:12 *Musique*
00:17 Bonjour à tous. Un club de la photo, aujourd'hui avec Bernard Plossu.
00:22 A 78 ans, le photographe français expose ses années américaines à la Fab dans le 13e arrondissement à Paris, le nouveau centre d'art, galerie d'Agnès B.
00:30 Dont bon nombre de tirages inédits.
00:32 "On ne prend pas une photographie, on la voit puis on la partage avec les autres", dit-il.
00:37 Une sincérité, simplicité qu'on retrouve dans tous ses voyages méditerranéens, américains ou encore mexicains.
00:44 Un vagabondage dans le chiapas des années 60 qui reparaîtra bientôt en livre aux éditions contre-jour.
00:51 Bernard Plossu est aujourd'hui l'invité de Bienvenue au Club.
00:55 *Musique*
01:02 *Ti ti ti ti ti ti*
01:04 Une émission programmée par Henri Leblanc avec Anouk Delphineau, préparée et coordonnée par la radio Tej Perez.
01:09 Réalisée par Félicie Fauger avec aujourd'hui Timothée Hubert à la technique, la belle équipe de Bienvenue au Club.
01:16 Et bonjour Bernard Plossu.
01:17 Bonjour.
01:18 En voyant toutes vos photographies, il y en a beaucoup qui paraissent, reparaissent ou vont reparaître prochainement.
01:24 Je me demandais, est-ce que d'après vous, le monde a besoin de photographes ?
01:29 Plus que jamais.
01:31 Parce que techniquement, on peut mentir en photo maintenant, effacer des gens, truquer avec toute la modernité.
01:39 Et la vraie photographie telle que le XXe siècle la définit, c'est-à-dire des preuves de ce qui se passe, est plus que jamais nécessaire.
01:47 Vous, vous n'avez jamais menti avec vos photos ?
01:50 Non. Par exemple, après ce que je viens de vous dire, je ne suis jamais fâché au numérique.
01:55 Je reste purement, purement argentique et je défends beaucoup la tradition française des aînés, que ce soit Cartier-Vrechens ou Bouba.
02:03 Cette tradition-là, elle est humaine et il faut surtout qu'on la fasse de fave, surtout fave.
02:09 Avec l'argentique, on ne peut pas tricher ?
02:11 On ne peut pas. Non.
02:13 Même avec le cadre ?
02:14 Non, c'est impossible.
02:16 C'est impossible. C'est beau parce que c'est une belle métaphore.
02:19 A la fois, c'est la vérité qu'on voit et en même temps, c'est la vérité qu'on partage sans pouvoir la fausser.
02:29 C'est vrai. C'est le contraire du fabriqué. C'est là, quoi.
02:37 On vit dans un monde baigné d'images aujourd'hui.
02:40 Tout le monde peut prendre des photographies.
02:42 Qu'est-ce qui fait le photographe ?
02:44 Un point de vue, une sincérité, un besoin.
02:51 En fait, il n'y a que deux choix dans la vie, être ou paraître.
02:58 La photographie permet d'être.
03:01 Si on fait un métier artistique pour paraître et pour être connu, on passe à côté de la plaque.
03:07 Céline disait très bien déjà autrefois, évoquer la postérité, c'est faire un discours aux asticots.
03:13 Écrivain, peintre, photographe, on croit que c'est des métiers éthérés, poétiques et tout.
03:21 Mais en fait, même quand on ne fait pas quelque chose de politique, on est politique.
03:27 À partir du moment où on partage quelque chose, on partage une pensée.
03:31 La photo a la même importance que la littérature.
03:35 Ce serait une catastrophe si au XXIe siècle, elle disparaissait.
03:39 - C'est un statut d'ailleurs, une reconnaissance qu'elle a tardé à obtenir la photographie.
03:44 D'être un art comme les autres, un art peut-être voire même majeur.
03:50 - Ça a pris du temps, mais c'est presque aller trop vite tout d'un coup.
03:57 C'est-à-dire que par exemple, moi j'ai beaucoup de mal à aller dans des grands événements photos,
04:03 parce que c'est comme si tout d'un coup, de rien, on était passé à tout et trop.
