Le débat sur la réforme des retraites reprend cet après-midi à l'Assemblée et samedi dernier pour la 4ème journée, entre 1 et 2 millions de personnes ont manifesté. Comment Denis Maillard, consultant en relations sociales, analyse ces premières mobilisations post-Covid ?
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00:00 Le débat sur la réforme des retraites reprend tout à l'heure, 16h, à l'Assemblée,
00:03 samedi, pour la quatrième journée de mobilisation à l'appel des syndicats.
00:06 C'était la première le week-end.
00:09 Il y avait encore beaucoup de monde dans la rue.
00:11 La police a compté un peu moins d'un million de manifestants.
00:14 Les syndicats en ont vu deux millions et demi.
00:16 Mais sur le fond du débat, chacun campe pour l'instant sur ses positions.
00:20 Ce que cette mobilisation révèle, on le dit depuis le 19 janvier, c'est à quel point
00:24 notre rapport au travail a changé.
00:27 Notre invité du jour a beaucoup réfléchi à la question.
00:30 Il est l'auteur d'une colère française sur le mouvement des Gilets jaunes et de
00:33 tenir la promesse faite aux tiers-États sur les travailleurs dits de deuxième ligne
00:38 pendant le Covid.
00:39 À propos de ces manifestations de 2023, il parle de première mobilisation post-Covid.
00:45 Bonjour Denis Maillard, fondateur du cabinet de conseil en relations sociales Temps commun.
00:50 Les auditeurs peuvent dialoguer avec vous au 01 45 24 7000.
00:53 La question que j'ai envie de vous poser à vous auditeurs, c'est que représente
00:56 le travail pour vous ? Est-ce que vous vous voyez travailler jusqu'à 64 ans ? Oui ou
01:01 non ? Et pourquoi ? Avant de venir au travail proprement dit, Denis Maillard, quelques
01:05 questions sur l'actualité sociale.
01:06 Est-ce que ce mouvement ne marque pas le grand retour des syndicats ? On dit depuis des
01:10 mois et des mois qu'ils ont moins d'influence, qu'ils encadrent moins les salariés.
01:15 Là, on en est à quatre journées de mobilisation réussie avec des syndicats unis.
01:19 Je crois que la grande nouveauté par rapport au mouvement qu'on avait connu ces derniers
01:24 temps, je pense par exemple au mouvement des Gilets jaunes qu'on a tous en tête, c'est
01:28 précisément cette union syndicale, cette inter-syndicale.
01:32 Et avec un acteur qui est rentré dans le mouvement alors qu'il faisait défaut, j'allais
01:37 dire, ou qu'il n'était pas au rendez-vous depuis 2010, c'est la CFDT.
01:41 Savoir que la CFDT est le premier syndicat, quand on compte au niveau de la représentativité,
01:48 des élections professionnelles.
01:49 Et depuis 2010, la CFDT ne mobilisait pas sur un tout un tas de luttes interprofessionnelles
01:56 et de grandes manifestations dans la rue.
01:58 Là, ils sont là et pour le coup, quand ils sont là, ça se voit.
02:00 Et donc, ça fait une inter-syndicale mobilisée.
02:03 Et puis, j'ai envie de dire pourquoi est-ce qu'on voit ce qu'on peut appeler, ce que
02:08 vous appelez le retour des syndicats.
02:10 Ça reste encore à confirmer.
02:11 C'est qu'on a effectivement une unité de toutes les organisations syndicales, une
02:17 volonté commune, une unité d'action, une unité de commandement, puisque Laurent
02:22 Berger, même s'il fait la place aux autres, il est quand même le représentant de cette
02:26 inter-syndicale.
02:27 Et puis, un objectif très clair, non aux 64 ans.
02:31 Qui manifeste ? Au fond, est-ce que ces cortèges fournis vont au-delà des cortèges traditionnels
02:38 justement syndicaux, de la gauche, des employés du secteur public ? Est-ce qu'on va au-delà
02:44 avec ces manifestations ?
02:45 Je crois que les catégories que vous venez d'indiquer, on les retrouve.
02:48 Elles sont là de manière évidente.
02:50 Et notamment, on se félicite du fait qu'il y ait des manifestations dans les villes moyennes,
02:55 les petites villes.
02:56 Mais c'est aussi parce qu'on y trouve de l'emploi public et que ces personnes-là
03:00 peuvent manifester.
03:01 Mais je crois que ça déborde, ces catégories-là, de deux manières.
03:05 La première chose, c'est que, et de fait, on le voit aussi avec ces mobilisations dans
03:12 des villes moyennes et petites, c'est que c'est là où elles travaillent véritablement.
03:18 C'est là où plutôt habitent ceux qui travaillent.
03:21 Ce que j'ai appelé le back office de la société.
