Selon la CGT, près de 2,8 millions de personnes ont défilé dans les rues le 31 janvier 2023 pour le deuxième jour de mobilisation nationale contre la réforme des retraites.
Comment sera décrite cette journée par les différents bords politiques ? Le dialogue est-il possible avec le gouvernement ? Pour répondre à ces questions, Guillaume Erner reçoit Marion Fontaine, historienne spécialiste de l’histoire des socialismes et du mouvement ouvrier, et Françoise Fressoz, éditorialiste politique au journal "Le Monde".
#politique #retraites #reformedesretraites
Comment sera décrite cette journée par les différents bords politiques ? Le dialogue est-il possible avec le gouvernement ? Pour répondre à ces questions, Guillaume Erner reçoit Marion Fontaine, historienne spécialiste de l’histoire des socialismes et du mouvement ouvrier, et Françoise Fressoz, éditorialiste politique au journal "Le Monde".
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00:00 *Générique*
00:04 Les matins de France Culture, Guillaume Herner.
00:06 La journée d'hier a encore été marquée par une importante mobilisation sociale contre le projet de réforme des retraites.
00:12 A l'appel des syndicats, selon la CGT, 2,8 millions de personnes seraient descendues dans la rue.
00:19 Alors que la gauche tente de faire front uni dans cette bataille, la droite se retrouve dans une position délicate vis-à-vis d'une réforme
00:26 qu'elle juge nécessaire, mais certains disent trop brutale, face à la relative impopularité du projet.
00:34 Chacun cherche à rassembler autour de son camp, mais les Français comptent-ils encore sur les partis politiques traditionnels pour les défendre ?
00:42 Afin de répondre à ces questions, nous sommes en compagnie de Marion Fontaine. Bonjour.
00:47 - Bonjour.
00:47 - Marion Fontaine, vous êtes historienne, spécialiste des socialismes et du mouvement ouvrier.
00:51 Vous dirigez par ailleurs les cahiers Jaurès. Françoise Fressoz, bonjour.
00:56 - Bonjour.
00:56 - Vous êtes éditorialiste politique au Monde et la première question que j'aimerais vous poser à toutes les deux, c'est votre regard sur cette mobilisation qui a été importante hier.
01:08 Quelles pourraient être ses conséquences politiques ?
01:11 - Alors déjà sur le mouvement lui-même, moi ce qui me frappe c'est que c'est un mouvement puissant, encadré, avec une intersyndicale qui tient le choc pour le moment.
01:22 Et c'est un mouvement qui au fond est très homogène sur toute la France, c'est-à-dire que vous avez à la fois la mobilisation dans les métropoles, Paris, Marseille, dans les villes importantes,
01:34 et puis dans les toutes petites villes, et je trouve que ça met en évidence l'inquiétude et presque même la souffrance au travail de toute une partie de la France active,
01:43 que ciblait d'ailleurs Emmanuel Macron en disant "je vais essayer de vous redonner des perspectives".
01:48 Et en fait on s'aperçoit qu'il y a une énorme souffrance au travail, que l'idée de prolonger de deux ans la vie active est considérée comme insupportable,
01:58 parce que le travail n'est pas assez valorisant, le travail n'est pas assez rémunérateur.
02:03 Et donc je pense que c'est ça le fait politique majeur, c'est au fond la souffrance de toute cette France qui a été aussi en première ligne,
02:11 notamment pendant la pandémie, en disant "il faut les revaloriser", et on voit au fond qu'il n'y a pas eu de revalorisation et qu'ils se sentent assez mal.
02:21 Et je trouve que c'est ça la principale leçon de ce conflit. Je ne sais absolument pas comment ça va évoluer, mais je trouve que le fait politique c'est celui-ci.
02:30 Personne ne sait comment ça va évoluer, en revanche Marion Fontaine, vous êtes historienne, donc il est possible de faire des parallèles.
02:39 C'est une mobilisation importante ?
02:41 Alors c'est une mobilisation importante, oui, de toute façon c'est ce qui a été dit, c'est la mobilisation la plus importante depuis une trentaine d'années,
02:50 mais je remonterais plutôt sur ce qu'a dit Françoise Fressoz...
02:53 Pardonnez-moi Marion Fontaine, il y avait déjà par exemple une mobilisation importante contre des réformes équivalentes faites par Nicolas Sarkozy ?
03:02 Oui, en 2010, de toute façon le grand précédent est celui de la réforme Fillon.
03:08 Ce qui me frappe, ce que souligne aussi Françoise Fressoz, c'est qu'au-delà de la question du report de l'âge légal de départ à la retraite,
03:17 cette réforme met visiblement en branle, j'élargirais au-delà de la question de la souffrance, une économie morale, disait l'historien britannique E.P. Thompson,
03:27 c'est-à-dire très profondément un sentiment du juste et de l'injuste, ce qui explique aussi que cette réforme entraîne non seulement un nombre important de manifestants,
03:36 mais également visiblement un soutien important dans l'opinion publique, un soutien qui ne cesse de s'accroître.
03:42 La deuxième remarque que l'on peut faire par rapport à des conflits antérieurs, c'est que là pour le coup ce sont les syndicats unis, ce qu'il est dit,
03:53 et qui différencie d'autres mouvements sociaux, par exemple en 1995, des syndicats unis, mais très largement seuls à la manœuvre,
04:02 c'est-à-dire que c'est en quelque sorte le triomphe de la charte d'Amiens, ce texte qui en 1906 proclamait l'indépendance des syndicats à l'égard des politiques,
04:10 c'est-à-dire que non seulement c'est un mouvement très homogène, très uni, mais également qui pour l'instant se construit avec le soutien des politiques,
04:18 mais sans que les politiques soient véritablement à la manœuvre ou à la tête de ce mouvement.
04:23 Et l'un des enjeux d'ailleurs, à mon sens, dans les semaines qui suivent, c'est non seulement l'avenir ou non le succès potentiel de cette mobilisation,
04:32 c'est également le débouché politique qu'elle est susceptible de trouver.
04:35 On a même vu qu'il y avait un décalage important entre les mobilisations syndicales qui parviennent à faire descendre dans la rue beaucoup de monde,
04:44 et la mobilisation de la France insoumise qui avait contribué à mobiliser moins d'individus.
04:51 C'est un euphémisme puisqu'il y avait eu très peu de monde dans la rue.
