• il y a 3 jours
"Si le cinéma apportait des réponses à quoi que ce soit, ce serait un art mort. L'art en général n'apporte aucune réponse à rien."

La jeune réalisatrice française de "Grave", Julia Ducournau, crée la sensation au Festival de Cannes avec son film "Titane".
Transcription
00:00Qu'on aime ou qu'on n'aime pas le film, c'est même pas une question pour moi.
00:02En fait, ce qui est très important, c'est que le film déclenche quelque chose,
00:07en fait qu'il soit le début de quelque chose.
00:10Et ça peut être le début d'une détestation à vie, je veux dire.
00:13On a tous des films comme ça dont on sait qu'on les haïra à vie.
00:15Même quand on haït quelque chose, quand on aime, c'est plus évident,
00:18donc je parle pas de ça, mais quand on a une réaction vraiment épidermique à un film,
00:22je pense que si, c'est intéressant de se dire, mais pourquoi moi,
00:26précisément moi, en tant que qui je suis, pas juste en tant que spectateur,
00:29mais qui je suis, où j'en suis dans ma vie, pourquoi est-ce que ça m'a fait
00:32me mettre tellement en colère, en fait ?
00:34Bonjour Julia.
00:35Bonjour Augustin.
00:36Je pense que si le cinéma apportait des réponses à quoi que ce soit,
00:39ce serait un art mort et je pense que l'art en général n'apporte aucune réponse à rien.
00:42Je pense que peut-être Google peut apporter certaines réponses.
00:46Mais bon, je suis pas sûre que c'est ça qu'on recherche ici,
00:49je pense que c'est pas sûr que c'est ça qu'on recherche quand on va au cinéma.
00:52Je crois que ce qui est important, c'est que ça laisse place à un débat, toujours un débat.
00:56Et quelle expérience est-ce que c'est, ce débat ?
00:59Qu'est-ce que ça exige pour le spectateur ?
01:00Je sais que c'est quelque chose auquel vous réfléchissez tout le temps.
01:03Je pense que ça exige déjà de se laisser aller à ses sensations premières.
01:08Les sensations, c'est quelque chose qu'on ne peut pas nier,
01:10c'est des choses qui s'imposent à nous.
01:12Et c'est ça que j'aime beaucoup dans la sensation, avec la violence, avec tout ça,
01:16et puis surtout avec l'absence totale de recul.
01:18Donc, c'est vraiment réfléchir sur des sensations,
01:22c'est des choses qui viennent après, qui viennent si le film reste en vous.
01:25Là, on peut essayer de s'expliquer à soi-même pourquoi on a ressenti ça à ce moment-là précis.
01:30Et d'ailleurs, cette sensation n'interviendrait peut-être même pas
01:32si c'était deux heures après, une semaine après, un mois après.
01:35Donc aussi, l'espèce d'éphémère de la sensation est très intéressant
01:40et je pense permet justement un questionnement qui soit continuel et toujours fourni,
01:44puisque de toute façon, les sensations elles-mêmes mutent en permanence.
01:48Alors, ce qui est intéressant, c'est que vous parlez en tant que cinéaste,
01:50mais aussi en tant que spectatrice.
01:51Quelle scène, quelle séquence, quelle image vous a appris pour la première fois
01:56que le cinéma pouvait faire ça, provoquer ça ?
01:58OK, je sais.
02:00C'est cool parce que d'habitude, je ne sais pas répondre du tout à ces questions
02:02parce que j'ai vraiment une mémoire de poisson rouge
02:04et dès qu'on me demande un truc, je panique, je me souviens de rien, je me souviens de rien.
02:06Mais là, je sais exactement.
02:08C'est dans le film Cria Cuervos de Carlos Saura que j'ai vu à peu près au même âge
02:15que l'actrice qui joue le rôle principal, qui joue Anna.
02:18Et en fait, évidemment, il y a ce moment hyper connu
02:21où elle écoute Jeannette alors que ses sœurs dansent autour d'elle
02:25et elle écoute avec un casque audio.
02:28Et en fait, je me rappelle très bien de l'impression de gouffre, de solitude
02:32que j'ai ressenti devant cette image qui me parlait infiniment.
02:36Et cette incapacité qu'a le personnage à ce moment-là
02:41à communiquer avec les êtres qu'elle a le plus proche d'elle, donc ses sœurs.
02:45Qu'est-ce que ça fait en vous ?
02:46Ça m'a rendu infiniment triste à l'époque, bien sûr.
02:48Et puis du coup, mes parents m'ont acheté 45 tours de Jeannette
02:51que moi-même, j'ai écouté beaucoup avec mon petit casque audio pour à la fois.
02:55Je pense qu'il y avait une espèce de plongée à l'intérieur
02:58tout en se coupant de l'extérieur.
03:00Et je pense que c'est un des moments où j'ai ressenti
03:02ce que pouvait être peut-être la richesse de l'intériorité
03:06et d'être seule avec ses sensations.