04:09 J'avais entendu une jolie réflexion qui disait, par rapport à l'art,
04:14 avant on disait le marché de l'art et maintenant on dit l'art du marché.
04:19 C'est assez rigolo comme boutade.
04:23 C'est vrai que la photo maintenant plaît.
04:26 Une anecdote qui vaut tout ce qu'elle vaut et qui est essentielle pour nous photographes,
04:30 la grande photographe du XXe siècle, c'était Tina Modotti,
04:34 qui était une italienne communiste vivant au Mexique.
04:37 Elle est morte dans l'oubli.
04:40 Il y a quelques années, un bouquet de fleurs qu'elle avait photographiées s'est vendu 400 000 dollars.
04:46 C'est incroyable pour nous d'avoir vu les choses évoluer si vite.
04:51 Tina Modotti au Mexique, qui photographie des fleurs, qui est engagée,
04:55 Trotsky, et qui se retrouve dans le marché de l'art avec une photo, une fois morte.
04:59 Redécouverte à 400 000 dollars.
05:02 C'est une métaphore incroyable.
05:04 C'est allé vite et peut-être trop vite, je ne sais pas.
05:08 Mais il y a au moins cette reconnaissance de la génération des pionniers,
05:12 dont vous faites aussi partie, Bernard Plessus,
05:15 par les regards que vous avez pu poser sur certaines situations dans certains pays.
05:19 Être le premier à poser son regard sur quelque chose, un événement, une scène, un quotidien.
05:26 C'est particulier.
05:27 Oui, c'est particulier. Je sais que les choses sont allées très vite.
05:30 Par exemple, j'ai beaucoup allé au Sahel, au Niger, au Mali.
05:35 Et ce n'est pas pareil maintenant.
05:37 En moins de 30 ans, j'étais dans les années 70, en demi-siècle,
05:43 il y a des pays où j'allais, où on ne peut plus aller maintenant.
05:47 D'autres allaient, d'autres photographes.
05:49 Les Etats-Unis, il y avait Aladister, l'Afrique, Bernard Decamp, on est nombreux.
05:53 Et ce sont des voyages qui ne sont plus les mêmes maintenant.
05:56 On est aussi confrontés au fait que les gens qui vont les photographes
06:03 voient aussi des millions de touristes qui font des photos avec leur téléphone.
06:07 Donc, ça change les donnes.
06:09 Je comprends très bien que les Pueblos indiens, dans l'Ouest américain, interdisent la photo.
06:14 Même le dessin, ils interdisent même le dessin.
06:17 C'est interdit. Donc, je comprends.
06:20 Pourquoi ils l'interdisent ?
06:21 Ils l'interdisent parce que les gens ne respectent pas.
06:24 En plus, il y a les croyances, le côté mystique.
06:26 Les Indiens sont très mystiques.
06:28 Ils en avaient marre de voir des gens photographier leurs Pueblos,
06:33 alors que pour eux, l'image est quelque chose d'assez abstrait à comprendre,
06:37 voire souvent à refuser même.
06:40 Dans pas mal de cultures, la photo était refusée.
06:44 - D'où l'importance de la trace que certaines de vos photos actent,
06:49 de ces pays, de ces terrains où l'on ne peut plus retourner.
06:53 Et au contraire, comme vous venez de l'évoquer,
06:56 il y a aujourd'hui plein de petits bouts, des parcelles de monde, des fragments
07:00 dont le regard a été battu et rebattu d'une certaine manière aujourd'hui,
07:06 qui sont presque épuisés par les centaines et les milliers de photographies
07:11 qui ont pu être prises de ces lieux.
07:13 Alors voilà ce qui est fantastique dans cette aventure,
07:15 celle que vous vivez actuellement, vos années américaines.
07:18 Il y a déjà eu un certain nombre de projets édités sur ces photographies
07:22 que vous avez réalisées, Bernard Plessus, ce projet-là dont on va parler.
07:27 Il vient compléter les précédents de "Go West",
07:29 un livre qui était sorti en 1976, ou encore "So Long",
07:32 ou encore "Pharaohs", qui rassemblaient vos photos réalisées en 1970 et 1971
07:37 pour le magazine "Rock and Folk".