03:23 Tous ces travailleurs essentiels, indispensables, je crois qu'une bonne part vivent là et
03:30 pour une part, pas majoritairement, mais pour une part, ils se mobilisent.
03:33 Puis un deuxième phénomène qu'on n'a peut-être pas assez vu, c'est la possibilité
03:36 qu'offre le télétravail de pouvoir se mobiliser facilement.
03:40 C'est-à-dire que quand je suis en télétravail, finalement, je peux facilement prendre deux
03:44 heures pour aller chez le médecin.
03:45 C'est la même chose.
03:46 Je peux prendre deux heures, trois heures pour aller manifester.
03:48 Je crois que ça abaisse le coût de la mobilisation, ce qui fait qu'on a un phénomène qu'on
03:52 ne voyait pas jusqu'à présent, à savoir un taux de grève qui descend journée après
03:56 journée, mais une mobilisation qui, elle, ne faiblit pas.
03:59 Est-ce que les mobilisations dans la rue peuvent changer la donne ? Ces 20 dernières années,
04:04 il y a deux mobilisations de rue qui ont obtenu des résultats.
04:07 Le CPE, contrat premier embauche, les jeunes et les Gilets jaunes.
04:10 Est-ce que cette mobilisation assez forte est renouvelée et de nature à faire bouger
04:15 les lignes ?
04:16 Alors, la question qui se pose derrière, c'est comment est-ce qu'on fait céder
04:18 un gouvernement ? Je crois qu'on a quatre possibilités.
04:20 Vous l'avez indiqué, le blocage type 1995 avec une grève par procuration.
04:26 Mais là, on voit bien que la difficulté du blocage, c'est que ça s'étend dans
04:30 le temps et ça repose sur quelques secteurs, notamment le secteur des transports.
04:33 Or, là, aujourd'hui, ils ne sont pas directement concernés, j'allais dire.
04:38 Ils sont concernés comme tout le monde, mais pas plus que les autres.
04:40 Alors qu'en 1995, ils étaient directement concernés par la réforme des régimes spéciaux.
04:45 Il y a la menace qui plane de blocage.
04:46 France à l'arrêt le 7 mars, dont on ne sait pas bien encore ce que ça veut dire.
04:49 Justement, je vais y venir parce que c'est intéressant.
04:52 Donc, vous avez le blocage.
04:53 Le problème du blocage, c'est qu'il bloque précisément ces travailleurs essentiels.
04:56 Parce que si je prends mon cas personnel, mais qui est finalement représentatif d'un
05:01 certain nombre de situations, la grève des transports ne me bloque pas beaucoup.
05:06 Je peux télétravailler.
05:07 Ça, c'est le premier élément.
05:08 Le deuxième élément, vous l'indiquez, c'est la violence.
05:10 Mais là, la violence, on voit qu'elle n'existe pas, que ce n'est pas le mouvement tel qu'il
05:16 se donne.
05:17 Il n'est pas violent précisément parce qu'il y a une volonté unie.
05:19 Troisième élément, c'est la mobilisation massive dans la rue.
05:24 Mais là, le chiffre n'est jamais assez élevé pour le gouvernement.
05:26 Pourtant, on a depuis des semaines autour d'un million ou plus d'un million de personnes
05:30 qui se mobilisent.
05:31 Et donc, on s'amène vers le 7 mars, qui est quatrième possibilité.
05:36 On n'a pas encore exactement compris.
05:39 Moi, je crois que c'est, pour avoir écouté Laurent Berger hier notamment en parler, c'est
05:44 un appel à l'imagination, à la créativité sociale et notamment quand il prend des exemples
05:48 en Espagne où des commerçants ferment leurs boutiques, etc.
05:52 Je crois qu'il y a là non pas un blocage, voire une grève très dure qui s'étendrait
05:57 dans le temps, mais plutôt la volonté de démontrer au gouvernement que ce mouvement,
06:02 quand bien même il y a un million de personnes dans la rue, il est suivi très majoritairement
06:04 par l'ensemble de la population.
06:06 Encore un mot et on en vient au travail.
06:08 Laurent Berger, ce week-end, a dénoncé la connerie de l'obstruction, le spectacle lamentable
06:11 à l'Assemblée, rien à voir avec la dignité du mouvement de rue.
06:15 Quel regard portez-vous sur, de fait, cet écart entre une Assemblée où l'ambiance
06:20 est surchauffée et des manifs assez calmes, assez posés ?
06:22 C'est tout l'intérêt de la période, parce que c'est vraiment assez étonnant
06:28 de voir un mouvement qui, dans la rue, est effectivement massif, puissant et digne de
06:34 ce point de vue-là, et puis une Assemblée, certaines journées, transformées.
