"La peur nous rassure, elle nous donne une clé d’explication du monde là où il n'y en a plus."
BRUT PHILO. Écoanxiété, peur du lendemain… Elle est présente dans nos vies, mais qu'est-ce que la peur dit de nous ? Réfléchissons-y avec le philosophe Pierre-Henri Tavoillot.
BRUT PHILO. Écoanxiété, peur du lendemain… Elle est présente dans nos vies, mais qu'est-ce que la peur dit de nous ? Réfléchissons-y avec le philosophe Pierre-Henri Tavoillot.
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00:00Je vais être très provocateur, je vais dire qu'aujourd'hui, la peur nous rassure.
00:04Nous avions jadis des grands récits qui nous permettaient de ne pas être angoissés
00:08par rapport à la mort, par rapport aux catastrophes, par rapport au monde très compliqué dans lequel nous vivons.
00:13Ces grands récits, c'était les religions, les idéologies, que sais-je.
00:18Ces grands récits sont aujourd'hui affaiblis.
00:21Quand vous avez une religion ou une idéologie, c'est clair, il y a eu des classes, ça explique tout.
00:26Dieu, le diable, ça explique tout, c'est très simple.
00:28Ça, on ne peut pas, donc on recherche frénétiquement des scénarios qui nous permettent de comprendre le monde.
00:35La peur nous rassure, c'est-à-dire la peur nous donne une clé d'explication du monde là où il n'y en a plus.
00:40Celui qui a peur aujourd'hui semble plus profond que celui qui n'a pas peur.
00:46Il y a une sorte de gain d'esprit critique, on ne nous la fait pas, on arrive à voir sous les phénomènes.
00:52On peut se gargariser en ayant ce scénario de la peur, en se disant je suis plus intelligent que les autres, je suis plus lucide que les autres.
01:01Il y a une autorité de la peur, encore une fois.
01:03C'est cette autorité de la peur qui permet de dire tout le monde croit que tout va bien, moi je vous dis que tout va mal.
01:10Si vous ne pensez pas, c'est que vous êtes naïf.
01:12Si vous ne pensez pas, c'est que vous êtes naïf, si vous insistez, c'est que vous êtes complice.
01:16On parle de peur, moi on m'a appris dans ma scolarité à définir les termes du sujet.
01:20C'est quoi la peur en fait ?
01:22Ce qui est très intéressant dans le mot peur, c'est que le champ sémantique pour qualifier la peur est absolument extraordinaire.
01:31Vous avez l'angoisse, la phobie, l'effroi, l'inquiétude, l'anxiété.
01:35Vous avez un champ sémantique et ce champ sémantique est variable en fonction des langues.
01:41Le point essentiel pour définir la peur, c'est ce qui suscite chez vous une inquiétude.
01:50Je suis obligé d'utiliser un autre terme, une inquiétude.
01:54Et cette inquiétude vous empêche soit de réfléchir, soit de vivre, soit d'agir.
01:59Je voudrais qu'on évoque un point précis, l'éco-anxiété.
02:02On n'en parlait pas il y a 20-30 ans d'éco-anxiété.
02:04C'est intéressant parce qu'il me semble que c'est un phénomène qui est au fond spirituel.
02:09Vous voyez, l'expression est quand même formidable.
02:11Sauver la planète, sauver la planète, salut.
02:15On a un mot religieux qui est utilisé ici.
02:18Et c'est vrai que par rapport au dispositif religieux d'avant ou spirituel d'avant,
02:22cette formule sauver la planète paraîtrait totalement absurde.
02:26Pour un chrétien, il n'y a qu'un seul sauveur du monde, c'est Jésus.
02:31Donc il y en a un seul, Salvador Mundi.
02:33Donc ça paraîtrait complètement fou.
02:35Pour un philosophe grec, sauver la planète, ça n'a pas de sens.
02:38Parce que la nature, c'est ce qui ne meurt pas.
02:41C'est la définition de la nature.
02:43Dans la nature, tout naît, tout croit, tout meurt.
02:46Donc sauver la nature qui ne meurt pas, c'est absurde.
02:49Pour un penseur traditionnel, sauver la planète, ça n'a pas de sens.
02:53Puisque rien ne change.
02:55La tradition, c'est jamais de nouveau.
02:58Donc vous voyez en quel sens on a l'émergence ici d'une nouvelle forme de spiritualité très puissante
03:03qui consiste à dire, moi, petit individu lambda, petit individu minuscule,
03:08parce que je vais acheter ça plutôt que ça, je vais sauver la planète.
03:13Ouh, ça fait du bien, ça.
03:15Je vais me faire le porte-parole des éco-anxieux, si vous le voulez bien.