03:08Au fond, qu'est-ce qui fait la force d'une image de cinéma ?
03:10Vous avez fini par le savoir ?
03:11Non, je pense que j'arrêterais de faire des films si je savais.
03:14C'est ce que vous recherchez pour autant ?
03:16Oui, bien sûr.
03:17Bien sûr, un tournage, c'est vraiment la fabrication en général
03:21d'un film, c'est un moment de questionnement de soi,
03:24de remise en question de soi qui est...
03:27Enfin, je veux dire qu'on n'aurait pas, qu'on n'aurait jamais
03:29presque dans la vie, la vraie vie, à part peut-être sur le divan
03:32d'un psychanalyste ou d'une psychanalyste.
03:33Et quelquefois, il y a un miracle.
03:35Et parfois, il y a un miracle.
03:36Et ce miracle, il est beau quand il peut être partagé, surtout,
03:40parce que moi, j'appelle ça des épiphanies, en fait.
03:42C'est un truc dont je parle souvent,
03:43plutôt quand je parle d'écriture en réalité,
03:44parce que c'est un moment très solitaire, évidemment, qui dure très longtemps.
03:48Et en fait, avoir une épiphanie quand on est seul à trois heures du mat'
03:52devant son hardi, c'est à la fois une transe dingue,
03:55donc qui peut vraiment amener très, très loin dans la réflexion.
03:59Et en même temps, on peut le partager avec personne
04:00parce qu'à trois heures du mat',
04:01on ne va pas appeler les futurs gens de l'équipe.
04:03Eh, devine quoi, la suite sur Sénard, c'est un truc de fou, je viens d'avouer, etc.
04:06Tu ne peux pas faire ça.
04:06Donc, c'est vraiment un truc que tu gardes avec toi.
04:08Alors que quand tu es sur le plateau,
04:12là, tu sais, tu sens, tu sens dans la séquence comment il se développe.
04:16Et tu vois la continuité entre les plans que tu fais les uns après les autres.
04:20Et tu sens que là, il y a un truc qui touche juste, en fait, qui touche juste.
04:24Et tu peux aller le dire secrètement, pas à tout le monde.
04:26Tu ne fais pas mégaphone.
04:27Eh, les gars, et tout.
04:28Mais tu sais, moi, je me rappelle, j'étais allée voir Ruben pendant Titan à un moment
04:32et je lui dis, là, quand même, j'ai l'impression qu'on fait quelque chose
04:36qui nous dépasse.
04:36Ruben qui est votre chef, hop.
04:37Ouais, j'avais vraiment l'impression que la scène était plus grande que nous.
04:41Et ça, c'était bon. C'était tellement bon.
04:43Ça implique de la beauté, ça.
04:44C'est ça, la beauté, l'épiphanie dont vous parlez.
04:46Je pense que c'est la grâce plutôt, parce que la beauté.
04:50Moi, je vois la beauté dans la laideur.
04:51C'est peut être pas le cas de tout le monde.
04:52Enfin, c'est tellement subjectif.
04:54Par contre, la grâce, c'est comme la mutation.
04:55C'est un truc qui tombe dessus. C'est imparable.
04:57Alors, je pense justement à la façon dont vous filmez les corps
05:00et surtout dont vous nous les faites regarder.
05:02Le corps exposé, exhibé, hyper sexualisé, mais aussi le corps contraint,
05:06bridé, neutralisé, le corps qui se reconstruit, le corps qui sécrète,
05:10le corps qui produit, le corps qui ressuscite.
05:13Qu'est ce que c'est, un corps pour vous, Julia ?
05:15J'ai envie de dire, c'est nous.
05:18On dit que le corps est l'enveloppe de l'âme.
05:21Moi, j'ai jamais, jamais, jamais cru à ça.
05:24Je crois vraiment que pour moi, le corps préexiste à l'âme.
05:28En réalité, c'est pas l'inverse.
05:31Et je prends toujours ces exemples d'hermato
05:33où quand t'as un eczéma, en fait, ton eczéma, il te dit il y a un truc qui va pas.
05:38Tu sais pas, toi, que t'es stressé, tu te rends pas compte.
05:40T'as ton truc, tes machins, tout ça, machin.
05:42Tout à coup, paf, t'as une plaque rouge.
05:43Il dit bah non, il y a un truc.
05:44Et c'est comme un warning, tu vois.
05:46C'est qu'il parle, il raconte quelque chose.
05:47Exactement, il parle, il nous dit quelque chose, mais quelque chose qui est
05:52à ce moment là, évidemment, puisque c'est une réaction épidermique
05:55qui nous rappelle en fait à ce qu'on est vraiment, à savoir
06:00des êtres mortels, des êtres faillibles, alors que nous, on est dans notre atreiz.
06:04Tu vois tous les jours être comme ça, contre le temps, contre le temps,
06:07contre le temps.
