L'invité des Matins de France Culture.
Comprendre le monde c'est déjà le transformer(07h40 - 08h00 - 23 Août 2022)
Retrouvez tous les invités de Guillaume Erner sur www.franceculture.fr
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00:00 Les matins de France Culture, Guillaume Erner.
00:06 Plus de 963 000 personnes ont manifesté samedi en France, selon le ministre de l'Intérieur.
00:11 Plus de 2,5 millions selon la CGT.
00:13 En tout cas, la mobilisation contre la réforme des retraites ne faiblit pas et pourrait même
00:18 se durcir en mars avec l'appel à un blocage du pays par de nombreux syndicats et organisations.
00:22 Tous ces syndicats rejettent une réforme qu'ils jugent socialement injuste, certains
00:28 allant même jusqu'à militer pour taxer les grandes fortunes, taxer également les
00:32 super profits des grandes entreprises afin de combler le déficit du système des retraites.
00:37 Il s'agit de chercher de l'argent, pourquoi ne pas le trouver chez les ultra-riches ou
00:43 en tout cas dans les grandes entreprises.
00:45 Et c'est la raison pour laquelle j'ai décidé de vous inviter.
00:48 Lucas Chancel, bonjour.
00:49 Bonjour.
00:50 Vous êtes professeur d'économie à Sciences Po, vous êtes un fin connaisseur de ces
00:54 questions, est-il possible d'envisager une autre réforme des retraites, je veux dire
01:00 une réforme des retraites qui s'appuierait sur une autre taxation ou bien des personnes
01:05 physiques ou bien des personnes privées qui permettraient donc d'équilibrer le système.
01:10 Absolument.
01:11 Alors peut-être que le premier point à rappeler c'est que cette réforme-là, fondée sur
01:16 le décalage de l'âge de départ, n'est pas nécessaire pour garantir le bon fonctionnement
01:22 et pour garantir la pérennité du régime de retraite.
01:27 C'est notamment les conclusions du Conseil d'orientation des retraites, de son président
01:34 Pierre Louis Braa, qui nous disait il y a quelques temps lors de son audition à l'Assemblée
01:39 nationale, que les dépenses du système de retraite sont relativement maîtrisées.
01:43 Le choix du gouvernement de décaler l'âge de départ, c'est un choix qui lui appartient.
01:49 D'autres options sont possibles.
01:51 On pourrait décider d'augmenter un petit peu les cotisations des Français.
01:55 On pourrait décider de faire des efforts finalement supplémentaires sur le taux d'emploi
02:01 des seniors.
02:02 On a discuté dans le débat public depuis plusieurs semaines, depuis plusieurs mois,
02:05 de différentes options possibles.
02:07 L'une de ces options, c'est de mettre davantage à contribution le patrimoine et ses revenus.
02:12 Voilà, ça veut dire Lucas Chancel que vous considérez qu'il faut effectivement trouver
02:17 de l'argent en plus pour équilibrer les retraites ? On est d'accord avec ça ?
02:21 Environ 10 milliards à trouver et on peut tout à fait les trouver d'autres manières
02:26 que via le décalage de l'âge de départ.
02:29 Alors, au sujet de cette somme qu'il faudrait trouver, environ 10 milliards d'euros, il
02:35 y a eu différentes propositions.
02:37 Par exemple, Oxfam a considéré que l'on pouvait essayer de faire une taxe sur les
02:46 plus riches, qu'elle rapporterait environ 12 milliards d'euros.
02:48 On a un peu l'impression qu'on est dans une sorte de concours lépine de la fiscalité
02:53 avec une cible.
02:54 En l'occurrence pour Oxfam, mais aussi pour un certain nombre d'autres économistes,
03:00 les ultra-riches, comment ça pourrait fonctionner selon vous, Lucas Chancel ?
03:04 Revenir juste dézoomer un tout petit peu sur le moment de l'histoire économique dans
03:11 lequel on est.
03:12 Parce que ça permet de mieux comprendre pourquoi aujourd'hui, dans le débat public et également
03:17 dans les travaux de certains économistes, cette focalisation sur ce qui se passe tout
03:21 en haut de la pyramide sociale, ce qui se passe chez les multimillionnaires ou chez
03:24 les milliardaires.
03:25 Donc on est dans un monde, et notamment en France, où la société dans son ensemble
03:30 n'a jamais été aussi riche.
03:31 Le patrimoine français n'a jamais été aussi élevé dans son histoire économique.
03:35 C'est-à-dire, si vous nous donniez quelques chiffres des ordres de grandeur ?
03:39 Eh bien, on a un PIB français qui est de l'ordre de 2500 milliards d'euros par an.
03:46 Et on a une richesse nationale qui est de l'ordre de 5 à 6 fois ce niveau-là.
03:52 Donc on a un patrimoine qui est extrêmement élevé, qui est en hausse assez remarquable
04:00 depuis 20 ans et encore plus depuis 40 ans.
04:04 L'enjeu, c'est que cette hausse de la richesse nationale a été captée de manière
04:13 disproportionnée par une petite partie de la population.
04:16 On entend dire que la France est plutôt moins mal placée que d'autres pays en termes
04:22 d'inégalités, Lucas Chancel.
04:23 Alors ça c'est vrai largement sur les revenus.
04:26 Sur le patrimoine, on n'est pas franchement mieux que nos voisins du point de vue de
04:32 cette hausse des inégalités.
04:34 Et en fait, on est plutôt un pays où cette hausse a été marquée depuis 30 ans.
04:40 Pour donner un chiffre concret, qu'on pourra lire dans de nombreux magazines, dans les
04:47 kiosques à journaux, le patrimoine des 500 plus grandes fortunes de France passe d'environ
04:52 200 milliards en 2010 à peu près 1000 milliards aujourd'hui.