06:39 On ne sait pas, il parlait d'un plateau de Cyril Hanouna, on ne sait pas si c'est
06:43 une ZAD, une AG étudiante.
06:45 En fait, on peut se demander si effectivement les groupes de gauche, et notamment celui
06:53 de la France insoumise, ne se dit pas que l'obstruction radicalisera le mouvement
06:58 dans la rue, qu'il lui permettra de peser.
06:59 Je crois que pour l'instant, le pari est perdant.
07:03 Le mouvement unitaire, syndical, n'est pas un mouvement politique, quand bien même
07:07 il puisse être relayé à l'Assemblée.
07:09 Et je crois que pour l'instant, il ne tend pas à se radicaliser de manière violente.
07:14 Pourquoi parlez-vous de première mobilisation post-Covid à propos de ces défilés ?
07:18 Ça, c'est l'élément effectivement important, et je crois que pour le coup, c'est l'erreur
07:21 du gouvernement de ne pas l'avoir saisi.
07:23 Qu'est-ce que ça veut dire ? C'est que nous avons vécu collectivement et personnellement,
07:29 chacun d'entre nous, mais collectivement à l'échelle du pays, un moment qui a interrogé
07:35 tout le monde sur le rapport qu'il avait au travail et le sens du travail.
07:39 Avec trois mondes du travail bien différents, ceux qui pouvaient télétravailler et qui
07:46 ont vu, qui ont expérimenté le fait qu'on pouvait s'organiser autrement.
07:49 Quand bien même l'expérience du télétravail n'était pas forcément heureuse, il y avait
07:54 l'espoir qu'il est possible de faire autrement, qui était jusqu'à présent de l'ordre
07:58 de l'utopie, de l'ordre de la réflexion un peu intellectuelle.
08:01 Non, là, on l'avait sous les yeux, c'était possible.
08:03 Ça, c'était le premier monde du travail.
08:05 Un deuxième monde du travail qui s'est retrouvé à l'arrêt parce qu'on les a jugés non
08:11 essentiels, je pense aux hôtels, cafés, restaurants.
08:14 Et ces personnes-là ont eu le temps de se poser la question, de se dire, mais finalement,
08:18 est-ce que l'enjeu en vaut la peine ? C'est-à-dire que je travaille beaucoup, j'ai des conditions
08:22 de travail pénibles, mais est-ce que tout ça en vaut la peine ? Si en plus, je ne
08:26 suis pas si utile que ça, je ne suis pas si essentiel.
08:28 Et je crois que les difficultés de recrutement qu'on a aujourd'hui et qui tiennent pour
08:32 une bonne part au quasi plein emploi, si on voulait dans ce sens-là, je crois, sont liées
08:38 à cette interrogation.
08:39 Et puis, troisième monde du travail, j'en parlais tout à l'heure, c'est les travailleurs
08:42 essentiels, le bac office de la société.
08:45 Et ces personnes-là ont vécu la preuve de leur utilité.
08:51 Ils sont essentiels à la bonne marge du pays et ils attendent malheureusement encore la
08:56 reconnaissance qui leur a été promise.
08:57 Le Standard.
08:58 Bonjour Alma.
08:59 Oui, bonjour Bruno Di Vinca.
09:00 Vous êtes professeur dans un établissement professionnel et vous dites au fond avec cette
09:06 réforme, on change le contrat en cours de route.
09:08 Oui, tout à fait, parce que moi, quand j'ai été recrutée, c'était en 1995 et j'avais
09:14 choisi ce métier-là aussi pour ses conditions de départ, à savoir 37 années et demie
09:18 avec une retraite à taux plein et à 60 ans.
09:21 Et aujourd'hui, étant née en 1973, si la réforme ne passe, contre laquelle je lutte
09:27 ardemment, c'est un départ à la retraite à 64 ans avec 44 annuités, sachant que le
09:34 calcul, pourtant j'ai travaillé à 22 ans, ce qui est tôt pour une enseignante, j'ai
09:38 une décote par année manquante.
09:41 Donc, je n'ai plus une retraite à taux plein.
09:43 Je travaille quasiment 7 ans de plus.
09:46 Et moi, je me dis pourquoi il n'y a pas eu un engagement contractuel.
09:50 J'étais engagée à ces conditions-là.
09:52 J'aurais peut-être fait un autre choix professionnel et je serais peut-être allée vers le privé
09:55 avec un BAC +5 si j'avais su que la retraite ne serait pas à ces conditions-là telles
10:01 qu'elles m'ont été promises.
10:02 Et ça pose la vraie problématique de l'État.
10:06 On est recruté à certaines conditions et puis on est vivant.
10:09 Et ça change.
10:10 Quelques années plus tard, on change complètement.
