Nicole Bacharan, historienne, auteure de "La plus résistante de toutes " (Stock), est l'invitée de 7h50. Un livre sur sa mère, Ginette Guy, résistante pendant la Seconde Guerre mondiale. Plus d'info : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-7h50/l-invite-de-7h50-du-lundi-13-fevrier-2023-3671486
Category
🗞
NewsTranscription
00:00 7h47, Léa Salamé, votre invitée ce matin est historienne.
00:03 Bonjour Nicole Bacharan.
00:05 Bonjour.
00:06 Merci d'être avec nous ce matin.
00:07 C'est pas l'historienne spécialiste des Etats-Unis qui nous éclaire depuis des années
00:10 sur la politique américaine que nous recevons ce matin, pas du tout.
00:13 Mais la primo-romancière, ou plus simplement Nicole, la fille de Ginette Guy, votre mère
00:18 donc, à qui vous consacrez un livre émouvant et délicat, la plus résistante de toutes
00:23 chez Stock.
00:24 Elle raconte cette jeune femme de 18 ans en 1942, résistante, héroïque et amoureuse
00:29 au cœur de la Deuxième Guerre mondiale.
00:31 C'est votre livre le plus personnel, le plus intime.
00:34 Nicole Bacharan, vous avez mis du temps à pouvoir l'écrire, à vous autoriser à
00:37 parler de votre histoire.
00:38 Pourquoi vouliez-vous écrire le livre de ma mère ?
00:41 Vous commencez très fort Léa.
00:45 Parce qu'à un moment, je me suis aperçue que j'étais la dernière à connaître
00:50 cette histoire.
00:51 Les témoins les plus proches sont partis.
00:54 Et que je voulais que cette histoire soit transmise.
00:57 Soit transmise d'abord à mes enfants et peut-être au-delà, à des lecteurs d'aujourd'hui.
01:04 Et aussi parce que c'est un livre que j'ai toujours voulu écrire.
01:07 Ça fait 30 ans que je veux l'écrire et qu'à un moment, on se dit « Allez,
01:11 il faut y aller, c'est maintenant ! ».
01:13 Ginette a 18 ans en 1942.
01:15 Elle rêve de liberté et d'aventure.
01:17 Elle travaille chez un fourreur à Toulouse, alors encore en zone libre.
01:20 Elle tombe amoureuse d'un jeune homme flamboyant qui avait le sourire de Fanny Ardant.
01:24 Il s'appelle Jean Obermann, il est juif.
01:27 Et c'est d'abord pour lui qu'elle va résister aux lois de Vichy et aux Allemands.
01:31 C'est par amour qu'elle va s'engager à 18 ans.
01:33 En tout cas, c'est par amour qu'elle va ouvrir les yeux sur ce qui se passe encore
01:38 dans la zone dite libre et qui bientôt ne le sera plus.
01:41 C'est-à-dire que le milieu où elle travaille chez ce fourreur est entièrement juif.
01:46 Son amoureux, et ce sera le grand amour de sa vie, est également juif.
01:50 Et elle assiste aux menaces, aux brimades, aux premières déportations, aux premières rafles.
01:56 Il y a eu de grandes rafles en zone sud avant même l'arrivée des Allemands.
02:01 Elle voit également les dangers qui pèsent sur les enfants.
02:05 Elle va aider à cacher dans un couvent le petit frère et la petite sœur de son amoureux Jean Obermann.
02:11 Et c'est effectivement sa première ouverture sur ce monde extrêmement sombre de l'antisémitisme et de l'occupation.
02:20 Elle va devenir Marie-Claude dans La Résistance, ce sera son nom de code.
02:24 Et elle sera vraiment courageuse malgré sa jeunesse.
02:26 Elle va cacher des juifs chez elle, elle va accompagner les enfants dans le couvent pour les cacher.
02:32 Elle va distribuer des messages et des lettres aux combattants.
02:34 Elle va prendre de vrais risques à tel point que quand elle sera arrêtée à l'été 44 à Marseille,
02:40 le chef de la Gestapo écrira dans ses dossiers "elle est la plus résistante de toutes".
02:45 Ces mots-là, vous avez pu les lire de vos propres yeux dans les archives des Bouches du Rhône.