04:57 Je vais rapporter ça au PIB.
04:59 Parce que rapporter ça au PIB, ça nous permet de se rendre compte de comment ce patrimoine
05:04 augmente plus vite que les revenus justement.
05:07 On était à peu près 10% du PIB il y a 10 ans.
05:12 On est à près de 40% du PIB aujourd'hui.
05:15 Ça veut dire que ce patrimoine a augmenté 4 fois plus vite que le PIB.
05:20 Donc ça c'est les valeurs qu'on peut regarder, voir dans les magazines.
05:24 Je donne juste une autre statistique.
05:25 La part du patrimoine détenue par les 1% du haut, au milieu des années 80, c'était
05:32 environ 15% du total.
05:34 On s'approche aujourd'hui de 30%.
05:36 On est un petit peu en dessous de 30% aujourd'hui.
05:38 Donc il y a une forte progression des inégalités patrimoniales dans ce pays.
05:42 Comment ces ultra-riches sont-ils devenus encore plus riches ? Qu'est-ce qui s'est
05:47 passé durant ce laps de temps pour que les fortitudes grossissent comme vous venez de
05:52 le décrire, Lucas Chancel ?
05:53 D'un point de vue assez général, et je rentrerai dans le particulier ensuite, on
05:57 a organisé la mondialisation de telle sorte à ce que les plus hautes fortunes bénéficient
06:06 davantage que du reste de la population de l'ouverture des marchés à l'international,
06:14 placements financiers qu'on peut faire aux quatre coins du monde, la possibilité d'avoir
06:20 des marchés pour vendre des biens et des services un peu partout dans le monde.
06:25 Et par ailleurs, et c'est aussi extrêmement important, on a organisé la fiscalité en
06:29 France de telle manière à ce que le patrimoine se porte extrêmement bien au sommet et est
06:37 très peu taxé tout en haut de la pyramide sociale.
06:42 Donc là, vous visez par exemple la suppression de l'impôt sur la fortune ?
06:47 Alors en partie, la suppression de l'impôt sur la fortune vient participer de ce mouvement.
06:53 Cela étant dit, la France est un pays qui jusqu'à présent n'a encore jamais vraiment
07:00 eu une fiscalité, notamment sur l'héritage, digne de ce nom.
07:04 La fiscalité sur l'héritage reste finalement très faible chez les très très riches, qui
07:11 vont payer de l'ordre de 10% sur les transmissions.
07:16 Pour ceux qui vont hériter plus de 13 millions d'euros, ont payé 10% sur les transmissions,
07:23 alors que le taux affiché, le taux indiqué est de l'ordre de 45%.
07:29 Oui, c'est effectivement ce qui me semble.
07:31 Alors comment vous expliquer la différence ?
07:32 On a fait des dispositifs d'optimisation fiscale, notamment pour les grandes fortunes, permettant
07:39 de retirer une partie de la richesse du paiement de cet impôt sur l'héritage, des fiscalisations
07:46 du trade notamment, qui permet de dire "bon ben finalement certains types de biens professionnels,
07:52 s'ils sont transmis de cette manière-là et pas d'une autre, et bien ils vont être
07:56 à 75% exclus du paiement de l'héritage".
08:00 Et quand vous êtes une très grande fortune, vous allez utiliser ces dispositifs-là pour
08:04 finalement payer 10% d'impôt sur l'héritage seulement, au lieu des 45% indiqués au-dessus
08:10 d'une certaine valeur.
08:11 Donc ça, ça pose un problème méritocratique.
08:14 Certains vont hériter rien du tout et d'autres vont hériter des millions d'euros très
08:19 peu fiscalisés.
08:20 L'héritage de l'outil de travail, les modalités fiscales avantageuses que vous
08:25 pointez, Lucas Chancel, étaient justifiées par le fait qu'il ne fallait pas morceler
08:30 le capital parce que dans ces conditions, dans l'hypothèse où on aurait des PME,
08:35 des grosses PME pour les montants que vous évoquez, voire des multinationales, et bien
08:40 il ne fallait pas faire en sorte que l'entreprise soit en risque au moment de la transmission
08:46 et qu'il y ait donc un problème de gouvernance.
08:47 Écoutez, le fondement économique de cet argument reste encore à démontrer.
08:54 Ça fait maintenant plusieurs décennies qu'on en parle.
08:58 On n'a pas de démonstration claire qu'il y aurait une efficacité économique vérifiée
09:08 liée à ces stratagèmes de réduction de l'impôt sur les très hautes fortunes.
09:13 Ce qu'on sait par contre, c'est qu'il y a cet effet boule de neige de la transmission
09:18 du capital et qui fait que de génération en génération, on crée des dynasties de
09:26 grands propriétaires et que ça, ça va quand même plutôt à l'encontre des discours
09:30 que l'on se raconte en France sur la méritocratie.
09:33 Mais alors là aussi, parce qu'il faut qu'on ait notre moment ruissellement, tous les deux,
09:37 Lucas Chancel, lorsque ces mesures ont été faites, lorsque la suppression de l'ISF a
09:43 été notamment décidée, alors il faut rappeler malgré tout que l'outil de travail, donc
09:50 les très riches qui sont très riches, notamment du fait de la possession d'une entreprise
09:55 qui est cotée en bourse et qui atteint des sommes vertigineuses, eux de toute façon,
09:59 ils n'étaient pas visés par l'ISF avant.
10:02 Mais l'une des idées était de dire on va faire un pays qui est plus favorable au monde
10:07 des affaires pour que les très riches ne s'évadent pas fiscalement et que donc la
10:12 France profite de ces richesses, de leurs richesses.
