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Gérald Bronner, sociologue, professeur à la Sorbonne et auteur du livre "Les origines Pourquoi devient-on qui l'on est ?" aux éditions Autrement, est l'invité de Dimitri Pavlenko à l'occasion du vendredi thématique "L’ascenseur social est-il en panne en France ?".

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News
Transcription
00:00 8h41, question existentielle ce matin sur Europe 1,
00:04 autant que sociale et politique,
00:06 est-ce que tout le monde peut réussir aujourd'hui en France ?
00:09 C'est le vendredi thématique que vous propose la rédaction.
00:12 Amidi, c'est vous qui prendrez la parole au 3921
00:15 pour nous raconter votre expérience de l'ascenseur social à la hausse ou la baisse.
00:20 Mais qu'est-ce que la réussite sociale ?
00:22 J'ai veillé ce matin à le distinguer du succès
00:24 parce que la réussite c'est très subjectif d'un individu à l'autre.
00:28 Et j'ai le plaisir pour nous éclairer jusqu'à 9h
00:30 de recevoir l'un de nos plus fins esprits.
00:32 Bonjour Gérald Bronner.
00:33 Bonjour Dimitri.
00:34 Bienvenue sur Europe 1.
00:35 Vous êtes sociologue, vous êtes enseignant,
00:37 vous venez de publier un livre absolument passionnant.
00:40 Ça se lit assez vite, mais on s'y replonge volontiers,
00:42 on le relit parce que ça nous perturbe.
00:45 Moi, ça m'a beaucoup perturbé.
00:46 Ce livre m'a beaucoup questionné à titre personnel.
00:48 Je donne son titre "Les origines, pourquoi devient-on qu'il en est ?"
00:52 C'est aux éditions "Les grands mots autrement" dans ce livre.
00:55 Gérald Bronner, vous mêlez votre histoire personnelle
00:58 à votre réflexion, votre recul de sociologue,
01:00 et on ne peut pas s'empêcher en vous lisant de se dire
01:03 "Et moi, est-ce que je suis bien au clair sur mes origines ?
01:06 Quelles forces ont joué pour que je sois qui je suis,
01:09 que j'occupe la place qui est la mienne dans la société ?"
01:11 Vous ouvrez l'ouvrage sur une phrase qui est un pastiche de Marcel Proust.
01:15 "Longtemps, je n'ai pas su de quel milieu je venais."
01:19 On vous a caché vos origines, Gérald Bronner ?
01:21 On pourrait l'interpréter comme ça, mais non,
01:23 ce n'est pas ce que je veux dire, et on s'en rend compte
01:25 en poursuivant la lecture.
01:27 Parce que ce n'est pas de soi d'écrire ce livre pour moi,
01:30 c'est une commande de l'éditeur, du directeur de la collection.
01:33 Au début, on m'a dit "parle des origines et mêle-y ton histoire."
01:38 Ce qui explique déjà cette mise en abîme du thème,
01:40 c'est que je ne m'étais pas vraiment posé la question,
01:42 ce qui à mon âge commence à devenir vraiment inquiétant,
01:45 alors qu'effectivement, c'est une quête qu'on mène tous à un moment.
01:49 Essayer de se rencontrer soi-même et se poser la question
01:51 "mais pourquoi je suis comme je suis ? Mes défauts, mes qualités ?
01:54 Est-ce que c'est papa-maman ? D'où vient cette trait caractéristique ?"
01:58 Et moi, j'ai mis longtemps à comprendre que ma famille et moi,
02:01 nous étions pauvres, mais pour une raison très logique.
02:04 C'est que quand on est pauvre, généralement, en tout cas à cette époque-là,
02:07 c'est-à-dire les années 70, on fréquente plutôt des enfants de milieu modeste.
02:11 Donc, comme on ne s'évalue qu'en se comparant aux autres,
02:14 l'idée qu'on est pauvre ne nous vient pas tout de suite.