07:39 Et voilà que vous redécouvrez une boîte, enfin plutôt six boîtes,
07:43 contenant près de 860 bobines.
07:46 C'est une redécouverte pour nous, mais aussi pour vous,
07:49 parce qu'au-delà, en retrouvant ces boîtes,
07:51 vous avez pu rouvrir une véritable boîte à souvenirs.
07:54 Comment vous relisez ces images américaines aujourd'hui, de 40 ans après ?
07:58 - En fait, c'était il y a tellement longtemps que j'avais oublié.
08:02 C'est mon fils qui les a retrouvées.
08:04 Donc il me les a données.
08:06 Et je commence à les regarder.
08:09 Je reviens à cette idée du XXe siècle.
08:11 Je ne sais pas comment sont les États-Unis maintenant.
08:14 Je suis partie en 1985, je ne suis jamais retournée.
08:17 Je ne sais pas comment ça est.
08:19 Par contre, se reflonger dans le passé, c'est impressionnant.
08:24 Ce qui est étrange d'un point de vue mémoriel,
08:27 c'est que tous les gens que j'ai photographiés me souviennent de leur nom.
08:31 Tous, absolument tous.
08:33 Je vois sur les planches contact, il y a un tel, un tel, un tel, leur nom.
08:36 Alors que j'ai oublié des gens que j'ai vus il y a deux, trois jours.
08:40 Quant à se reflonger dans son passé,
08:43 ce n'est pas si facile qu'on pourrait croire.
08:46 Parce qu'il y a des bons souvenirs, des mauvais souvenirs.
08:50 Il y a un peu de tout. C'est la vie.
08:53 Ce souvenir de leur nom, ça dit quelque chose de votre pratique photographique.
08:56 Vous ne photographiez pas quelqu'un sans son autorisation ?
08:59 Oui. Alors là, ce n'est pas compliqué.
09:01 En 1975, j'étais au Niger.
09:04 C'était tellement fort d'être avec les nomades,
09:07 Puel Bororo, Touareg.
09:10 C'était tellement fort que j'ai décidé d'arrêter tous les objectifs
09:13 à faire le 50 mm, qui est celui qui est proche de l'œil.
09:16 Donc, quand je regarde les photos des États-Unis,
09:19 il y a toujours cette rigueur du 50 mm,
09:22 qui est l'école française de la photo, en fait.
09:25 Et donc, elles ne sont éternellement ni à la mode,
09:29 ni pas à la mode.
09:32 J'aime bien l'expression « avoir un regard juste ».
09:35 Un bon écrivain, c'est quelqu'un qui a aussi…
09:38 Jean Eschnoz a un regard juste, par exemple.
09:41 Et c'est très important.
09:44 J'aime bien dire cette anecdote que mon photographe préféré, c'est Jean Eschnoz.
09:47 Vous voyez, ce n'est pas…
09:50 Bon, on a beaucoup de fins communes.
09:53 Ce que je vois en découvrant ces photos,
09:56 c'est une phrase que m'avait dit un élève.
09:59 J'étais enseignant en Arizona.
10:02 Et un élève m'a dit « Mais monsieur, vous photographiez comme une danseuse ».
10:06 Et ça m'a fait réfléchir à quel point
10:09 l'art le plus proche de la photo, c'était la danse.
10:12 - C'est le mouvement ? - C'est le mouvement.
10:15 Ce n'est pas que le cerveau et que l'œil, c'est aussi s'approcher, se reculer.
10:18 Au 50 mm, on n'a pas de téléobjectif,
10:21 on n'a pas de grand-angle.
10:24 On a une seule vision, très sobre.
10:27 Et j'ai réfléchi à ce qu'il m'a dit.
10:30 C'est vrai que c'est un ballet. On voit bien dans les photos…
10:33 Il y a un très bon film sur Cartier-Bresson.
10:36 C'est un film de John Milley qui avait été présenté au Centre Pompidou par Clément Chérou.
10:41 Et ce film montre à quel point Cartier-Bresson dansait.
10:44 J'ai beaucoup fait de photos en compagnie d'Edouard Bouvard.
10:48 Il dansait.