10:16 Qu'en sait-on aujourd'hui sur les conséquences économiques de la présence de très riches
10:21 sur notre territoire ?
10:23 Alors, suite à cette réforme de la fiscalité du capital, il y a eu sur la fortune, sur
10:32 le stock, il y a aussi eu sur les flux, sur les revenus avec la flat tax, sur les revenus
10:38 du capital, donc le taux d'impôt sur les dividendes, sur d'autres types de revenus
10:42 du capital a été réduit.
10:44 C'est-à-dire, il faut peut-être le rappeler pour les auditeurs, il y a une différence
10:48 entre la taxation du capital, les flux de dividendes et les revenus du travail ?
10:53 Absolument, et on est aujourd'hui dans une situation où les revenus du travail sont
10:57 imposés à un taux plus élevé que les revenus du capital.
11:01 De l'ordre de 20 points.
11:03 On est pour une flat tax je crois à 30% et pour les revenus du travail, pour les hauts
11:08 revenus, on est à un peu plus de 50%.
11:11 Absolument, quand on fait la somme de la tranche supérieure de l'impôt sur le revenu
11:17 plus les cotisations sociales qui vont s'y ajouter.
11:22 Alors, on a une évaluation de cette réforme de la fiscalité du capital qui est menée
11:28 par un organisme qui est rattaché au gouvernement, qui n'est pas un organisme qui pourrait être
11:33 taxé d'anti-gouvernementalisme basique.
11:37 Et cette étude est extrêmement intéressante puisqu'elle nous montre que suite à cette
11:42 réforme de la fiscalité du capital, finalement, on est bien en peine de déceler, d'identifier
11:51 un effet sur la croissance française.
11:53 On est bien en peine de déceler, d'identifier un effet sur l'investissement de ces entreprises
12:01 qui était l'un des arguments utilisés, souvent mobilisés pour dire finalement en
12:05 supprimant l'ISF on va avoir un surcroît d'investissement, on va avoir un surcroît
12:09 d'embauche dans ces entreprises.
12:12 Donc c'est extrêmement compliqué de déceler de tels effets.
12:17 Pourquoi ?
12:18 Parce qu'en fait sur le type de réforme qui a été fait, en réalité les effets
12:23 sont assez faibles.
12:25 Donc ça veut dire quoi ? C'est dire que si on réintroduisait l'impôt tel qu'il
12:29 a été supprimé, on n'aurait pas d'effet négatif sur l'économie française.
12:34 Et finalement pourquoi est-ce que collectivement une bonne partie de la population s'est
12:39 mis dans la tête que finalement il faudrait supprimer ces impôts sur les très très
12:46 faibles ? Parce qu'il y a eu un discours très construit, préparé, ordonné depuis
12:51 des décennies, consistant à dire il ne faut pas taxer les plus aisés parce que sinon
12:56 l'économie s'effondre.
12:57 Mais ce discours en fait il ne résiste pas bien à l'épreuve des faits.
13:01 Je crois qu'il y avait une courbe qui s'appelait la courbe de l'affaire.
13:04 Alors qui dit quoi globalement ? Que vous allez pouvoir augmenter l'impôt jusqu'à
13:10 un certain niveau au-delà duquel ce taux-là va venir désinciter l'entreprise individuelle,
13:17 va venir peser sur la croissance économique.
13:20 La réalité c'est qu'aujourd'hui on est encore très très loin de ce fameux point
13:24 au-delà duquel on aurait des effets sur l'activité économique.
13:30 Vous le situez à quel niveau ce moment désincitatif pour les impôts ?
13:33 Écoutez, aujourd'hui on a un taux d'impôt sur le revenu économique des très très
13:39 riches, le revenu total des très très aisés, taux d'impôt sur le revenu de l'ordre
13:44 de 1 à 2% de leur revenu total.
13:47 Donc 1 à 2% de leur revenu quand des individus qui sont aisés mais pas aussi aisés vont
13:56 payer de l'ordre de 25%, c'est quand même très très faible.
14:00 Pardonnez-moi mais je ne comprends pas votre calcul parce qu'on voit que les taux d'imposition
14:05 pour les gens qui gagnent très bien leur vie sont au-delà de 50% et les personnes
14:10 que vous évoquez ne sont pas des cadres, ce sont des gens qui sont des milliardaires
14:15 donc qui sont largement au taux supérieur de l'impôt.
14:19 Comment à partir de taux à 50% arrive-t-on à des taux de 1 à 2% en matière de paiement
14:26 de l'impôt ?
14:27 Alors c'est très intéressant et c'est une question fondamentale sur laquelle le
14:30 gouvernement américain est en train de réfléchir et de légiférer.
14:35 Il y a le revenu tel que votre entreprise peut vous le verser et puis il y a le revenu
14:42 économique total qui en fait va prendre en compte la valorisation de vos actifs financiers,
14:51 de l'entreprise que vous pouvez posséder.
14:53 Et donc si vous possédez une entreprise qui il y a 10 ans valait 10 milliards et qu'aujourd'hui
14:59 elle en vaut 110, d'un point de vue économique, votre revenu c'est quoi ? C'est ce qui vient
15:07 contribuer à l'augmentation de votre patrimoine.
15:10 C'est-à-dire que là, en l'occurrence, ça serait de 100 milliards.
15:13 110 moins 10, très précisément.
15:15 Sauf que ça n'est pas un revenu liquide puisque il est virtuel, il est en action.
15:23 Est-ce qu'il est liquide ? Finalement c'est un des arguments qui est souvent mis en avant.