02:17 Elle vient plus tard, au lycée, et quand je suis devenu universitaire,
02:20 j'ai commencé à fréquenter des individus qui avaient eu,
02:23 disons, quelques mètres d'avance sur la piste de départ,
02:26 et qui étaient même dopés dans certains cas.
02:29 - C'est intéressant, vous racontez cette illusion que vous avez
02:33 quand vous êtes petit, vous avez l'impression de partenir à la classe moyenne,
02:36 pour le dire comme ça, je ne sais pas si c'était comme ça que vous le disiez avec vos mots d'enfant,
02:40 et puis quand vous grandissez, que vous commencez à grimper sur l'échelle sociale,
02:45 vous vous rendez compte qu'en fait, vous étiez pauvre.
02:48 Vous découvrez votre pauvreté, mais sans absolument en avoir souffert.
02:51 - Non, c'est ça. Oui, on le découvre par les habits que portent les autres,
02:55 des habits de marque, par le fait qu'ils ont des traces de bronzage
02:58 quand ils reviennent des vacances au ski, ce que vous ne faites jamais,
03:02 d'ailleurs, parfois vous ne partez tout simplement pas en vacances,
03:04 mais en effet, a posteriori, j'ai trouvé inutile, dispensable,
03:09 de me raconter ma vie en exhibant des souffrances.
03:12 Ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas des petites humiliations, bien sûr,
03:15 mais tout le monde en rencontre, en l'occurrence.
03:17 Et le vrai sujet de ce livre, c'est de mettre en garde,
03:20 puisqu'on se met tous en quête de nous-mêmes,
03:23 on n'y arrive jamais vraiment, mais en tout cas, il y a des erreurs fondamentales à ne pas faire.
03:27 Et la première erreur, la plus commune, c'est d'essayer d'expliquer l'intégralité de notre personnalité
03:32 en la faisant tenir sur une seule variable, un traumatisme qui expliquerait tout.
03:37 Ça, ce sont des fictions qu'on trouve aussi bien dans la psychanalyse,
03:39 où il y a plein d'idéologies contemporaines qui nous tendent la main pour tomber là-dedans,
03:43 mais moi j'évite.
03:45 - Batman, c'est génial, il est justicier. Pourquoi ?
03:48 Parce qu'il a vu ses parents se faire assassiner sous ses yeux, la cause unique.
03:51 Et c'est vrai que tout un chacun a tendance à dire
03:53 "moi je me suis construit en opposition à mon père,
03:56 moi j'ai voulu ressembler à ma mère".
03:58 Et c'est vrai que c'est toujours extrêmement simple, finalement.
04:00 C'est binaire et la cause est unique.
04:02 - Et oui, c'est une obsession narrative.
04:04 Vous citez Batman, mais si Batman est intéressant,
04:06 c'est qu'en fait, l'immense majorité des super-héros sont orphelins.
04:09 Il n'y a pas que Batman.
04:10 Et donc, par exemple, cette obsession narrative, elle dit quelque chose.
04:13 - Elle dit quoi ?
04:15 - Elle dit qu'il faut se trouver une raison particulière
04:17 qui tient sur la tête d'épingle,
04:19 pour quand même, c'est pas évident, de mettre un masque, une cape
04:21 et des gants pour aller faire la justice.
04:23 - On a aussi envie de se dire, on est exceptionnel
04:25 parce qu'on s'est détaché de ses parents.
04:27 C'est ça aussi les super-héros, finalement.
04:29 - Oui, alors justement...
04:30 - Ils ont perdu leurs parents, ce qui les a rendus exceptionnels.
04:32 - Tout cela tient, et c'est à ça qu'il faut faire attention,
04:35 à mon avis, si on veut aboutir à une forme de,
04:37 non pas de sagesse, mais de sérénité,
04:39 tout cela tient sur ce qu'on appelle le biais d'autocomplaisance.
04:42 Tous ces récits vous offrent de sombrer dans le biais d'autocomplaisance,
04:45 et qu'est-ce que c'est le biais d'autocomplaisance ?