10:51 C'est un ballet. On se rapproche, on s'éloigne, c'est gracieux.
10:54 - Et vous aussi, Bernard Plossu, vous êtes un danseur de la photographie.
10:58 Vous venez d'évoquer Henri Cartier-Bresson.
11:01 Alors on va l'écouter, le père de l'instant décisif.
11:04 - Pour moi, la photographie est un moyen de dessiner.
11:09 Un moyen de tenir mon journal.
11:13 Et dans le fond, s'il n'y avait pas une exigence de communiquer,
11:22 de montrer aux autres ce qu'on aime, ce qu'on n'aime pas,
11:25 de témoigner sur notre monde, sur notre époque,
11:28 je m'amuserais tout autant si je n'avais pas de film dans l'appareil.
11:31 Pour moi, la grande jouissance, c'est d'être devant un sujet qui s'impose à moi,
11:36 et d'avoir appuyé au bon moment.
11:38 C'est un lien entre le sujet qu'on sent intuitivement
11:42 et une composition rigoureuse, une géométrie qui vous surprend.
11:46 Et ça, c'est une fraction de seconde, c'est le seul moment de création.
11:49 Il faut se débarbouiller toutes ces idées préconçues, tous les clichés,
11:52 puis en face de la réalité, tout de même, c'est quel dernier mot ?
11:56 - Henri Cartier-Bresson en 1972, Bernard Plosius, c'est une voix que vous connaissez,
12:02 vous avez parlé ensemble, vous vous êtes connus tous les deux ?
12:05 - Non, je ne l'ai pas. Je suis très proche d'Edouard Bouvard.
12:08 - Mais pas de Cartier-Bresson ?
12:10 - Je l'ai vu une fois, mais il n'y a pas eu de contact.
12:13 - Avec regret ?
12:14 - De toute façon, on n'a pas besoin de rencontrer ses maîtres.
12:18 Il vaut presque mieux ne pas les rencontrer.
12:21 Bouvard, Ronis, Doineau aussi tout le monde.
12:26 Mais avec Bouvard, il y avait une passion de la sensualité aussi.
12:31 C'était un poète sensuel, Edouard.
12:34 - Ce qui est intéressant dans ce que raconte Henri Cartier-Bresson,
12:37 et ça rejoint cette phrase de vous que je citais en ouverture de notre entretien,
12:41 c'est cette idée du regard, du regard plus que de la photo.
12:44 Avec les années, est-ce que vous, vous arrivez à définir, à fixer les situations,
12:49 ce qui attire votre regard ?
12:51 Est-ce que c'est justement cette idée du mouvement, avant tout ?
12:54 Je trouve que dans beaucoup de vos photographies, il y a toujours cette idée du départ.
12:59 - Il y a deux choses.
13:02 Ma grande culture est italienne, c'est la peinture italienne, 20e siècle, les années 30.
13:08 Et François Carassens, qui est un élu à la culture à la ville de Hyères,
13:12 a dit, en un seul mot pour toi, "métaphysique".
13:16 Il y a ça. Mais malgré tout, il n'y a pas que le décor vide de la métaphysique.
13:22 J'aime les gens. Et dans les photos américaines, il n'y a que des gens.
13:26 Il y a énormément de gens, et ça me passionne de pouvoir photographier les gens aussi.
13:31 Est-ce que c'est métaphysique ? Je ne sais pas. Moi, je ne sais pas quoi dire.
13:35 Mais les deux sont intéressants, le vide et le plein, les gens et personne.
13:39 - Et peut-être plus prosaïquement, quand on voit toutes ces voitures que vous avez photographiées,
13:44 ces trains, ces vols d'oiseaux aussi, ces voitures, elles sont à l'arrêt.
13:48 Mais on sait qu'à un moment, quelqu'un va venir, va se mettre au volant et va partir quelque part.
13:52 C'est là où je vous dis, il y a toujours un induit, peut-être inconsciemment, cette idée du départ.
13:55 C'est peut-être ma lecture, et elle est peut-être fausse, de vos photographies,
14:00 mais il y a ce sentiment d'une échappée, qui est comme une promesse.
14:04 - Moi, je suis même un peu cru. J'ai toujours eu besoin de foutre le camp.