15:28 La réalité c'est qu'Elon Musk quand il veut trouver 40 milliards pour acheter Twitter,
15:32 il vend très facilement plusieurs dizaines de milliards d'actions de son entreprise
15:36 et la liquidité est démontrée.
15:38 Ce que disent les Américains aujourd'hui c'est qu'on va taxer cette augmentation
15:45 même si elle n'a pas été réalisée, même si les actions n'ont pas été conduites.
15:48 Donc une augmentation virtuelle.
15:49 Alors ce qu'on voit c'est que ce n'est pas du tout virtuel dans le cas d'Elon Musk.
15:55 Les milliards sont là, c'est-à-dire qu'il suffit de vendre l'action pour avoir les
15:58 milliards derrière.
15:59 Et ce que dit le fisc américain c'est qu'en fait ce qu'on va demander à ces milliardaires
16:03 ou à ces multimillionnaires c'est un pré-paiement d'un impôt sur le revenu.
16:08 C'est-à-dire qu'on va taxer cette augmentation et puis le jour où les actions seront vendues,
16:14 eh bien ils se seront déjà acquittés de l'impôt.
16:16 Le problème aujourd'hui c'est que souvent ces actions ne sont jamais vendues.
16:20 Elles sont transmises aux héritiers et par le biais de cette transmission on vient échapper
16:27 à l'impôt.
16:28 Donc on revient ici sur le problème de l'injustice de l'impôt sur l'héritage et le problème
16:32 de l'injustice de l'impôt tout au long de la vie sur le patrimoine.
16:35 On se retrouve dans une vingtaine de minutes, Lucas Chancel vous nous expliquerez quelles
16:40 sont les conséquences effectivement de ces inégalités.
16:43 Comment on peut aussi y remédier dans une refonte du système fiscal ? Parce qu'on
16:50 voit que les sommes que vous évoquez sont effectivement supérieures aux 10 ou 12 milliards
16:56 qu'il faudrait pour équilibrer le système des retraites.
16:59 Je rappelle que vous êtes professeur d'économie à Sciences Po Paris.
17:02 Il est 8h sur France Culture.
17:04 Évoquez une possibilité de taxer les ultra-riches, les super profits des entreprises.
17:14 Nous sommes en compagnie de Lucas Chancel, vous êtes professeur d'économie à Sciences
17:18 Po, vous nous avez dit que par rapport aux sommes qui sont attendues en matière de déséquilibre
17:23 du système des retraites, disons entre 10 et 12 milliards d'euros, il serait possible
17:28 d'évoquer une autre forme de fiscalité tournée vers les ultra-riches et les super
17:32 profits.
17:33 Mais est-ce véritablement orthodoxe de financer un système des retraites avec de l'impôt
17:38 sachant que les impôts peuvent varier de manière favorable ou défavorable ?
17:42 En fait, pour revenir sur comment est financé le système actuel, on a 340 milliards de
17:51 dépenses de retraite chaque année.
17:54 C'est le chiffre 2021 du corps.
17:56 Sur ces 340 milliards, 270 viennent de cotisations retraites.
18:02 Et d'où vient le reste ? En grande partie d'impôts, notamment la CSG.
18:09 On a aussi la CRDS qui vient rembourser les déficits des systèmes passés qui sont comblés
18:15 avec les impôts des gens d'aujourd'hui.
18:17 Donc en réalité, on a déjà plusieurs dizaines de milliards d'euros qui sont issus d'impôts
18:23 et de taxes qui viennent financer le système.
18:26 Donc ce n'est pas totalement hétérodoxe de dire ça.
18:28 En fait, on le fait déjà depuis des dizaines d'années.
18:30 Maintenant, par rapport aux sommes qui sont en jeu, par rapport au fait que, et là je
18:37 cite une nouvelle fois le corps, il n'y a pas le feu au lac.
18:40 On n'est pas là sur une réforme qui, si elle n'est pas faite, le régime va s'effondrer
18:45 du fait d'un déséquilibre démographique.
18:48 Je pense que c'est encore important de revenir là-dessus.
18:50 Il n'y a pas de déséquilibre démographique qui ferait que si on ne fait pas cette réforme-là,
18:55 le système s'effondre.
18:56 Et donc pour trouver 10-12 milliards d'euros à horizon 2030, je rappelle que l'année
19:02 dernière le système était excédentaire et non pas déficitaire, là on parle de 2030,
19:07 eh bien 10 milliards on peut tout à fait les trouver dans une mise à contribution
19:12 plus grande des revenus du capital ou du stock de capital.
19:16 - Alors s'il s'agit donc de taxer différemment les ultra-riches et les profits des multinationales,
19:23 un ultra-riche d'ailleurs, ça possède quel type de patrimoine ? À partir de quelle
19:28 seuil, Lucas Chancel, il faut évoquer ce terme ?
19:32 - C'est une très bonne question, il n'y a pas une seule réponse.
19:35 Si on regarde le droit fiscal, l'impôt sur la fortune commence environ à un petit
19:45 peu au-dessus d'un million d'euros.
19:46 Donc vous êtes fortuné au-dessus de ce type de revenu-là.
19:50 La plus haute tranche d'imposition sur le revenu, la tranche supérieure dont on parlait
19:55 il y a 20 minutes, elle est autour de 15 000 euros par mois de revenu.
20:01 Maintenant, si on parle des très grandes fortunes, alors là on peut imaginer commencer
20:11 à plusieurs dizaines de millions d'euros de patrimoine.
20:14 Le top 0,01% de la population, c'est-à-dire 4 000 personnes, ça commence à environ 30
20:23 millions.