04:55 Oui, c'est dire, je pense, alors les syndicats en France sont structurellement faibles par rapport à d'autres pays européens,
05:04 mais ils sont quand même plus en l'état dans le contexte actuel, plus forts, enfin moins faibles, c'est plutôt comme ça qu'ils ont d'ailleurs les choses,
05:12 que les partis politiques.
05:14 Ce qui est une pas trop mauvaise nouvelle pour le syndicalisme français, et c'est important d'avoir des syndicats forts pour la démocratie sociale,
05:23 ce qui en revanche pose une vraie question, je le répète, par rapport à d'autres mouvements sociaux, on pense à 95, on pourrait même remonter à 36,
05:30 c'est-à-dire comment ce mouvement social peut trouver, je le répète, un débouché politique.
05:36 Françoise Fressoz.
05:37 En l'état actuel, avant le débouché politique, moi je pense aussi qu'il y a cette notion de reconquête par les syndicats, de leur force vis-à-vis de l'opinion.
05:47 C'est-à-dire que je pense que tout le contexte est marqué par ce que j'appellerais entre guillemets le danger Marine Le Pen,
05:53 c'est-à-dire un affaiblissement de tous les cas intermédiaires, des mouvements sociaux qui échappent aux syndicats,
06:00 une violence qui montait dans chaque manifestation depuis pratiquement les lois El Khomri, presque toutes les manifestations étaient marquées par une grande violence.
06:10 Et là, on a une sorte de réappropriation tranquille de la rue, encadrée par des forces syndicales qui, je pense, veulent donner comme message qu'elles existent,
06:19 que quand on est unis, on est beaucoup plus forts, que quand on se parle aussi,
06:23 parce qu'il y a aussi un émiettement de la population qui est souvent en souffrance et qui vit d'une grande solitude,
06:30 une solitude qui a pu exploiter Marine Le Pen, puisqu'on a vu dans les zones rurales une montée très forte, une percée très forte du RN au dernier législatif.
06:40 Donc je pense qu'il y a aussi toute cette volonté des corps intermédiaires qu'on dit très fragiles, notamment les syndicats,
06:46 de montrer "écoutez, quand nous on encadre, quand on vous dit "descendez unis dans la rue", ça peut marcher".
06:54 Je pense qu'il y a cette dimension très importante.
06:57 Effectivement, après se pose la question du dépouché politique.
07:00 Pour le moment, ce qu'on voit, c'est que les syndicats sont très soucieux de leur autonomie.
07:04 Ils n'ont pas voulu des politiques à côté d'eux.
07:07 Et à partir de la semaine prochaine, on va changer de décor, puisque c'est le politique à l'Assemblée nationale qui va devenir en première ligne.
07:14 Et là, il va y avoir une articulation, à mon avis, compliquée.
07:17 Pourquoi ?
07:18 Parce qu'on sent aussi que les politiques sont un peu dans la même situation.
07:21 Ils vont essayer de se refaire la cerise sur le conflit.
07:24 Alors, jusqu'à quel point, ça va être le CHAU ou pas l'Assemblée nationale,
07:31 jusqu'à quel point des thèses vont être développées qui ne seront peut-être pas celles,
07:36 qui vont au-delà de celles que poussent les syndicats,
07:39 jusqu'où l'opinion va suivre, si par ailleurs il y a un durcissement des mouvements,
07:44 des arrêts dans les transports alors qu'il y a les vacances scolaires.
07:46 Je pense que la semaine prochaine, ça va être vraiment un moment important pour ce conflit.
07:51 Pour l'instant, en tout cas, Marion Fontaine, on le dit, ce mouvement est populaire.
07:55 C'est quelque chose qui revient toujours.
07:57 Est-ce là aussi quelque chose de traditionnel, de voir dans quelle mesure on a affaire à un mouvement populaire ou pas,
08:05 et finalement de prendre des décisions politiques ou sociales par rapport à cette popularité ?
08:11 Il est important pour un mouvement social, en tous les cas, d'avoir, dans un régime démocratique, le soutien de l'opinion publique.
08:19 Et pour le coup, les syndicats l'ont compris, alors pour ce mouvement-là, l'ont visiblement compris,
08:25 c'est-à-dire que dans l'idée de mobilisation régulière,
08:31 dans l'idée qui s'est imposée pour les prochaines mobilisations, de faire une mobilisation le samedi,
08:36 il y a la volonté de conquérir le soutien de l'opinion publique.
08:39 Oui, parce que c'est susceptible de peser sur un rapport de force politique.
08:43 On peut penser évidemment aux grèves de novembre-décembre 1995.
08:48 On a dit qu'une partie des Français avait fait grève par procuration.
08:52 L'historienne du mouvement social que je suis pense aussi au mouvement des mineurs de mars 1963.
08:58 Mais alors, restez sur 1995, Marion Fontaine, est-ce qu'à l'époque, le mouvement était populaire ?
09:05 Parce qu'il faut expliquer aux plus jeunes, ensuite on expliquera les mouvements de 1963.
09:11 Mais en 1995, il y avait eu des blocages importants.
09:14 On avait beaucoup marché à pied et vous dites que ce mouvement était populaire.
09:20 Il avait été dans toute sa durée.
09:22 C'était un mouvement qui était lié cette fois-ci à une hostilité, à la suppression des régimes spéciaux de retraite.
09:28 Et en général, un projet de réforme de la sécurité sociale, avec un monde d'ailleurs pour le coup syndical bien plus clivé.
09:35 Puisqu'en 1995, il y a eu une vraie opposition syndicale, politique, intellectuelle sur le bien fondé ou non de cette réforme.
09:42 Reste que cette réforme, c'est toujours pareil, il y a l'objet même d'une réforme, il y a ce qu'elle devient dans l'opinion publique.
09:49 Le projet de réforme de 1995 est devenu une espèce de mise en question du service public, de la sécurité, du service public.
10:01 Et surtout, on sait le rôle que l'interprétation, c'est l'interprétation qu'en avait faite Pierre Bourdieu.
10:07 Et donc, a été vu par l'opinion publique comme le soutien par procuration à cette grève, comme un moyen d'affirmer son attachement au service public.
10:16 Mais ça avait coupé la gauche en deux.
10:18 Ça avait coupé au moins, alors pas durablement, puisque deux ans après 1995, il ne vous aura pas échappé que c'est 1997 et le succès électoral de la gauche plurielle.