04:47 C'est le fait de, finalement, de s'attribuer
04:49 ces qualités à ses vertus personnelles,
04:52 tout ce qu'on a réussi dans la vie,
04:54 et tout ce qu'on a échoué, nos échecs,
04:56 à la méchanceté des autres ou de l'environnement.
04:58 Et quand on cherche des raisons dans l'environnement
05:00 ou dans la méchanceté des autres, vous savez quoi ?
05:02 On en trouve toujours.
05:04 Et c'est précisément ces récits que j'interroge,
05:06 en particulier vis-à-vis de ceux qui, comme moi,
05:09 sont des trans-classes, dit-on,
05:11 qui, par exemple, viennent d'un milieu modeste
05:13 et qui ont eu la chance dans leur vie de réussir un peu,
05:16 ce qui est mon cas, parce que je suis aujourd'hui
05:18 professeur à la Sorbonne, on peut dire qu'en effet
05:20 je suis un nomade social, j'ai traversé plusieurs mondes.
05:23 - Vous expliquez dans votre livre que, aussi,
05:25 les grandes masses sociales, les statistiques de l'INSEE
05:28 sur la mobilité sociale, on les a données tout à l'heure,
05:31 on a montré qu'en fait l'ascenseur social, contrairement
05:33 à la croyance populaire, il fonctionne.
05:36 En France, vous avez 7 enfants sur 10
05:38 qui atterrissent dans une autre classe sociale que celle de leurs parents.
05:41 Alors, au-dessus, ou en dessous, des fois,
05:43 la mobilité sociale peut être aussi descendante,
05:46 mais en fait ces chiffres ne nous disent rien
05:48 de ce qui se passe au niveau quantique de la société,
05:50 c'est-à-dire les individus.
05:51 Et vous insistez beaucoup sur ce que les parents vont dire
05:54 à leurs enfants quand ils sont petits,
05:55 les mots qui vont semer en eux une confiance indestructible,
05:59 "toi tu iras loin", ce qu'on vous a dit, à vous, petit Gérald Brunner,
06:02 ou au contraire, les mots sur la certitude de votre échec,
06:05 "toi tu vaux rien", "toi t'es un nul".
06:07 Et c'est peut-être sur ces choses-là que ça se joue,
06:10 la mobilité sociale, Gérald Brunner.
06:12 - Oui, ça se joue aussi là-dessus, c'est-à-dire qu'effectivement,
06:14 les sociologues, et je suis sociologue,
06:16 ont raison d'analyser ce qu'on appelle des corrélations,
06:19 c'est-à-dire par exemple, quelles sont les probabilités de chance
06:21 que vous réussissiez dans la vie, sachant les professions
06:24 qu'ont exercées vos parents.
06:26 Et on ne peut pas dire que c'est totalement indifférent.
06:28 Bien sûr que les statistiques montrent qu'il y a une part
06:30 de reproduction sociale, et c'est une question politique
06:33 qu'il faut traiter, parce qu'effectivement,
06:35 il peut y avoir des mouvements entre les catégories sociales,
06:39 mais il ne faut pas oublier que les groupes, disons, d'élite,
06:42 sont quand même extrêmement, statistiquement,
06:45 connotés par une forme de reproduction sociale.
06:47 À l'ENA, ce n'est pas n'importe qui qui fait l'ENA, etc.
06:49 C'est une question, ce n'est pas la peine peut-être
06:51 de la prendre avec tout le ressentiment et la colère
06:53 qu'on entend parfois, mais il faut la traiter sérieusement.
06:55 Mais entre ces données statistiques,
06:57 il y a ce que vous avez dit, c'est-à-dire toute une série de fictions,
06:59 et là, il y a une grande imprédictibilité.
07:01 C'est-à-dire que quand on vient d'un milieu social modeste,
07:04 on peut entendre des assignations du type "Reste à ta place".