10:11 Et c'est un gros changement de vie parce que je vais travailler 7 ans de plus pour une
10:15 retraite qui sera moindre en plus.
10:17 Donc, je m'appauvris.
10:18 - Merci Alma pour ce témoignage.
10:21 Denis Maillard, ce que vous dites, c'est que c'en est fini.
10:24 Vous nous avez parlé du Covid.
10:25 C'était déjà en germe avant encore plus aujourd'hui.
10:27 C'en est fini avec la conception sacrificielle du travail.
10:30 On l'entend dans ce témoignage ?
10:31 - Je crois qu'effectivement, ce avec quoi on a fini, la société globalement a fini,
10:37 c'est ce que l'historien Jean-François Cyrinelli appelle le bonheur différé.
10:41 Le bonheur différé, c'est quoi ?
10:42 C'est finalement un imaginaire chrétien, mais sécularisé, qui est de dire on va souffrir
10:48 aujourd'hui, mais demain, les choses seront mieux.
10:51 Vous allez vous réinventer, alors non pas dans le paradis des chrétiens, mais dans
10:55 l'au-delà du travail qu'est la retraite.
10:57 Et je crois qu'il y a un élément qui est...
11:03 Les gens aiment le travail.
11:05 Ils aiment leur travail.
11:06 - C'est une question d'organisation.
11:07 - Voilà, c'est la manière dont ils le font, c'est la manière dont ils s'organisent qui,
11:12 je crois, pose problème.
11:14 C'est-à-dire qu'on est prêt à faire des efforts, mais pas à se sacrifier entièrement
11:18 en attendant que la retraite arrive.
11:20 Et en plus, si on nous dit vous allez faire deux ans supplémentaires pour les personnes
11:24 qui ont un travail pénible, comme la dame qui nous appelait, c'est beaucoup plus difficile.
11:31 Et donc, c'est le travail ici et maintenant qui doit être réinventé.
11:35 J'allais dire, avant la réforme des retraites, il y aurait peut-être la réforme du travail
11:38 à faire, et notamment en partant du constat que je faisais tout à l'heure sur l'évolution
11:42 de notre rapport au travail.
11:43 - Et demande d'autonomie, notamment.
11:45 Vous dites parmi les choses qu'on n'a pas bien mesurées, la longue traîne du Covid
11:48 et la tertiarisation de l'économie qui fait que plein de salariés travaillent dans le
11:52 secteur des services et sont en demande d'autonomie.
11:54 - Oui, cette autonomie, elle est importante.
11:58 Je crois que c'est d'ailleurs la promesse démocratique.
12:00 La promesse démocratique, c'est quoi ? C'est que collectivement, on se donne à nous nos
12:04 propres lois sur qu'on soit autonome.
12:06 Et cette autonomie, on veut la vivre personnellement et on veut la vivre aussi dans notre travail.
12:10 Et là, on est sur un paradoxe assez intéressant, mais troublant, qui est que cette autonomie,
12:17 je le disais, elle est permise avec le télétravail.
12:19 On peut s'organiser autrement.
12:21 On peut devenir beaucoup plus autonome.
12:22 On peut échapper à la tyrannie, j'allais dire, du petit chef qui va nous contrôler
12:26 parce qu'on est chez soi et on s'organise comme on veut.
12:29 Sauf que cette autonomie, à savoir la possibilité de vivre et de travailler où on le souhaite,
12:33 comme on le souhaite, d'échapper à l'unité de lieu, de temps et d'action classique,
12:38 comme dans une pièce de théâtre classique, du travail, elle se paye en réalité d'une
12:44 contrainte accrue sur tout un tas de personnes, ce que j'ai appelé le back office, qui
12:48 viennent nous servir.
12:49 Alors, l'exemple classique, c'est le livreur.
12:52 C'est la personne, on est chez soi et puis on ne veut pas sortir.
12:56 On veut avoir, on veut disposer immédiatement de quelque chose et on va, grâce à une application,
13:01 pouvoir avoir quelqu'un qui nous le livre.
13:03 Mais je crois que toute une part de la société fonctionne sous ce mode-là, à savoir tout
13:08 ce qui a été les métiers de la logistique, les métiers du soin, les métiers du commerce.
13:13 C'est toutes des personnes qui viennent nous servir et qui nous permettent de vivre
13:17 de manière autonome.
13:18 Et une des clés, c'est que ce back office ne se vit pas, en tout cas pas aujourd'hui,
13:21 comme une classe à proprement parler, comme pouvait l'être la classe ouvrière naguère.
13:25 J'envoie vers vos ouvrages « Une colère française sur les gilets jaunes » et « Tenir
13:29 la promesse faite aux tiers états » et puis les textes qu'on peut trouver sur Internet.
13:33 - Merci Denis Maillard d'être venu dans les studios d'Inter.