10:28 Je pensais plus en fait à la gauche intellectuelle.
10:31 Alors plus à la gauche intellectuelle, c'est ça qui est intéressant.
10:34 C'est à dire que là pour le coup, en 1995, vous avez surtout une gauche intellectuelle et syndicale qui se coupe.
10:40 Pas tellement une gauche partisane, mais qui est bien plus forte qu'elle ne l'est aujourd'hui.
10:45 C'est à dire que là, vous avez un Lionel Jospin qui a fait de bons scores aux élections présidentielles de 1995 et une gauche partisane qui attend un petit peu son heure.
10:56 Aujourd'hui, c'est très différent.
10:57 Mais je me souviens par exemple de débats intellectuels très animés entre Pierre Bourdieu, qui était évidemment hostile à la réforme, Ricœur.
11:06 Ensuite, on peut discuter pour savoir si Ricœur se situe à gauche ou pas.
11:12 Mais en tout cas, il y avait eu une controverse.
11:16 Et puis, il y avait aussi une partie de la gauche dite réformiste qui était plutôt attirée par le soutien à cette réforme.
11:22 Voilà, tout à fait. C'est à dire qu'encore une fois, vous aviez des divisions bien plus prononcées à la limite qu'aujourd'hui.
11:28 C'est à dire qu'aujourd'hui, paradoxalement, vous avez au sein de la gauche politique et syndicale une critique très largement répandue de cette réforme.
11:40 Donc quelque chose de beaucoup plus unanime qu'en 1995.
11:44 Mais l'autre différence avec 1995, c'est que je le répète, qu'en 1995, vous avez des partis, une structure politique qui en gros est prête pour devenir le réceptacle de cette contestation.
11:57 Et de cette contestation aussi dans les urnes.
11:59 Et à l'inverse aujourd'hui, une gauche strictement politique qui, on va dire, est moins prête à devenir le réceptacle de cette contestation.
12:09 Françoise Fresos, est-ce que 1995 a servi la gauche ? Est-ce une date importante dans l'histoire politique de notre pays ?
12:18 Moi ce qui me frappe dans 1995, c'était, je l'ai vécu, grâce à mon grand âge, on sentait, c'était pas le même débat qu'aujourd'hui.
12:28 On a beaucoup marché.
12:29 On a beaucoup marché et on sentait quand même que de semaine en semaine, ça grossissait.
12:35 On sentait aussi qu'il y avait un blocage extrêmement important de la France, puisqu'il n'y avait pas de transport à Paris dans les grandes villes.
12:44 On marchait.
12:45 On marchait beaucoup et malgré tout, le soutien, en tout cas c'est ainsi qu'on se le représentait, le soutien vis-à-vis de ce mouvement ne se démontait pas.
12:55 Même s'il y avait bien entendu aussi des discours critiques, des discours d'agacement.
12:58 On sentait aussi de sentiments de trahison politique, parce qu'au fond Jacques Chirac avait été élu sur la fracture sociale.
13:05 Ça avait été la grande thématique de Philippe Séguin et puis il arrive, il prend Juppé.
13:10 Alors il y a à l'Assemblée Nationale une sorte d'ovation quand il annonce la réforme de la sécurité sociale.
13:15 Donc Juppé se croit tellement fort qu'il va rajouter à sa réforme l'histoire des régimes spéciaux.
13:20 Et c'est là qu'au fond il y a le blocage, le truc de trop.
13:23 Et effectivement il y a par procuration la défense des acquis sociaux.
13:28 A l'époque je pense que c'était ça.
13:30 L'idée qu'au fond si on commençait à démanteler, surtout après la campagne contraire qui avait été menée, c'était le début de la fin.
13:38 Mais le contexte était radicalement différent parce qu'effectivement les forces politiques étaient beaucoup plus importantes.
13:44 Il y avait un réceptacle.
13:45 Alors qu'aujourd'hui on sent que tout le monde marche sur des eaux parce que les syndicats ne sont pas très forts,
13:50 les partis politiques ne sont pas très structurés et que l'opinion publique doit, en fait il faut vraiment compter sur le soutien de l'opinion publique
13:58 et voir comment ne pas se l'aliéner.
14:03 La grève des mineurs de 1963 à Marion Fontaine.
14:07 Cette grève qui a eu lieu en mars, qui a duré longtemps, elle a débordé jusqu'en avril 1963.
14:14 Alors là je ne vais pas pouvoir vous aider pour vous la raconter.
14:18 Elle s'appuie sur le même sentiment du juste et de l'injuste.
14:21 C'est-à-dire que ce que disent les mineurs et ce qu'on entend aussi aujourd'hui à propos de la réforme de la retraite,
14:28 c'est que alors qu'ils ont beaucoup donné à la production au moment de la reconstruction, etc.,
14:34 ils ont l'impression d'être les perdants et les victimes de la croissance, de la modernisation, etc.
14:41 Cette idée que l'on retrouve aujourd'hui, c'est-à-dire le fait que ce sont en quelque sorte les catégories déjà les plus fragilisées,
14:50 celles qui commencent à travailler tôt, les femmes, celles qui exercent des métiers pénibles,
14:59 qui sont les premières concernées par cette réforme.
15:01 Donc encore une fois, il y a cette idée du juste et de l'injuste qui à mon avis est un levier très puissant de mobilisation de l'opinion publique.
15:08 C'est d'ailleurs ce que parviennent à faire les mineurs en mars 1963,
15:12 c'est-à-dire à obtenir un soutien massif de l'opinion bien au-delà de leur propre catégorie
15:18 et à être les premiers, au fond, depuis le retour au pouvoir du général de Gaulle,
15:23 à faire plier le général de Gaulle et à obtenir satisfaction sur une partie de leurs revendications.
15:29 Mais là aussi, vous avez la même caractéristique de mouvements très consensuels et très transpartisans.
15:36 La question, c'est vrai, c'est est-ce que ça peut s'ancrer dans la durée ?
15:39 Et deuxième chose qu'il n'y a pas en 1963 ni en 1995, c'est l'ombre portée du Rassemblement National.
15:44 Mais là, je vais apporter une différence évidente entre le mouvement des mineurs et le mouvement social auquel nous assistons aujourd'hui.