14:08 Et toujours, toujours, toujours. Et finalement, je me rends compte, en regardant les photos américaines,
14:13 que j'avais foutu le camp. Après, j'ai foutu le camp ailleurs, j'ai foutu le camp en Mexique.
14:19 Et là, depuis quelques années, j'étais sédentaire.
14:25 Et c'est... Je préfère être nomade.
14:29 - Ces années américaines, 70, 80, est-ce que vous les considérez aujourd'hui comme une période fondatrice de votre œuvre, de votre travail, Bernard Plossieux ?
14:39 - Non, les années fondatrices, c'était...
14:43 A la Cinémathèque, quand j'avais de 15 à 20 ans, et puis après, le voyage au Mexique à 20 ans.
14:50 Ça, c'est les années fondatrices. Après, le Sahel, dans les années 70.
14:54 L'Inde. Il y a beaucoup de choses sur l'Inde, dans "Farhout", le petit livre qu'ont fait les éditions Mediapop.
15:00 Parce que l'Inde, c'est ma génération, j'étais à Goa, etc.
15:03 Bon. Il y a beaucoup d'années fondatrices dans ma vie.
15:06 Ce que j'espère, c'est qu'il me restera encore une année fondatrice maintenant, à 80 ans.
15:11 J'espère. Je ne sais pas.
15:14 - Ce serait quoi, cette année ?
15:16 - C'est vieux, 80. Dans deux ans, j'ai 80 ans, j'ai l'impression que la vie...
15:20 Ça y est, le tour est joué.
15:22 Et est-ce qu'il me reste encore une chose ? Je ne sais pas.
15:27 - Si, vous savez, il y a une envie.
15:29 - Pour le moment, je gère le deuil. Après, on verra.
15:33 Mais le futur, c'est les enfants.
15:37 C'est ça, en fait.
15:40 En fait, c'est amusant d'y penser, parce que mon maître à penser, c'était un dessinateur de livres d'enfants, Alain Le Sceau.
15:47 Et il a toujours, toujours pensé aux enfants.
15:50 C'était très intéressant de le voir tout le temps penser aux enfants.
15:53 Et là, je pense aux enfants du XXIe siècle, et j'ai compris que ce n'est pas le même siècle que le mien.
15:59 Les enjeux ne sont pas les mêmes, c'est différent.
16:03 - Et c'est eux que vous avez envie de photographier aujourd'hui ?
16:06 Et c'est eux que vous avez envie de photographier aujourd'hui, vos enfants, les enfants de ce XXIe siècle ?
16:11 - Alors, j'ai beaucoup photographié nos enfants.
16:15 Là, j'ai un peu mis la pied dans le douce, je n'arrive pas encore à photographier.
16:20 On verra.
16:22 Mais pour le moment, ce qui me donne de l'espoir par rapport à la photo, parce qu'on est là pour ça, c'est que l'argentique reprend,
16:31 et ça redevient quelque chose aux États-Unis.
16:34 Les jeunes élèves commencent à rentrer dans l'argentique à nouveau et à oublier le numérique.
16:40 Voilà, ça me paraît...
16:42 Vous savez, un jeune photographe qui a envie de faire de la photo, un appareil d'occasion en argentique coûte 100 euros.
16:48 Vous pouvez faire la comparaison avec les appareils numériques.
16:52 Si un jeune a vraiment envie de faire de la photo, et j'en ai rencontré un en Espagne, un jeune russe,
16:57 il avait très peu d'argent, mais il pouvait photographier.
17:00 Il avait acheté un appareil à 100 euros.
17:02 Il y en a plein.
17:04 - Et l'équipement est léger.
17:06 - Dans les magasins d'occasion, il y a plein d'appareils à 100 euros qui n'attendent que les jeunes photographes.
17:10 - Le message est passé, Bernard Plessu.
17:12 Je reviens aux États-Unis.
17:13 On a commencé à ouvrir la boîte aux souvenirs.
17:15 On va poursuivre un peu, si vous le voulez bien, parce que cette décennie 70-80, elle est importante durant ces deux décennies.
17:22 Est-ce que pour vous, l'Amérique est vraiment un tournant de son existence ?
