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INTERVIEW - Principaux éléments de la "Force noire", les tirailleurs sénégalais appartenaient aux troupes de l’Empire colonial français à partir du milieu du XIXe siècle. Le réalisateur Mathieu Vadepied, avec Omar Sy comme acteur principal, a mis en lumière leur histoire dans un film intitulé "Tirailleurs". Venus d’Afrique et principalement du Sénégal, nombreux sont les tirailleurs tombés au combat sur les champs de bataille français lors de la Première et la Seconde Guerre mondiale. Mais quel a été le rôle précis des tirailleurs sénégalais ? Les tirailleurs ont-ils servi de "chair à canon " ? Comment la perception de l’image de ces hommes noirs vus comme primitifs va-t-elle être déconstruite durant le XXème siècle ? Pour apporter des éléments de réponse, Virginie Girod reçoit l’historien Anthony Guyon, auteur de "Des tirailleurs sénégalais, de l’indigène au soldat de 1857 à nos jours" (Editions Perrin). Dans cette interview, Anthony Guyon explique notamment comment les tirailleurs sénégalais se sont peu à peu affranchis des stéréotypes d’infériorité. "L’image du ‘sauvage noir’ est très malléable durant la Première Guerre mondiale et permet de diffuser des mythes anthropophagiques", rappelle-t-il. "Au Cœur de l’Histoire" est un podcast Europe 1 Studio.
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INTERVIEW - Principaux éléments de la "Force noire", les tirailleurs sénégalais appartenaient aux troupes de l’Empire colonial français à partir du milieu du XIXe siècle. Le réalisateur Mathieu Vadepied, avec Omar Sy comme acteur principal, a mis en lumière leur histoire dans un film intitulé "Tirailleurs". Venus d’Afrique et principalement du Sénégal, nombreux sont les tirailleurs tombés au combat sur les champs de bataille français lors de la Première et la Seconde Guerre mondiale. Mais quel a été le rôle précis des tirailleurs sénégalais ? Les tirailleurs ont-ils servi de "chair à canon " ? Comment la perception de l’image de ces hommes noirs vus comme primitifs va-t-elle être déconstruite durant le XXème siècle ? Pour apporter des éléments de réponse, Virginie Girod reçoit l’historien Anthony Guyon, auteur de "Des tirailleurs sénégalais, de l’indigène au soldat de 1857 à nos jours" (Editions Perrin). Dans cette interview, Anthony Guyon explique notamment comment les tirailleurs sénégalais se sont peu à peu affranchis des stéréotypes d’infériorité. "L’image du ‘sauvage noir’ est très malléable durant la Première Guerre mondiale et permet de diffuser des mythes anthropophagiques", rappelle-t-il. "Au Cœur de l’Histoire" est un podcast Europe 1 Studio.
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NewsTranscription
00:00 Bienvenue au cœur de l'histoire dans les interviews du vendredi.
00:03 Je suis Virginie Giraud.
00:04 Aujourd'hui, j'ai le plaisir de recevoir l'historien Anthony Guillon,
00:09 l'auteur des "Tirailleurs sénégalais, de l'indigène aux soldats"
00:12 de 1857 à nos jours, paru aux éditions Perrin.
00:16 Bonjour Anthony Guillon.
00:17 Bonjour Virginie Giraud, merci pour votre invitation.
00:20 J'ai le plaisir de vous avoir au téléphone parce que vous êtes à Antibes, c'est ça ?
00:24 Exactement, on reste collés à la Méditerranée.
00:27 Voilà, vous nous raconterez des choses sur la Méditerranée et les tirailleurs justement.
00:31 Alors commençons par ce film "Les tirailleurs" de Mathieu Vadepier et Olivier Demangel,
00:36 dans lequel joue Omar Sy.
00:38 Ce film a été l'occasion de remettre en lumière des soldats peu connus du grand public,
00:42 les fameux tirailleurs sénégalais.
00:45 Et c'est donc avec vous, Anthony Guillon, que nous allons retracer leur histoire.
00:49 Mais petite question préliminaire pour commencer.
00:52 C'est quoi un tirailleur exactement ?
00:54 Alors si vous voulez, le terme de tirailleur dans l'infanterie,
00:57 c'est quelqu'un qui appartient à l'infanterie légère, qui est plutôt là pour harceler l'ennemi.