07:07 - Oui, on en parlait avec Sébastien Le Foll.
07:10 - Sébastien Le Foll, que je cite, et que je salue s'il nous écoute.
07:13 Et d'autres, par exemple, comme Martine Sonnet, une historienne,
07:16 elle réussit, on ne lui dit pas "Reste à ta place",
07:18 mais elle a peur d'échouer, parce que tous les espoirs
07:20 de la famille sont sur ses épaules.
07:22 Et moi, j'appartiens à une troisième catégorie
07:24 qui a eu beaucoup plus de chance, où moi, on m'a fêtée
07:26 pour la moindre de mes réussites.
07:28 Quand j'ai eu le baccalauréat, si ma mère avait pu tirer
07:31 des feux d'artifice dans le ciel, elle l'aurait fait.
07:33 Elle a acheté une pâtisserie, c'est ce qu'elle a pu faire.
07:36 - Qui s'appelait comment ce gâteau ?
07:38 - Le gâteau, parce que quand je lui ai dit "Voilà, j'ai le baccalauréat",
07:42 maman ne savait pas trop ce que nous devions faire,
07:44 et alors on est sortis, parce qu'il nous semblait
07:46 qu'il fallait qu'on fasse quelque chose.
07:48 Et elle avait quand même une petite idée en tête,
07:50 elle passait tous les jours devant une pâtisserie un peu de luxe
07:52 de notre ville Nancy, et le gâteau s'appelait "Un coup de soleil".
07:55 Je m'en souviendrai toute ma vie.
07:57 Alors ce jour-là, j'ai reçu "Un coup de soleil",
07:59 et je ne suis pas sûr qu'un enfant, par exemple,
08:01 de chirurgien qui a le baccalauréat, reçoit "Un coup de soleil".
08:04 Donc vous voyez, il y a des formes d'inégalités à la base,
08:06 qu'on vient de dire statistiques, mais
08:08 les récits, la promesse de l'aube,
08:10 comme disait Romain Garry,
08:12 c'est tout à fait essentiel.
08:14 Les gens qu'on rencontre aussi par hasard,
08:16 les bonnes fées, les mauvaises fées,
08:18 tout ça a beaucoup d'importance.
08:20 - Oui.
08:21 - Et je crois que...
08:22 - C'est ça, vous expliquez bien que les clés de la réussite,
08:25 à la fois il y a une part de destin, de fatalité,
08:27 les choses sont un petit peu dessinées à l'avant, ça c'est vrai,
08:30 mais il y a beaucoup de chaos, il y a beaucoup de hasard.
08:33 - Oui, c'est ce que je crois que
08:35 ampute une représentation trop déterministe de la vie sociale,
08:38 trop fataliste de la vie sociale,
08:40 qui en plus a un autre problème,
08:41 c'est que ça peut devenir une prophétie autoréalisatrice.
08:43 C'est-à-dire qu'il est évident que si aux jeunes des quartiers populaires,
08:46 on leur dit "Reste à ta place, de toute façon ça ne sert à rien de travailler à l'école
08:49 parce que toi, pour les gens comme nous, on n'a aucune chance, etc."
08:52 ça va vite se reproduire.
08:53 Je donne d'ailleurs l'exemple d'une étude anthropologique
08:56 où chez les Ashanti, une population du Ghana,
08:59 on donne des prénoms différents selon que les enfants naissent le lundi ou le vendredi.
09:03 Et le lundi, les jeunes sont censés être beaucoup plus vertueux, n'est-ce pas ?
09:06 Le prénom, des sortes de pouvoir.
09:08 Et le vendredi, au contraire, ils sont censés enfreindre la loi.
09:11 Mais vous savez quoi ?
09:12 Quand on regarde les statistiques, en effet,
09:14 les gens qui sont nés le vendredi sont plus présents dans les tribunaux que les autres.
09:18 Ce qui veut dire que ce type de récit
09:20 peut devenir autoréalisateur et peut nous enfermer.