15:55 C'est que la retraite, par définition, elle touche tout le monde alors que les mineurs étaient une sorte de symbole en 1963.
16:01 Voilà, mais l'enjeu, c'est aussi, on pourrait dire que pour finir cette réforme des retraites,
16:08 elle va surtout concerner ceux qui sont nés essentiellement dans les années 1960
16:13 et ceux qui ont commencé à travailler relativement tôt puisque avec l'allongement du nombre d'années de cotisation,
16:19 une partie de toute façon des gens qui ont fait des études partiront, savent de toute façon,
16:25 savaient déjà qu'ils partiraient à 63-64 ans.
16:28 Donc l'idée, c'est comment vous généralisez une contestation à partir d'un objet qui est toujours un petit peu spécifique.
16:34 Si on faisait des comparaisons internationales, est-ce que cela dévoile une culture politico-sociale spécifique à la France ?
16:42 Parce qu'on n'arrête pas d'entendre dans ce débat, Marion Fontaine, que d'autres pays ont fait des réformes en matière de retraite,
16:48 que l'âge de la retraite est plus élevé ailleurs.
16:52 Est-ce que ça a soulevé là aussi des contestations ou est-ce que c'est spécifique à notre pays ?
16:57 Disons qu'on a l'impression que depuis une vingtaine d'années,
17:03 la réforme des retraites est devenue une espèce de lieu de cristallisation politique d'un certain nombre de débats.
17:09 Je pense que c'est ce que faisait remarquer Françoise Fresso,
17:11 ce qui à mon avis excède, encore une fois, de la question de l'âge de départ,
17:14 qui pose la question du travail, qui pose la question du temps libre, etc.
17:18 Donc c'est devenu un grand enjeu de politisation.
17:21 C'est d'ailleurs aussi pour ça, me semble-t-il, que le président de la République tient absolument à cette réforme,
17:27 dont aucun disait qu'elle n'était pas nécessairement urgentissime.
17:32 C'est-à-dire que tout le monde en France, et pas simplement les syndicats ni la gauche, ont fait un symbole politique.
17:39 Après, est-ce qu'il y a une tendance à la contestation particulière en France ?
17:44 Dans votre journal de 7h30, vous disiez, c'est de notoriété publique, que les Britanniques sont en grève dans tous les secteurs, quasiment depuis deux mois.
17:54 Je pense que la France conteste, mais pas que la France.
17:58 Ils sont en grève contre la vie chère. Il y a d'autres exemples encore plus, j'allais dire, violents.
18:05 Je pensais au Pérou, par exemple, d'une contestation dans la rue.
18:09 Mais on voit que là, il y a une réforme qui est dans la ligne de mire et pas quelque chose de diffus sur l'inflation,
18:15 qui en France, d'ailleurs, n'a pas fait l'objet d'un mouvement social aussi ample.
18:20 Marion Fontaine, ça aussi, c'est quelque chose de traditionnel ?
18:23 Effectivement, on pourrait dire qu'il y a une espèce de cristallisation, encore une fois, de sentiments d'inégalité,
18:29 de sentiments que les états sociaux, les états-providence, ne fonctionnent pas ou ne fonctionnent plus comme ils devraient.
18:35 Et ce qu'on voit, et pas simplement en France, là, pour le coup, c'est que ces mouvements se cristallisent sur des points un petit peu différents.
18:44 Marion Fontaine, vous êtes historienne, spécialiste de l'histoire des socialismes et du mouvement ouvrier.
18:49 Françoise Fressoz, vous êtes éditorialiste politique au Monde.
18:52 On se retrouve dans une vingtaine de minutes pour évoquer la manière dont cette réforme des retraites et cette contestation
18:59 peut faire bouger les positions politiques des uns et des autres.
19:02 8 heures sur France Culture.
19:04 7 heures, 9 heures.
19:06 Les Matins de France Culture. Guillaume Erner.
19:11 Les partis politiques tentent-ils de tirer leur épingle du jeu dans la bataille des retraites ?
19:16 Pour en parler, nous sommes donc avec notre éditorialiste politique Jean Lémarie, avec Françoise Fressoz et l'historienne Marion Fontaine.
19:26 Françoise Fressoz, une réaction à ce que vient de dire mon camarade Jean Lémarie ?
19:31 Alors, il y a peut-être juste un tout petit oubli, c'est que Emmanuel Macron, il dispose de l'outil du 49-3.
19:38 Au fond, il est à peu près certain de pouvoir faire passer sa réforme.
19:42 La difficulté pour lui, c'est est-ce qu'il endosse d'être seul, contre tous ou contre la plupart,
19:49 de passer en force parce qu'il croit à son projet et qu'au fond on peut réformer contre les Français.
19:55 C'est quand même extrêmement risqué.
19:57 Qu'est-ce que ça donne historiquement si on se réfère à d'autres exemples ? On parlait par exemple de 1995.
20:04 Alors, en 1995, c'était plus compliqué que ça.
20:08 C'est-à-dire que Juppé avait été obligé d'abandonner les régimes spéciaux, mais il l'avait maintenu.
20:13 Il a réussi à sauver sa réforme de la Sécurité sociale.
20:16 Si bien que quand vous en parlez avec lui, il est très fier parce qu'il dit "non, non, mais j'ai sauvé ma réforme".
20:21 La difficulté dans le cas de figure actuel, c'est qu'il n'y a plus grand-chose à lâcher
20:25 parce que beaucoup a été concerté avant.
20:29 Beaucoup a été fait, le gouvernement a mis presque 5 milliards d'euros
20:33 pour essayer d'arrondir les angles sur la réforme qu'il veut sauver.
20:38 Et par ailleurs, il n'y a pas de point de convergence avec les syndicats
20:42 puisque eux réclament qu'on enlève le départ à 64 ans et qu'Emmanuel Macron sarce-boute là-dessus.
20:50 - Et puis il y a un problème d'âge, c'est deux chiffres qui suscitent.
20:56 - Absolument. En fait, la grosse difficulté pour Emmanuel Macron, c'est le congrès de la CFDT
21:01 qui dit que non seulement on ne jouera pas sur l'âge légal, mais on ne touchera pas à la durée de cotisation.
21:06 Donc il y avait impossibilité pour lui de négocier quoi que ce soit avec la CFDT
21:11 et au fond d'arriver à enfoncer le front syndical.