01:02 Et en fait, ça ne correspond pas du tout au corps des tirailleurs sénégalais,
01:05 même indochinois, malgaches.
01:07 Voilà, donc le terme de tirailleur sur le plan militaire n'est pas très adapté ici.
01:11 C'est pour ça d'ailleurs qu'à la fin, on parlera plutôt de soldats africains.
01:14 Le corps des tirailleurs, même si on l'a vu que du coup, ce nom est sujet d'accaution,
01:18 le corps des tirailleurs sénégalais voit le jour grâce à un décret de Napoléon III en 1857.
01:24 Comment est constitué ce corps d'armée ? Pourquoi est-il formé ?
01:28 Alors si vous voulez, ça s'inscrit dans une certaine continuité.
01:30 C'est-à-dire que toutes les puissances coloniales ont besoin d'intermédiaires dans les espaces où ils sont installés.
01:36 Dans un premier temps, c'est vrai qu'au 18e, sur les côtes du Sénégal,
01:39 on est plutôt présent uniquement dans des comptoirs.
01:41 Donc il faut des traducteurs, des hommes qui soient capables aussi d'assurer le bon fonctionnement
01:46 des échanges avec les sociétés locales.
01:49 Et au fur et à mesure du 19e, où finalement l'implantation en Afrique revêt plus un aspect de conquête, d'occupation,
01:56 on va avoir besoin d'hommes qui ont une fonction un petit peu plus militaire.
02:00 Ici, le contexte est aussi favorable, puisqu'il y a eu l'abolition de l'esclavage en 1848,
02:04 donc le décret Schwelcher, mais évidemment qui va prendre beaucoup de temps.
02:07 Et pour l'armée, il y a un petit peu une forme d'opportunisme.
02:11 On va racheter certains esclaves.
02:13 Au départ, le corps des tirailleurs sénégalais, vous avez parlé de 1857, ce sont 500 hommes.
02:17 Sur ces 500 hommes, on a quasiment les deux tiers qui sont d'anciens esclaves.
02:21 Donc en fait, l'armée rachète l'esclave et lui, en échange, va servir pendant 14 années au sein de l'armée.
02:28 Et là, le but, c'est quand même de leur donner une fonction un petit peu plus militaire,
02:32 même si ça va prendre du temps, parce que dans un premier temps,
02:35 ils sont mélangés avec les troupes métropolitaines.
02:38 Donc ils ont plutôt tendance à exercer les corvées.
02:40 Et Federb, qui est le créateur du corps des tirailleurs sénégalais,
02:43 c'est pour ça d'ailleurs qu'il va les séparer.
02:45 Les soldats noirs restent de leur côté pour avoir une vraie formation militaire.
02:50 Et donc, dans un premier temps, on recrute des sénégalais, puisqu'on est vraiment sur les comptoirs.
02:54 Mais plus on va rentrer en Afrique occidentale française,
02:57 puis l'Afrique équatoriale française, c'est-à-dire on va aller jusqu'au Gabon, jusqu'au Tchad,
03:01 on va recruter des hommes.
03:03 Alors dans un premier temps, on va leur laisser le nom de tirailleur haoussa, tirailleur gabonais.
03:07 Et au fur et à mesure, on va adopter ce terme générique de tirailleur sénégalais
03:12 pour des raisons de practicité.
03:14 Parce qu'il y a aussi, sur le plan des effectifs,
03:16 on n'a pas autant de gabonais que de sénégalais par exemple.
03:18 Alors d'abord, ces tirailleurs sont envoyés en Afrique de l'Ouest,
03:23 puis à Madagascar et au Maroc à partir du milieu du 19e siècle.
03:27 Dans quel contexte on les mobilise dans ces régions ?
03:29 Alors au début, on va surtout les utiliser en Afrique occidentale française
03:33 pour mener les conquêtes par exemple contre El Hadj Omar ou Samory Touré
03:37 dans le cadre de l'Empire tout couleur.
03:39 Donc ici, on est vraiment dans des opérations,
03:41 alors pas qui ont lieu dans leur espace de vie quotidien,
03:43 mais bon, on reste quand même en Afrique occidentale française.
03:46 Et à partir de la fin du 19e, donc le "premier test", c'est Madagascar.
03:52 L'opération est plutôt concluante.