02:49 Oui, et je vous assure que ça fait un sacré choc quand vous découvrez le nom de votre mère avec cette phrase
02:56 sur ce dossier-là, "la plus résistante de toutes", écrite et signée du patron de la Gestapo de Marseille,
03:03 qui est l'équivalent de Klaus Barbie dans le Midi, sauf que comme son procès et son exécution ont eu lieu quelques années après la guerre,
03:12 il n'est pas resté dans l'histoire avec la place de Klaus Barbie de l'âge.
03:18 C'était un terrible gestapiste, c'était un Allemand qui était particulièrement violent et cruel.
03:24 C'était un SS qui faisait régner la terreur dans Marseille, qui avait parti lié avec la Pègre, avec le Parti populaire français de Jacques Doriot.
03:36 Et c'est vrai que d'une part, je pense que ma mère, même, je le sais, puisque tout ce que je raconte dans ce livre est vrai, était à la fois...
03:43 Oui, parce que vous avez enquêté partout, ça vous a pris des mois, voire des années, vous êtes allée sur les lieux à Toulouse, à Marseille, dans les archives.
03:49 Vous avez vraiment fait votre travail d'historienne.
03:51 Oui, complètement, vraiment, avec passion. Mais c'est vrai que je ne m'attendais pas à trouver autant d'éléments sur une jeune femme qui est restée une jeune femme anonyme
04:00 et qui est inscrite dans les dossiers de police et dans les dossiers de la Gestapo.
04:04 Et elle est la plus résistante de toutes, dit ce de l'âge, parce qu'effectivement, quand elle va être arrêtée et quand il va l'interroger,
04:11 elle va lui balancer à 20 ans. L'Allemagne a perdu la guerre, vous le savez bien, plus personne n'y croit, c'est une question de semaines,
04:19 les Américains vont arriver, vous ne pouvez pas vous battre contre tout le monde, pourquoi est-ce que vous persistez ?
04:23 Mais maintenant, vous pourriez négocier, vous pourriez préparer l'avenir.
04:26 À 20 ans à peine, elle essaye de retourner le chef de la Gestapo, le SS.
04:30 C'est absolument fou. Et cette phrase que vous venez de lire, c'est une phrase que ma mère m'a rapportée, qu'elle m'a même rapportée plusieurs fois,
04:37 parce qu'elle m'a parlé de tous les échanges qu'elle a eu avec le patron de la Gestapo, elle ne m'a jamais parlé de ce qu'il lui avait fait.
04:47 Mais par contre, j'ai fini par accepter de le voir et de le comprendre. Mais c'est vrai que c'est absolument fou qu'à 20 ans,
04:55 et dans les circonstances aussi dures, subissant ce qu'elle subissait, elle ait eu à la fois le sang-froid et l'intelligence pour tenter de sauver sa peau,
05:04 et essayer de retourner ce type qui était non seulement un tortionnaire, mais un maître espion redoutable.
05:09 Ce qu'il lui a fait, elle ne vous l'a pas dit. Elle va subir la violence physique, elle va être battue, elle va être torturée, vous le saurez plus tard.
05:17 Vous le saurez plus tard parce que, et c'est sans doute un des passages les plus touchants, je trouve, de votre livre,
05:23 c'est que vous dites parfaitement comment les enfants peuvent parfois occulter les souffrances de leurs parents.
05:28 Ils ne veulent pas voir, pas savoir les moments difficiles de leur vie pour ne pas être tristes, pour continuer à vivre tout simplement.
05:33 Et ça a été votre cas pendant longtemps. Pendant longtemps, vous étiez dans le déni, vous ne vouliez pas savoir ce qui était vraiment arrivé à votre mère.
05:39 Et aujourd'hui, où je suis plus âgée que ma mère à l'âge où elle est morte, je suis fascinée par la capacité que j'ai eue à ne pas voir.
05:49 Je n'avais pas décidé de ne pas voir. Mais c'est vrai qu'elle m'avait raconté son arrestation, raconté ses échanges avec Delage,
05:57 et jamais je n'ai formulé même dans ma tête de questions que j'aurais retenues. C'était totalement opaque.
06:05 Et en travaillant sur ce livre et en parlant avec d'autres personnes dans des cas un peu similaires, je me suis aperçue que la génération qui a souffert
06:12 n'a rien raconté et que les enfants n'ont rien demandé. Et je pense que là, il y a un phénomène psychologique de déni qui est extrêmement fort,
06:21 c'est effectivement un mode de survie. Et ce n'est qu'il y a trois ans, en découvrant les archives dont vous parliez, que j'ai accepté de voir en face ce qui s'était passé.