20:24 Donc si vous avez plus de 30 millions, vous êtes dans les 4 000 personnes les plus riches,
20:28 4 000 adultes les plus riches du pays.
20:30 Peut-être que c'est un bon seuil pour parler de l'ultra-richesse.
20:34 Un petit peu en dessous de 100 millions, plusieurs dizaines de millions d'euros.
20:37 Mais bon, là il n'y a pas de réponse exacte.
20:39 Moi je peux vous donner des niveaux de patrimoine au-dessus pour les 1% ou 0,01% du haut.
20:47 Chacun se fera son avis sur cette question.
20:50 La critique qui est adressée à ceux qui veulent alourdir la fiscalité sur les ultra-riches
20:56 consiste à dire, Lucas Chancel, que le taux de prélèvement en France est déjà à un
21:00 tel niveau qu'il serait déraisonnable de l'accroître.
21:05 Vous connaissez le discours Cuba, Cuba sans le soleil, un taux d'imposition qui serait
21:10 supérieur à ce qu'il pourrait être dans des régimes confiscatoires.
21:16 Alors deux réponses.
21:17 La première, c'est que je fais partie de ceux qui pensent, qui essaient de travailler
21:23 sur des réformes permettant de réduire la pression fiscale sur une grande partie de
21:30 la population française.
21:31 Je pense notamment à l'héritage.
21:34 On parlait de l'impôt sur l'héritage précédemment.
21:37 L'impôt sur l'héritage pourrait être réduit pour les classes moyennes et pour
21:41 les classes populaires.
21:42 Avec cette fameuse défiscalisation des transmissions en ligne directe de 100 000 euros, on pourrait
21:48 passer à 200 000 euros qui ne seraient pas taxés au titre de l'impôt sur l'héritage.
21:52 Pour autant, si on fiscalisait mieux ce qui se passe au-dessus, sur les 1% les plus aisés,
22:00 alors on pourrait récolter davantage du point de vue du trésor public.
22:04 Donc on voit ici qu'on peut faire des réformes où certains vont gagner, la majorité de
22:08 la population, d'autres vont contribuer davantage et au total on dégage des marges
22:13 de manœuvre.
22:14 Ça c'est l'héritage.
22:15 Maintenant sur le patrimoine, c'est à peu près la même chose si vous voulez.
22:18 C'est-à-dire qu'aujourd'hui en fait, il y a déjà un impôt sur les patrimoines
22:21 des classes moyennes, c'est la taxe foncière.
22:23 La taxe foncière qui va dépendre de la valeur de votre bien, que vous soyez aisé ou que
22:28 vous ayez un petit logement.
22:29 Récolte, 40 milliards d'euros par an environ.
22:33 Et bien cette taxe foncière, elle est assez injuste parce que ses taux ne dépendent pas
22:38 du tout, sa valeur ne dépend pas du tout de combien vous possédez.
22:41 Donc on pourrait faire une taxe foncière qui soit plus juste.
22:44 Ça c'est la première manière de répondre.
22:46 On peut mieux articuler la fiscalité pour plus de justice.
22:50 La deuxième manière de répondre, c'est qu'on a un taux total d'impôt de l'ordre
22:56 de 50% du revenu national.
23:00 On a de nouveaux besoins.
23:02 La dépendance, l'adaptation au changement climatique, végétaliser nos villes, transformer
23:10 notre système énergétique.
23:11 Est-ce qu'on va financer ces nouveaux besoins en réduisant dans la santé, dans l'éducation,
23:17 dans les retraites ou est-ce qu'on va dégager une nouvelle marge de manœuvre parce qu'il
23:20 y a de nouveaux besoins ? Je suis plutôt tendance à penser que la deuxième réponse
23:24 est tout à fait légitime.
23:26 Alors attendez, parce que si on vous suit bien, Lucas Chancel, ce que vous proposez
23:29 ce n'est pas d'accroître les prélèvements, c'est de redistribuer ces prélèvements
23:35 entre les différentes tranches à la fois de revenus et j'imagine de patrimoine.
23:41 Puisque si l'on vous suit, il faut revoir aussi la fiscalité sur le patrimoine bien
23:45 entendu et sans pour autant accroître la pression fiscale moyenne en France.
23:52 Si, je pense qu'on peut baisser les prélèvements sur les classes populaires et les classes
23:58 moyennes tout en augmentant les prélèvements là où en fait ils sont relativement faibles,
24:04 c'est-à-dire tout en haut de la pyramide sociale et cela aura pour conséquence d'augmenter
24:10 un peu le taux de prélèvement de l'économie.
24:13 Mais c'est important de dire que tout le monde n'est pas concerné de la même manière.
24:17 Certains y gagnent et d'autres vont contribuer davantage.
24:20 C'est important de le dire mais ce qui est tout aussi important pour certains de vos
24:25 confrères économistes, Lucas Chancel, cela consiste à dire que quelles que soient finalement
24:30 les personnes que vous taxez, ça a beaucoup d'importance pour les personnes, ça a beaucoup
24:35 d'importance aussi pour des principes d'éthique et de morale bien sûr, mais pour l'économie
24:39 au global, ce qui compte c'est la pression fiscale qui est exercée sur le pays et la
24:45 soustraction de la richesse nationale qui va donc en prélèvement obligatoire.
24:50 Non, en fait, au premier ordre, ce qui compte sur les montants dont on parle, augmenter
24:58 de 10 milliards, 20 milliards d'euros, la contribution des très aisés, au premier
25:05 ordre, ce qui va compter pour la croissance française, c'est comment on utiliserait ces
25:09 ressources.