21:15 Donc là c'est vraiment bloc contre bloc et ça va être une bataille d'opinion
21:20 avec un Emmanuel Macron qui au fond défend son projet quinquennal
21:25 qui est de dire qu'il faut travailler plus, c'est comme ça que le pays va s'en sortir
21:28 parce qu'il y a des déficits, parce qu'il y a des défis énormes.
21:31 Et puis il y a une population française qui résiste en disant non, non, travailler plus dans l'état actuel, c'est injuste.
21:37 - Jean-Les-Marie. Je n'ai pas oublié le 49-3, évidemment c'est une cartouche qui est là,
21:42 le gouvernement l'a dans son cartouché, mais la question François c'est de savoir
21:47 si aujourd'hui les conditions politiques sont réunies pour utiliser le 49-3
21:52 avec la situation que vous décrivez, que je décrivais aussi il y a quelques instants.
21:56 Est-ce qu'aujourd'hui, raisonnablement, avec ce contexte politique, l'exécutif peut utiliser le 49-3 ?
22:03 - Alors par ailleurs il y a le 49-3, puis pour complexifier les choses il y a aussi le 47-3
22:07 qui est l'autre article que le gouvernement peut utiliser, puisque si on est dans le cadre d'un budget
22:14 rectificatif de la sécurité sociale, c'est cet article que le gouvernement peut utiliser.
22:19 Ce qui veut dire, François Fressos, que le gouvernement, mais ça je ne suis pas sûr d'ailleurs
22:24 qu'en doute, le gouvernement peut obtenir, disons, de faire voter ce texte, ou en tout cas de l'avoir infiné.
22:36 - La question sont plus les conséquences politiques d'une part, de cette obtention, et bien évidemment les conséquences sociales.
22:43 - Oui, alors les conséquences politiques, en fait, ça renvoie à la faiblesse relative de tous.
22:49 C'est au fond, Emmanuel Macron peut très bien faire engager la responsabilité du gouvernement,
22:55 menacer d'une dissolution, qui aujourd'hui a intérêt à ça ?
22:59 Par ailleurs, il y a aussi du côté de la droite une interrogation très profonde sur de quel côté elle se situe.
23:06 Au fond, la droite se rêve en successeur d'Emmanuel Macron.
23:09 C'est tout le pari de Laurent Wauquiez qui dit "après Macron, ça ne sera pas à l'intérieur de la Macronique, ça se décidera".
23:15 Et donc, est-ce qu'ils doivent assumer une sorte de culture du gouvernement, c'est-à-dire assumer une part de l'impopularité
23:23 et soutenir la réforme 64 ans, ou est-ce qu'au contraire, ils vont dans une sorte d'accompagner toute cette population qu'a Marine Le Pen,
23:35 c'est-à-dire la France active, qui travaille et qui souffre au travail ?
23:39 Ça, c'est la grande... ça va être un des grands... voilà.
23:42 Du côté de la gauche, je ne vois pas trop de débouchés pour le moment, c'est-à-dire qu'on voit quand même la difficulté du Parti Socialiste,
23:48 qui a été un parti de gouvernement et qui a incarné le parti de gouvernement, il est plutôt en ce moment à la remorque de LFI,
23:56 qui veut la réforme à 60 ans parce que c'est le mythe de Mitterrand, le retour des acquis sociaux.
24:03 Mais on voit bien que ce n'est pas cohérent dans l'ensemble de la nupe, on voit bien qu'il y a des grosses difficultés.
24:10 Marion Fontaine, qu'en pensez-vous ?
24:12 Alors, je pense en effet, bon, François Stressaud se connaît mieux la situation que moi du côté de la droite et des Républicains.
24:20 Il est vrai que la question...
24:21 Et du côté de la gauche ?
24:22 Du côté de la gauche, la question de l'avenir de ce mouvement social, en effet, est posée à un moment.
24:29 Je pense qu'au-delà de la question de... si on se concentre sur le cas du Parti Socialiste dans un premier temps,
24:37 on se pose déjà la question de culture de gouvernement ou pas, c'est-à-dire quel projet exactement porte un parti
24:45 qui a longtemps constitué le parti pivot de la gauche et qui ne l'est plus.
24:50 Avec une situation qui est malgré tout très inhabituelle politiquement et socialement, Marion Fontaine,
24:56 le fait que cette réforme, elle est donc contestée par la gauche, marginalement disons par une partie des Républicains,
25:02 mais aussi, et c'est cela le caractère inédit de la situation politique actuelle,
25:08 le Rassemblement National est contre la réforme, le Rassemblement National pèse lourd,
25:12 et il a décidé d'enfourcher un certain nombre de thématiques sociales.
25:16 Alors, chacun décidera si c'est une conviction sincère ou une tactique politique,
25:21 mais en tout cas, c'est ça, aujourd'hui, le jeu politique en présence.
25:24 Effectivement, de toute façon, c'est ce que l'on disait tout à l'heure,
25:27 l'ombre portait la question de la concurrence potentielle du Rassemblement National
25:31 est effectivement une constante dans le jeu politique,
25:33 et je pense contribue très largement à pervertir et à pourrir une partie du jeu politique,
25:41 au sens où l'obsession du Rassemblement National empêche peut-être aussi de développer des projets
25:48 qui soient un peu plus positifs.
25:50 Sur cette question des retraites, la gauche peut ou pourrait harguer du fait que
25:55 dans la gestion du social, dans la gestion des droits sociaux et de l'égalité sociale,
26:01 elle a quand même une expérience, une préséance, une place parlementaire
26:06 que le Rassemblement National n'a pas.
26:08 Donc je pense que techniquement, il n'est pas du tout impossible que la gauche investisse
26:12 ses expertises, ses compétences.
26:15 D'ailleurs, elle le fait un peu.
26:17 On entend citer même des slogans qui datent de la première loi sur les retraites en 1910.
26:24 On reparle de la retraite pour les morts, etc.
26:26 Donc la gauche a une expertise et une compétence qu'elle peut mettre en oeuvre.
26:32 La question c'est comment, à la fois politiquement, elle peut le faire pour s'imposer,
26:36 quel que soit le résultat en effet de la réforme,
26:42 pour s'imposer comme la principale opposition et la principale porteuse
26:46 d'une revendication de justice sociale dans le débat politique.