03:54 Et donc, il y a cette idée finalement de les utiliser de plus en plus loin.
03:58 Et l'opération du Maroc à laquelle vous faites référence,
04:01 c'est 1907-1908.
04:03 Et là, en fait, si vous voulez, ça coïncide avec une vraie volonté
04:07 de les utiliser un petit peu plus à l'extérieur.
04:09 Donc par exemple au Maroc, on va expérimenter les périodes d'hivernage.
04:13 On se rend compte que ces soldats résistent assez mal au froid.
04:16 Et c'est aussi l'occasion de les mettre un petit peu plus en avant.
04:19 Il y a le développement de la photographie,
04:21 donc on va utiliser beaucoup de clichés de tirailleurs sénégalais,
04:23 notamment de tirailleurs sénégalais avec leur femme.
04:27 On vante la polygamie de ces tirailleurs.
04:29 Et il y a cette idée de présenter un petit peu l'Afrique
04:31 comme un réservoir inépuisable en hommes.
04:33 Petit à petit, ce qui se dessine, c'est quand même une conflictualité avec l'Allemagne.
04:38 Après l'entente clordiale, les choses sont plutôt apaisées avec le Royaume-Uni.
04:43 Et donc, on se rend compte qu'avec l'Allemagne, il y a un vrai déficit démographique.
04:46 Et les partisans de ce qu'on va appeler la force noire
04:48 vantent finalement le potentiel démographique de l'Afrique.
04:51 Et l'opération au Maroc est une vraie occasion pour montrer ça,
04:55 pour montrer des familles particulièrement nombreuses,
04:57 avec beaucoup d'enfants qui, d'ici 15-20 ans, seront tout à fait aptes au combat.
05:01 En 1910, Charles Mangin, qui est un lieutenant-colonel de l'armée,
05:05 écrit un livre qui s'intitule "Force noire".
05:08 Il y présente ces hommes noirs comme des hommes primitifs
05:11 qui peuvent s'adapter à n'importe quel climat
05:13 et qui s'avèrent très efficaces au combat.
05:15 On voit qu'on est dans les clichés.
05:17 Mais dans quel contexte historique, Mangin a-t-il pu élaborer cette pensée ?
05:21 Mangin est un bon connaisseur des tirailleurs sénégalais.
05:24 Il a combattu aux côtés d'Archinar.
05:26 Il était présent à Fachoda.
05:28 Il les connaît assez bien.
05:30 Ce n'est pas le seul à avoir cette idée.
05:32 Par exemple, pour les Indochinois,
05:34 il y a le général Pénquin qui va penser la Force jaune,
05:38 qui est d'ailleurs pensée de manière beaucoup plus intelligente.
05:41 On pense déjà à l'indépendance, etc.
05:43 Charles Mangin est un ultra-conservateur.
05:46 Il fustige la Révolution française, la Révolution industrielle.
05:50 Pour lui, il fait un constat.
05:52 C'est que l'homme européen a cédé au confort.
05:54 Et en cédant au confort, il a perdu sa vertu combattante.
05:58 Même chose pour les femmes européennes,
06:00 qui font de moins en moins d'enfants.
06:02 Pendant ce temps-là, les Africains,
06:04 vous parliez de côté primitif,
06:06 ont gardé le contact avec la nature.
06:08 Non seulement les femmes africaines sont capables de faire beaucoup d'enfants,
06:11 mais l'homme africain n'a pas cette dimension de peur au combat
06:15 que désormais les Européens ont.
06:17 L'homme africain est capable de foncer avec son coupe-coupe,
06:20 face aux mitrailleuses, etc.
06:22 Il peut percer le front.
06:24 C'est une idée développée par Mangin.
06:26 Il s'y connaît aussi mal sur la Révolution française,
06:28 la Révolution industrielle que sur l'esclavage.
06:30 Un de ses arguments, c'est que l'homme africain peut s'adapter partout.
06:33 La preuve, on a utilisé la traite.
06:35 Ces hommes africains, on est déjà en 1910,
06:38 on pourrait les employer, notamment sur le front européen.
06:42 Ils seraient parfaitement adaptables ici.
06:44 On part avec une idée profondément erronée.
06:47 Au Maroc, on constate que ces hommes,
06:50 on est obligé de les retirer du front pendant les mois d'hiver.