06:09Et là, tout à coup, t'as ton corps qui te dit bah non, en fait, le temps,
06:11il est là, quoi. Voilà, le corps, c'est le temps.
06:13C'est ça que je veux dire.
06:13Et comment ça se filme ?
06:17Comment ça se filme ?
06:18Je pense que ça se filme avec beaucoup d'amour.
06:21Il faut beaucoup d'amour pour fumer les corps dans leur crudité.
06:26Je pense qu'il faut, il faut avoir.
06:28Moi, je me dis toujours que c'est un endroit où je peux vraiment convoquer
06:32une expérience commune
06:35au-delà de tout, au-delà de tout ce qui nous sépare.
06:38Je sais qu'à l'endroit du corps, on est tous égaux.
06:40On se voit tous à poil le soir dans la glace.
06:42On est tous plus ou moins satisfaits de l'image qu'on en a.
06:45On sait que quand on nous pique avec une aiguille, ça fait mal.
06:47On sait tout ça.
06:48Bon, bref, ça met tout le monde à niveau, en fait.
06:50Et je pense qu'il faut beaucoup d'amour et je pense aussi beaucoup d'optimisme.
06:55C'est ce que vous allez chercher chez un acteur, un corps ?
06:58Oui. D'abord ? D'abord, oui.
07:00Bien sûr. Pour moi, d'abord, un acteur, une actrice,
07:03c'est quelqu'un qui sait faire bouger son personnage.
07:06C'est-à-dire que vous l'imaginez aussi, le corps de l'acteur ?
07:08Je pense tout de suite.
07:09Et vous me voyez venir à Vincent Ladon, on ne l'a jamais vu comme ça.
07:11Oui. Ah bah oui, bien sûr, parce que de toute façon, c'était un
07:15un parti inhérent de son personnage qui prend des stéroïdes.
07:18Donc, il fallait évidemment qu'on ait un corps qui rende ça crédible.
07:22Et puis, Vincent, c'est aussi un acteur qui est corporel,
07:27qui est plus que corporel, qui est même, je pense, obsédé par ça.
07:30Et c'est pour ça qu'on se rencontre très bien sur un plateau,
07:32parce que moi, je ne dirige pas du tout.
07:35En parlant de la psychologie des personnages, je ne dirige que les corps.
07:38Et lui, il n'attend que ça, en fait, il est vraiment,
07:39il ne veut pas du tout entendre parler de ce qu'il se passe
07:42dans la tête du personnage au moment où il le joue.
07:44Donc, on se rencontre très, très bien là-dessus. C'est assez magique.
07:48Ça veut dire que vous attendez un investissement,
07:50un engagement physique de la part de vos acteurs systématiquement ?
07:52Oui, bien sûr. Oui, oui, bien sûr.
07:55Après, c'est vrai que j'invente rien du tout.
07:58C'est un peu en France, en fait, c'est pas trop notre école,
08:00mais aux Etats-Unis, ils font que ça.
08:01L'acteur studio, on sait bien ce que c'est.
08:03On sait bien que Daniel Day-Lewis, il est allé passer six mois
08:05dans les montagnes avant de faire le dernier Démoliquant,
08:08à ne pas se laver, à vivre dans un tipi, tu vois.
08:10Et moi, c'est un truc sans aller forcément dans ces extrêmes-là,
08:13quoique je trouve ça extrêmement, extrêmement intéressant comme travail.
08:16Mais en tout cas, je pense qu'il faut quand même
08:19au moins éprouver corporellement ce qu'éprouve le personnage dans le film.
08:22Et vous leur dites quoi à vos acteurs, à vos corps que vous filmez, justement,
08:25pour les faire exister ?
08:27Sur le plateau ?
08:28Ah non, mais sur le plateau, c'est extrêmement...
08:31C'est vraiment de la chorégraphie et de la musique aussi,
08:34puisqu'évidemment, pour diriger les lignes,
08:37il y a peu de lignes qu'il y a, c'est de la musique.
08:39Et en même temps, il y a aussi la musique des corps
08:41au sein des plans, qui est vachement importante.
08:43Le rythme, le rythme de la scène,
08:45parce que j'ai tellement, tellement de scènes où il n'y a pas de dialogue,
08:47que pour insuffler du rythme,
08:48il faut vraiment que les corps soient au rendez-vous, tu vois.
08:50Mais c'est vraiment ça, c'est de la danse, c'est de la musique.
08:52Y compris le vôtre ?
08:54Oh ouais, oui, je bouge énormément derrière mon convo.
08:58Je passe mon temps à bouger et à vivre ce que les personnages vivent.
09:02Je dois essayer d'ailleurs souvent de me baïonner
09:05pour ne pas pousser des cris ou des trucs comme ça pendant des prises.
09:08Et si on parle d'engagement physique, vous en sortez comment d'un film, Julia ?
09:11Rincée, totalement rincée, très vivante,
09:14mais vraiment, vraiment, vraiment sur les rôtules.
09:17Merci, Julia. Voilà, merci.

Recommandations