26:50 - Jean-Libari. - Avec une pierre dans son jardin tout de même,
26:53 je le rappelais, en 2012, quand la gauche est revenue au pouvoir,
26:57 elle n'a pas remis en question les réformes des retraites précédentes
27:00 qu'elle avait combattues précisément dans la rue.
27:03 - Alors, effectivement, mais il faut noter que pour les précédentes réformes,
27:08 la gauche était, à dire vrai, beaucoup plus divisée sur ces questions.
27:14 Une réforme comme celle de l'allongement de la durée de cotisation à 43 ans
27:20 a été d'ailleurs portée aussi par Marisol Touraine, c'est-à-dire par la gauche.
27:24 Ce qui frappe aujourd'hui, c'est que sur cette question de report de l'âge légal
27:28 de départ à la retraite, qui est en quelque sorte devenu un symbole,
27:32 en revanche, elle est beaucoup plus unifiée.
27:35 - Mais pas sur les solutions. - Mais pas sur les solutions.
27:38 - Du tout, du tout. - Mais ça, disons que c'est pas la première fois
27:41 que la gauche se projette dans l'opposition et attend de voir pour trouver des solutions.
27:48 Effectivement, est-ce qu'au retour, c'est le retour à 60 ans ou autre chose ?
27:53 C'est pas très clair. Au moins, est-elle unanime dans l'opposition et dans le rejet de la réforme,
27:57 ce qui n'était même pas évident dans les précédentes réformes.
27:59 - Françoise Fresco, sur le Rassemblement National, c'est une sorte de passager clandestin en sociologie,
28:03 on parle de passager clandestin pour les mobilisations collectives
28:07 parce qu'une personne se mobilise peu mais attend des fruits, des bénéfices de la réussite éventuelle
28:15 donc de la mobilisation sociale. Là, ce qui est clair, c'est que le Rassemblement National
28:19 n'est pas présent dans les manifestations. Ce sont des manifestations syndicales,
28:23 mais il y est plutôt absolument peu bienvenu, donc il n'est pas présent.
28:30 - En revanche, politiquement, Marine Le Pen rappelle qu'elle a toujours été hostile à l'évolution en cours sur les retraites.
28:40 - Je pense que le cœur de la bataille, elle se joue sur ces classes moyennes actives.
28:44 Et au fond, Marine Le Pen, c'est son électorat.
28:51 Et donc, tous les autres partis vont essayer de lui prendre un peu cette part de marché
28:56 qui est très importante parce qu'au fond, c'est une stabilisation du corps politique.
29:00 Elle peut dire "j'ai les classes moyennes et populaires dans mon escarcelle"
29:04 et donc la gauche va essayer de les récupérer de toutes les solutions possibles.
29:08 Alors là, elle est un peu en difficulté, Marine Le Pen, parce qu'elle apparaissait comme l'opposante principale.
29:13 Les syndicats ne la veulent pas dans la rue, donc elle dit "mais moi, je ne suis pas du tout pour la rue".
29:18 En fait, c'est parce qu'elle n'a pas trouvé sa place dans la rue.
29:20 Et là, on est en train de lui reprocher au Parlement de ne pas avoir déposé suffisamment d'amendements
29:25 pour montrer qu'elle était vraiment en contestation.
29:29 Donc, c'est très intéressant parce qu'au fond, est-ce que la gauche, même désunie, mais très combative,
29:35 peut lui disputer ce rôle d'opposant ?
29:39 Et au fond, c'est l'idée de Mélenchon de dire "la prochaine présidentielle, ça se jouera entre nous et Le Pen".
29:46 Et donc, est-ce que c'est ça qui se passe ou est-ce qu'au fond, le mouvement se durcisse, devient impopulaire
29:53 et elle peut dire "bon ben, j'ai pas été dans la rue et je suis contre la réforme".
29:59 Donc voilà, c'est ce qui se joue pour elle en ce moment.
30:02 Alors, il y a quand même eu des critiques sur le plan politique, de la stratégie politique,
30:07 pas sur le fond où chacun est jugé évidemment des idées des uns et des autres,
30:12 mais on a estimé par exemple que le Rassemblement National était un peu en retrait.
30:16 Par exemple, les amendements, il a déposé jusqu'à présent 85 amendements seulement contre la réforme des retraites.
30:22 Laissant en fait la gauche occuper le terrain parlementaire.
30:25 C'est difficile parce que vous voyez, elle est totalement contre la réforme et puis en même temps,
30:30 elle dit "je vais être utile en améliorant le texte".
30:32 Et donc, c'est compliqué parce que est-ce qu'elle est vraiment contre ou est-ce qu'elle va jouer le jeu et améliorer ?
30:37 Et tandis que la gauche, elle est dans l'opposition totale et elle va essayer de jouer la contre-réforme,
30:44 montrer qu'il y a d'autres solutions.
30:46 Donc, vraiment, la face parlementaire qui va s'ouvrir la semaine prochaine, elle est très importante, je trouve.
30:51 Mais alors, le fait de se positionner, parce que c'est la force jusqu'ici de ce mouvement,
30:57 surtout si on compare à la tentative d'Éric Zemmour qui avait été gratifiée d'un nombre de voix moins important,
31:04 on voit que le positionnement social du Rassemblement National, aujourd'hui, semble particulièrement astucieux.
31:12 Ah oui, je pense que c'est ce qui fait sa force.
31:15 C'est vraiment ce qui l'ancre.
31:19 Sa difficulté, pour Marine Le Pen, c'est qu'au fond, elle a l'électorat populaire ouvrier
31:26 et il faut qu'elle gagne en crédibilité auprès de l'électorat, une partie de l'électorat de droite.
31:32 C'est ce qu'elle joue.
31:33 Donc, il ne faut absolument pas qu'elle perde cette base-là.
31:36 Mais il faut aussi qu'elle cultive, qu'elle continue à cultiver sa crédibilité.
31:41 C'est pour ça qu'elle dit "moi, je ne suis pas dans la rue, je suis responsable".
31:43 Mais enfin, en même temps, si elle n'est pas complètement dans la contestation, elle risque de perdre des points.
31:47 Mais ça, c'est quand même complètement inédit, Marion Fontaine.
31:50 Je n'aimerais pas me lancer dans des raccourcis scabreux avec des mouvements issus de la droite,
31:56 de l'extrême droite, qui ont eu des discours sociaux plus ou moins crédibles
31:59 parce qu'on va vite franchir des points Godwin et avant 9h, ça n'est pas autorisé.