25:10 Est-ce qu'on les utilise pour investir dans l'éducation, pour investir dans la transition
25:14 énergétique, pour investir, on peut utiliser une partie pour financer les retraites, mais
25:22 c'est surtout comment on choisit de réinvestir cet argent plutôt que est-ce qu'on va augmenter
25:28 de 10 ou 20 milliards d'impôts sur les très riches et l'économie s'effondrerait.
25:32 Je vais vous donner un autre exemple, parce qu'on a beaucoup parlé de personnes physiques
25:35 jusqu'ici, il faudrait aussi que l'on parle des personnes morales et en l'occurrence des
25:39 multinationales.
25:40 L'un des arguments contre les taxation supplémentaires qui seraient faites vis-à-vis des multinationales
25:49 consiste à dire qu'on va diminuer la compétitivité de ces multinationales en France et que par
25:56 voie de conséquence, ces multinationales iront ailleurs.
26:00 Alors, la première chose c'est que la compétitivité d'un pays c'est largement sa capacité à
26:10 former des ingénieurs, à former des cadres, à former des personnes qui vont faire que
26:19 le business, quel que soit ce business, soit performant d'un point de vue international.
26:25 Il faut financer tout ça, c'est-à-dire que si vous regardez dans le monde les pays qui
26:29 ont le moins d'impôts, c'est des pays qui n'arrivent pas bien à former leur jeunesse,
26:33 c'est des pays qui n'ont pas de multinationales.
26:35 Ça, ça marche au niveau mondial, entre pays riches et pays moins riches, ça marche même
26:39 au niveau européen.
26:40 Si vous regardez les pays de l'Est, ce sont des pays qui ont des taux d'impôt plus faibles
26:42 au global et ce sont des pays qui ne fleurissent pas du point de vue économique, qui ont peu
26:47 de multinationales.
26:48 Les Etats-Unis ?
26:49 Alors, les Etats-Unis, ce qui est intéressant, c'est que ça a été un pays qui a été
26:53 caractérisé dans l'une des phases d'or du capitalisme, H-d'or du capitalisme américain
26:58 par des taux d'impôt relativement élevés.
27:00 Et ça, on a tendance à l'oublier en fait parce qu'il est passé ensuite par une période
27:04 de 1980, à nos jours, par une période de taux d'impôt faibles.
27:08 Les taux d'impôt sur les revenus, les taux d'impôt sur les multinationales ont dégringolé.
27:12 La fameuse phase régalienne, certains l'appellent néolibérale.
27:16 Et justement, les Américains sont en train de revoir ce logiciel.
27:20 Les Américains, je pense, sont en train de montrer que d'autres voies sont possibles,
27:24 sont en train de montrer qu'on peut augmenter le taux d'impôt sur les multinationales,
27:29 on peut augmenter le taux d'impôt sur les revenus du capital.
27:32 Et c'est exactement ce que Biden est en train de faire en disant quoi ?
27:36 Je vais faire tout ça pour financer notamment mes investissements climat tout en faisant
27:42 quoi d'autre ? En n'augmentant pas d'un dollar l'impôt sur les classes moyennes
27:47 et les classes populaires.
27:48 C'est exactement ce que Biden est en train de faire.
27:49 Bon, mais alors si on prend l'exemple d'une société allée au hasard, LVMH, puisque
27:54 la valorisation de cette entreprise à 400 milliards d'euros a suscité là aussi de
27:59 nombreux commentaires, Lucas Chancel, si on taxe d'une manière ou d'une autre, c'est-à-dire
28:04 ou bien les revenus de cette société ou bien le patrimoine de celui qui la possède en
28:10 partie, je veux parler bien sûr de Bernard Arnault, le risque c'est que ce champion
28:16 aille ailleurs qu'en France et que les emplois les retombaient directs, indirects de LVMH,
28:23 que ce soit donc, je ne sais pas, les investissements en France, les fondations, bref, tout ce qui
28:28 peut constituer l'écosystème d'un pays, eh bien cela irait ailleurs.
28:32 Alors, encore une fois, là il faut dédramatiser.
28:36 Il faut dédramatiser.
28:38 En réalité, l'administration fiscale dispose d'un éventail d'outils possibles pour empêcher
28:48 ce type de situation.
28:49 Les Américains ont ce qui s'appelle une exit tax.
28:54 Si vous voulez changer de nationalité, si vous voulez renoncer à votre nationalité
29:00 américaine pour arrêter de payer l'impôt, vous devrez payer l'impôt sur vos fameux
29:06 gains en capital, plus-value non réalisés dont on parlait il y a 20 minutes.
29:10 Juste pour le rappeler, c'est lorsque votre patrimoine a considérablement grossi, on
29:16 peut le taxer avant même que ce gain soit effectif.
29:19 Et même si le gain effectif n'arrive pas chez vous, mais que vous choisissez de sortir
29:28 du pays, changer de nationalité, vous serez quand même imposé là-dessus.
29:32 Vous êtes non-résident.
29:34 Les non-résidents américains sont, et donc ça, le droit fiscal va changer.
29:38 Je parlais pour les Français, puisque pour les Américains, c'est un autre système.
29:41 Tout ça pour dire quoi ? Que l'administration fiscale dispose d'énormément d'outils à
29:48 disposition, pour peu, que cette administration choisisse d'utiliser ces outils.
29:53 Depuis une trentaine d'années, la logique politique était de dire "on ne peut pas utiliser
29:58 ces outils, c'est trop compliqué, on n'y arrivera jamais".
30:02 Et donc on a ouvert les vannes, si vous voulez.
30:06 On peut décider de faire autrement.
30:08 Et encore une fois, il faut dédramatiser.
30:11 On peut tout à fait y arriver.