17:26 - Dans l'existence ?
17:28 - Des États-Unis.
17:29 - Oui, parce que quelque part, on a besoin ou de confirmer, ou de détruire le mythe qu'on a eu au cinéma quand on était ados.
17:35 - Voilà, parce que c'est un pays à forte mythologie, déjà, évidemment.
17:39 Comment ne pas être happé comme photographe par cette mythologie ou ces mythologies et garder son œil rivé sur le réel, gratter le vernis ?
17:48 - Il y avait une très belle phrase du photographe américain Louis Vauls qui avait dit que j'étais le plus européen des photographes américains
17:55 et le plus américain des photographes européens.
17:57 C'était assez joliment dit parce que là-bas, c'est vrai qu'avec tant d'années là-bas, j'étais devenu, pas vraiment américain,
18:06 mais de regard plus porté, mais en restant toujours, comme dit Mark Donahue, un Frenchie.
18:13 Ça reste... Bon, c'est une question d'éducation.
18:18 On n'a pas été élevé avec Batman, on a été élevé avec Vicky Fricotin.
18:22 On ne peut pas devenir Batman.
18:24 On ne peut pas ?
18:25 - On ne peut pas.
18:26 - C'est deux mondes.
18:28 Et même si j'ai vécu là-bas longtemps, je suis resté profondément européen.
18:32 D'ailleurs, je suis rentré en 85, je ne suis jamais reparti.
18:35 - C'est le regard d'un Frenchie, en fait, sur les États-Unis, comme vous dites.
18:39 Ces années américaines qui sont actuellement exposées à Paris.
18:42 Premier séjour à Big Sur, en Californie, en 66.
18:45 Rencontre pour vous avec le mouvement beatnik.
18:48 Et c'est important de le raconter parce que vous découvrez les États-Unis depuis le Mexique, où vous êtes installé.
18:56 Aujourd'hui, il y a un mur qui sépare les deux pays, mais à l'époque, toute la contre-culture permettait de passer aisément les frontières.
19:02 La Californie, entre 73 et 84.
19:05 On voit beaucoup de vos photos entre cadiacs et minishorts.
19:09 On va écouter les mots d'un Californien, Lewis Boulds, photographe américain.
19:13 - Ah oui, je me suis pas retrouvée.
19:14 - Oui, majeur, des années 60.
19:16 Il voulait, comme il dit, capter l'expérience du lieu dans un entretien où il évoque l'urbanisation assez sauvage, sans vision de la Californie à cette époque, dans ces années-là.
19:24 Une modernité qui semblait passablement l'effrayer.
19:26 Vous nous direz ce que vous en pensez, vous, juste après Bernard Plessus.
19:29 - J'étais à la recherche des choses les plus typiques, et j'essayais de les représenter de la manière la plus quotidienne, banale, la moins remarquable.
19:46 Et je tenais beaucoup à ce que mon travail ressemble à celui de n'importe qui, que n'importe qui aurait pu faire.
19:56 Je ne voulais pas avoir de style.
19:59 Je voulais que ça ait l'air aussi muet, aussi distant, aussi objectif que possible.
20:05 Et bien sûr, ce n'était pas objectif.
20:08 J'ai fait tout mon possible dans ce travail pour montrer mon point de vue.
20:17 J'ai essayé de me mettre dans la peau d'un anthropologue venu d'une autre galaxie, quelqu'un qui viendrait simplement enregistrer ce qui se passe devant sa caméra.
20:31 Ce qui m'intéressait le plus, c'était l'expérience du lieu, pas la chose elle-même, mais l'effet qu'elle produit.
20:38 L'effet de ce genre d'urbanisation, de ce genre de mode de vie, de ce genre de construction.
20:44 Quelle sorte de gens allaient naître de cela ?
20:47 Quelle sorte de nouveau monde était en train de naître ici ?
20:51 Était-ce un monde dans lequel les gens pourraient vivre vraiment ?
20:54 - Voilà, c'est fascinant. Et on retrouve ce que vous venez d'évoquer, Bernard Plessus, cette phrase de Lewis Boulds.