32:05 Mais si on veut, malgré tout, voir ce positionnement-là,
32:09 il faut quand même se dire qu'on a affaire, pour vous, historienne du mouvement social,
32:14 à quelque chose qui mérite d'être souligné dans sa singularité.
32:20 - Qui mérite, en effet, l'historien ou l'historienne est là aussi pour mesurer tout ce qu'il y a d'inédit et de nouveau.
32:27 C'est-à-dire que la stratégie que joue le Rassemblement national,
32:31 depuis notamment que Marine Le Pen a pris les rênes,
32:35 et celle de ce positionnement social, dont François Espresso se dit à juste raison qu'il fait sa force,
32:41 qu'il fait aussi sa faiblesse.
32:43 - Parce que, et on le voit d'ailleurs dans le cadre de la situation actuelle,
32:49 c'est-à-dire qu'au-delà de l'affichage social que le Rassemblement national attire,
32:55 la question est de savoir comment il le met exactement en œuvre.
32:59 Et le Rassemblement national est toujours resté extrêmement allusif
33:03 sur la manière dont il pouvait concrètement mettre en œuvre, en matière de politique publique,
33:09 ce type de positionnement social.
33:11 Et par ailleurs, comme François Espresso, je le remarque,
33:14 ça le place aussi dans des situations de contradiction extrêmement importantes.
33:20 C'est-à-dire faut-il jouer complètement les opposants ou participer à la réforme ?
33:26 Faut-il aller au contact de la rue ou se mettre à l'écart de la rue ?
33:31 Ce qui est quand même une vraie question pour un parti de droite extrême.
33:36 Faut-il rester sur cet électorat populaire ou tenter ?
33:39 C'est quand même le principal point de blocage du Rassemblement national
33:42 de conquérir une droite en quelque sorte plus traditionnelle.
33:46 Je pense qu'effectivement la séquence pourrait être très positive pour le Rassemblement national,
33:51 comme elle pourrait l'être beaucoup moins,
33:53 au sens où la façade sociale que met en avant ce parti pourrait aussi se fragiliser.
34:00 Et je pense que c'est ce sur quoi la gauche d'ailleurs essaie de jouer.
34:04 Et les conséquences politiques pour la droite ?
34:06 - Françoise Fressoz, là aussi c'est quelque chose d'inédit,
34:10 puisque a priori ce pourrait être une réforme qui semblerait être
34:16 une réforme défendue par la droite parlementaire,
34:21 on ne peut plus dire la droite parlementaire maintenant,
34:24 mais en tout cas par les Républicains.
34:27 Aujourd'hui on voit que les Républicains sont scindés en deux,
34:31 il y a donc désormais des frondeurs, c'est officiel,
34:34 mais parmi les Républicains, qu'est-ce que ça signifie ?
34:36 Quelles conséquences pourrait-il y avoir cette nouvelle situation ?
34:39 - Alors vous avez complètement raison que normalement la droite devrait voter la réforme des retraites,
34:44 Fillon faisait campagne sur 65 ans, Pécresse a fait campagne sur 65 ans,
34:49 et c'est toujours l'idée que la France en sortira en travaillant davantage,
34:54 c'est l'idée qu'il faut arrêter d'augmenter les prélèments obligatoires,
34:58 c'est l'idée qu'il faut maîtriser la dépense, voilà.
35:00 Et puis on tombe sur un hic effectivement, c'est qu'au Parlement,
35:04 c'est-à-dire que vous avez deux groupes,
35:06 vous avez un groupe sénatorial qui est à peu près uni pour dire qu'il faut faire une réforme,
35:10 en mélangeant la durée de cotisation et du report de l'âge,
35:15 et puis vous avez un groupe parlementaire à l'Assemblée Nationale
35:18 qui est beaucoup plus désuni parce que beaucoup de députés ont été élus contre le Front National.
35:24 Et la grande peur de ces députés, c'est de se dire au fond,
35:27 si on est trop en soutien d'Emmanuel Macron,
35:30 on risque d'avoir beaucoup de difficultés dans notre circonscription.
35:34 Plus fondamentalement, il y a aussi, je pense, une grande remise en cause de la droite
35:38 qui a été européenne et libérale pendant des années,
35:41 notamment sous l'influence de Juppé,
35:44 et qui aujourd'hui se dit "on a abandonné notre aile sociale,
35:47 c'était l'aile Séguin, on n'incarne plus la droite sociale".
35:51 Donc il y a une tentative de reconstruction à droite de cette aile sociale,
35:55 qui n'est pas du tout encore théorisée idéologiquement,
35:58 mais où on voit que les lignes bougent.
36:00 On ne peut pas être uniquement du côté de ce qu'on appelle la France qui va bien,
36:05 c'est-à-dire mondialisée, européenne, à haut revenu.
36:09 Il faut qu'on soit aussi à l'écoute de la souveraineté.
36:12 Et c'est pour ça que les divisions à l'intérieur du groupe des députés
36:16 vont être très intéressantes à suivre.
36:18 Jean Lémarie, commencez-vous.
36:20 Lorsqu'on a cette situation qui est inédite,
36:24 on est à la fois à droite, avec la présence de l'extrême droite,
36:29 et une configuration politique qui est, semble-t-il,
36:32 en décalage avec l'opinion publique.
36:35 En écoutant nos deux invités, je note un point commun qui est intéressant,
36:39 c'est les tiraillements qui traversent les différents partis.
36:43 Tiraillements, incertitudes quant à leur base électorale extrêmement mouvante,
36:47 quant à la direction à prendre.
36:49 Ensuite, ça pose évidemment aussi des questions d'incarnation,
36:51 c'est le cas de manière évidente, notamment à droite,
36:53 comme le disait Françoise,
36:55 qui incarne aujourd'hui ou qui incarnerait cette droite sociale populaire ?
36:59 C'est un point d'interrogation.
37:01 Le jeune Aurélien Pradié pousse dans cette direction et joue sa propre carte,
37:05 mais il y a là aussi une question de leadership qui se pose.
37:08 Mais c'est une question qui traverse l'ensemble de l'échiquier politique aujourd'hui.
37:12 À qui parle-t-on ?
37:14 Sur la question ultra sensible des retraites,
37:16 question concrète s'il en est, ça apparaît de manière éclatante.