06:53 Hubert Lyotet, qui est le grand nom associé au Maroc,
06:56 parle déjà des tirailleurs sénégalais comme des soldats saisonniers.
06:59 Il explique qu'il ne faut pas trop les utiliser
07:01 parce qu'à chaque fois qu'on les retire des unités pendant l'hiver,
07:04 ça crée quelques dysfonctionnements au sein des unités,
07:08 notamment des jalousies vis-à-vis des tirailleurs
07:10 qui, eux, pendant six mois, vont être retirés du front.
07:13 On arrive à la guerre 14-18, où tout le monde est impliqué.
07:17 C'est la Première Guerre mondiale.
07:19 Il y a 200 000 tirailleurs sénégalais qui sont mobilisés.
07:22 Est-ce qu'ils sont mélangés avec les soldats de la métropole ?
07:26 En effet, on passe à 200 000 tirailleurs.
07:28 À la veille de la Première Guerre mondiale,
07:30 on était à peu près à 15 000.
07:32 On va utiliser ceux qui sont d'abord au Maroc.
07:34 Au fur et à mesure, on va les recruter en Afrique occidentale française,
07:38 puis équatoriale française.
07:40 Il y a seuls ceux qui viennent d'AOF
07:42 qui vont être utilisés en Europe.
07:44 Sinon, tous les autres vont combattre en Afrique.
07:47 Pour le mélange, on va expérimenter "différentes choses".
07:51 Ce qu'il faut voir, c'est le problème de la communication,
07:54 le problème des langues au sein des unités,
07:56 la question des repas aussi.
07:58 Une partie des tirailleurs sont musulmans.
08:00 On essaye de faire en sorte de respecter les rites religieux.
08:04 Mais au fur et à mesure, au sein des unités,
08:07 on va plutôt plaider pour la mixité,
08:10 pour qu'il y ait côte à côte des troupes françaises et africaines.
08:13 Et ça marche.
08:14 C'est-à-dire que Mangin, c'est avec ce système-là, en 1916,
08:17 qui va reprendre le fort de Douaumont.
08:19 À partir de là, les tirailleurs sénégalais vont être un peu plus utilisés,
08:23 surtout que la période d'hivernage va être un peu mieux respectée.
08:26 Donc les tirailleurs sénégalais, au fur et à mesure,
08:29 on va les retrouver au chemin des Dames en 1917.
08:34 Ils assurent la défense de Reims en 1918.
08:37 On va aussi les envoyer contre l'Empire ottoman dans les Dardanelles,
08:40 qui combattent à Salonique, etc.
08:43 Donc ils ne sont que 200 000, finalement, sur 10 millions d'hommes.
08:46 Mais on va les retrouver sur de nombreux champs de bataille particulièrement renommés.
08:50 Alors une question très importante, Anthony Guillon.
08:53 Est-ce que ces hommes ont servi de chair à canon ?
08:55 Est-ce qu'on les a envoyés mourir en première ligne ?
08:57 Ou est-ce que c'est un peu une légende
08:59 et qu'on a les mêmes pertes chez les Blancs que chez les Noirs ?
09:02 C'est vrai que si on prend uniquement le plan du chiffre,
09:05 généralement quand on avance la chair à canon,
09:07 c'est l'idée qu'on aurait utilisé du sang noir pour économiser du sang blanc.
09:10 Donc si on prend seulement le chiffre, les taux de pertes sont à peu près similaires,
09:14 c'est-à-dire entre 20 et 22 %.
09:16 Maintenant, si vous voulez, très souvent, quand on déconstruit ce mythe de chair à canon,
09:19 on est un petit peu brutal, c'est-à-dire on parle de mythes,
09:22 on dit que c'est complètement faux.
09:23 Il faut aussi percevoir le ressenti, notamment des populations descendantes,
09:26 qui très souvent nous disent "mais ce n'était pas notre guerre,
09:29 ce n'était pas la guerre de nos grands-pères, etc."
09:32 Donc finalement, derrière le terme de chair à canon,
09:34 il y a une forme de ressenti qu'il faut quand même, en tant qu'historien,
09:37 accepter d'écouter et d'entendre, même si évidemment, sur le plan des chiffres,
09:41 on reste sur des choses qui sont assez similaires.
09:43 Il faut insister aussi sur le fait que les tirailleurs sont perçus
09:46 comme des hommes nettement inférieurs sur le plan intellectuel,
09:49 donc on ne les utilise pas dans l'artillerie.