03:19Peut-être qu'ils ont raison d'avoir peur.
03:21Bien sûr.
03:22La question, c'est de savoir si la peur, réaction nécessaire, est une incitation correcte à l'action.
03:28Ce que je veux dire par là, c'est que la peur est nécessaire pour identifier le danger,
03:33mais elle n'est pas bonne conseillère pour résoudre le problème.
03:36Parce que quand on a peur, on fait potentiellement n'importe quoi.
03:40Et en termes d'urgence climatique, la question est une question complexe.
03:45On peut dire, oui, les gens ne sont pas réveillés par rapport à cette urgence climatique,
03:49donc il faut faire quelque chose, on va les réveiller.
03:52Le problème, ce n'est pas de les réveiller, le problème, c'est de savoir ce qu'il faut faire.
03:55Et ce qu'il faut faire n'est pas évident, parce que ça a des effets.
03:58Si, pour lutter contre les effets désastreux de la question climatique,
04:04vous créez une crise sociale ou une crise alimentaire avant la catastrophe climatique,
04:10la catastrophe, probable, plus tard, aura lieu en toute certitude, de manière beaucoup plus proche.
04:16Quel est le rapport entre la peur et le temps, le temps qui passe ?
04:21C'est un rapport très important, puisque quand on a peur, c'est par rapport à l'avenir.
04:26Et donc on peut dire aujourd'hui, effectivement, qu'il y a une crise de l'avenir.
04:30Pour le dire de manière très simple, pendant très longtemps, la première modernité,
04:36la nature était le problème, la science était la solution.
04:40La nature était le problème dans la mesure où la nature, c'est les épidémies, c'est les maladies,
04:45c'est la mort, c'est plein de choses abominables.
04:47Et donc, grâce à la science et à la technique, on va résoudre ces problèmes.
04:51Dans la deuxième modernité, aujourd'hui, on peut dire que, c'est peut-être aussi absurde,
04:57la science est le problème et la nature est la solution.
05:02Ces deux positions sont des positions un tout petit peu naïves et dogmatiques.
05:07Parce que, certes, aujourd'hui, on dit qu'il faut protéger la nature,
05:11mais regardons autour de nous en France, il n'y a pas grand-chose de naturel.
05:14Tout a été travaillé par l'humain. La nature, d'une certaine façon, la pure nature, n'existe pas.
05:19Et quand elle existe, elle n'est pas forcément enviable.
05:21Un virus, c'est parfaitement naturel. Le cancer, c'est parfaitement naturel.
05:25Faut-il, pour cela, se priver de lutter contre ça ?
05:29Donc, on est plutôt à la recherche d'une articulation nouvelle entre le naturel et le technique.
05:37Il y a la dimension de progrès.
05:39C'est-à-dire que, pour résoudre nos peurs, par le passé en tout cas,
05:43le progrès a permis, mais effectivement, on vit plus longtemps,
05:46on vit à priori mieux qu'il y a 120 ans.
05:50Aujourd'hui, notre rapport au progrès a changé ?
05:53Le rapport au progrès a changé.
05:55Certains disent qu'on est dans une crise du progrès, voire une fin du progrès.
05:58Alors, je pense qu'il faut être attentif à ça.
06:02Il y a eu ce qu'on appelle le progressisme, ou la religion du progrès,
06:06qui consistait à dire que l'humanité trouvera toujours les réponses aux questions qu'elles se posent,
06:10qu'il y a un vent de l'histoire, que tout avance, etc.
06:13Et que tous ceux qui font obstacle à ce progrès, par exemple industriel ou économique,
06:17doivent être éliminés.
06:19Une position, évidemment, très dangereuse.
06:22Il y a ceux qui, à l'inverse, disent que le progrès, c'est une dialectique.
06:27C'est-à-dire que le progrès se renverse en son contraire.
06:29La technique produit des choses abominables.
06:31Boum nucléaire, industrialisation, pollution, etc.
06:35Et il me semble qu'entre ces deux positions, progressistes et déclinistes,
06:40il y a ce qu'on peut appeler le progrès critique.
06:43C'est-à-dire l'idée qu'individuellement, on sait qu'on va mourir.
06:49Ça ne nous empêche pas de vouloir grandir.
06:52Et bien collectivement, on sait qu'il y aura une fin, à un moment ou à un autre,
06:56que ça ne nous empêche pas de vouloir grandir, collectivement.
07:00C'est ça, le progrès critique.
07:02Mais sans toute puissance.
07:04Et en étant extrêmement attentifs aux effets pervers de nos actions.
07:07C'est ça, le progrès critique.
07:09C'est une position qui me paraît assez raisonnable et très pertinente pour le monde d'aujourd'hui.