30:14 Mais bon, ça veut dire d'avoir un logiciel de pensée qui consiste à réaliser qu'il
30:20 est possible de faire mieux qu'on fait aujourd'hui.
30:23 Et on peut tout à fait faire mieux qu'on a fait depuis trente ans.
30:26 - Lucas Chancel, pourquoi dans cette forme de concours lépine de la fiscalité, pourquoi
30:31 ne pas prélever une taxe très faible sur des montants très importants ? On voit par
30:37 exemple les flux financiers qui sont sous-jacents à la bourse ou au système général financier.
30:46 Pourquoi ne pas imaginer une taxe de ce type qui, elle, semblerait peut-être plus indolore
30:52 pour les personnes physiques et les multinationales ?
30:56 - Alors, les propositions dont il a été question depuis quelques mois, quelques semaines
31:04 dans le débat public, un impôt de 1%, 2% sur la fortune des très très riches, c'est
31:10 une taxe qui est très faible.
31:12 Quand on a vu une fortune qui augmente de l'ordre de 9, 10%…
31:17 - C'était l'ISF à peu près.
31:18 - Alors, c'était l'ISF, sauf qu'il ne pesait pas sur l'outil professionnel, sur
31:23 les biens professionnels.
31:24 Mais si vous avez un taux de 1%, 2% sur des patrimoines qui eux-mêmes augmentent à 9,
31:30 10% par an en moyenne, vous avez toujours une augmentation très forte de ces patrimoines
31:34 chaque année.
31:35 Donc, on n'est pas dans du confiscatoire.
31:36 10% moins 2%, ça fait 8% d'augmentation par an.
31:40 Vous avez taxé 2%, le patrimoine va continuer d'augmenter par 8%.
31:43 Donc, on est quand même sur des taux très faibles.
31:45 Ce dont on discute, c'est précisément des taux faibles dans un contexte économique
31:50 particulier, celui qui nous caractérise, de très forte concentration du capital au
31:55 sommet de la pyramide sociale, ce qui permet, via des taux relativement faibles, de récolter
32:00 des sommes conséquentes.
32:02 - Alors, moi, je ne pensais pas à ça.
32:03 Je pensais par exemple à une taxe sur les transactions financières.
32:06 - Alors, la taxe sur les transactions financières, qui a été discutée, proposée, soi-disant
32:13 acceptée par certains pays, toujours pas mise en œuvre.
32:16 Si vous voulez, l'un de ces problèmes, c'est finalement, c'est un peu moins évident
32:22 de voir quelle est son incidence, qui précisément va la payer.
32:26 C'est-à-dire qu'avec les mesures dont on discute, là, donc un impôt sur le patrimoine
32:31 au-delà d'un certain seuil, un impôt sur l'héritage au-delà de 10 millions d'euros
32:35 transmis, par exemple, un impôt plus élevé.
32:38 C'est plus simple de savoir qui sont les gagnants et qui sont les perdants.
32:42 Avec la taxe type Tobin sur les transactions financières, c'est un petit peu plus compliqué,
32:48 c'est un peu moins lisible, c'est un peu moins transparent, si vous voulez.
32:50 - Est-ce que pour vous, c'est quelque chose de réaliste ?
32:54 Alors, on voit qu'on a eu toutes les difficultés du monde de le faire.
32:57 Là aussi, il y a eu des tentatives.
32:59 Il y a une dizaine d'années, il y avait cette taxe sur les billets d'avion.
33:02 Je ne sais même pas si elle existe encore, cette taxe-ci.
33:06 Enfin bref, on voit l'idée qui consiste à prélever de petits montants sur des flux
33:11 qui sont des flux importants.
33:13 Ça, ce n'est pas une piste que vous semblez retenir, Lucas Chancel.
33:16 - Le mouvement qu'on observe aujourd'hui, c'est quand même un retour de la taxation
33:21 du patrimoine.
33:22 Les Norvégiens viennent d'augmenter leur taux d'impôt sur le patrimoine.
33:26 Les Espagnols ont mis en œuvre un impôt de solidarité exceptionnel sur le patrimoine
33:35 des très riches.
33:37 Les Américains ont discuté pendant leur campagne.
33:40 Aujourd'hui, la décision qui est proposée par Joe Biden, c'est de s'assurer que les
33:47 patrimoines supérieurs à 100 millions d'euros payent un minimum d'impôt sur le revenu
33:52 de 20%.
33:53 Donc, il y a plusieurs options en jeu.
33:56 Mais c'est vrai qu'aujourd'hui, on se dirige, il me semble, davantage vers une modernisation
34:03 de l'impôt sur le patrimoine et des revenus du patrimoine de manière un peu différente
34:12 à ce qui a été proposé il y a 20 ans avec la taxe Tobin.
34:15 - Lucas Chancel, vous êtes économiste, mais je vais quand même me risquer à vous poser
34:19 une question politique.
34:21 Pourquoi, lorsque François Hollande était au pouvoir, alors qu'il avait débuté, on
34:26 s'en souvient, son mandat avec une proposition de taxer les salaires supérieurs à un million
34:33 d'euros, pourquoi François Hollande n'a-t-il pas essayé de faire une réforme de la fiscalité
34:39 inspirée par quelques-unes de vos propositions ?
34:42 - C'est une très bonne question qu'il faudra lui poser.
34:47 - En attendant, je la lui poserai, mais je voulais la poser à vous parce qu'on parle
34:52 beaucoup de fiscalité en France, mais finalement, il y a eu la suppression de l'ISF qui a été
34:57 transformée en IFI, en Impôt sur la Fortune Immobilière, mais les discours nombreux sur
35:03 l'évolution de la fiscalité ne sont jamais suivis d'effet.