09:51 Ils sont toujours dans l'infanterie.
09:53 Il y a beaucoup de pertes aussi à cause des maladies,
09:55 notamment la grippe espagnole en 1918-1919.
09:58 Donc le terme de chair à canon n'est pas adapté,
10:00 mais il faut quand même aller un petit peu plus loin
10:02 et ne pas se contenter de dire uniquement que c'est faux.
10:05 - Bien sûr. Alors justement, on constate qu'après la guerre,
10:08 l'image que l'on a de ces hommes noirs commence à changer.
10:12 On va passer de l'image de ce sauvage dont vous nous avez parlé
10:15 à l'image d'un noir sympathique, ménillet, donc inférieur intellectuellement.
10:20 Qu'est-ce qui fait évoluer la perception de ces hommes dans la société ?
10:24 - Alors en fait, l'image est très malléable et on l'adapte au public.
10:27 C'est-à-dire en fait, l'image du sauvage,
10:29 on va la conserver pendant la Première Guerre mondiale vis-à-vis des Allemands.
10:32 On sait que les Allemands se sont plaints de l'utilisation de soldats noirs en Europe.
10:36 Les Français sont les seuls à amener des soldats d'Afrique subsaharienne.
10:40 Donc vis-à-vis des Allemands, en fait, on comprend qu'il y a quelque chose à jouer.
10:43 On insiste sur cette dimension de terreur. On propage des mythes.
10:47 Par exemple, comme le tirailleur sénégalais ne saurait pas compter,
10:49 il coupe les têtes et ramène les têtes à ses sous-officiers
10:52 pour qu'on puisse savoir combien il a fait de mort.
10:54 C'est un amateur de gris-gris, donc il se fait des colliers d'oreilles avec ses ennemis.
10:58 Donc on diffuse ces images qui sont complètement fausses.
11:00 On parle d'anthropophagie, etc.
11:02 Mais dans le même temps, si vous voulez, on est bien conscients
11:04 qu'on est intervenu en Afrique et en Indochine au nom de la mission civilisatrice.
11:09 Donc la mission civilisatrice, ça fait près de 40 ans qu'elle est en place.
11:12 Donc si on continue à présenter aux Français un homme noir sauvage,
11:16 c'est que la mission civilisatrice a échoué.
11:18 Et donc c'est là, en fait, où l'image banania arrive.
11:20 Banania, c'est à partir de 1915.
11:22 Il y a bon banania avec cet homme noir un petit peu niais
11:26 qui est complètement incapable de conjuguer les verbes.
11:29 Et donc là, on va diffuser exactement ce que vous dites.
11:32 L'image d'un homme noir "donté", sympathique,
11:35 qui est capable de tourner sa violence contre les Allemands.
11:38 Et ça se ressent aussi dans les ordres militaires.
11:40 C'est-à-dire que tous les manuels sont faits avec des phrases
11:43 dans lesquelles le verbe n'est jamais conjugué.
11:45 On explique en fait que le tiraillant ne peut pas comprendre la conjugaison.
11:48 Donc on reste avec le verbe à l'infinitif.
11:50 Et d'ailleurs, cette image du tirailleur,
11:52 elle va aussi changer par des hommes noirs qui sont des intellectuels
11:56 au milieu du XXe siècle.
11:57 Je pense bien sûr à Cédare Senghor, à Aimé Césaire,
12:00 qui vont en finir avec cette image du bon noir niais.
12:03 Comment s'y prennent-ils ?
12:05 Alors en effet, ce que disait Aimé Cédare,
12:07 je déchirerais tous les rires bananias sur les murs de France.
12:10 Léopold Cédare Senghor est agrégé de grand-mère.
12:12 Donc on a tous ces hommes-là, si vous voulez, évidemment,
12:14 qui vont faire du combat avec la négritude.
12:17 Mais on a aussi plein d'hommes, c'est-à-dire des sous-officiers,
12:20 d'anciens cultivateurs, où on se rend compte qu'ils parlent parfaitement français.
12:24 On passe des concours pour devenir sous-officier.
12:26 Donc on a retrouvé des dictées, des dissertations d'histoire, de géographie,
12:31 qui sont écrites dans un français complètement parfait.