37:19 Alors, il reste un parti, c'est Renaissance,
37:22 et à l'intérieur de ce parti, bien évidemment,
37:26 le point qui est défendu de manière implicite ou explicite
37:32 par les partisans d'Emmanuel Macron, Françoise Fresseau,
37:35 ce que celui-ci a été élu au second tour de la présidentielle,
37:39 et que ce point de réforme des retraites était dans son programme,
37:43 et que par conséquent, il est absolument légitime pour lui d'aller jusqu'au bout.
37:47 Alors, il y a deux choses chez Renaissance.
37:49 Il y a quand même une nostalgie très forte de la première réforme,
37:52 vous savez, celle qui avait été lancée en 2017,
37:55 et qui consistait à faire un changer de...
37:57 On restait dans la répartition, mais on faisait un régime à points,
38:00 où enfin, on avait la pension en fonction de notre cotisation.
38:05 Tout était présenté comme beaucoup plus juste, beaucoup plus transparent.
38:09 Et c'était CFDT compatible.
38:10 Et c'était CFDT compatible, et en fait, on s'est aperçu,
38:13 plus on avançait, plus on entrait dans l'inconnu,
38:15 que rien n'était réellement maîtrisé.
38:17 Et donc, là, c'est une réforme beaucoup plus classique,
38:19 presque de droite, puisqu'il s'agit d'équilibrer les comptes.
38:23 En même temps, il y a du côté de Renaissance,
38:26 l'idée, au fond, de tracer toujours cette direction européenne.
38:31 La France est dans l'Union Européenne,
38:34 elle est de plein pied dans la mondialisation,
38:36 et elle doit jouer le jeu.
38:40 Tout le monde travaille davantage ailleurs, et bien on fera pareil.
38:44 Ce qui se joue, c'est notre capacité à financer
38:48 les grandes transformations à venir,
38:50 la transition écologique,
38:53 tout le rétablissement des services publics.
38:55 L'idée qu'au fond, le meilleur cadre,
38:58 c'est d'arriver à mutualiser les dettes au niveau européen,
39:01 et pour cela, être dans un schéma européen.
39:04 Ça, je pense que c'est la conviction profonde d'Emmanuel Macron.
39:07 Il a pensé que ça serait plus facile à vendre aux Français,
39:11 et en fait, non, il tombe quand même sur cette idée
39:16 qu'en fait, il y a quand même toujours en France,
39:19 domine, une sorte de grande méfiance par rapport
39:22 aux règles du jeu de la mondialisation.
39:25 Il y a une contestation du libéralisme,
39:27 il y a toujours l'idée qu'au fond, une autre voie serait possible.
39:30 Et puis, il y a l'utopie à gauche,
39:34 mais en plus, que je trouve assez juste,
39:36 qui est de dire, au fond, à travers la répartition du travail,
39:40 des loisirs, il y a peut-être une société nouvelle à inventer,
39:43 beaucoup plus humaine, beaucoup moins tournée vers le profit,
39:47 ou vers l'accélération du temps.
39:49 Et je pense que c'est ça qui se joue,
39:52 et que Emmanuel Macron n'a pas bien perçu
39:54 quand il a lancé sa réforme.
39:56 - Commencez-vous, Marie-Paule.
39:57 - Oui, pour rebondir sur ce que disait François Sfresso.
39:59 Je pense que ce qui est intéressant aussi,
40:01 il faut quand même le dire, dans la séquence politique actuelle,
40:03 c'est qu'on voit bien ce qui est le projet politique
40:07 du camp présidentiel, qui est tout à fait cohérent
40:09 par rapport à ce qu'ont été les engagements antérieurs d'Emmanuel Macron.
40:14 On voit peut-être se dessiner à gauche,
40:18 alors sur la base de la crise environnementale,
40:20 qui est quand même un élément qui, à mon avis,
40:22 change énormément de choses, et pas simplement,
40:24 et aussi les politiques sociales,
40:26 on voit se dessiner l'esquisse de ce qui pourrait être
40:30 un autre projet politique, un autre rapport à la croissance,
40:33 un autre rapport à la production,
40:35 un autre rapport au temps, au temps sociaux,
40:37 au temps du travail, comme au temps libre.
40:39 J'ai été frappée dans un article du Monde,
40:41 justement, hier, qui disait la présence d'un certain nombre
40:45 de groupes écologistes, de groupes de jeunes écologistes,
40:48 en tête du cortège hier, c'est-à-dire qu'au-delà
40:51 d'une défense, somme toute, assez classique
40:54 de la retraite par répartition, etc.,
40:56 donc du schéma 1995, si l'on veut,
40:59 on a peut-être aussi, derrière la contestation
41:01 de cette réforme, une contestation nouvelle
41:05 qui expliquerait qu'elle agrège aussi une partie des jeunes,
41:08 des plus jeunes, qui est, au-delà de la question
41:11 de la retraite, la contestation, je le répète,
41:14 d'un modèle de croissance, de rapport au temps,
41:17 la contestation de la vieille société industrielle,
41:20 productiviste, etc., et de son rapport au temps.
41:23 Ça peut être extrêmement problématique
41:27 et bloquant sur un moment, ça peut dessiner aussi
41:30 des perspectives politiques intéressantes.
41:32 - Le dernier mot à Jean Lémarie.
41:34 - Ce sera très rapide, pour dire ce que nous constatons
41:36 au fil des jours, au fil aussi des débats
41:38 que nous organisons aussi ici, Guillaume Erner,
41:40 c'est que cette réforme des retraites réveille
41:42 des sujets qui dépassent très largement
41:44 la simple question du nombre d'années de cotisation
41:48 ou de l'âge légal de départ à la retraite.
41:50 C'est la société qui s'interroge et qui est en mouvement
41:52 autour de ces questions, ou à partir de ces questions.
41:54 - Merci beaucoup Jean Lémarie.
41:56 Merci Marion Fontaine.
41:58 Vous êtes historienne, spécialiste de l'histoire des socialismes
42:00 et du mouvement ouvrier, directrice des Cahiers Jaurès.
42:03 Et puis merci Françoise Fressoz.
42:05 On vous retrouve au travers de vos éditoriaux
42:08 dans le journal Le Monde.
42:10 8h44 sur France Culture.
42:12 Dans quelques secondes, le point sur l'actualité.