09:22 Alors évidemment, là c'est un récit magique, on n'y croit pas,
09:25 mais le récit finalement pseudo-sociologique que je viens de vous donner,
09:28 qui est un récit politique, peut aussi nous enfermer.
09:30 C'est pourquoi on peut critiquer la méritocratie, bien entendu.
09:34 Je la critique d'ailleurs dans ce livre, il y a beaucoup de choses à en dire.
09:36 Mais j'ai, par rapport à la notion de mérite,
09:38 le rapport que Churchill avait à la démocratie,
09:41 c'est-à-dire le pire système à l'exception de tous les autres.
09:43 - Charles Bronner, vous êtes l'invité d'Europe 1 jusqu'à 9h.
09:46 Je rappelle le titre de votre ouvrage, "Les origines, pourquoi devient-on qui l'on est ?"
09:50 Alors, chose aussi très intéressante,
09:52 vous insistez aussi sur quelque chose qu'on a tous tendance à faire,
09:56 c'est-à-dire que le récit de nos origines,
09:58 on a tendance à en faire une histoire, une fiction,
10:01 bref, on a tous un peu tendance à scénariser d'où l'on vient.
10:04 On se fait des films, comme on dit communément.
10:07 Parfois c'est assez éloigné de la réalité,
10:09 ça rejoint ce que vous disiez tout à l'heure sur vos origines,
10:11 où longtemps vous n'aviez pas su qui vous êtes.
10:15 Et vous dites aussi, pour faire attention à ce travers qu'on a tous,
10:18 le dolorisme, monnaie courante dans les récits que l'on fait de ses origines,
10:22 à savoir, je vais avoir honte de mes origines populaires,
10:25 par exemple, ou au contraire, fausse modestie,
10:27 je vais dire "ah oui, c'est vrai, je viens d'un milieu,
10:29 effectivement, on ne pouvait pas...
10:31 c'est assez exceptionnel le parcours que j'ai eu."
10:34 On a tendance à vouloir créer l'émotion auprès des autres,
10:38 dans un sens ou dans l'autre, quand on raconte d'où l'on vient.
10:41 - Oui, et c'est de bonne guerre.
10:42 La fiction va dans les deux sens.
10:44 Elle est à nos origines pour nous raconter ce qu'on pourrait devenir,
10:46 et donc elle a un pouvoir créateur en quelque sorte,
10:49 mais elle va aussi dans l'autre sens quand on se remémore.
10:51 Ex post, en quelque sorte, c'était des fictions rétrospectives,
10:54 mais parce que nos personnalités sont polyhédriques,
10:58 elles sont complexes, elles ont plein de facettes,
11:00 évidemment, on peut avoir la tentation d'éclairer une facette plutôt qu'une autre.
11:04 Donc, je ne dis pas que nous mentons lorsque nous faisons cela,
11:07 mais très rarement nous intégrons la complexité.
11:10 Et une tentation que je vois dans le monde contemporain,
11:13 en tout cas parce que ça n'a pas toujours été le cas,
11:15 c'est devenu une mode narrative,
11:17 est celle en effet du dolorisme,
11:19 c'est-à-dire l'exaltation de la souffrance.
11:21 On met en avant les souffrances, les humiliations,
11:24 en particulier quand on vient d'une classe populaire,
11:26 d'une catégorie populaire,
11:27 et on a toute une série d'auteurs,
11:29 dont un prix Nobel de littérature,
11:30 Annie Ernaud, Édouard Louis, Didier Ribon et d'autres.
11:34 C'est normal d'ailleurs, ils se lisent les uns les autres,
11:36 ils se citent les uns les autres,
11:39 donc c'est une sorte de cluster narratif.