35:06 En tout cas, c'est mon sentiment.
35:08 - Il y a une réalité, c'est que ce dont on discute ici, leur mise en œuvre dans le
35:16 champ démocratique n'est pas aisée.
35:18 C'est compliqué de réformer le système fiscal.
35:21 Pour autant, les défis auxquels on fait face aujourd'hui, qui nécessitent d'avoir plus
35:26 de ressources, changement climatique, dépendance, éducation et santé, sont des défis où
35:31 on va devoir prélever davantage, ou en tout cas dégager des marges de manœuvre supplémentaires.
35:37 Et donc, même si ce n'est pas aisé, ces transformations semblent tout à fait importantes
35:46 et au regard de nombreuses personnes, nécessaires.
35:48 Et donc, pourquoi est-ce que la majorité 2012-2017 n'a pas réussi à avancer sur
35:55 ces sujets ? Peut-être une des raisons, c'est qu'il y a eu des dissensions au sein
36:00 de cette même majorité.
36:01 On le sait, ministre de l'Économie est devenu président de la République ensuite sur un
36:05 mandat de baisse des impôts sur le patrimoine.
36:09 On l'a vu en 2017 avec la suppression de l'ISF.
36:12 Donc, des dissensions internes, je pense aussi que les mouvements de pensée en économie
36:19 prennent du temps.
36:20 C'est-à-dire que de 1980 à 2020, on est encore dans cette phase, il me semble, consistant
36:27 à penser que finalement, augmenter un petit peu l'impôt sur les très aisés, ça nuit
36:34 à l'activité économique.
36:35 Et donc, une partie de la population française continue de penser, de soutenir ce type de
36:44 réflexion, même si dans les faits concrètement, les taux d'impôt proposés, en tout cas
36:49 ceux dont on discutait ici, n'auraient pas cet effet-là.
36:52 Mais justement, économiquement, si on regarde sur la très longue période, celle que vous
36:58 avez notamment étudiée, Lucas Chancel, le fait que les patrimoines grossissent de manière
37:04 excessivement importante, principalement des patrimoines financiers, si je vous ai bien
37:08 suivi, qu'est-ce que ça signifie ? Est-ce que justement c'est une période particulière ?
37:14 Est-ce que c'est l'une des conséquences de la politique des banques centrales ? Du
37:20 quoi qu'il en coûte ? Bref, un certain nombre de faits économiques majeurs qui se
37:25 sont déroulés ces derniers temps.
37:26 Absolument.
37:27 Donc, rôle des banques centrales, qui est important.
37:31 Là, on voit aussi l'effet, l'importance de choix politiques, là en l'occurrence
37:38 sur la politique monétaire, qui viennent nourrir, doper les cours de la bourse.
37:44 Et qui est un argument supplémentaire pour dire qu'à un moment, il y a une logique
37:49 à demander une rétribution, à demander une fiscalisation d'une partie de ces valorisations
37:59 boursières et de ces gains en capital.
38:03 L'autre raison, c'est évidemment la possibilité d'accroître la taille du marché sur lequel
38:09 vous allez venir vous intégrer.
38:11 Donc ça, c'est l'effet mondialisation.
38:12 Si vous voulez un marché plus grand, les entreprises peuvent faire davantage de bénéfices.
38:17 Mais ici, encore une fois, ce qui est important d'avoir en tête, c'est que cette mondialisation,
38:21 on l'a organisée.
38:22 On l'a désorganisée d'une certaine manière.
38:24 On a signé des conventions fiscales avec certains États.
38:27 On a signé des conventions pour baisser les droits de doigt avec d'autres États.
38:31 On aurait pu organiser ça différemment.
38:33 Et on entre dans une phase de la mondialisation où on est en train de réorganiser ça.
38:37 Typiquement, taux d'impôt minimum sur les multinationales à 15%.
38:41 Donc ça, c'est quelque chose d'établi.
38:42 Mais philosophiquement, si on pense par exemple à l'économiste Karl Polanyi qui évoquait
38:48 dans les années 40 le fait qu'un certain nombre de richesses, ou plutôt un certain
38:55 nombre de choses soient soumises à la loi du marché.
38:57 C'était plutôt cela qu'il disait Polanyi.
38:59 Le fait qu'il y ait aujourd'hui, que la période historique que nous traversons soit
39:04 une période à la fois où le capital est extrêmement abondant, puisque les banques
39:07 centrales en ont déversé des milliards, et le fait que ce même capital s'enrichisse,
39:12 qui est un peu déconcertant, puisque d'ordinaire, il y a une prime à la rareté.
39:16 Or, le capital n'est pas rare et c'est pourtant lui qui s'enrichit.
39:19 Qu'est-ce que ça vous inspire, Lucas Chancel ?
39:21 Polanyi, il écrit juste à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale, et il nous dit
39:30 le chaos du premier XXème siècle européen est lié à un dérèglement des marchés et
39:36 au fait que l'État s'est trop retiré de l'organisation de ces marchés.
39:40 Il ne sait pas encore ce qui va se passer ensuite.
39:43 Lui, il pense que finalement l'État est revenu, sécurité sociale 1945, etc.
39:47 De 1980 à 2020, on est retombé dans une phase de retrait de l'État, du régulateur,
39:54 et aujourd'hui, il me semble, en tout cas on a vu quelques exemples qui peuvent être
39:57 précurseurs d'un retour de cette réglementation, de cette régulation.
40:01 Merci beaucoup Lucas Chancel.
40:04 Je rappelle que vous êtes professeur d'économie à Sciences Po.
40:08 Dans quelques instants, le point sur l'actualité.