06:32 Et qu'elle avait été clairement battue.
06:35 Oui, elle a vraiment souffert physiquement. Et ce n'est que maintenant que je comprends ce qui, dans sa personnalité, qui était magnifique,
06:44 qui était quelqu'un de très chaleureux, très généreux, mais j'ai compris quelles étaient les marques de ce qu'elle avait subi à ce moment-là.
06:52 Et qu'ils étaient des choses, des éléments de caractère ou de réaction que j'attribuais à d'autres choses,
06:57 et qui profondément m'ont montré qu'on ne revient jamais tout à fait d'un tel voyage.
07:02 Ce livre, c'est aussi un livre sur la transmission, vous l'avez dit au début, transmettre ce que fut votre mère à vos enfants, à la jeunesse d'aujourd'hui,
07:09 et qu'elle sache qu'on peut tous, à notre place et quel que soit notre âge, faire quelque chose, décider d'ouvrir la porte ou de la fermer,
07:16 décider de s'engager, d'entrer en résistance ou de le refuser.
07:19 Exactement. Et ça, je pense que c'est une question éternelle. Et malheureusement, on voit que la guerre est de retour en Europe et dans beaucoup d'autres parties du monde.
07:27 C'est ce que je me suis dit en fait. Votre mère pourrait tout à fait être une jeune Ukrainienne aujourd'hui, une jeune Iranienne aujourd'hui ou une jeune Afghane.
07:33 Complètement. Et je sais qu'elle s'identifierait totalement à ces luttes pour la liberté, pour la justice.
07:41 Et c'est vrai que souvent, une personne jeune en particulier se dit « Mon Dieu, on a que des monstres en face de nous, ça nous dépasse totalement, on ne peut rien faire ».
07:50 Et ce livre, c'est une manière de dire « Eh bien si, chacun, à la place où il est, peut faire quelque chose ».
07:55 Elle avait d'ailleurs une conviction au fond de son cœur, dès ses 18 ans, c'est qu'elle se battait pour la France.
07:59 La France qui n'était pas un territoire, mais qui était une idée. La liberté, la liberté plus importante que tout, pour elle, contre la barbarie.
08:08 Absolument, je pense que ça reste totalement actuel. Et c'est d'ailleurs pour ça qu'elle nous a transmis, à ma sœur et à moi, cet attachement aux Etats-Unis.
08:15 Parce qu'elle a finalement été libérée par les Américains, dans des circonstances assez rocambolesques.
08:20 Et là-dessus, c'est vrai qu'elle parlait beaucoup du contraste entre ces jeunes soldats américains, qui défilaient d'une manière décontractée,
08:30 qui étaient accueillis avec des fleurs, qui portaient des bottes qui ne faisaient pas de bruit.
08:35 Je me souviens qu'elle disait ça, des chaussures un peu élastiques, avec du caoutchouc en dessous, après toutes les années de bottes ferrées allemandes qui martelaient les pavés.
08:44 Et c'est vrai qu'elle nous avait dit, à ma sœur et à moi, « si tout va mal, si vraiment la liberté est foutue, en quelque sorte, il nous reste l'Amérique ».
08:52 Elle le dirait encore aujourd'hui, vous pensez ? Elle le penserait encore aujourd'hui ?
08:55 Je pense qu'elle le penserait cette année, avec la guerre en Ukraine. Je ne pense pas qu'elle l'aurait forcément pensée pendant les années Trump.
09:04 Et on sait que la démocratie en Amérique est fragile. Mais on voit bien que face à Poutine, il nous reste encore l'Amérique.
09:12 Ce livre, cette histoire d'amour et d'aventure, votre mère pensait l'écrire avec son amoureux de l'époque, Jean Auberman.
09:19 Il se disait, si on échappe à la guerre, si on échappe à tout ce qui nous arrive, on écrira un livre qui devait s'appeler ?
09:25 Il s'appelait Jean Auberman.
09:27 Finalement, ça s'appelle « La plus résistante de toutes ». Ce n'est pas eux qui l'ont écrit, mais c'est vous, sa fille, qui avez écrit le livre de votre mère, Nicole Bacharan.
09:36 Une histoire d'amour, intime, délicate. Et c'est aux éditions Stock. Merci beaucoup d'avoir été avec nous ce matin.