11:41 Et ce que ces gens nous disent,
11:42 c'est qu'ils ont d'abord eu honte de leurs origines,
11:44 bon, ok,
11:45 mais après ils ont eu honte d'avoir eu honte,
11:47 la honte est redoublée,
11:48 elle est retriplée à tel point d'ailleurs qu'Annie Ernaud a même écrit un livre,
11:51 qui s'appelle "La Honte", dont le titre est celui-ci,
11:54 et je ne discute pas de leurs affects,
11:56 ni de la qualité littéraire d'ailleurs de ces auteurs, bien entendu,
12:00 mais en tant que sociologue des croyances,
12:02 parce que c'est ça ma première spécialité,
12:04 je m'intéresse aux croyances collectives,
12:05 je me dis, qu'est-ce qu'il y a là derrière ?
12:07 Pourquoi cette obsession de vouloir mettre en avant cet aspect de son trajet ?
12:13 Eh bien, il est évident d'abord que ça rend un service personnel,
12:16 c'est-à-dire que ça donne l'occasion d'être applaudi deux fois,
12:19 c'est-à-dire non seulement on est un héros social,
12:21 mais en plus, vous voyez, on a l'humilité de souffrir,
12:24 il faudrait souffrir en même temps que la réussite,
12:26 et de ce point de vue, je suis assez d'accord aussi,
12:28 je tiens à le dire, l'idée du self-made man est tout aussi mythologique
12:31 que les récits idoloristes, on est bien d'accord.
12:34 Laisse, fondez encore sur une autre chose,
12:37 l'idée qu'on ne devrait rien à personne,
12:39 personne ne doit rien à personne,
12:41 ça n'existe pas,
12:42 vous devez à vos professeurs,
12:43 vous devez à votre famille, à vos amis,
12:45 vous devez au hasard de la vie,
12:47 et c'est ça en fait, je crois,
12:49 qui vous permet d'aboutir à une certaine sérénité
12:52 quand vous posez cette question,
12:53 pourquoi je suis devenu qui je suis ?
12:56 C'est déjà de laisser la part au hasard
12:58 et à toute la complexité de votre parcours.
13:01 Et quant au doloriste, c'est aussi un récit
13:04 qui s'emboîte bien avec les attentes stéréotypées
13:08 des catégories bourgeoises.
13:10 Ce qui me frappe, c'est que, par exemple,
13:13 ces gens disent qu'ils veulent venger leur race,
13:16 leur classe, ce sont leurs mots.
13:18 - Ça c'est les mots d'Anne Danière.
13:19 - Et très récemment, lors de la réception du prix Nobel,
13:21 donc elle n'a pas du tout renoncé à cette lecture,
13:23 si je puis dire, ex poste de son parcours.
13:26 Seulement, moi je vois surtout,
13:27 et c'est le cas notamment d'Edouard Louis,
13:29 des récits extrêmement stéréotypés
13:31 qui, comme par hasard, s'emboîtent,
13:33 complaisent aux attentes stéréotypées
13:35 qu'on a sur les catégories populaires.
13:37 Et je ne trouve pas qu'ils vengent quoi que ce soit,
13:39 je trouve que c'est plutôt un discours de soumission.
13:41 Je trouve que, justement, la richesse des classes populaires,
13:43 leur pugnacité, leur dignité, n'y est pas du tout rendue.
13:46 Donc je ne suis pas certain qu'ils vengent quoi que ce soit.
13:48 - Alors, évidemment, on pose ce matin sur Europe 1
13:50 cette question tout au long de la journée,
13:52 c'est notre vendredi thématique,
13:53 peut-on réussir aujourd'hui en France ?
13:55 Question qui pourrait recevoir mille réponses,
13:58 mais Gérald Bronner, quand vous faites l'histoire de votre vie,
14:00 par rapport à votre enfance,
14:02 et que vous comparez avec l'époque contemporaine,
14:05 est-ce que vous diriez que c'est plus dur aujourd'hui ?
14:07 Est-ce que le Gérald Bronner, né dans les années 70,
14:10 s'en sortirait aussi bien aujourd'hui, en 2023 en France ?