20:59 Parce que vous, vous étiez naturellement l'extraterrestre, cet anthropologue venu d'ailleurs, comme il le dit, puisqu'on le disait, vous étiez français,
21:06 arrivé là-bas avec votre regard d'Européen.
21:09 Mais surtout, il parle de ce nouveau monde qui est en train de se construire et qui est peut-être encore celui dans lequel nous vivons un peu aujourd'hui.
21:15 Vous avez été nourri de cinéma, de cinéma italien, mais aussi américain, de western.
21:20 Vous avez été un proche de Robert Altman également.
21:24 Du coup, est-ce que vous avez aussi ressenti ce que Lewis Boulds nous dit à l'instant, cette expérience du lieu ?
21:31 Que ça passe quand même par le lieu comme si nos pieds étaient des racines.
21:37 En fait, le lieu est le sol.
21:41 C'est vrai que pendant une dizaine d'années, je cherchais les traces des affaches Chiricahuas, la tribu de Cochise,
21:50 et le seul moyen de les trouver, c'était d'aller à Fier, dans tous les coins où ils étaient.
21:56 Donc j'ai retrouvé tous les coins et j'ai beaucoup marché.
21:59 Mon proche, ce serait Edward Havet, avec "Désert solitaire", qui connaissait très bien tout l'Ouest américain à pied.
22:08 On ne peut pas connaître tout l'Ouest américain très bien, mais j'en connais une grande partie parce que je l'ai fait à pied.
22:15 Les photos, par contre, là, ce ne sont pas des photos de paysages. On montre des gens dans les photos retrouvées.
22:22 Les photos de paysages, c'est une autre série qui s'appelle "Le jardin de foussière", où il n'y a personne, où c'est des lieux très sauvages.
22:30 Il n'y a que des serfants et des scorpions, en gros, et quelques fumas.
22:35 Il n'y a plus de sentier.
22:39 Et le sol m'a aidé. Ce qui m'a aussi permis de comprendre la culture américaine par rapport au film, c'est de la vivre sur la route.
22:49 Il y a beaucoup de photos faites au volant, ce que je déconseille formellement, c'est très dangereux.
22:55 Mais il y a beaucoup de photos faites en voiture. Il y a un autre truc...
22:59 - Ce qui donne aussi des flous, qui est votre lieu de fabrique.
23:03 - Oui, ça fait le lieu aussi. La voiture, c'est un lieu mouvant.
23:07 Mais si on veut découvrir les Etats-Unis, il faut prendre le train Amtrak.
23:13 Et c'est les trains qui vont dans l'arrière-décor. De Chicago à Los Angeles, le train passe derrière les villes, derrière les villages.
23:22 Et on voit une Amérique où on ne voit pas de la voiture. C'est une Amérique à l'ancienne, le train, finalement.
23:28 - Et c'est une Amérique en noir et blanc que vous nous présentez aujourd'hui.
23:31 - Oui. Je crois qu'il y a encore des trains, maintenant.
23:34 - Je suis en train de me poser la question. Les gens prennent plus souvent l'avion, la voiture...
23:39 Autrement, il y a les bus, les arrêts d'autobus. Il y a beaucoup de choses intéressantes qui s'y passent, aussi.
23:45 - Vous parlez des lieux et on les retrouve dans vos photographies harlaisiennes.
23:50 À Arles, vous fréquenterez peut-être cet été, vous irez aux rencontres d'Arles, vous fréquentez...
23:56 - Une journée. - Oui, une journée. Vous y croiserez vos contemporains lors de cette prochaine édition des rencontres de la photographie.
24:02 Pour cette occasion, un livre "In Arles" est en préparation chez Arnaud Bizalion, éditeur, avec vos photos et des textes d'écrivains.
24:09 Il y a une galeriste, Laëtitia Talbot, un poète, Pierre Parlant, un sociologue, Bernard Picon, un historien, Jean Chalandas,
24:16 et puis un autre historien de la photographie, cette fois, Christophe Berthoud.
24:20 Quelle histoire avez-vous tissé avec cette ville ?