12:34 Et ça vient aussi, si vous voulez, des cadres métropolitains
12:36 qui reconnaissent que le tirailleur sénégalais, intellectuellement,
12:40 peut tout à fait suivre les mêmes formations que ses homologues européens.
12:45 Donc finalement, l'image va se déconstruire au fur et à mesure.
12:48 Mais ça prend beaucoup de temps.
12:49 Il faut quand même retenir que dans les années 1930,
12:52 c'est l'exposition de Vincennes également.
12:54 Donc finalement, la déconstruction de ce cliché prend beaucoup de temps.
12:57 Et donc ces tirailleurs sénégalais vont être amenés à disparaître progressivement
13:02 après la décolonisation entre 1958 et 1962.
13:06 Donc nous, les historiens, nous les avons jamais oubliés.
13:09 Il existe des monuments aux morts, notamment à Reims, pour cette fameuse force noire.
13:13 On a les archives, on a les documents de l'armée, on a plein de données sur eux.
13:18 Pourquoi on a le sentiment que le grand public les considère comme des oubliés de l'histoire ?
13:23 Je pense que ça nous amène finalement à réfléchir aussi
13:27 sur la pénétration des travaux universitaires au sein de l'opinion publique.
13:30 Mais très, très tôt, on s'est intéressés aux tirailleurs sénégalais.
13:33 On a été chercher leurs témoignages pour ceux qui étaient encore présents en France,
13:37 ceux qui étaient également en Afrique.
13:40 On a bénéficié quand même, on a une masse archivistique qui est assez considérable.
13:44 Donc finalement, il y a un décalage entre la qualité des travaux universitaires
13:48 et le sentiment qui peut tout à fait être justifié d'une partie de la population
13:52 de ne jamais avoir entendu parler de ces hommes.
13:55 Donc il y a aussi peut-être le choix des sujets.
13:57 On sait que les sujets sur les espaces coloniaux, etc.
14:01 sont en train de gagner un petit peu en lumière à l'heure actuelle.
14:03 Mais très souvent, on a privilégié peut-être d'autres formes d'histoire.
14:07 Dans un premier temps, quand on a réfléchi à la Deuxième Guerre mondiale,
14:10 on a réfléchi aux héros, aux résistants, puis aux victimes.
14:13 Et on a compris un petit peu tardivement.
14:16 Et finalement, il y a aussi le fait qu'étudier les tirailleurs sénégalais,
14:20 ça a resté le précaré quelque part des historiennes et des historiens de l'Afrique.
14:24 Donc là, aujourd'hui, on profite un petit peu d'une mise en lumière,
14:27 avec bien sûr le film "Avec Omar Sy", mais il y avait également des romans.
14:30 Par exemple, David Diop avec "Frères d'armes",
14:33 qui a un roman qui a beaucoup mis en avant le rôle des tirailleurs sénégalais
14:37 pendant la Première Guerre mondiale.
14:39 Mais ça nous invite aussi à réfléchir peut-être à comment faire
14:42 pour que les travaux universitaires trouvent un public un peu plus large.
14:46 Et là, il faut peut-être que l'historien lui-même se fasse un petit peu violence
14:49 pour rendre ses travaux plus accessibles.
14:51 - Eh bien, c'est ce qu'on essaye de faire au cœur de l'histoire.
14:53 Et on est très heureux de vous avoir reçu aujourd'hui, même à distance,
14:57 pour pouvoir parler de ce sujet passionnant, qui est polémique.
15:00 Et finalement, à travers vos propos, on comprend qu'il n'est pas si polémique que ça
15:04 et qu'il faut revenir à une vraie rigueur intellectuelle.
15:06 Merci beaucoup, Anthony de Villon.
15:08 - Merci Virginie Giraud.
15:09 - Je rappelle que votre livre "Les tirailleurs sénégalais de l'indigène aux soldats de 1857"
15:14 à nos jours, est paru aux éditions Perrin.
15:17 "Au cœur de l'histoire" est un podcast produit par Europe 1 Studio.
15:20 Laissez-nous des étoiles si vous aimez ces moments avec nous,
15:23 parce que nous, on adore interviewer des grands historiens pour vous.
15:27 Je vous retrouve très vite au cœur de l'histoire,
15:29 sur votre plateforme d'écoute préférée.
15:31 À bientôt !
15:32 [SILENCE]