14:14 - Je ne sais pas, parce que Gérald Bronner, en l'occurrence,
14:16 parlez de moi la troisième personne, c'est bizarre,
14:19 il a eu beaucoup de chance, surtout.
14:21 Et je l'ai encore intégré, moi, pour être tout à fait sincère,
14:23 quand j'étais adolescent, dans ces quartiers populaires,
14:26 il y a toujours la tentation de la délinquance, etc.
14:28 Et on peut très vite faire une grosse bêtise,
14:30 et ça se joue quelques fois en quelques instants,
14:32 une hésitation, quelque chose que vous ne faites pas.
14:34 Donc la vie se joue à peu de choses.
14:36 Mais j'ai l'impression tout de même
14:38 que notre société est de plus en plus alvéolée.
14:40 Et c'est ça, c'est-à-dire que
14:42 le brassage social me paraît moins important,
14:46 et c'est ça le drame, en fait.
14:48 C'est pour ça que je suis pour la mixité sociale,
14:50 parce que la mixité sociale, c'est la possibilité
14:52 pour des jeunes d'avoir une concurrence,
14:54 je dirais, entre plusieurs modèles de vie.
14:56 Si vous avez un seul modèle de vie
14:58 dans l'espace social que vous fréquentez,
15:00 eh bien, il faut avoir des forces de conviction personnelles
15:03 pour s'arracher, qui sont hors du commun, grosso modo.
15:07 Moi, je n'ai pas eu à m'arracher, par exemple,
15:09 par la pratique des arts martiaux,
15:11 j'ai rencontré d'autres types de modes de vie
15:13 que la petite délinquance, par exemple.
15:15 Et ça m'a beaucoup plus plu, parce que je n'étais pas fait pour ça.
15:17 - Mais le petit gars de vendeuvre
15:19 que vous étiez à l'époque,
15:21 il existe encore en vous, Gérald Dornier ?
15:23 - Absolument. C'est pour ça que je n'aime pas
15:25 tellement le terme de transfuge sociale,
15:27 parce que transfuge, ça veut dire un peu traître.
15:29 - Parce que là on voit que vous êtes bien habillé,
15:31 auréolé de votre prestige, une commission à votre nom,
15:33 même de vos livres adaptés sur Netflix, etc.
15:35 Il y a toujours ce petit garçon en vous ?
15:37 - Je crois, mais vous avez raison,
15:39 d'abord je suis un privilégié, incontestablement,
15:41 mais je retourne très souvent
15:43 dans ma bonne ville de Nancy,
15:45 voir ma maman, mon papa, mes amis,
15:47 j'ai gardé mes amis d'adolescence,
15:49 c'est pour ça que je préfère le terme de nomade social.
15:51 Moi, je fais des va-et-vient.
15:53 Le prix à payer, pour être tout à fait honnête,
15:55 et sans tomber dans le dolorisme, c'est qu'on se sent
15:57 jamais chez soi nulle part, pour être tout à fait honnête.
15:59 Que je sois dans des milieux bourgeois
16:01 que j'ai l'occasion de fréquenter de temps en temps,
16:03 ou dans des milieux populaires,
16:05 on se sent toujours un peu ailleurs,
16:07 mais ceci dit, c'est ce que je ressentais
16:09 déjà tout petit. D'ailleurs, déjà tout petit,
16:11 j'avais le sentiment d'être d'ailleurs,
16:13 en quelque sorte, et ça, je ne sais pas du tout
16:15 d'où ça me vient. - Merci beaucoup Gérald Brunner,
16:17 à la fois pour vos lumières et votre confession.
16:19 Je rappelle le titre de votre ouvrage,
16:21 "Les origines, pourquoi devient-on qu'il en est ?"
16:23 C'est aux éditions "Les grands mots autrement",
16:25 j'espère que vous avez passé un bon moment, chers auditeurs d'Europe 1,
16:27 en tout cas c'est mon cas,
16:29 et j'espère que Philippe Vandel va poursuivre.
16:31 Bonjour mon cher Philippe !

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