24:23 C'est d'autant plus intéressant, pardon, je cite Bernard Picon, qui vous décrit comme un observateur distancié
24:28 pour qui il n'y a ni ordre ni désordre, que vous ne captez pas le patrimoine de cette ville, mais plutôt, là encore, des instants.
24:36 L'ambiance. En fait, la plupart des photos ne sont pas faites pendant les rencontres, parce que les rencontres, je ne suis allée que deux fois.
24:44 Il y a trop de monde, c'est bien, ça fait vivre la photo, mais bon, c'est intimidant.
24:51 Moi, ce que j'aime à Arles, c'est la place Voltaire.
24:54 Là, il y a tous les livres d'occasion sur des traiteaux, et là, c'est le Arles d'avant.
25:00 Je suis beaucoup allée hors saison, et en fait, c'est la ville de l'éditeur, Arnaud Vizalion.
25:05 Un jour, il m'a demandé « est-ce que tu as fait des photos ? »
25:09 Je lui ai dit « oui, j'en ai beaucoup, beaucoup, beaucoup. Est-ce que tu les as connues ? »
25:12 Je lui ai dit « non ». Sur le gros livre, il n'y a que trois photos faites pendant les rencontres.
25:17 Il n'y en a que trois. Ce n'est pas le moment où je fais des photos, ça m'intéresse hors saison.
25:22 De toute façon, c'est toujours hors saison.
25:24 Le très gros projet d'édition que j'ai sur les îles italiennes, c'est hors saison.
25:29 C'est les îles en hiver, et même Arles, mais je ne suis pas arlésien.
25:35 En plus, ce n'est pas une des villes qui me passionne le plus, raison de plus pour la photographie, d'ailleurs.
25:41 - Mais ce que ça nous dit aussi, peut-être Bernard Plossu, à Arles, « In Arles », on reprend le titre de ce livre,
25:47 c'est que vous vous êtes tout de suite inscrit, peut-être malgré vous, peut-être inconsciemment, dans une histoire de la photographie,
25:52 tout en restant inclassable, et que cette histoire, elle continue à s'écrire aujourd'hui.
25:57 Vous arriveriez à définir votre place ? Votre place dans cette histoire ?
26:02 - Je n'ai aucune idée, alors là.
26:04 Si on devait mettre quelque chose sur ma tente, ça serait « à travailler au 50 mm ».
26:10 Ma place dans l'histoire, c'est d'avoir soutenu le 50 mm, dire à quel point la photographie doit être sobre avant tout.
26:19 C'est mon point de vue, comme un bon écrivain, quand on en revient là.
26:24 C'est la sobriété qui parle de quelque chose.
26:27 Mais par rapport à Arles, en fait, j'ai des photos d'Arles parce que je n'arrête pas de photographier où que je sois.
26:34 J'ai passé 60 ans à faire des photos sans arrêt, sans arrêt, partout.
26:38 C'est mes archives qui sont énormes.
26:40 Quand on regarde le nombre de livres de villes que j'ai fait, on se rend compte des archives que j'ai.
26:45 Donc dans les villes, il y a Arles, comme il pourrait y avoir d'autres villes.
26:50 Affinités, s'il plus, ce serait plutôt les villes italiennes.
26:56 Quoique les villes américaines sont tout de même intéressantes.
27:01 - Bon. Photographe des villes, photographe urbain et photographe des grands espaces.
27:06 Bernard Plessieux, vous êtes tout ça à la fois.
27:08 Moi, je retiens une chose, c'est que le monde a, selon vous, besoin de photographes
27:13 et que la photographie naît, a contrario, aussi, d'un besoin.
27:17 D'un besoin qu'on reçoit au fond de soi.
27:19 - Bien sûr, c'est tout ce que c'est de faire.
27:21 - C'est tout ce que vous, vous savez faire.
27:23 Tout ce que vous avez eu envie de faire aussi.
27:25 - Oui, c'est tout.
27:26 - Et c'est votre vie.
27:27 Merci Bernard Plessieux.
27:28 - Merci.
27:29 - Merci mille fois.
27:30 Une exposition est à voir en ce moment à la FAB, à la Galerie du Jour Agnès B. à Paris.
27:35 et des livres sont à paraître.
27:37 Merci mille fois d'avoir été avec nous.

Recommandée